Les conséquences sociales de la crise, aujourd'hui, sont déjà impressionnantes. Les populations du Sud-Est asiatique la payent très chèrement, même si elles n'en sont pas responsables. L'effondrement de l'économie sous le poids de la crise financière a entraîné une immense catastrophe sociale.
Entre ces pays du Sud-Est asiatique eux-mêmes, il faut d'ailleurs faire des différences. Le pays le plus pauvre, et le plus peuplé, l'Indonésie, avait, à la veille de la débâcle, une production annuelle par habitant à peine supérieure à celle de l'Egypte. Venaient ensuite la Thaïlande et la Malaisie, qui se situaient à peu près au niveau du Brésil. Enfin, loin devant les trois autres, la Corée du Sud se situait à un niveau un peu inférieur à celui du Portugal, tandis que sa production industrielle s'établissait au onzième rang mondial. Entre le plus pauvre et le moins pauvre de ces pays, l'écart était environ de 1 à 9. Et bien sûr, l'impact social de la crise a été différent.
Les premières victimes de la débâcle monétaire de 1997 ont été dans la plupart des pays du Sud-Est asiatique les ouvriers du bâtiment. C'était le contrecoup de la spéculation immobilière et de la frénésie de construction durant la période du boom économique. Les banques ont retiré leur crédit aux entrepreneurs, entraînant la faillite générale du secteur. Seuls sont restés ouverts les chantiers directement financés par les Etats, et encore, seulement ceux qui n'ont pas été victimes des premières réductions budgétaires.
Or, dans les pays les plus pauvres en particulier, c'était surtout la multiplication des grands chantiers qui avait fourni de quoi survivre, tout juste, à la fraction pauvre de la population urbaine. Celle-ci a été la première à faire les frais de la crise.
Puis le bâtiment a été très vite suivi par l'industrie, et le chômage s'est mis à enfler brutalement. Bien sûr, les statistiques officielles du chômage en Asie du Sud-Est n'en donnent qu'une image éloignée. En particulier elles ne tiennent aucun compte de la myriade de travailleurs à la tâche, qui vivaient de petits emplois précaires déjà du temps du boom. Or même en Corée du Sud ces travailleurs "non reconnus" représentaient quand même 45 % de la main-d'oeuvre avant juillet 1997 ! Mais malgré tout, la montée brutale de ces chiffres officiels du chômage laisse entrevoir l'étendue de la catastrophe. Entre juillet 1997 et l'automne 1998, ils ont en effet été multipliés par quatre dans chacun de ces pays.
Mais qui plus est, ces pays dont on nous disait qu'ils allaient bientôt rejoindre le club des pays industrialisés, n'ont jamais développé de mesures de protection sociales comparables, même de loin, à ce qui existe en Europe. Ce n'était pas pour rien que le grand patronat français les citait comme des "modèles" dont il faudrait s'inspirer pour refondre la protection sociale en France et... baisser les coûts salariaux, bien sûr.
Même en Corée du Sud, où la situation est la plus favorable, du moins pour la région, les fonds d'indemnisation du chômage créés tout récemment ne concernent qu'une infime minorité de la population. Au mieux, et sous réserve d'avoir travaillé pendant dix ans sans interruption, ils garantissent six mois d'indemnités. Faut-il s'étonner alors de la multiplication de ce qu'une partie de la presse coréenne appelle paraît-il les "suicides FMI" ces suicides familiaux dans lesquels des salariés licenciés se donnent la mort ainsi qu'à tous les membres de leur famille, parce qu'ils sont convaincus que rien ni personne désormais ne pourra plus les sortir de la misère.
Mais le chômage et l'absence de protection sociale ne sont pas les seules causes de la montée en force de la misère. Y tiennent aussi une bonne part le recours systématique aux réductions de salaire par le patronat, voire au non-paiement des salaires, et surtout la hausse astronomique des prix des denrées de première nécessité, en particulier alimentaires.
On l'a vu en Indonésie, en mai dernier, lorsque des émeutes de la faim ont donné aux manifestations étudiantes un caractère de mouvement social qui a incité les Etats-Unis à cesser leur soutien à la dictature de Suharto. Mais ces émeutes de la faim ne se sont pas arrêtées. A la fin du mois d'août 1998, par exemple, plusieurs grandes villes ont connu des journées d'émeutes. Des milliers de manifestants, dont un grand nombre de femmes et d'enfants, s'en sont pris à des entrepôts de riz, des magasins de plantations et des supermarchés. Au cours des semaines précédentes, le prix du kilo de riz avait encore doublé, atteignant le niveau du salaire minimum journalier.
Or la hausse des produits alimentaires de base n'est qu'en partie la conséquence de la crise financière et monétaire. Elle est aussi un cadeau empoisonné laissé par la période du boom économique. Durant ces années-là, de grandes entreprises se sont intéressées aux profits qu'elles pourraient faire dans les campagnes. Elles ont développé les cultures d'exportation au détriment des vivres destinés directement à la population locale. De sorte qu'à l'exception de la Malaisie, moins peuplée, tous ces pays, pourtant largement agricoles, en étaient arrivés à importer une partie de leur nourriture de base lorsque la crise a frappé. La hausse vertigineuse du dollar a ensuite fait le reste.
Il est vrai que nombre de fonctionnaires et politiciens locaux en ont aussi profité pour se constituer quelques revenus annexes. C'est ainsi que les exportations indonésiennes de riz ont augmenté cette année, ce qui a créé sur place une pénurie artificielle et a poussé encore plus les prix à la hausse.