Le boom spéculatif japonais

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13 novembre 1998

Pour l'économie asiatique, une année charnière est l'année 1985. En effet c'est cette année-là qu'ont été conclus des accords qui ont une incidence à peu près directe sur la crise actuelle. Ces sont les "accords du Plaza", qui tirent leur nom de celui de l'hôtel de New-York où ils ont été signés.

Il s'agit d'un accord entre les Etats-Unis et le Japon, par lequel les Etats-Unis ont réussi à imposer au Japon une réévaluation du yen. La concurrence commerciale japonaise posait de plus en plus problème aux capitalistes américains, et ceux-ci pouvaient menacer le Japon de mesures de rétorsion commerciale. Le Japon a donc dû accepter de réévaluer sa monnaie, ce qui rendait les produits japonais plus chers et moins concurrentiels. En un an, le cours de la monnaie japonaise a ainsi augmenté de 50 % relativement au dollar.

En fait, ces accords n'ont pas modifié fondamentalement la concurrence entre Etats-Unis et Japon. Les capitalistes japonais avaient encore de la marge et, en prenant un peu sur celle-ci, ils ont pu maintenir leurs ventes en grande partie. D'autre part, leurs recettes en dollars ont augmenté, puisque le yen valait plus cher, et ils ont pu plus facilement acheter ou construire des usines directement sur le sol américain. Enfin, fabriquer dans les pays d'Asie du Sud-Est permettait aux capitalistes japonais de produire sous le nom de firmes coréennes ou thaïlandaises sans s'exposer aux mesures de rétorsion des Etats-Unis à l'encontre des produits japonais.

Mais ces accords du Plaza ont eu d'autres conséquences, des conséquences perverses comme disent les experts économiques du système capitaliste, comme si ce n'était pas tout le fonctionnement du système qui était pervers. La réévaluation de la monnaie a attiré de nombreux capitaux au Japon, tandis que le gouvernement japonais tentait de répondre au ralentissement de l'industrie par un programme de grands travaux. Cela a déclenché une vague de spéculation immobilière sans précédent. En 1990, le prix du mètre carré au centre de Tokyo est arrivé jusqu'à être trois fois plus élevé que celui de Manhattan, le quartier des affaires de New York. On assistait à une spéculation tout aussi effrenée sur le marché des actions à la Bourse de Tokyo. En spéculant ainsi à la hausse, que ce soit sur l'immobilier ou sur les actions, les capitalistes japonais et les autres ont contribué à augmenter leur valeur sur le papier d'une façon complètement irréelle. L'indice Nikkeï de la Bourse de Tokyo est ainsi passé de la cote 12 000 en 1985 à 38 900 en 1990. Il a donc été multiplié par plus de trois, et cela veut dire que certaines grandes fortunes l'ont été aussi !

C'était bien une bulle financière, c'est-à-dire l'augmentation de la valeur des biens par le seul jeu de la spéculation. Et comme toute bulle qui se gonfle exagérément, cette bulle financière japonaise a fini par crever en avril 1990.

Mais il faut examiner d'un peu plus près ce qui se passe quand une telle "bulle financière" crève. Que se passe-t-il par exemple quand une société immobilière s'est endettée auprès des banques, pour construire des immeubles estimés à une valeur qui d'un seul coup s'écroule ? Elle a alors une dette qu'elle ne peut rembourser à la banque. Elle peut faire faillite, et l'affaire peut se solder par le fait que, pour se payer, c'est la banque elle-même qui devient propriétaire des immeubles en question. Mais cela ne l'avance pas beaucoup : tant que la valeur des immeubles reste bien inférieure à celle à laquelle ils ont été estimés au point le plus haut de la vague spéculative, elle continue à ne disposer là que d'une valeur bien inférieure aux fonds qu'elle a avancés. Et si elle a des paiements à effectuer, à une autre banque par exemple, elle peut se trouver à son tour en faillite.

La même chose peut se produire sur le marché des actions. Les spéculateurs, en général, font des emprunts auprès des banques pour acheter des actions en spéculant à la hausse. Mais c'est un pari et, si le marché des actions se retourne brutalement, ceux qui n'auront pas revendu à temps leurs actions peuvent se retrouver dans l'incapacité de rembourser le crédit aux banques. Et même si les banques se payent en s'appropriant les actions, ce sont alors des avoirs qu'elles ne peuvent revendre qu'à un prix inférieur aux crédits qu'elles ont avancés.

Bien sûr, il y a tout de même des gens qui gagnent dans l'opération : ce sont ceux qui ont su vendre au moment où le marché, celui de l'immobilier ou des actions, était encore au plus haut. Ceux-là ont empoché bien plus que leur mise. A l'autre bout, c'est la banque qui se retrouve avec en portefeuille des actions ou des immeubles, ou des reconnaissances de dettes, des créances, auprès de sociétés qui en réalité sont insolvables ou en faillite. On appelle cela des "créances douteuses". Ce sont des valeurs qui n'existent plus que sur le papier, et cela finit toujours par se voir car même si les banques tentent de les cacher, il vient un jour où il faut vraiment régler les comptes et où elles se retrouvent devant un trou vertigineux.

On connaît cela en France avec le fameux "trou" du Crédit Lyonnais, qui lui aussi est le résultat du soutien donné par cette banque à des spéculateurs en tout genre, notamment dans l'immobilier au moment où l'on pouvait y faire des affaires d'or. Les requins de l'immobilier se sont enrichis et la banque s'est retrouvée avec ce "trou" dans ses comptes dû à des créances douteuses. Ces créances, on peut en avoir une idée physique rien qu'en voyant le nombre d'immeubles de bureaux construits dans Paris au plus fort de la vague spéculative et qui restent désespérément vides. Les sociétés immobilières ou les grosses entreprises du bâtiment qui les ont construites ont encaissé leur bénéfice, tandis que pour la banque ou les sociétés-écrans dont cela reste la propriété finale, c'est un capital qui ne rapporte rien, que des frais, et qui est invendable, en tout cas pas vendable à sa valeur d'acquisition.

On sait aussi comment le problème a été résolu dans le cas du Crédit Lyonnais : c'est l'Etat qui a apporté de quoi combler le "trou" pendant que la banque tentait d'augmenter ses profits sur le dos du personnel. Autrement dit, on fait payer aux contribuables ou aux travailleurs de la banque elle-même les frais de l'opération, et personne ne parle d'aller reprendre l'argent de ceux qui se sont enrichis dans l'affaire.

Eh bien, pour revenir au Japon, ce qui s'est produit là-bas avec la bulle spéculative des années 1985-1990, c'est un "trou" du Crédit Lyonnais multiplié au moins par trente. Il n'y a évidemment pas à pleurer pour autant sur le sort des banquiers. Comme en France, avant qu'ils soient en faillite, c'est l'Etat qui finit par intervenir pour éponger les pertes, que la banque soit privée ou qu'elle soit publique. Au Japon l'Etat en est encore aujourd'hui à éponger les dettes de la période de la "bulle financière" de 1985-1990. Cela représente une énorme ponction sur les richesses du pays, qui explique en grande partie la récession dans laquelle est plongé le Japon depuis plusieurs années.