Le capitalisme à la dérive

Εκτύπωση
juillet 2010

Dans les premiers jours du mois de mai, l'État grec était désigné comme la brebis galeuse de l'Union européenne. Et les mesures d'austérité qui lui ont été imposées d'un commun accord par la Commission européenne et le FMI (Fonds monétaire international), c'est-à-dire par les puissances impérialistes d'Europe, étaient présentées comme une juste sanction envers un État qui « vivait au-dessus de ses moyens ». On parlait bien du risque d'une « contagion grecque » - rien que cette désignation était orientée et mensongère car la Grèce n'était pas pour grand-chose dans la maladie du capitalisme en crise - mais elle n'était évoquée qu'à propos du Portugal et, dans une bien moindre mesure, de l'Espagne.

Aujourd'hui, au moment où s'ouvre le G20, la réunion des principales puissances économiques de la planète, tous les États d'Europe sont engagés dans des politiques d'austérité plus ou moins brutales, ouvertement déclarées ou hypocritement dissimulées par des jongleries verbales.

Il aura donc suffi d'un mois et demi pour que ladite « contagion grecque » se généralise. Et elle n'a pas affecté seulement les économies les plus fragiles d'Europe, ni les États réputés laxistes en matière budgétaire. Le 7 juin, c'est le gouvernement du pays le plus riche d'Europe, l'Allemagne, qui passe pour le modèle même d'une gestion budgétaire rigoureuse, qui annonçait un premier train de mesures d'austérité. Il vise à économiser 80 milliards d'euros sur quatre ans : nouvelle taxe sur les combustibles ; protection sociale diminuée ; suppression de 15 000 emplois dans la fonction publique.

La France ne pouvait pas ne pas suivre malgré les affirmations de Fillon rejetant les mots mêmes d'« austérité » ou de « rigueur ». Les marchés financiers dictaient leurs ordres.

Il n'y avait pas besoin que ces ordres soient formulés. Les financiers ont leur propre langage fleuri. Le coût des emprunts de la France sur les marchés financiers commençait à croître par rapport au coût des emprunts de l'Allemagne alors qu'avant la crise financière, les deux États étaient quasiment au coude à coude. « La France est en train de décrocher. Sa prime de risque contre l'Allemagne a quasiment doublé en l'espace de six séances », notait un spécialiste de la banque Natixis.

C'était l'indice que les groupes financiers commençaient à se méfier de la France et de sa capacité à rembourser sa dette, au risque que, la spéculation prenant le relais, l'État français trouve de plus en plus difficilement - et, surtout, de plus en plus coûteusement - de quoi emprunter pour assurer ses fins de mois.

Le gouvernement français commença par faire de l'esbroufe. Sarkozy jura d'inscrire dans la Constitution l'obligation d'assurer l'équilibre budgétaire ! Comme si les financiers pouvaient être convaincus par d'aussi piètres arguments ! Ils veulent des mesures concrètes, ne serait-ce que pour vérifier la capacité du gouvernement à en prendre d'aussi drastiques contre les classes populaires qu'il sera nécessaire pour assurer le paiement des intérêts de la dette. La réduction du nombre des travailleurs de l'État faisait déjà partie de la panoplie pour plaire aux groupes financiers. Les mesures contre les retraites viennent de s'y ajouter. Aux dernières nouvelles, le gouvernement ne se contentera pas de réduire le nombre de fonctionnaires. Les salaires de ceux qui restent seront gelés. Et le gouvernement de promettre une baisse rapide et conséquente du déficit budgétaire. Ramener le déficit du budget de 8 % à 3 % dans les quatre ans qui viennent, cela exige un rééquilibrage d'un montant de 100 milliards, pour l'essentiel en réduisant les dépenses. Comment ? Cet extrait du Monde des 30 et 31 mai donne une idée des multiples mesures prises dans la discrétion qui ont toutes en commun de rendre la vie plus difficile pour les classes populaires : « Santé : le gouvernement veut économiser 600 millions d'euros : les hôpitaux et maisons de retraite devraient subir des gels de crédits. [...] La plus marquante des mesures annoncées vendredi par le gouvernement réside dans le gel de 180 millions d'euros de crédits, qui devraient concerner des établissements médico-sociaux (création de places en maisons de retraite...), et des hôpitaux (aides à la restructuration, compensation de charges de service public...). [...] Au total, des économies d'un montant de 1,84 milliard d'euros avaient été prévues pour cette année, grâce à des mesures phares comme la prise en charge de certains médicaments par l'assurance-maladie à hauteur de 15 % et non plus de 35 %, ou encore la hausse très controversée du forfait hospitalier, de 16 à 18 euros par jour. »

La Cour des comptes considère que les mesures d'économies sur les dépenses sociales, sur l'assurance maladie en particulier, ne vont pas assez loin. Son président, tout en approuvant la réforme gouvernementale des retraites, trouve qu'elle est insuffisante. Il préconise le gel des salaires des fonctionnaires. Il est utile de préciser que ledit président est le « socialiste » Didier Migaud.

Il en va de même partout en Europe. « Il ne fait pas bon être fonctionnaire actuellement en Europe », écrivait fort justement le quotidien de droite Le Figaro. Baisse de 5 à 15 % des salaires en Irlande ; suppression des 13e et 14e mois et baisse de 7 % des retraites en Grèce ; gel des salaires et non-remplacement d'un fonctionnaire sur deux au Portugal ; gel des salaires en Italie, en Espagne ; gel des embauches en Grande-Bretagne, sans compter les coupes dans les dépenses de fonctionnement qui se généralisent.

Et c'est évidemment encore pire dans la partie orientale, plus pauvre, d'Europe. En Roumanie, par exemple, à partir de ce mois de juin, les travailleurs de l'État verront leurs salaires amputés de 25 % alors que les retraites et les allocations chômage baisseront de 15 %.

La Grande-Bretagne justement qui, pour reprendre l'expression de la une du Figaro, « lance un plan d'austérité sans précédent depuis la Seconde Guerre mondiale » : réduire ses déficits de 100 milliards d'euros en quatre ans ! Étant donné l'état de décrépitude de certains services publics de ce pays, on imagine ce que ce sera dans quatre ans. C'est le nouveau gouvernement conservateur qui a pris la responsabilité politique du plan d'austérité. Mais c'est le gouvernement travailliste qu'il vient de relayer qui l'a élaboré.

L'envolée de la dette publique

Les mesures d'austérité varient d'un pays à l'autre dans la forme, et encore, pas beaucoup. Elles visent partout le même but : récupérer sur les classes populaires de quoi compenser les sommes énormes prises dans les budgets des États pour sortir de la crise financière de 2008-2009 et pour tenter d'empêcher une nouvelle étape de celle-ci en 2010.

Une fois de plus, ce sont les solutions trouvées par les États pour sortir de l'étape précédente de la crise qui leur reviennent comme un boomerang. La phase la plus aiguë de la crise de 2008-2009 - crise de liquidités déclenchée par la panique bancaire de la banque Lehman Brothers, le 15 septembre 2008 - a été surmontée par une intervention massive des États en faveur des banquiers et du système bancaire. Mais cette intervention massive a creusé des trous béants dans les budgets des États. Tous les États sans exception ont accru leur endettement dans des proportions colossales. Comme le formulait avec concision l'économiste américain Nouriel Roubini :« Nous avons socialisé les pertes du secteur privé et nous sommes dans une zone dangereuse », pour ajouter : « L'Europe comme les États-Unis, le Royaume-Uni ou le Japon, sont confrontés à des déficits publics gigantesques ». Il précisait, concernant les États-Unis : « Pour le moment, le pays est à l'abri car l'appétit des investisseurs pour la dette américaine reste vif, mais un jour les détenteurs de cette dette pourraient se réveiller et dire : "Même les États-Unis sont dans une situation critique". »

Mais ces « déficits publics gigantesques » sont pain béni pour les groupes financiers. Pour combler les déficits, les États sont obligés d'emprunter toujours plus et, partant, de payer de plus en plus d'intérêts aux créanciers. Le mécanisme s'auto-alimente. Conséquence de la financiarisation de l'économie, il l'aggrave. Pendant que la production, les investissements, souffrent faute de marchés prometteurs, les capitaux disponibles sont attirés vers la sphère financière, en l'occurrence essentiellement vers les prêts aux États. Et c'est sur ce mouvement de fond que se greffe la spéculation.

Les États sont en compétition pour placer leurs titres d'emprunt. Un pays dont la capacité de remboursement est mise en doute paie ses emprunts plus cher. Mais, par là même, il fragilise sa situation et s'endette davantage.

Sous l'impulsion des deux principales puissances impérialistes du continent, la France et l'Allemagne, les gouvernements ont cru désamorcer les mouvements spéculatifs en mettant sur la table, en accord avec le FMI, une somme de 750 milliards d'euros afin de prêter aux États qui auraient des difficultés à se financer. La mesure visait à rassurer les marchés financiers : même si un État était défaillant et ne pouvait pas rembourser, cette cagnotte les rembourserait.

C'était un beau cadeau, un de plus, aux banques, mais cela n'a pas arrêté la spéculation. Et pour cause ! Des capitaux énormes circulent sur les marchés financiers et il n'est pas question pour leurs propriétaires de ne pas les faire travailler, c'est-à-dire les placer de manière profitable.

La boucle est ainsi bouclée : les opérations financières tournent dans le vide, enrichissent les banquiers et leurs mandataires et ruinent l'économie productive.

Une nouvelle phase de la crise financière ?

Depuis quelque temps, une nouvelle phase de la crise financière semble se dessiner. La méfiance à l'égard des États réputés mauvais débiteurs est contagieuse. En effet, comment faire confiance à une banque qui détient, parmi les titres qu'elle possède, une trop grosse quantité de dettes souveraines de mauvaise qualité ?

Est en train de se produire en ce moment le même mouvement qu'après la faillite de la banque américaine Lehman Brothers : une nouvelle crise de confiance entre banques elles-mêmes. Les prêts aux États fragiles sont de plus en plus considérés comme les obligations pourries des subprimes de 2008. Ce qui a fait dire au journal Le Monde des 30 et 31 mai 2010 : « Le krach de 2008 a montré qu'une crise de liquidités - l'impossibilité d'obtenir de l'argent auprès d'autres banques ou des marchés - pouvait être fatale à une banque, fût-elle solidement capitalisée. [...] Plusieurs indicateurs attestent de tensions sur l'accès aux liquidités dont les banques ont en permanence besoin, pour accorder des crédits aux ménages et aux entreprises. Ils montrent qu'elles sont de plus en plus réticentes à se prêter entre elles, quand elles n'ont pas arrêté de le faire. »

Le journal Les Échos du 27 mai 2010 avait déjà fait le même constat et évoquait la même menace : « Les banques américaines ne prêtent plus de dollars aux banques européennes et celles-ci ne se prêtent quasiment plus de cash [...]. Le problème est que les banques centrales doivent inonder le marché de liquidités pour pallier les difficultés du marché interbancaire à des coûts relativement élevés. Le principal risque est que les banques aient de graves difficultés de refinancement et qu'elles ne rechignent un peu plus à prêter aux entreprises, ce qui continuerait de pénaliser la croissance. »

La sphère financière ne constitue pas un monde à part, déconnecté de l'économie productive. C'est la même économie. D'abord, parce que les profits financiers viennent en dernier ressort de la plus-value, c'est-à-dire de l'exploitation, tout comme les profits des entreprises productives. Il s'agit, en réalité, du même profit, plus exactement de la part, croissante, du profit global que la finance s'approprie.

Ensuite, parce que les entreprises de production ont besoin de la finance.

La vie économique quotidienne est rythmée par une myriade d'opérations, d'emprunts, de crédits. Quand le flot financier s'assèche, c'est toute l'économie qui se meurt. Or, pour la deuxième fois en deux ans, le volume des liquidités se réduit dangereusement pour des raisons internes à la sphère financière et à son fonctionnement. Par méfiance les unes vis-à-vis des autres, en raison cette fois de la quantité de « mauvaises dettes » d'État, les banques limitent leur activité là où elle est indispensable au fonctionnement même de l'économie capitaliste. De nouveau s'esquisse la situation aberrante de la crise de liquidités précédente : malgré la quantité colossale de liquidités que détiennent les banques, leur circulation est limitée sur le marché interbancaire. « Pour preuve, expliquent Les Échos du 8 juin, le montant des liquidités déposées au jour le jour par les établissements bancaires auprès de la BCE a encore explosé : les banques ont amené en dépôt environ 350 milliards d'euros (contre moins de 1 milliard avant la crise), ce qui représente autant de liquidités qui n'alimentent pas le circuit du crédit. En d'autres termes, les établissements financiers préfèrent stocker des montagnes d'argent à un taux faible plutôt que de les prêter. ».

Depuis vingt, trente ans, depuis le début de la longue période de stagnation de l'économie capitaliste, la finance parasite la production. Mais il arrive aux parasites de tuer ce qu'ils parasitent. Une nouvelle crise de liquidités entre banques ouvrira peut-être la porte à une longue période de dépression.

Pour désamorcer la crise de méfiance entre banques, la Banque centrale européenne multiplie les mesures de soutien à leur égard. Elle a abandonné les critères de notation sur les emprunts d'État grecs admis à la Banque centrale. Elle s'est engagée dans une politique de rachat d'emprunts des États de la zone euro. Qu'est-ce que cela signifie ? C'est une façon claire de dire aux banquiers : « Ne vous inquiétez pas des titres risqués détenus par vos partenaires dans les opérations bancaires, la Banque centrale est prête à racheter tous les titres dont vous vous méfiez. » Pour le moment, même cela n'a pas suffi à convaincre les banquiers de se prêter les uns aux autres. Pourtant, ce genre d'annonce n'est pas sans contrepartie : c'est une façon d'attiser la méfiance, cette fois-ci à l'égard de la Banque centrale, c'est-à-dire envers l'euro. L'euro n'avait pourtant pas besoin de cela pour se détériorer par rapport au dollar. Au royaume des aveugles...

Les menaces sur l'euro

L'autre victime présumée de l'évolution présente de la crise risque d'être l'euro. Victime, la monnaie européenne l'est déjà par le fait que son cours en comparaison de celui du dollar s'affaisse. Elle cote désormais 1,20 dollar, contre 1,50 il y a six mois. Mais sa survie elle-même est menacée. Personne ne peut annoncer la date de ses funérailles, ni même si elles finiront par avoir lieu. En outre, la fin de la zone euro pourrait survenir de bien des manières. Exclusion de la zone euro des pays aux économies les plus fragiles ou départ volontaire ? Cela a été évoqué pour la Grèce. Au contraire, retrait de la zone euro de l'Allemagne ? Maintien d'une zone euro plus réduite, limitée aux pays impérialistes de la zone autour du duo Allemagne-France ?

L'euro n'a certainement pas sauvé de la crise les différents pays d'Europe. Sa disparition, totale ou partielle, serait cependant un important facteur d'aggravation. Ce serait un retour au protectionnisme et à la multiplication des dévaluations compétitives et des crises de change permanentes entre monnaies européennes. Les capitalistes eux-mêmes en sont tout à fait conscients.

Et, sur ce continent où les économies des différents pays sont étroitement entremêlées, la disparition d'une monnaie commune serait un recul catastrophique. Les bourgeoisies allemande et française en sont parfaitement conscientes. Pour le moment, elles ont un intérêt majeur à maintenir l'euro, l'expression la plus marquante d'un marché commun européen si péniblement construit. Mais, aussi déterminée que soit la bourgeoisie des deux pays à maintenir la zone euro, cela ne va pas jusqu'à la création de cette « gouvernance commune » dont l'absence est pourtant le principal handicap de l'euro par rapport au dollar. Le principal facteur, aussi, de la spéculation sur des titres portant sur des dettes d'État, pourtant libellés dans la même monnaie commune. Comme si, sur un chèque, ce qui comptait ne serait pas la somme indiquée, mais qui a signé. La signature du Portugal, de la Grèce, voire de l'Espagne, vaut bien moins que celle de l'Allemagne.

Le choix même des mots est significatif. On parle de « gouvernance commune », mais pas d'État commun. Mais une véritable « gouvernance commune » présuppose un État commun. Aucune force politique significative, se plaçant sur le terrain de la bourgeoisie, ne l'envisage. Aussi attachées à la zone euro que soient la bourgeoisie allemande et la bourgeoisie française, en tout cas à l'étape actuelle de la crise, rien ne dit qu'elles puissent maîtriser son évolution. Elles ne maîtrisent absolument pas leur économie parce qu'elle n'est pas maîtrisable.

L'intensification de la lutte de classe de la bourgeoisie contre la classe ouvrière

Il serait vain de faire des prévisions sur l'évolution de l'économie capitaliste mondiale pour la période qui vient. La seule prévision que l'on peut faire est qu'en matière de politique d'austérité, on n'a encore rien vu. La bourgeoisie se bat de toutes ses forces pour maintenir les profits des entreprises capitalistes en aggravant l'exploitation. Les États se battent pour rétablir l'équilibre de leurs budgets de la seule façon que puisse admettre la bourgeoisie : en multipliant les prélèvements sur les classes populaires, en réduisant les protections sociales, en faisant des économies sur les services publics, du moins sur les activités de service public qui concernent surtout les classes populaires.

Des hôpitaux, des écoles, des transports publics à deux vitesses, ce n'est certes pas nouveau. Contrairement aux légendes véhiculées surtout par les grands partis réformistes, par la gauche, l'éducation, la santé n'ont jamais été égalitaires. Comment pourrait-il en être autrement dans un monde dominé par l'argent ? Mais toutes les tares de l'économie capitaliste, toutes les inégalités qu'elle produit et entretient, seront inévitablement démultipliées par la crise.

La classe ouvrière sera contrainte de se battre si elle veut sauvegarder ne serait-ce que partiellement son niveau d'existence. Mais des explosions sociales même virulentes, si elles peuvent freiner l'application de certaines mesures antiouvrières, ne changeront pas fondamentalement l'évolution. Le problème qui se pose, c'est que, face à la politique de la bourgeoisie qui se résume à faire supporter aux classes populaires le poids de la crise, il faut opposer une autre politique qui ouvre une issue à l'ensemble de la société.

Il est aujourd'hui banal de considérer la crise économique actuelle comme la plus grave depuis celle qui avait débuté en 1929. Mais un des aspects les plus frappants dans la comparaison avec 1929 est que la grande bourgeoisie s'en sort mieux aujourd'hui qu'alors. L'image du bourgeois sautant par la fenêtre de son bureau directorial en apprenant qu'il était ruiné n'était, même après 1929, qu'une image d'Épinal. Évidemment, la crise actuelle n'a pas arrangé les affaires d'une partie de la bourgeoisie, généralement la moyenne et surtout la petite.

Le journal Les Échos des 11 et 12 juin 2010 a pu annoncer en s'en réjouissant que « le nombre de millionnaires a crû de 14 % en 2009 », en ajoutant : « La crise a glissé sur les plus fortunés. Selon le dernier rapport annuel de Global Wealth [...], le niveau global de la richesse privée a opéré un remarquable come back en 2009, avec un rebond de 11,5 % contre une chute de 10 % en 2008. » Certes, mesurer la richesse en y intégrant le prix des actions en Bourse ne donne qu'une approximation grossière. Mais le fond est clair : la bourgeoisie, en tout cas la grande, se sort bien de la crise de son économie. Pour elle, passé quelques moments de frayeur devant la menace de ce qu'elle appelle une « crise systémique », tout peut recommencer comme avant. Le comportement des groupes financiers, qui, à peine sortis de la mélasse - résultat de leurs spéculations d'avant 2008 -, se sont aussitôt remis à spéculer, est éclairant.

Mais la contrepartie de tout cela a été un recul considérable non seulement pour les classes exploitées mais pour toute la société.

Ce ne sont pas les prélèvements, extravagants pourtant, de la bourgeoisie sur la société qui sont en cause mais le prix imposé à la société pour pouvoir les faire. Les années de crise ont fait retourner la société en arrière. Il ne s'agit pas seulement de l'aspect matériel des choses. Le chômage durable d'une fraction importante de la population laborieuse poussée à la misère, les économies faites sur l'enseignement, sur la construction de logements sociaux, la ghettoïsation des quartiers populaires, ne peuvent pas ne pas affecter la vie sociale. C'est toute la société qui est en décomposition. Elle est de plus en plus déstructurée, déshumanisée. Au recul des conditions matérielles correspond un recul dans les idées, dans les comportements sociaux, dans la solidarité.

Jamais pourtant dans l'histoire l'humanité n'a disposé d'un arsenal aussi vaste de connaissances, de moyens matériels pour agir sur la nature, de capacités potentielles de vaincre pour de bon et définitivement la pauvreté matérielle, culturelle et morale.

Jamais n'a été aussi claire la responsabilité de l'organisation capitaliste dans l'incapacité de la société à avancer. Jamais n'a été aussi grand le fossé entre les possibilités de l'humanité sur le plan scientifique et technique et l'arriération de ses rapports sociaux.

Cela fait longtemps que l'évolution de l'économie capitaliste ne laisse plus de place à une politique réformiste, c'est-à-dire à l'espoir d'un lent mais irréversible mouvement d'amélioration pour la société. La politique réformiste d'aujourd'hui consiste simplement à prétendre pouvoir limiter les dégâts pour les classes exploitées, mais sans y parvenir.

Alors que le capitalisme conduit la société droit dans le mur, la classe ouvrière, seule force sociale susceptible de s'opposer à la bourgeoisie au nom de la perspective d'un changement révolutionnaire de l'ordre économique et social, se retrouve sans politique et sans parti pour l'imposer. On peut tourner et retourner la question dans tous les sens : la classe capitaliste n'arrêtera de faire reculer la société en s'attaquant à la seule classe productive - la classe ouvrière - que si celle-ci retrouve la combativité et surtout qu'elle la retrouve autour d'une politique tout entière orientée vers le renversement de la domination de la bourgeoisie et la transformation de l'économie en mettant fin à la propriété privée des moyens de production.

Il ne s'agit pas seulement d'évoquer on ne sait quel « grand soir ». Il faut opposer une autre politique à tous les problèmes créés et aggravés par la gestion bourgeoise de la société.

La seule politique alternative

« Il faut bien rembourser les dettes », clament les dirigeants politiques et les commentateurs à plat ventre devant la classe capitaliste. Mais que ceux qui les ont contractées le fassent donc !

Les salariés, les chômeurs, les retraités n'ont jamais vu la couleur de ces centaines de milliards que les États ont déversées dans l'économie. Les classes exploitées n'ont pas à reconnaître une dette publique qui n'est, en réalité, que la dette de classe de la bourgeoisie.

Après avoir aggravé la dette publique, les États en font l'étendard de toutes les mesures contre les classes populaires. Les services publics en seront les victimes les plus faciles : il suffit de ne pas leur accorder les crédits dont ils ont besoin.

Ces services publics ont pourtant été créés et se sont développés dans l'intérêt de la bourgeoisie elle-même. Faire prendre en charge par l'État l'éducation ou la santé était une façon de décharger la bourgeoisie de la nécessité de donner des salaires qui permettent à tout un chacun de se soigner ou d'éduquer ses enfants.

Mais avec la crise, la bourgeoisie et ses représentants politiques à la tête de l'État raisonnent à court terme : il leur faut trouver de l'argent, un point c'est tout.

Les mois qui viennent seront marqués par des attaques de plus en plus violentes dont les seules limites seront définies par les rapports de forces. Ces attaques découlent toutes de la crise de l'économie capitaliste et de la façon dont la bourgeoisie espère s'en tirer. Elles ne découlent pas d'une option politique particulière, et encore moins des choix de l'équipe politique momentanément au pouvoir. Elles découlent de puissants intérêts de classe. Le rôle dévolu aux dirigeants politiques est de les appliquer et, le cas échéant, de les justifier comme ils peuvent. La panoplie variée des gouvernements en place en Europe, qui se sont tous engagés dans la politique antiouvrière, est éclairante à cet égard. Aucun n'est gêné de se justifier, même si tous disent l'inverse de ce qu'ils ont dit pour se faire élire.

Présenter les changements électoraux comme des faits décisifs a été de tout temps une tromperie. Et elle est plus grossière encore en ces temps de crise. Les hommes politiques et les partis qui promettent de surmonter la crise ou même seulement d'en préserver les classes populaires sans mettre en cause clairement l'organisation capitaliste de l'économie sont, au mieux, des charlatans. Mais, en réalité, ils sont au service de la bourgeoisie ou ils rêvent d'y être et ils sont payés pour duper les classes populaires.

Le seul programme qui ouvre une perspective, c'est celui dont les différents objectifs, répondant aux problèmes cruciaux de l'heure du point de vue des classes exploitées, conduisent en même temps à la remise en cause de la domination de la bourgeoisie sur la société. Ce programme ne deviendra une force que lorsque les masses s'en empareront. Quand et comment ? Personne ne peut le dire aujourd'hui. Mais ce n'est pas une question philosophique. C'est un programme de lutte.

Les exploités ont pris beaucoup de retard par rapport aux exploiteurs. Rien d'étonnant à cela. Il y a le poids de la crise elle-même, la pression du chômage. Il y a aussi sur le plan politique toutes les trahisons des partis réformistes lorsqu'ils étaient au gouvernement. Et, même dans l'opposition, ces partis ont abandonné jusqu'à l'idée que la classe ouvrière ne s'en sortira pas en se plaçant derrière la bourgeoisie, mais seulement contre elle, et jusqu'à tout langage de classe.

La bourgeoisie a toutes les cartes en main pour imposer sa politique face à la crise. Mais, en même temps, elle fait la démonstration qu'il n'y a pas de solution à la crise avec la toute-puissance des groupes financiers et sur la base de la propriété privée des entreprises et des banques. Et la prudence même des dirigeants politiques de la bourgeoisie pour imposer leurs mesures antiouvrières, leur façon de les étaler autant que possible dans le temps, de tenter de les dissimuler derrière le rideau de fumée des pseudo-négociations avec les chefs syndicaux, montrent qu'ils craignent que les masses se mettent en mouvement. Et cela peut venir vite.

C'est à ces moments-là qu'un programme de lutte révolutionnaire devient indispensable, vital. Comme le devient le parti capable de porter ce programme, capable de ne pas dévier de sa route en entendant les sirènes électorales et malgré la pression des appareils réformistes. Un parti véritablement communiste.

Face au développement du chômage, cette lèpre de la société, principal facteur de décomposition sociale, il faut imposer la répartition du travail entre tous sans diminution de salaire et l'interdiction des licenciements.

Face à la démolition du pouvoir d'achat des salaires, aggravée encore par la détérioration des services publics, il faut l'échelle mobile des salaires et des retraites.

Face à la crise financière, il faut exproprier les banques, les unifier dans une seule institution bancaire contrôlée par la population.

Et, surtout, face à l'irresponsabilité de la classe capitaliste, il faut imposer le contrôle des travailleurs et de la population sur les entreprises et sur l'économie.

24 juin 2010