France - la « réforme » des retraites : l’hypocrisie de la droite... et celle de la gauche réformiste

Εκτύπωση
juillet 2010

Le projet de loi portant sur la « réforme » des retraites que Woerth a présenté le 16 juin inaugure une nouvelle offensive du gouvernement pour réduire le niveau de vie des travailleurs et lui donner les moyens de faire toujours plus de cadeaux au grand patronat. Car derrière les bonnes paroles du genre « sauver notre système de retraite est un impératif », l'essentiel des mesures annoncées est clairement dirigé contre le monde du travail.

En effet, si on fait abstraction de cette volonté, cette prétendue réforme apparaît comme une absurdité. À quoi rimerait cette volonté de reculer l'âge du départ en retraite dans un pays qui compte au bas mot quatre millions de chômeurs, des millions de salariés réduits à vivre de temps partiel imposé ? Le 1er juin 2010, le secrétaire d'État à l'Emploi, Laurent Wauquiez, reconnaissait dans une interview donnée au Parisien-Aujourd'hui que le taux d'emploi des 55-59 ans n'était que de 58,5 %, c'est-à-dire que plus de 40 % d'entre eux sont sans emploi. Les plus chanceux ont été poussés vers une préretraite par des employeurs désireux de se débarrasser de salariés usés par l'exploitation. Les autres sont chômeurs, et c'est parmi ceux que les statistiques appellent les « seniors » que l'on trouve le plus de chômeurs de longue durée.

À quoi riment aussi ces prévisions à dix, vingt ou quarante ans, de la part de gens qui avaient été bien incapables de prévoir ne serait-ce que quelques mois à l'avance la crise des subprimes de 2007 et la crise financière qui a suivi ? Si les hommes politiques et les économistes de 1928 avaient fait des prévisions pour les quarante années suivantes, c'est-à-dire jusqu'en 1968, ce serait aujourd'hui une source de plaisanteries inépuisable.

Qu'il y ait un problème de financement des caisses de retraite pour l'avenir, c'est une évidence, mais la raison essentielle en est dans l'insuffisance des rentrées, du fait du chômage, de la diminution de la part des salaires dans le revenu national, et du fait que le patronat malgré les énormes profits qu'il continue d'engranger continue de bénéficier d'exonérations de cotisations que l'État est loin de compenser entièrement.

Mais en réalité, le but que poursuit le gouvernement, tout en jurant le contraire, c'est de réduire par la bande le montant global des pensions versées par les caisses de retraite, en transformant en chômeurs, et rapidement en chômeurs en fin de droits, des retraités en puissance qui ne percevront leurs allocations que deux ans plus tard, souvent amputées de surcroît du fait d'un nombre de trimestres de cotisations insuffisant. Tout cela pour complaire à un patronat résolument opposé à toute augmentation des cotisations patronales.

Les mesures annoncées le 16 juin n'entreront en vigueur que progressivement. « Pour ne pas bouleverser les projets de vie des Français proches de la retraite », a eu le culot de prétendre Woerth. Mais en réalité, il s'agit de ne pas provoquer trop brutalement la classe ouvrière, car le gouvernement a beau proclamer que sa réforme est comprise et approuvée par « les Français », il craint les réactions possibles du monde du travail. Et puis, procéder par petites étapes est un moyen de diviser les travailleurs, de faire croire que le problème de ceux qui partiront bientôt à la retraite n'est pas le même que celui de ceux qui ne partiront que plus tard.

C'est une hypocrisie de prétendre que ce projet de loi contient des « droits nouveaux » pour les salariés, comme la reconnaissance de la pénibilité, quand cela se ramène à maintenir l'âge du départ à la retraite à soixante ans pour les travailleurs auxquels la médecine du travail voudra bien reconnaître une incapacité d'au moins 20 %. Surtout quand on précise que ce droit concernera 10 000 personnes par an, chiffre ridicule par rapport au nombre de travailleurs usés par le travail bien avant soixante ans.

C'est une autre hypocrisie que de prétendre qu'il sera demandé un effort à tout le monde, alors que « l'effort » des plus aisés sera limité à une taxe de 1 % sur la tranche supérieure de l'impôt sur le revenu (la fraction des revenus imposables qui dépasse aujourd'hui 69 783 euros par an, correspondant à un revenu réel de plus de 76 000 euros), alors que l'augmentation du taux de cotisation des travailleurs de la fonction publique représentera, lorsqu'elle sera pleinement appliquée, une ponction de 2,7 % sur des salaires le plus souvent des plus modestes.

Mais l'hypocrisie n'est pas seulement du côté de la droite. Elle est aussi le fait de la gauche réformiste. Car si toutes les confédérations syndicales, tous les partis politiques de cette gauche se déclarent opposés au projet de loi du gouvernement, il ne faut pas gratter beaucoup pour voir qu'ils partagent en fait, plus ou moins ouvertement, la même manière de poser les problèmes.

Les confédérations syndicales pour une « réforme » des retraites...

Côté confédérations syndicales, l'opposition verbale à ce projet est d'autant plus vive qu'elles ont été traitées sans aucune considération par un gouvernement qui ne les a consultées que pour la forme. C'est ainsi que Jacques Voisin, le président de la CFTC, s'est plaint le 16 juin d'avoir « reçu ce matin à 8h30, en même temps que les médias, les éléments de communication du gouvernement concernant le projet de réforme de notre système de retraites » et du fait que « aucune information spécifique n'a été adressée aux partenaires sociaux ». Mais le même texte précise : « Sauver notre système de retraites est un impératif, voici un objectif que la CFTC partage avec le gouvernement. »

La CFTC n'a certes pas une réputation de confédération combative. Mais c'est le même point de vue qu'expriment plus ou moins ouvertement les autres confédérations.

Lors du congrès de la CFDT, début juin, son secrétaire général, François Chérèque, a adopté un ton combatif, destiné à faire oublier l'appui qu'il avait apporté à Raffarin en 2003, lorsque celui-ci s'était attaqué aux retraites des fonctionnaires, un appui qui avait provoqué une véritable hémorragie de militants. Mais s'il s'est fermement prononcé contre le report de l'âge de la retraite au-delà de soixante ans, il s'est déclaré favorable à une hausse de la durée de cotisation, position qui a été approuvée par 59 % des mandats.

La CGT reconnaît elle aussi que des raisons démographiques imposent une réforme des retraites : « La hausse du nombre de retraités, l'augmentation de l'espérance de vie posent de façon cruciale la question du financement de notre système par répartition », peut-on lire sur son site Internet. Et les solutions qu'elle avance pour résoudre ce supposé problème sont d'un flou artistique : « Pour consolider ce système de retraite solidaire, la CGT demande un élargissement de l'assiette des cotisations et une autre politique d'emploi et de salaires. » Et surtout elle s'aligne, au nom de l'unité d'action, sur la CFDT, comme l'a montré symboliquement la présence de son secrétaire général, Bernard Thibault, au congrès de cette confédération, où il a été ovationné.

Quant à Force Ouvrière, qui a tenté de se donner une allure plus radicale que les autres confédérations avec sa « journée de grève interprofessionnelle » du 15 juin, son secrétaire général Jean-Claude Mailly s'est déclaré favorable à une augmentation de la CSG pour financer les retraites, « à condition - a-t-il précisé - que celle-ci pèse plus sur les revenus du capital et les revenus financiers », ce qui est tout de même une manière d'accepter que les travailleurs paient un peu plus.

Aucune confédération ne conteste la nécessité d'une « réforme » du système des retraites. Aucune n'explique que si le nombre de retraités augmente à cause de l'allongement de l'espérance de vie, la productivité du travail a augmenté au fil des années dans une proportion bien plus grande, et que les richesses ainsi produites permettraient largement d'assurer le financement de retraites décentes pour tous les travailleurs... si elles n'étaient pas confisquées par un patronat et une bourgeoisie rapaces.

... la gauche réformiste aussi

Du côté des partis politiques de la gauche réformiste, le spectacle n'est pas plus réjouissant, parce que les dirigeants de ces partis aspirent à remplacer les hommes de droite actuellement au gouvernement, pour gérer à leur place les affaires de la bourgeoisie, et qu'ils tiennent à apparaître comme des gens responsables à ses yeux, capables de mener la même politique de sacrifices imposés au monde du travail.

On se souvient d'ailleurs que Martine Aubry, la première secrétaire du Parti socialiste, avait déclaré en janvier 2010 à propos de l'âge de départ en retraite : « Je pense qu'on doit aller, qu'on va aller très certainement vers 61 ou 62 ans », avant de s'apercevoir que ce n'était pas de bonne politique, et de se déclarer contre la remise en cause de la retraite à soixante ans.

Martine Aubry n'est pas la seule dirigeante socialiste à avoir des opinions à géométrie variable. Ainsi Manuel Valls, qui défend aujourd'hui la retraite à soixante ans, estimait en juin 2009 que « la gauche pourra défendre le principe d'un allongement du nombre d'annuités. »

Par ailleurs, le Parti socialiste a décidé de s'abriter derrière les organisations syndicales, en rappelant, dès janvier 2010, que celles-ci « doivent être, au premier rang, les interlocuteurs privilégiés du gouvernement en ce qui concerne les retraites ». Autrement dit, si certaines confédérations syndicales considèrent, comme la CFDT en 2003, que le projet gouvernemental est « un compromis acceptable », le Parti socialiste ne pourra que s'incliner.

Le Parti socialiste dit, à propos de la « réforme » Raffarin de 2003, que celle-ci n'a rien réglé. Mais il ne s'engage pas pour autant à revenir dessus s'il accède de nouveau au gouvernement, pas plus que le gouvernement Jospin, au pouvoir de 1997 à 2002, n'était revenu sur la loi Balladur de 1993 qui avait porté de 37,5 années à 40 la durée de cotisation nécessaire dans le secteur privé pour obtenir une retraite à taux plein.

Bien sûr, opposition de sa majesté oblige, le Parti socialiste critique la politique du gouvernement et annonce que s'il revient au pouvoir, c'est par des mesures fiscales qu'il alimentera les caisses de retraite. Mais dans son projet il envisage aussi une augmentation des cotisations sociales des salariés de 0,1 % par an pendant dix ans, ce qui au bout du compte représentera tout de même un prélèvement de plus de 1 % sur les salaires des travailleurs.

Si la plupart des dirigeants socialistes se montrent adversaires des mesures présentées par le gouvernement - parce qu'il ne faut pas désespérer leurs électeurs -, certains ne se réfugient même pas dans cette hypocrisie. C'est ainsi que le maire de Lyon, Gérard Collomb, fervent supporter de Dominique Strauss-Kahn, a affirmé le 26 mai que « repousser l'âge légal à 61 ans dès cette année (ne serait) pas insupportable », et qu'il était convaincu que si le Parti socialiste revenait au gouvernement il ne remettrait pas en cause ce qui aurait été fait en ce sens par la droite.

Quant au Parti de gauche et au Parti communiste français, plus libres de leurs déclarations que le Parti socialiste, parce qu'ils n'auront jamais la responsabilité de diriger un gouvernement de gauche (même s'ils rêvent d'y entrer), ni l'un ni l'autre ne vont jusqu'à dire que ce problème de la « réforme des retraites » est un faux problème, parce que, dans une société débarrassée du parasitisme de la bourgeoisie, la fabuleuse extension de la productivité du travail permettrait d'assurer à tous un niveau de vie décent, non seulement sans repousser l'âge de la retraite, mais encore en diminuant la durée hebdomadaire du travail.

Il n'y a pas que l'âge du départ en retraite qui compte !

Mais la quasi-unanimité des confédérations syndicales et de la gauche réformiste contre ce report de l'âge du départ en retraite, qui est à juste titre très impopulaire, surtout auprès de ceux qui approchent des soixante ans, est aussi une manière d'éviter de prendre position sur les autres aspects de cette prétendue réforme. Le gouvernement aurait même pu se passer de cette mesure, en jouant sur l'allongement de la durée de cotisation nécessaire pour obtenir une retraite à taux plein, qu'acceptent à l'avance la plupart de ceux qui se disent opposés au projet de loi de Fillon-Sarkozy.

En effet, compte tenu de l'âge d'arrivée de plus en plus tardif de la plupart des jeunes sur le marché du travail, du nombre d'années qui s'écoulent pour la plupart d'entre eux avant qu'ils trouvent un premier emploi, du nombre d'années où ils risquent de se retrouver, à l'approche de la retraite, chômeurs en fin de droits, bien peu auraient eu la possibilité de prendre leur retraite à taux plein à 65 ans.

Mais la CFDT comme le Parti socialiste, pour ne citer qu'eux, sont favorables à cette augmentation du nombre d'annuités nécessaires, et leurs alliés de la CGT et du Parti communiste sont d'une remarquable discrétion sur ce sujet.

Le mythe de la retraite par répartition

Gouvernement et opposition sont d'accord sur un point : il s'agirait de sauver « notre » système de retraite, la retraite par répartition, position d'autant plus hypocrite de la part du gouvernement qu'il a multiplié les incitations fiscales en faveur de compléments de retraite par capitalisation. Il suffit de regarder le nombre de publicités télévisées proposant de telles solutions à ceux qui en ont les moyens pour voir à quel point l'argent des épargnants intéresse des fonds de pensions... dont rien ne dit qu'ils n'engloutiront pas les sommes versées par les futurs retraités dans des spéculations hasardeuses.

Mais de toute manière le système des retraites par capitalisation ne concerne pas ceux qui vivent de petits salaires, qui ont déjà bien du mal à joindre les deux bouts, et qui sont donc bien incapables d'épargner suffisamment pour s'offrir un complément de retraite substantiel.

Il faut toute l'arrogance d'économistes bien payés pour défendre le système capitaliste, comme ceux qui ont signé un article sur la réforme des retraites dans le journal patronal Les Échos du 23 juin, pour oser écrire « que ce soit par myopie, par ignorance, par incurie ou par avidité, beaucoup d'individus n'épargnent pas suffisamment » et pour suggérer « un système par capitalisation où (...) chaque salarié devrait participer, qu'il le veuille ou non ».

Mais si, en janvier 2010, le Bureau national du Parti socialiste a pu déclarer : « La retraite par répartition, c'est-à-dire la solidarité entre les générations, est au cœur du modèle social de notre pays et constitue le socle fondamental de notre système de retraites. Nous devons le défendre et le sauvegarder », ce système n'a jamais été une revendication du mouvement ouvrier, quand le problème des retraites s'est posé au début du 20e siècle.

Comme nous l'écrivions dans la Lutte de Classe de mai 2010 : « Au début du vingtième siècle, en 1910, quand fut adoptée la première loi instaurant un régime public de retraite obligatoire pour l'ensemble des travailleurs - la Retraite ouvrière et paysanne - les ouvriers conscients, les militants syndicaux, soutenus par les meilleurs militants socialistes de l'époque, s'y sont opposés. Pas seulement parce que ce régime de retraite serait géré en capitalisation, mais d'abord parce qu'il serait financé par des cotisations, c'est-à-dire par un prélèvement sur les salaires. Pour les militants de cette époque, c'était aux patrons et à tous ceux qui s'étaient enrichis pendant des années grâce à leur travail, de financer sur leurs fortunes accumulées les années de retraite des ouvriers. Pour eux, ces cotisations, c'était du vol : un vol de plus. Il fallait faire payer les riches. De ce point de vue, un régime de retraite par répartition n'aurait pas non plus trouvé grâce aux yeux des opposants ouvriers à la loi : parce que c'est un régime qui fonctionne en circuit fermé, les retraites des travailleurs étant financées par les travailleurs, et que cela revient à faire payer les pauvres. Enfin, les syndicalistes et les socialistes révolutionnaires du début du vingtième siècle n'avaient pas confiance dans l'avenir que la société capitaliste leur préparait. Ils avaient raison. Moins de quatre ans après l'adoption de la loi, la guerre de 1914 éclatait et la société capitaliste entrait en crise, pour longtemps. »

C'est le système capitaliste qu'il faut abattre

Ce qu'il y a de commun dans les positions de tous ceux, partis de gauche ou confédérations syndicales, qui disent s'opposer au projet de loi sur les retraites du gouvernement, c'est de ne pas mettre en cause le système capitaliste, en allant jusqu'au bout, c'est-à-dire en affirmant qu'il faut détruire celui-ci, lui substituer une économie collectivisée, qui se donnera pour but de satisfaire les besoins de tous les hommes et non la recherche du profit pour une petite minorité. Or c'est pourtant cela le vrai problème, car le projet de loi du gouvernement sur les retraites s'inscrit dans la politique visant à faire supporter aux travailleurs les frais de la crise du système capitaliste, qui a commencé à se manifester au milieu des années soixante-dix, et qui s'est brutalement aggravée depuis 2007.

Le réformisme qui a peu à peu gangrené l'ensemble du mouvement ouvrier se refuse évidemment à tirer cette conclusion. Pourtant la crise est en même temps la condamnation du capitalisme et du réformisme, et la preuve qu'il est urgent de renverser ce système économique aberrant.

L'idéologie réformiste repose sur le postulat que la société capitaliste peut évoluer, à travers la seule lutte parlementaire, vers plus de démocratie et plus de justice sociale. L'ironie de l'histoire a fait qu'elle a triomphé au sein de la social-démocratie au moment où le monde capitaliste sombrait dans cette barbarie que fut la Première Guerre mondiale, qu'elle est devenue de fait l'idéologie des partis communistes dans les années qui ont précédé la Seconde Guerre mondiale, et que le mélange de pratiques réformistes recouvertes de propos en apparence révolutionnaires de la période stalinienne a cédé la place à des discours platement réformistes, encensant l'économie de marché, avec l'abandon par le PCF de toute référence à la dictature du prolétariat, en 1976, alors que le monde capitaliste commençait à s'enfoncer dans une crise interminable.

Les révolutionnaires restés fidèles aux idées qui étaient celles du mouvement socialiste puis du mouvement communiste dans leurs premières années ne sont aujourd'hui qu'une petite minorité. Mais cela ne doit pas les empêcher de proclamer que, face à la faillite du système capitaliste, la révolution prolétarienne reste la seule perspective qui vaille pour la classe ouvrière.

Ce n'est pas seulement le projet de loi du gouvernement, ni la réforme des retraites en général, qu'il faut combattre. C'est la perspective communiste qu'il faut leur opposer.

23 juin 2010