Afrique du Sud - derrière les vuvuzelas

Εκτύπωση
juillet 2010

Malgré les explosions de joie et les divers rebondissements qui l'auront marquée, la coupe du Monde de football 2010 n'aura pu occulter le contraste brutal entre son faste et la pauvreté choquante de la majorité de la population du pays qui en était l'hôte, l'Afrique du Sud.

Ce n'est pas faute d'avoir essayé pourtant. Les responsables de la Fédération internationale de football (FIFA) et ceux du Comité d'organisation local (LOC), composé de représentants de la fédération de football locale et du gouvernement, auront tout fait pour que le plaisir des touristes du Mondial ne soit pas gâché par la vue des ghettos, des bidonvilles ou de la population pauvre.

Ce sont de telles préoccupations qui, par exemple, conduisirent à abandonner le projet initial de rénovation du stade d'Athlone du Cap pour construire celui de Greenpoint, dans un quartier riche proche du centre-ville, un projet pourtant aussi disproportionné par sa taille que par son coût. Et tout cela parce que le stade d'Athlone se trouvait au milieu de cette région sablonneuse et aride de l'ouest du Cap connue sous le nom de Cape Flats, où l'apartheid avait jadis établi ses townships pour y parquer les « non-Blancs » de la ville, et qui est aujourd'hui devenue une gigantesque agglomération de taudis.

Les aspects les plus frappants, et les plus choquants du Mondial sont parfaitement résumés par le choix de construire des stades aussi démesurés que celui de Greenpoint, ou encore par la façon dont les autorités ont « nettoyé » les abords des zones commerciales et des stades de la présence des pauvres. D'un côté, le plaisir de savourer du (plus ou moins) bon football, pour les touristes du Mondial et les téléspectateurs des pays riches confortablement installés chez eux devant leur petit écran. De l'autre, la pauvreté ignoble imposée à toute une population que son propre gouvernement fait tout pour tenir à l'écart de son sport favori !

Une coupe pour les riches

Personne ne peut nier que les cinq nouveaux stades construits pour le Mondial et les cinq autres rénovés pour l'occasion soient remarquables. Même si on a du mal à s'expliquer pourquoi, par exemple, le stade Mabhida de Durban avait besoin d'être doté d'un funiculaire circulant le long de l'arche qui le surmonte et d'une plate-forme de saut à l'élastique, portant ainsi son coût à 340 millions d'euros. Ou encore pourquoi il a été estimé nécessaire de construire un stade de 45 000 places à Mbombela, une petite ville rurale isolée, en bordure du parc national Kruger. D'autant que le gouvernement n'a pu construire ce stade qu'en recourant, en toute illégalité d'après les tribunaux eux-mêmes, à l'expropriation de fait de 883 membres de la communauté rurale des Matsafeni, qui n'eurent d'autre choix que d'accepter leur déplacement forcé à 25 kilomètres de là, tandis que les 43 hectares de terres qu'ils avaient cultivés jusque-là leur étaient rachetés pour 10 centimes d'euro !

La virtuosité architecturale de ces stades n'a d'égale que leur somptuosité. La voûte du stade de Mbombela est portée par des piliers d'acier orange vif évoquant la forme d'une girafe. Le plus grand de ces stades, celui de Soccer City, en bordure de Soweto, dans la banlieue sud-ouest de Johannesburg, a coûté 370 millions d'euros. Il a la forme d'une gigantesque calebasse et peut accueillir 94 000 spectateurs. Il comporte aussi 228 luxueux salons privés pour les personnalités. Le stade Greenpoint du Cap a été le plus cher à construire : près de 500 millions d'euros. En plus de ses 70 000 places, il jouit d'une vue spectaculaire sur les montagnes de la Table d'un côté et sur l'océan Atlantique de l'autre. Le stade Nelson Mandela à Port-Elisabeth, situé près d'un lac, a de quoi attirer la clientèle huppée, avec 45 loges, deux centres de conférence et deux bars.

Quant aux touristes du Mondial, ils n'ont eu que l'embarras du choix pour se loger, dans un pays où l'industrie du tourisme est très développée : des hôtels cinq étoiles aux campings de luxe en passant par les huttes confortables des hôtels installés dans les réserves animalières. Il y en avait pour tous les goûts, sinon pour toutes les bourses.

Comme les médias n'ont pas manqué de le rapporter, l'équipe de France de football a causé d'emblée un petit scandale, ayant apparemment battu toutes les autres équipes - au moins dans le domaine du luxe - en s'installant à Peluza, un lieu de villégiature très sélect situé sur une portion particulièrement spectaculaire de la côte de l'océan Indien, le tout pour 600 euros par nuit et par personne. Il faut dire que Peluza, qui est situé à 480 kilomètres du Cap et à 200 de Port-Elisabeth, n'était proche d'aucun des stades du Mondial. De sorte qu'il a fallu affréter un avion privé pour permettre à l'équipe de se rendre à ses matches. Au moins, à défaut de briller dans la coupe, on peut penser que les joueurs auront passé de bonnes vacances !

L'ensemble des joueurs et leurs supporters ont donc eu tout ce dont ils pouvaient rêver, y compris des bus et des trains flambant neufs, et des aérogares et des routes spécialement construites pour leur usage. Et on peut penser que des supporters qui ont pu payer le prix du voyage, bien que gonflé de façon exorbitante par les compagnies aériennes pour la circonstance, ont eu aussi les moyens de se payer les tickets pour les matches.

Mais tel n'était pas le cas de la population pauvre, même si c'est elle qui est supposée payer l'addition de ces extravagances. Pour elle, les tickets étaient difficiles à trouver. Un petit nombre d'entre eux avaient été réservés aux spectateurs sud-africains, au prix de 20 euros pour un siège derrière les buts et seulement pour les premiers matches de groupe. Sinon les tickets les moins chers allaient de 64 euros pour les premiers matches de groupe, à 325 euros pour la finale. Quant aux sièges les plus chers (sans parler des loges, ni des cours du marché noir), leur prix atteignait 730 euros pour la finale. Sachant que dans des emplois considérés comme relativement bien payés, comme ceux de la construction, le salaire hebdomadaire tourne autour de 65 euros, les tickets étaient tout simplement inabordables pour la majorité des salariés, sans même parler des chômeurs !

À cette ségrégation par l'argent, s'en ajoutait une autre. Une zone de contrôle avait été mise en place autour de chaque stade dans un rayon de deux kilomètres, zone où la FIFA exerçait un monopole commercial sur la vente aussi bien des colifichets liés au football que des boissons et de la nourriture. Des milliers de petits vendeurs des rues se virent ainsi interdire l'accès à ces zones de sécurité, mais aussi à leurs points de vente habituels près de certaines gares et stations de taxi, sans doute parce qu'aux yeux des autorités leur présence aurait fait désordre et terni l'image qu'elles voulaient donner de l'Afrique du Sud aux touristes du Mondial. À Durban, cela alla même jusqu'à exclure les pêcheurs d'une partie du port ! Au nom du Mondial, tous ces pauvres des rues se virent ainsi priver de leurs moyens d'existence, alors que la vente de rue et le petit artisanat qui lui est associé constituent l'une des rares sources de revenu dans un pays où moins de la moitié de la population laborieuse a un emploi « formel ».

Ce Mondial avait décidément été organisé pour les riches, et la majorité pauvre de la population sud-africaine n'y avait tout simplement pas sa place.

Les vrais gagnants du mondial

À qui profite le Mondial ? Si le régime de l'ANC cherche depuis si longtemps à accueillir la coupe du Monde (il avait déjà déposé sa candidature pour la coupe 2006, mais avait échoué au profit de l'Allemagne), c'est évidemment qu'il en attend des retombées.

Et tout d'abord des retombées politiques, en jouant sur la fibre nationaliste. Le fait que l'Afrique du Sud ait été finalement choisie pour le Mondial n'est-il pas la consécration du régime, la preuve qu'il est désormais reconnu à part entière par les puissants de ce monde ? Le fait que la première coupe mondiale jamais organisée sur le continent africain le soit en Afrique du Sud, n'est-il pas lui aussi la consécration du rôle de puissance régionale que le régime de l'ANC s'efforce de jouer, du Zimbabwe au Congo, en passant par Madagascar ?

Que la population pauvre d'Afrique du Sud tombe dans le panneau de cette grande messe nationale organisée autour du dieu football, au point d'en oublier l'incurie scandaleuse du régime et la pauvreté que lui imposent le parasitisme de la petite, mais vorace, bourgeoisie sud-africaine et ses représentants au pouvoir, c'est sans doute une autre affaire. En tout cas, on peut en douter à en juger par les mouvements de grève et de protestation que la « trêve » du Mondial n'a pas totalement réussi à effacer.

Mais, au-delà des bénéfices politiques que le régime pouvait escompter du Mondial, il y en a d'autres, plus terre à terre, qui se mesurent en milliards pour ces puissances d'argent sud-africaines et internationales que le régime de l'ANC s'est toujours montré soucieux de satisfaire, ou en sommes plus modestes pour d'autres.

Tout d'abord, il y a tout un monde de petits et moyens sous-traitants, auxquels ont été attribués une multitude de contrats liés au Mondial : cela va de la sécurité à la publicité, en passant par le tourisme, la restauration et bien d'autres choses. L'attribution de cette multitude de contrats a ouvert une boîte de Pandore, déversant un flot de corruption et de clientélisme. On a même inventé un mot pour l'occasion, celui de « tenderpreneur », contraction de « tender » (contrat d'adjudication) et d'« entrepreneur » (comme en français) pour désigner ces affairistes vivant de leurs relations dans les hautes sphères du régime (quand ils n'en font pas partie) et de l'accès aux fonds publics qu'elles leur procurent.

Ce phénomène a pris une telle ampleur que le leader de la confédération syndicale COSATU (partie prenante de la coalition au pouvoir), Zwelinzima Vavi, a cru nécessaire de s'en démarquer par une campagne contre la corruption, sans doute un brin démagogique venant de sa part, mais néanmoins significative. Dans un discours largement rapporté par la presse en avril, Vavi dénonçait par exemple le fait qu'il y avait « 6 000 officiels supplémentaires occupant des positions de responsabilités au sein du régime qui, ayant omis de déclarer leurs intérêts financiers conformément à la loi, attendent d'être l'objet de mesures disciplinaires. (...) Le fait que la corruption règne est indiscutable. Un rapport au Parlement datant d'août 2009 (...) a détaillé les nombreuses façons dont fonctionnaires et politiciens s'enrichissent aux dépens du public. Il a calculé que les entreprises contrôlées par des employés des administrations provinciales ou leurs épouses avaient fait pour 540 millions de rands (NDLR : le rand équivaut à 10 centimes d'euro) de chiffre d'affaires entre avril 2005 et janvier 2007. » On peut multiplier les citations sur ce thème et le Mondial aura indiscutablement été un facteur dans l'augmentation de la corruption autour de l'appareil d'État.

Mais tout cela reste encore bien modeste comparé aux sommes empochées par les gros acteurs du monde des affaires.

Vient d'abord la FIFA, bien sûr, dont le montant des royalties sur les retransmissions télévisées, les licences commerciales, etc., est estimé à 2,5 milliards d'euros.

Mais les principaux bénéficiaires sont, collectivement, les grandes entreprises qui se sont partagé les gros contrats avant et pendant le Mondial, en particulier ceux des stades et des infrastructures, mais aussi toute une série de contrats qui en découleront par la suite.

Ainsi trouve-t-on au nombre des gagnants le groupe sud-africain Aveng, le plus grand groupe de BTP du continent africain en termes de capitalisation boursière, qui a construit la nouvelle aérogare du Cap, le stade de Soccer City et l'arche d'acier du stade Mabhida de Durban. On y trouve également un autre grand groupe sud-africain, Murray & Roberts, qui a remporté le contrat pour la construction de Greenpoint et d'une partie de l'infrastructure ferroviaire, ce qui lui a permis de multiplier ses profits par sept entre 2004 et 2009 !

Et puis, il y a aussi les grandes entreprises étrangères. En particulier, l'un des fleurons des infrastructures inaugurées pour le Mondial est le Gautrain (le train de la province de Gauteng), une ligne rapide qui devrait relier un jour Johannesburg à la capitale Pretoria. L'inauguration d'un premier tronçon du Gautrain, entre Sandton, le richissime quartier des affaires de Johannesburg, et l'aéroport international de la ville, avait été commanditée expressément pour le Mondial, et elle a eu lieu de justesse, trois jours avant le premier match. Bombela, la compagnie qui construit le Gautrain, est contrôlée pour moitié par un ensemble d'entreprises sud-africaines et pour moitié par un consortium formé du constructeur de trains canadien Bombardier, du géant du BTP français Bouygues et d'une filiale de la RATP, qui restera chargée de la maintenance et de l'exploitation de la ligne après la fin du Mondial. Tout comme, d'ailleurs, l'exploitation du stade de Greenpoint sera confiée à un consortium incluant... Stade de France.

Les vrais perdants du Mondial

À l'époque où l'Afrique du Sud déposa son projet pour le Mondial 2010, on estima qu'il en coûterait un total de trois milliards de rands, dont 1,2 milliard pour les stades et la rénovation des infrastructures sportives. Bien que prévoyant alors d'utiliser principalement des stades existants, ce projet était déjà bien trop ambitieux pour les finances du gouvernement. Celui-ci le justifia par les « promesses de retombées » qu'il était censé impliquer pour la population, même si celle-ci aurait sans doute préféré que soit donnée la priorité à des promesses jamais remplies, comme celle de développer le réseau d'eau potable ou de construire des logements.

Mais ces estimations furent très vite dépassées. À lui seul le coût du stade de Greenpoint atteignit 4,5 milliards de rands, moitié plus que le budget prévisionnel total ! Globalement, le gouvernement reconnaît aujourd'hui avoir déboursé 34 milliards de rands, mais la plupart des estimations s'accordent sur le chiffre de 40 milliards (4 milliards d'euros au cours actuel), soit plus de treize fois le budget initial.

À titre de comparaison, le budget de la santé publique s'est élevé en 2009 à 18,4 milliards de rands (1,8 milliard d'euros), moins de la moitié des sommes dépensées par l'État pour le Mondial ! Comble d'ironie, c'est de ce système de santé que le gouvernement stigmatise les « défaillances administratives ». Mais que dire des « défaillances » résultant de l'avidité au profit et de la corruption qui ont présidé au colossal dépassement de budget du Mondial ? Ce n'est pas d'ailleurs pour rien si, pendant si longtemps, les autorités ont caché le contenu de leur dossier de candidature au Mondial, jusqu'à ce qu'un quotidien finisse par en trouver un exemplaire et le publier.

Comme le souligna Denver Hendricks, un universitaire qui fut directeur général des sports et loisirs jusqu'en 2006 : « Souvenez-vous. Au départ l'estimation du coût des stades était de 1,8 milliard de rands. Aujourd'hui, je pense qu'on en est à près de 18 milliards. (...) Est-ce un investissement raisonnable ? Si l'entretien futur de ces édifices doit coûter encore plus, n'aurait-il pas mieux valu construire des maisons, des usines, etc., qui bénéficieraient à la population et au pays à long terme ? » Et effectivement, à 50 000 rands la pièce, le gouvernement aurait pu construire 90 000 maisons ouvrières avec l'argent consacré à l'extravagant stade de Greenpoint, au lieu de ses 70 000 sièges qui ne sont même pas abordables pour les pauvres.

Et que restera-t-il du Mondial une fois celui-ci terminé ? Les emplois qu'il a créés ont déjà en grande partie disparu. Et on voit mal quelle sera l'utilité des installations sportives extravagantes qui en seront l'héritage. Au Cap, même en fermant les autres stades de la ville, il y a peu de chances que celui de Greenpoint puisse couvrir ses frais. Par conséquent il faudra bien que ce soit la municipalité, et donc la population, qui paie pour son entretien, et au détriment de quels budgets ? Et cela vaut tout autant pour les stades de Durban et Johannesburg. Quant à celui de Mbombela, quel intérêt peut-il bien avoir pour une population de paysans sans terre, à moins de le démolir pour en utiliser les matériaux ?

Bien sûr, il restera le Gautrain. Mais un aller simple sur le tronçon ouvert revient à 11 euros, bien trop cher pour se rendre au travail pour le plus grand nombre, pour qui cette somme représente près d'une journée de salaire, sinon plus !

Le seul vestige positif que laissera le Mondial sur ce plan, sera Rea Vaya, le nouveau système de bus rapides inauguré à Johannesburg pour l'occasion, après quatre ans de travaux et moyennant deux milliards d'euros d'investissements financés par la municipalité. Après trois décennies où le seul mode de transport abordable aura été celui des taxis collectifs, la population de la ville dispose enfin d'un système de transport rapide, moderne et bon marché reliant le centre-ville, Soweto et Sandton, et dont le réseau devrait s'étendre dans le futur... mais tout cela, à condition qu'après la fin du Mondial, les investissements destinés à Rea Vaya ne se tarissent pas, comme dans tant d'autres sphères des services publics.

« Du pain et des jeux », sauf qu'il n'y a pas de pain !

Dans une interview récente, la romancière sud-africaine Nadine Gordimer, qui est autant connue pour son opposition passée à l'apartheid que pour son prix Nobel, a évoqué à propos du Mondial la formule célèbre du poète latin Juvénal recommandant « du pain et des jeux » pour contenir toute velléité de révolte parmi les masses mécontentes. Mais, a ajouté Nadine Gordimer, comme bien d'autres l'ont fait en Afrique du Sud : « Où est donc le pain ? »

En fait, cela fait longtemps que cette question plane sur le pays, et cela bien avant l'ouverture du Mondial. Aux élections de 2009, ce furent la montée des inégalités et les carences de l'État à pourvoir aux besoins les plus élémentaires de la population qui réduisirent la majorité électorale de l'ANC, sans pour autant empêcher l'élection de Jacob Zuma à la présidence. À l'époque, certains des partisans de Zuma, et en particulier Julius Malema, le leader de l'organisation de jeunesse de l'ANC, avaient promis que le futur président ne poursuivrait pas la politique pro-patronale de son prédécesseur. Mais Zuma, lui, s'était bien gardé de faire de telles promesses, faisant tout, au contraire, pour rassurer les investisseurs locaux et étrangers et les convaincre que le pays serait dans de bonnes mains. Et, bien sûr, de ce point de vue, il a rempli ses promesses.

Pour se couvrir, les politiciens de l'ANC n'en finissent pas de rappeler à quel point les conditions sociales se sont améliorées depuis la première élection multiraciale, en 1994. Mais la vérité est que ces changements sont si minimes que c'en est une honte.

Par exemple, la proportion de la population qui n'a pas de « logement formel » - c'est-à-dire habitant dans une hutte ou un bidonville - est passée de 36 % en 1994 à 25 % en 2009, et encore ces chiffres ne tiennent-ils pas compte de la population immigrée. Qui plus est, les « logements formels » construits par l'État depuis 1994 sont de si mauvaise qualité que leurs habitants doivent souvent fournir eux-mêmes les portes et les fenêtres, voire même le toit.

Les chiffres officiels indiquent que la proportion de la population ayant accès au réseau d'eau potable est passée de 62 à 89 % et que la proportion des habitants connectés au réseau électrique est passée de 50 à 75 %. Mais pour les plus pauvres, il y a des limites à cet accès. Par exemple, dans le cas de l'eau, tout le monde a droit à 50 litres d'eau par jour gratuitement. Mais au-delà, il faut payer.

En revanche rien n'a changé pour la collecte des ordures ménagères : 53 % des foyers en bénéficiaient en 1994 et 53 % en bénéficient aujourd'hui ! De même pour les égouts. Si 50 % des familles noires disposent maintenant de toilettes avec chasse d'eau, contre 30 % en 1994, cela ne signifie pas pour autant qu'elles sont reliées au tout-à-l'égout.

Les deux seuls domaines où l'on note des changements importants sont ceux du traitement du sida - 900 000 patients bénéficient maintenant d'un traitement anti-rétroviral financé par le gouvernement, ce qui constitue un gros progrès, même si cela représente encore un peu moins de la moitié de ceux qui en auraient besoin - et l'introduction récente de la scolarité gratuite, qui reste cependant limitée par un manque aigu d'enseignants qualifiés et de fonds pour les payer.

En revanche, la dernière étude officielle sur les conditions de vie des foyers, datant du mois de mai, révèle que 20 % des foyers ne mangent pas à leur faim. S'il est un indicateur de la pauvreté du pays, c'est bien celui-là ! Une pauvreté confirmée par le fait que près de la moitié de la population vit avec moins de 1,60 euro par jour et un tiers avec moins de 0,80 euro. Quant à l'aide sociale de l'État, que perçoivent 13 millions de personnes, sous une forme ou une autre, elle est très insuffisante pour satisfaire aux besoins alimentaires de foyers qui n'ont pas d'autres ressources.

La classe ouvrière et la crise

L'année dernière, près de 900 000 emplois ont disparu dans l'économie du fait de la crise, auxquels sont venus s'ajouter les licenciements qui ont suivi la fin des travaux pour le Mondial dans le BTP. Officiellement le taux de chômage est de 25,2 %. Mais aussi important que soit ce chiffre, comme partout ailleurs, il sous-estime la gravité de la situation en ne tenant compte que d'une partie des chômeurs. Le gouvernement lui-même le reconnaît dans ses publications officielles : « Lorsque l'on prend en compte ceux qui ont abandonné la recherche d'un emploi, la situation devient réellement alarmante : 60 % des habitants ne travaillent pas et près de 50 % des jeunes n'ont jamais eu d'emploi. » Et cela explique sans doute pourquoi parmi la jeunesse noire, dont le taux de chômage est deux fois plus élevé que celui des adultes, le suicide occupe la deuxième place parmi les causes de mortalité : 20 % des jeunes de 15 à 17 ans ont tenté de se suicider au cours des seuls six derniers mois.

Même ceux qui ont la « chance » d'avoir un emploi n'en restent pas moins pauvres. Les seules statistiques disponibles sur les salaires, celles de 2008, indiquent que cette année-là,les troisquarts de la population ayant un emploi gagnaient moins de 500 euros par mois et, dans la plupart des cas, beaucoup moins, cela alors que les prix des produits courants sont sensiblement les mêmes qu'en France, voire un peu plus élevés s'agissant de produits tels que le savon industriel et autres produits industriels. Et pourtant, à cette époque-là, la crise n'avait pas encore fait ses ravages dans le pays. En revanche, de très nombreux emplois avaient déjà disparu du fait de l'épuisement de nombreuses mines.

Cette année, dans son budget annuel publié en février, le gouvernement s'est vanté de ce que le pays aurait « surmonté sa plus sévère récession depuis 1992 », prédisant une croissance de 2,7 % pour cette année. Ces belles paroles, que l'on a entendues, il est vrai, aux quatre coins de la planète, étaient-elles une façon de justifier implicitement les « bienfaits » du Mondial ? On peut le penser si l'on en juge par la déclaration du ministre des Transports, Sbu Ndebele, lors de l'ouverture de la nouvelle gare de Durban, près du stade de Mabhida, le 7 juin : « Ce que nous avons dépensé en infrastructure pour le Mondial n'est rien encore. Nous allons construire comme nous ne l'avons jamais fait dans le passé [...] et cela occupera pour les trois années à venir tous ceux qui ont participé à la construction des stades et autres projets du Mondial. »

Ce n'est pas qu'il n'y ait pas besoin de nouvelles infrastructures, bien sûr, qu'il s'agisse de routes, de logements, d'hôpitaux, etc. Mais pour l'instant, le gouvernement en est encore à rechercher de quoi boucher les trous de ses finances. Il vient juste de conclure péniblement un accord en vue d'un prêt de la Banque mondiale pour financer un replâtrage d'une infrastructure électrique notoirement défaillante. Où trouvera-t-il de quoi financer les constructions dont parlait Ndebele après la ponction du Mondial ? Les 900 000 travailleurs qui ont perdu leur emploi l'an dernier risquent fort d'avoir à attendre encore longtemps avant d'en retrouver un.

Tirs au but - contre le patronat

Tout au long de l'année 2009, des milliers de travailleurs ont fait grève et sont descendus dans la rue pour les salaires et les conditions de travail. On vit même la police de Johannesburg se mettre en grève pour exiger le renvoi de deux de ses chefs, pour corruption.

En avril 2009, les conducteurs de camions syndiqués au SATAWU participèrent à une grève nationale pour une augmentation de salaire de 15 %. Il en résulta une pénurie dans les pompes à essence et les magasins d'alimentation. Ce fut aussi en 2009 que les travailleurs municipaux se mirent en mouvement, avec une grève de 150 000 d'entre eux, également pour une augmentation de salaire de 15 %.

Durant cette année, on vit aussi des grèves parmi les conducteurs de bus, ceux des trains, les ouvriers du textile, ainsi qu'une grève sur les salaires à la radio-télévision nationale.

Mais la grève la plus importante de l'année fut celle des ouvriers de la construction des chantiers du Mondial, du 8 au 15 juillet. Il s'agissait de la première grève nationale sur ces chantiers. Ils avaient bien connu des grèves sauvages au cours des années précédentes - 26 au total en 2007 et 2008 - mais elles avaient toujours été limitées à un site ou un autre. À la grève de juillet 2009 participèrent au coude à coude 70 000 ouvriers organisés au sein du NUM (syndicat des mineurs, aujourd'hui diversifié) et du BECAWU (le syndicat traditionnel du bâtiment). La grève paralysa non seulement l'ensemble des chantiers de construction des stades et ceux du Gautrain, mais aussi, par exemple, des sites comme celui de la centrale électrique de Medupi, dans la province du Limpopo, au nord du pays. Les grévistes, qui avaient refusé une proposition d'augmentation de salaire de 10,4 %, revendiquaient une rallonge de 13 %, assortie de primes annuelles, de congés de maternité payés et d'une réduction des horaires de travail sans perte de salaire.

Dans un premier temps, les employeurs augmentèrent leur offre en proposant une rallonge 11,5 % assortie de négociations site par site et entreprise par entreprise sur le reste des revendications, mais seulement à condition que les ouvriers renoncent à leur droit de grève jusqu'au 31 août 2010, après la fin du Mondial. Finalement, les leaders syndicaux obtinrent une augmentation de salaire de 12 %, avec un salaire minimum de 300 euros par mois à compter du mois de septembre. Mais en retour, ils acceptèrent d'y adjoindre une clause anti-grève couvrant la période du 15 juillet 2009 au 31 août 2010, succombant ainsi à ce que les responsables du Comité local du Mondial décrivirent comme « la volonté d'accueillir le Mondial et d'en assurer le succès ».

Les six premiers mois de l'année 2010 ont connu un niveau similaire d'activité dans le domaine des luttes sociales. Le mouvement le plus marquant fut la grève nationale des ouvriers de Transnet, la compagnie nationale de chemins de fer. L'année précédente, on leur avait imposé une baisse de salaire, et ils avaient appris par la suite que 14 directeurs de la compagnie s'étaient partagé 4,8 millions d'euros et s'étaient attribué une augmentation de 9,4 %, ce qui alimenta leur détermination. Leur grève dura près de quatre semaines, paralysant non seulement le trafic ferroviaire, mais aussi les ports ainsi que les exportations de fruits, de vin, de voitures et de charbon. Finalement, le 27 mai, les grévistes votèrent la reprise après avoir obtenu une augmentation de 11 % assortie d'une prime de 1 %.

Malgré tous les efforts du gouvernement et de la FIFA pour contrôler tous les aspects du Mondial, il y aura au moins quelque chose qui leur aura échappé : la combativité ouvrière.

Cela commença, à la veille de l'ouverture du Mondial, par la grève des conducteurs de bus de Rea Vaya, pour obtenir la reconnaissance de leur syndicat. Or c'était précisément ces bus qui étaient censés transporter les spectateurs entre Johannesburg et le stade de Soccer City, en bordure de Soweto. Ce fut au tour des tribunaux d'entrer dans l'arène en déclarant la grève illégale. Mais quelques jours plus tard, le 14 juin, une tentative de Rea Vaya de faire travailler ses conducteurs en heures supplémentaires sans majoration déclencha une nouvelle grève, sauvage celle-là, qui condamna les spectateurs de Soccer City à... la marche à pied.

Pendant ce temps, les tribunaux déclaraient également illégale une grève pour une augmentation de 18 % projetée par les ouvriers syndiqués au NUM chez Eskom, la compagnie nationale d'électricité. Mais cela n'empêche pas d'autres catégories de travailleurs de continuer les mouvements engagés en ignorant les menaces des tribunaux, en particulier dans les municipalités. Pas plus que cela n'empêche les syndicats du secteur public de poursuivre leurs préparatifs en vue d'un mouvement de protestation face aux hausses répétées des tarifs d'électricité (25 % l'an dernier et de nouveau 25 % cette année).

Quant au Mondial, il n'a pas été seulement affecté par les mouvements des conducteurs de Rea Vaya. Le 13 juin, les agents de sécurité employés par le stade Mabhida de Durban, estimant avoir été volés par leur employeur, se mirent en grève après la rencontre Allemagne-Australie, occupèrent le stade et refusèrent d'en sortir jusqu'à ce qu'ils en soient délogés par des forces de police armées de fusils lanceurs de balles en caoutchouc. Leur exemple devait bientôt être suivi dans les autres stades du Mondial.

Trois jours plus tard, le 16 juin, c'était l'anniversaire du soulèvement de Soweto de 1976, qui est fêté chaque année en tant que « fête de la jeunesse ». À Durban, une grande manifestation rassembla les agents de sécurité qui avaient été licenciés entre-temps, des syndicalistes et des pauvres, qui profitèrent de l'anniversaire de Soweto pour exprimer leur colère. Sans doute leur cible était-elle avant tout la FIFA (des tee-shirts contre la FIFA, avec l'inscription en forme de jeu de mots « Fick FUFA », firent leur apparition dans tout le pays), permettant ainsi au régime et aux employeurs du Mondial de respirer. Il n'empêche que l'« unité nationale » censée présider au Mondial était bel et bien en lambeaux, tout comme l'assentiment tantôt tacite, tantôt explicite, des leaders syndicaux à honorer la « trève » réclamée par Zuma.

D'ailleurs, ce ne fut pas pour rien si Zwelinzima Vavi, le leader de COSATU (depuis rebaptisé du surnom affectueux de « Vavizela »), crut nécessaire de déclarer au lendemain de cette journée du 16 : « On ne doit pas laisser dire : "Minute ! il y a des visiteurs, il ne faut rien faire pour l'instant sur tel sujet, à cause de l'intérêt national." Non, notre intérêt est de défendre nos emplois et notre niveau de vie. Le Mondial ne durera qu'un mois et puis c'en sera fini. »

En attendant, les habitants des bidonvilles de Cape Flats ont fait savoir qu'écœurés d'avoir été ainsi exclus du Mondial, ils entendent organiser le leur, intitulé le Mondial des pauvres, qui opposera 36 équipes représentant différents bidonvilles de Cape Flats, chacune adoptant le nom de l'une des équipes représentées dans le Mondial. Les organisateurs ont tenu à préciser qu'ils entendaient inviter tous les petits marchands exclus des abords du Mondial officiel et toutes les familles expulsées de leur logement pour faire place aux infrastructures du Mondial.

Geste symbolique, sans doute, mais geste de défiance quand même face à un régime qui manifeste avec une telle arrogance son mépris envers les pauvres.

Il reste à souhaiter qu'une fois que le ballon de ce Mondial, baptisé cette année du nom de « Jabulani » (« Jabulani » signifie « réjouis-toi » en zoulou), sera remisé au magasin des accessoires, la classe ouvrière sud-africaine marquera de nouveaux buts contre le régime et la bourgeoisie, se donnant, cette fois, de vraies raisons de se « réjouir » !

21 juin 2010