Irlande du Nord : les émeutes des jeunes loyalistes et le Brexit

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mai-juin 2021

Cet article est adapté de la revue Class Struggle (no 112, printemps 2021), éditée par les militants du groupe trotskyste Workers’ Fight. L’original était rédigé à l’intention d’un public britannique.

Les émeutes de la jeunesse loyaliste au cours du week-end de Pâques et de la semaine suivante sont-elles le signe que l’Irlande du Nord est en passe de retomber dans la violence ?[1] Ou faut-il n’y voir qu’une explosion d’énergie refoulée, celle de jeunes ghettoïsés dans des quartiers pauvres, exaspérés par le confinement ? Tout cela n’a peut-être été qu’une tempête dans une tasse de thé. Mais les événements méritent qu’on s’y arrête, en particulier à cause du passé de l’Irlande du Nord et du rôle actuel de cette province dans la saga du Brexit. La crainte d’un retour de la violence n’a pas disparu, même si vingt-trois ans de paix relative se sont écoulés depuis la signature de l’accord du Vendredi saint[2].

Un sondage récent de la BBC a révélé que 78 % des Nord-Irlandais et 87 % des Irlandais du Sud pensent que, « tant que le statut de la province reste irrésolu […], des violences restent possibles dans le futur ». Après tout, les cocktails Molotov et les barricades sont un moyen traditionnel d’exprimer les colères collectives en Irlande du Nord. Comme l’a déclaré à un journaliste un vieil habitant de Larne (le principal port d’Irlande du Nord pour les liaisons avec l’Écosse) : « Vous me dites que la violence ne résout rien mais, d’après mon expérience, c’est la seule façon de résoudre quoi que ce soit ici ! » Cet article se propose d’examiner les facteurs qui se combinent pour expliquer les récentes éruptions de violence.

Le prétexte de l’explosion a été l’acquittement, fin mars, de dizaines de membres du Sinn Fein qui, en juillet 2020, au mépris de la législation sanitaire en vigueur, avaient participé aux funérailles de Bobby Storey, un officier de l’IRA ­(Irish Republican Army)[3]. Ce jugement a suscité de la colère chez les unionistes, et les politiciens du DUP (Democratic Unionist Party) ne se sont pas privés de faire monter la sauce[4]. D’autant plus que leur base électorale n’est plus ce qu’elle était, l’évolution démographique laissant présager que les protestants seront bientôt, pour la première fois depuis la création de l’Irlande du Nord en 1921, moins nombreux que les catholiques.

Mais le facteur principal est le Brexit, dont le Premier ministre britannique, Boris Johnson, s’est fait le champion, et ses conséquences, dont l’introduction d’une frontière douanière entre le Royaume-Uni et l’Union européenne (UE) en mer d’Irlande, c’est-à-dire au sein même du Royaume-Uni, entre l’Irlande du Nord et la Grande-Bretagne (voir carte). Cette barrière douanière est une trahison aux yeux des loyalistes, pour qui la solution négociée par Johnson avec Bruxelles ressemble beaucoup trop à une réunification de l’Irlande – leur pire cauchemar.

La bourgeoisie britannique, dont le patriotisme rime avec unionisme, est également vent debout. Selon l’hebdomadaire patronal The Economist, en mettant en œuvre le Brexit, Johnson mettrait en danger l’intégrité même du Royaume-Uni : « Les liens qui unissent le Royaume-Uni s’effilochent. Le gouvernement doit essayer de les réparer. […] L’union est désormais plus fragile que jamais. » Selon son éditorial du 17 avril 2021, si le Royaume-Uni se désunissait, il ne serait plus un acteur de premier plan, perdrait son siège au Conseil de sécurité de l’ONU, et Johnson « [resterait] dans l’histoire non pas comme l’homme qui a libéré le Royaume-Uni [des griffes de l’UE] mais comme celui qui l’a détruit ».

La charge est lourde et très exagérée. L’Irlande du Nord coûte cher, et depuis longtemps, aux finances de l’État. Et l’intérêt bien compris de la bourgeoisie britannique, même si elle ne semble pas capable de l’admettre, serait de se débarrasser enfin de cette épine dans le pied héritée de la « solution irlandaise » de 1921, en remettant l’Irlande du Nord à la République d’Irlande, pour que ses six comtés rejoignent enfin les 26 comtés du Sud, pour autant que la République d’Irlande soit d’accord.

Un acquittement allume le feu

Quand le procureur a décidé de ne pas poursuivre les participants aux funérailles de Storey (ils étaient 2 000, au lieu des 10 autorisés), la Première ministre DUP, Arlene Foster, a poussé des hauts cris, encourageant tous ses disciples à faire de même[5]. Le DUP a allégué que les services de police d’Irlande du Nord (la PSNI) avaient fermé les yeux sur cette transgression[6]. La présence aux funérailles de la vice-Première ministre Sinn Fein, Michelle O’Neill, a donné un motif de plus à Foster pour faire un scandale.

Un enterrement et un acquittement ont donc servi de justification aux émeutes des jeunes loyalistes. Plusieurs nuits d’affilée, ils ont lancé des pierres et des cocktails Molotov sur la police, détourné et brûlé des voitures ainsi qu’un bus. Il est cependant notable qu’il n’y a pas eu d’escalade, que les émeutes n’ont pas dégénéré en conflit intercommunautaire. À Belfast, c’est à peine s’il y eut des échauffourées autour du fragile « mur de la paix » séparant le quartier loyaliste-protestant de Shankill et celui, nationaliste-catholique, de Falls Road[7]. Si des attaques ont visé des catholiques à Carrickfergus, elles sont restées isolées. En fait, il semble que la vieille garde loyaliste ait par exemple peiné à recruter des jeunes pour aller manifester devant des commissariats de la PSNI.

Une frontière en mer d’Irlande

Qu’en est-il du Brexit en tant que facteur de nouveaux Troubles[8] ? Johnson a sans aucun doute déçu les unionistes. En 2019, n’avait-il pas déclaré devant un congrès du DUP qu’en tant qu’unioniste lui-même (le nom officiel du Parti conservateur est : Parti conservateur et unioniste), il jugeait hors de question de placer un seul poste douanier entre la Grande-Bretagne et l’Irlande du Nord ? Mais, à peine devenu Premier ministre, il a accepté la proposition faite par les dirigeants de l’Union européenne d’une telle frontière en mer d’Irlande. Le comble, c’est qu’en 2016, le DUP n’avait pas ménagé sa peine pour soutenir le camp de Johnson, celui du Brexit, lors du référendum – même si finalement le vote dans la province a donné la majorité (56 %) aux adversaires du Brexit, pour un taux de participation de 62,7 %. Les unionistes n’ont donc pas complètement tort de voir dans l’arrangement actuel, qui intègre l’Irlande du Nord à l’union douanière et au marché unique formés par les pays de l’UE, dont la République d’Irlande, comme un avant-goût de leur pire crainte : la fin du rattachement de l’Irlande du Nord à la Grande-Bretagne et l’avènement d’une Irlande réunifiée.

Le protocole nord-irlandais inclus dans l’accord du Brexit garantit que l’accord du Vendredi saint ne sera pas rompu. L’accord de paix de 1998, qui a de fait mis fin aux Troubles, s’est notamment traduit par l’effacement de la frontière jusqu’alors « dure » entre le Nord et le Sud. C’était censé être un arrangement permanent, un geste de bonne volonté envers les nationalistes, et en même temps un message adressé aux unionistes sur le thème : « Avec une frontière aussi invisible entre le Nord et le Sud, l’unification constitutionnelle de l’Irlande ne sera jamais nécessaire. » De fait, depuis vingt-trois ans, les populations du Nord et du Sud, dont les nombreux travailleurs frontaliers, se déplacent librement, comme s’il n’y avait pas de frontière ; jusqu’à 7 000 camions par jour franchissent cette frontière virtuelle sur la quatre-voies reliant Belfast et Dublin.

Néanmoins, le protocole comprend un article qui prévoit la possibilité du rétablissement unilatéral d’une frontière effective entre le Nord et le Sud, soit par Bruxelles soit par Londres, dans le cas où l’un des signataires jugerait que l’application du Brexit par l’autre est de nature à causer « des difficultés économiques, sociales ou environnementales ». Oubliant les prétentions pacificatrices de l’accord de 1998, et Londres et Bruxelles ont déjà menacé d’y avoir recours[9].

Le Brexit a beau avoir été préparé depuis plus de quatre ans, la marche vers de nouveaux contrôles douaniers n’a pas été un long fleuve tranquille et leur entrée en application s’est révélée une farce sinistre pour les personnes concernées. Dès que le Brexit est devenu officiel, le 31 janvier, les importations de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord vers la République d’Irlande ont chuté de 65 %. Des camions de marchandises agricoles ont été retenus et leur contenu a pourri. De nombreux articles ont disparu des rayons des supermarchés, alors même que tous les contrôles exigés par le protocole n’étaient pas encore en place. En décembre 2020, la Grande-Bretagne et l’UE avaient convenu d’un état de grâce de trois mois avant d’exiger les certificats agroalimentaires de la part des supermarchés et de leurs fournisseurs. Vu les désordres actuels, ce sursis a été prolongé jusqu’en octobre 2021. C’est ce que Johnson a appelé « lisser les choses, se débarrasser des protubérances indésirables », quand la BBC lui a demandé, au lendemain des émeutes, ce qu’il comptait faire pour régler les soucis frontaliers. C’est bien parce que la question est incendiaire que le comité mixte Royaume-Uni-UE, chargé de superviser la mise en œuvre du protocole, a accepté ce délai. Mais il ne résout pas le problème sous-jacent. De deux choses l’une : soit l’UE, pour sauver le protocole nord-irlandais, permet à Johnson de prolonger ce délai indéfiniment ; cela reviendrait à effacer la frontière douanière en mer d’Irlande et donc, pour l’UE, à accepter un grand trou dans son marché unique, puisque toutes sortes de marchandises pourraient dès lors transiter sans contrôle de l’UE entre l’Irlande et la Grande-Bretagne. Soit elle insiste pour des contrôles entre le Sud et le Nord, mais c’est risquer la fin du protocole nord-irlandais et une violation de l’accord de 1998, avec toutes les conséquences qui en découleraient. Or ce saut dans l’inconnu est ce que tous les hommes d’État cherchent à éviter, y compris le nouveau président américain, Joe Biden. Quelle est donc l’issue ? Difficile d’imaginer autre chose qu’une concession de l’UE à Johnson sur ce point.

Un rugissement ou un dernier soupir ?

Dans le port unioniste de Larne, un slogan tagué sur un mur proclame : « Tous les employés des douanes sont des cibles. » Et sur des affiches on peut lire : « L’Ulster est britannique, pas de frontière au sein du Royaume-Uni ! », signé : « Les unionistes contre le protocole »[10]. Ces menaces ne sont pas surprenantes. Dès l’élaboration du protocole, certains avaient averti que, si des postes de douane visibles étaient créés, ceux-ci deviendraient des cibles pour les paramilitaires des deux bords – les unionistes visant les postes qui matérialiseraient une frontière en mer d’Irlande, les républicains ceux qui matérialiseraient le retour à une frontière terrestre entre le Nord et le Sud.

Le 4 mars, le LCC (Loyalist Communities Committee), une organisation qui prétend parler au nom de l’ensemble des loyalistes mais est d’abord le porte-voix des paramilitaires (l’UVF, l’UDA et le Red Hand Commando[11]), a prévenu Johnson qu’il retirait temporairement son soutien à l’accord de 1998, « jusqu’à ce que […] le protocole soit amendé pour garantir la libre circulation des biens, des services et des citoyens dans tout le Royaume-Uni ». Est-ce une menace voilée, annonçant un retour aux armes ? Ils assurent que non, se disant « déterminés à ce que l’opposition unioniste au protocole soit pacifique et démocratique ». Mais ils précisent à Johnson qu’il ne devrait pas « sous-estimer le puissant ressenti de la famille unioniste sur cette question ». Précisons que le LCC a été fondé en 2015, avec pour but explicite de représenter les loyalistes de milieu ouvrier, qui se sentaient ignorés par les partis politiques existants. Selon le porte-parole du LCC, « Johnson doit rendre des comptes ; notre avertissement est là pour lui montrer qu’il doit tenir compte, au-delà des protestations de nos élus à l’Assemblée législative, de la forte colère de notre base, palpable partout en Irlande du Nord. »

Johnson n’a pas réagi à ce message. Quatre semaines plus tard, les émeutes éclataient à Derry, dans le quartier ouvrier et unioniste du Waterside. Certains disent que des paramilitaires loyalistes ont été vus en train de pousser des jeunes de ce ghetto à l’action. On a aussi mis sur le compte des sentiments monarchistes de ces jeunes le retour au calme après la mort du mari de la reine le 9 avril. Mais, au regard des émeutes du passé, les dernières en date font pâle figure. Comme si le lion loyaliste, incapable de rugir, en était réduit à geindre.

Un centenaire contesté

Le 3 mai 2021 aura lieu un centenaire très contesté, celui de la partition de l’Irlande le 3 mai 1921. Or c’est précisément cette division en deux de la plus ancienne colonie de la Grande-Bretagne qui est à l’origine des conflits qui ont agité la province depuis un siècle. Cet anniversaire, s’il peut être célébré du côté des habitants protestants et unionistes, ne risque pas de l’être du côté catholique et nationaliste. Il y a cent ans, la partition de l’Irlande lui retira 6 de ses 32 comtés pour constituer le territoire d’Irlande du Nord, taillé sur mesure pour que les unionistes y soient majoritaires. Sa population à l’époque dépassait à peine le million d’habitants et elle reste modeste aujourd’hui : 1,8 million. Cette entité est vraiment une bizarrerie : un minuscule territoire avec sa propre Assemblée législative, son propre exécutif et sa propre fonction publique, le tout subventionné entièrement par un gouvernement basé à Londres.

Sans surprise, le centenaire est devenu une pomme de discorde de plus entre unionistes et nationalistes. Une bonne moitié de la population n’aura pas le cœur à fêter quoi que ce soit : ceux qui se considèrent plus Irlandais que Britanniques, qu’ils soient ou non partisans du Sinn Fein ou d’autres groupes nationalistes. O’Neill a déclaré qu’elle ne « célébrerait jamais » la partition, expliquant : « Le Nord a été bâti sur les divisions religieuses et sur des tripatouillages électoraux faits pour garantir aux unionistes la majorité. […] Nous demeurons prisonniers de l’héritage de la partition, sur les plans social et politique comme dans la vie quotidienne, dans notre vie comme dans nos sociétés. » Tout cela est indéniable. De son côté, Foster a mis ses conditions pour participer aux festivités : « Il faut reconnaître la réalité : l’Irlande du Nord fait partie du Royaume-Uni. » Nul doute qu’à ses yeux cet état de fait a vocation à être éternel. Compte tenu de ces contestations, l’organisation de la fête a été retirée des mains des deux partis qui se partagent les rênes du gouvernement nord-irlandais. C’est le secrétaire d’État britannique chargé de l’Irlande du Nord qui officiera comme maître de cérémonie. Mais sa tentative de transformer l’événement en un festival culturel non partisan et destiné aux jeunes risque de faire long feu.

Aujourd’hui, notamment parce que les catholiques d’Irlande du Nord émigrent moins qu’avant, le camp unioniste n’est plus dans la même position dominante qu’autrefois d’un point de vue démographique. C’est du même coup la domination du DUP dans le champ politique qui est fragilisée. Le dernier recensement de la population, effectué en mars, confirmera sans doute que la proportion unionistes/nationalistes, ainsi que la proportion protestants/catholiques, est proche du fifty-fifty, avec peut-être même un léger avantage (51 % contre 49 %) aux nationalistes. Qui plus est, les vieux conflits intercommunautaires parlent moins à la jeune génération. Néanmoins, comme la configuration électorale issue de l’accord de 1998 tend à renforcer les divisions entre communautés, ces changements ne peuvent avoir qu’un impact indirect sur les résultats des élections à l’assemblée d’Irlande du Nord, les prochaines étant prévues en 2022.

Un sondage récent sur les intentions de vote a placé le DUP derrière le Sinn Fein. Si les unionistes, qui se sentent plus britanniques qu’irlandais et votent traditionnellement pour le DUP, n’obtiennent plus la majorité absolue, pour la première fois dans l’histoire de l’Irlande du Nord il pourrait y avoir un Premier ministre Sinn Fein. Cela pourrait également signifier que la disposition de l’accord sur le Brexit permettant à l’assemblée d’Irlande du Nord de revoter dans quatre ans sur le protocole n’aboutira pas forcément à sa révocation, contrairement à ce que les unionistes pouvaient espérer. Dès aujourd’hui, il manque six sièges au DUP pour être en mesure d’avoir à l’Assemblée la majorité nécessaire pour voter contre le protocole. Dans cette situation, quel choix reste-t-il aux unionistes, si ce n’est de faire autant de bruit que possible, y compris à l’extérieur du Parlement ?

L’hypothèse d’un royaume désuni

La question du statut de l’Écosse pourrait avoir des répercussions en Irlande du Nord. Le sondage de la BBC mentionné plus haut indique que 60 % des Irlandais du Nord pensent que l’indépendance de l’Écosse rendrait une Irlande unie plus probable. Cependant, c’est le gouvernement britannique qui a le dernier mot en ce qui concerne l’autorisation d’un nouveau référendum sur l’indépendance de l’Écosse, et il a déjà fait savoir que l’autorisation ne sera pas accordée de sitôt[12]. Pour ce qui est de l’Irlande du Nord, l’accord de 1998 stipule qu’un référendum sur la réunification de l’Irlande doit être proposé « si une majorité en faveur de la réunification apparaît probable ». Mais c’est en dernier ressort le gouvernement britannique qui juge de cette probabilité. L’accord de 1998 stipule également qu’il devrait, en cas de référendum, y avoir un scrutin simultané au Sud également, mais se garde bien d’entrer dans les détails quant aux modalités pratiques. En fait, pour le moment, un tel référendum semble très improbable.

Le sondage de la BBC révèle d’ailleurs que 55 % des personnes interrogées dans le Nord pensent que l’Irlande du Nord fera toujours partie du Royaume-Uni dans dix ans, contre 32 % qui pensent qu’elle aura rejoint les 26 comtés du Sud d’ici là. Encore plus décourageant pour les nationalistes, il y a les résultats de ce sondage au Sud. Seuls 37 % des sondés pensent qu’un référendum sur la réunification devrait avoir lieu dans les cinq ans. Et seuls 51 % ont déclaré qu’ils voteraient pour que le Nord fasse partie de la République s’ils pouvaient voter sur cette question aujourd’hui. Tous ces indices convergent vers le report aux calendes grecques d’un tel référendum.

On comprend les réticences des électeurs ouvriers d’Irlande du Nord quant à la perspective d’une réunification de l’île : elle signifierait la perte du système de protection sociale dont ils bénéficient en tant que citoyens du Royaume-Uni, en particulier la fin de l’accès aux soins gratuits encore à peu près garanti par le NHS (National Health Service). Cette crainte est probablement le facteur le plus important en faveur du statu quo en Irlande du Nord. Elle a été renforcée lorsque les vaccins sont devenus disponibles au Nord avant de l’être au Sud, et qu’on a vu des résidents en République d’Irlande titulaires d’un numéro du NHS franchir la frontière pour faire valoir leur droit à se faire vacciner gratuitement en Irlande du Nord. Voilà qui explique sans doute pourquoi les rugissements du lion loyaliste ne sont pas si tonitruants. La réalité, c’est que l’existence de l’Irlande du Nord à court terme n’est pas vraiment menacée, pas plus que l’unité du Royaume-Uni. Si The Economist et la classe que l’hebdomadaire représente, la bourgeoisie, font tant de bruit sur ces thèmes, c’est en fait moins à cause d’un supposé « problème irlandais » que parce qu’ils reprochent à leur parti traditionnel, le Parti conservateur, et à son leader actuel, Boris Johnson, un Brexit coûteux économiquement dont ils se seraient bien passés, dans un contexte d’incertitude financière mondiale, le tout aggravé par les incertitudes liées à la pandémie.

Des divisions à surmonter, des frontières à casser

Pour la classe ouvrière d’Irlande du Nord, ce sont les divisions dans ses propres rangs qui restent la question toujours brûlante. Le statut relativement privilégié des travailleurs protestants par rapport aux travailleurs catholiques n’est certes plus ce qu’il était, mais pour des raisons largement défavorables à la classe ouvrière dans son ensemble. Ce déclassement est dû aux suppressions d’emplois en série, qui se poursuivent encore, et à l’appauvrissement du monde du travail dans son ensemble, que l’épidémie de Covid-19 a accéléré. En Irlande du Nord, aujourd’hui, la pauvreté affecte tout le monde, quelle que soit l’église fréquentée par vos ancêtres ou les couleurs que vous arborez[13]. Certes, les ghettos catholiques demeurent souvent les plus mal lotis. Mais ce qui a changé depuis vingt ans, c’est que les difficultés se sont aggravées en frappant tout le monde de manière plus uniforme qu’avant.

Ce qui reste choquant en Irlande du Nord, c’est son arriération sociale presque surréaliste. L’éducation des enfants est toujours ségréguée selon l’appartenance religieuse. Le système de représentation politique encourage lui aussi la perpétuation des divisions confessionnelles. De sorte qu’en Irlande du Nord existe un système bipartite opposant les camps nationaliste-catholique et unioniste-protestant, sans que les petits partis étrangers à ces barrières aient voix au chapitre.

À la fin des années 1960, le mouvement pour les droits civiques vit les pauvres s’unir, en dehors des chapelles habituelles, pour obtenir le droit de vote dont les non-propriétaires étaient jusqu’alors privés, avant de devoir faire face, à partir de 1969, aux soldats de l’armée britannique. Le droit de vote durement gagné ne leur a pas permis de changer leur sort. Ce qui ne veut pas dire que l’alternative au bulletin de vote est la bombe. Mais il y a une chose qui n’a pas été tentée, en tout cas pas à grande échelle, depuis cette époque : c’est une lutte de classe collective, unissant les travailleurs au-delà des divisions communautaires.

Le Brexit a fait remonter à la surface les vieilles rengaines des chefs loyalistes. Mais Johnson, unioniste proclamé, contribue à sa façon au discrédit de l’unionisme en Irlande du Nord. Peut-être le galimatias ultra-nationaliste des loyalistes est-il enfin en train d’être démasqué pour ce qu’il est vraiment : une escroquerie de la classe dirigeante, qui n’a rien à voir avec les intérêts des travailleurs. Parce que, pour la classe ouvrière, les frontières sous toutes leurs formes – terrestres ou maritimes – sont à rejeter, « murs de la paix »  compris ; parce qu’elles ne font que diviser les rangs des travailleurs, elles méritent de voler en éclats.

4 mai 2021

 

[1]     En Irlande du Nord, on appelle loyalistes ou unionistes les partisans du maintien de l’Irlande du Nord au sein du Royaume-Uni ; ce sont souvent des descendants des colons anglais et écossais, historiquement de confession protestante. On appelle nationalistes ou républicains les partisans du rattachement de l’Irlande du Nord à la République d’Irlande ; ce sont souvent des descendants des colonisés irlandais, historiquement de confession catholique.

 

[2]     Cet accord fut signé en 1998 à Belfast, la capitale de l’Irlande du Nord, par les Premiers ministres britannique et irlandais, par les dirigeants des partis unionistes et nationalistes modérés, ainsi que par la direction du Sinn Fein, le principal parti républicain. Il accoucha d’une Assemblée législative et d’un gouvernement nord-irlandais. À plusieurs reprises depuis 1998, cet exécutif a été suspendu, faute d’accord entre les partis ; c’est alors Londres qui a repris la main.

 

[3]     À partir de 1969, l’IRA fut le principal groupe paramilitaire du côté nationaliste.

 

[4]     Le DUP, principal parti unioniste d’Irlande du Nord depuis 2004, est le seul des quatre grands partis de la province à avoir refusé de signer l’accord de 1998. Fondé par un pasteur presbytérien, c’est un parti ultra-réactionnaire.

 

[5]     Depuis la rédaction de cet article, Foster a démissionné de ses postes de Première ministre et de cheffe du DUP (le 28 avril), à la suite d’une motion de défiance émanant de figures de proue de son parti.

 

[6]     Accuser la police nord-irlandaise de complaisance envers le camp nationaliste, c’est un drôle de retournement, alors qu’elle a longtemps été composée quasi exclusivement d’unionistes, impitoyables envers les républicains ou supposés tels.

 

[7]     Les mal nommés « murs de la paix » se sont multipliés dans les villes nord-irlandaises depuis l’accord de 1998, pour séparer les quartiers unionistes des quartiers nationalistes.

 

[8]     « Les Troubles », c’est l’euphémisme utilisé par les gouvernements britanniques pour désigner les violences des années 1969-1998, qui firent plus de 3 500 tués. 1969 vit l’envoi de troupes britanniques en Irlande du Nord au prétexte d’y ramener la paix, à l’heure où les pogroms loyalistes contre les quartiers nationalistes se multipliaient. Ce fut en fait le début d’une occupation militaire impérialiste, que l’IRA combattit initialement avec les méthodes d’une guérilla nationaliste, puis par le terrorisme.

 

[9]     L’UE a par exemple brandi cette menace fin janvier, au moment où l’entreprise britannique AstraZeneca tardait à fournir au continent européen les quantités de vaccins promises. Et Johnson la brandit dès que l’UE trouve à redire à ses initiatives.

 

[10]    Ulster est utilisé par les unionistes comme un synonyme d’Irlande du Nord. En fait, quand le gouvernement britannique procéda à la partition de l’Irlande en 1921, la nouvelle entité Irlande du Nord ne comprenait que six des neuf comtés formant l’ancienne province d’Ulster. Car, si tous les comtés avaient été intégrés au nouveau territoire, la population d’origine anglaise et écossaise, loyaliste, aurait été en minorité par rapport à la population d’origine irlandaise, nationaliste, et l’Irlande du Nord aurait perdu sa raison d’être comme tête de pont de l’impérialisme britannique sur l’île d’Irlande.

 

[11]    Le Commando de la main rouge s’intitule ainsi en référence au vieux symbole loyaliste de la main rouge levée en signe d’allégeance à la couronne britannique. L’Ulster Voluntary Force (UVF) et l’Ulster Defence Association (UDA) sont les principaux groupes loyalistes à avoir usé de terrorisme pendant les Troubles.

 

[12]    Le référendum sur l’indépendance de l’Écosse organisé en 2014 avait donné une majorité de 55 % des voix aux partisans du maintien de l’union, contre 45 % en faveur de la sécession.

 

[13]    Les unionistes se parent du bleu-blanc-rouge du drapeau britannique, l’Union Jack ; les nationalistes du vert-blanc-orange de la République d’Irlande, ou juste du vert et du blanc, car la couleur orange représente l’élément protestant, le monarque Guillaume d’Orange ayant été l’un des rois d’Angleterre responsables de la colonisation de l’Irlande.