Biden : essais de relance d’un capitalisme empêtré dans sa crise

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mai-juin 2021

À la Maison-Blanche depuis cent jours, le démocrate Joe Biden veut donner un coup de fouet à l’économie américaine au moyen de plans de relance ambitieux… sur le papier du moins. Les sommes qu’il veut y injecter se chiffrent en milliers de milliards de dollars de dépenses étatiques qui devraient, selon Biden, être financées en partie par des hausses d’impôts pour les entreprises et les riches. Bien qu’une bonne partie de ce programme n’en soit encore qu’au stade des déclarations d’intention, il n’en faut pas plus aux commentateurs pour gloser sur un président qui emmènerait les États-Unis à gauche toute.

Les plans de relance de Trump

Les États-Unis, comme le reste du monde, ont été frappés par l’aggravation brutale de la crise économique en 2020. Pour résumer la situation, l’économie américaine a subi une récession de 3,5 % l’an dernier. Et cela malgré un premier plan de relance lancé sous Trump en mars 2020, chiffré à 2 000 milliards de dollars. Cette somme est 2,5 fois plus importante que ce que l’État américain avait injecté dans l’économie pour tenter de la sortir du bourbier de la crise des subprimes en 2007-2009.

Ce plan avait été adopté à la presque-unanimité du Congrès, au moment où pourtant républicains et démocrates se déchiraient en vue des élections de novembre 2020. La plus grande partie des sommes mobilisées a profité directement ou indirectement aux capitalistes. Mais ce plan incluait aussi un chèque de 1 200 dollars (environ 1 000 euros) par personne − le double pour un couple − gagnant moins de 75 000 dollars annuellement, plus 500 dollars par enfant ; ainsi qu’une extension de la durée d’indemnisation des chômeurs et un coup de pouce fédéral de 600 dollars par semaine à leurs allocations, dont les montants sont fixés par chaque État. On retrouve ce même type de mesure dans les plans suivants, mais avec des allocations chômage supplémentaires de plus en plus pingres.

Un second plan de 900 milliards a été mis en œuvre fin 2020, juste après la victoire électorale de Biden, pendant la période de transition, agitée cette fois-ci, avec l’administration républicaine sortante de Trump, et sous la majorité républicaine sortante au Sénat. Il contenait un chèque de 600 dollars par personne et, cette fois, 300 dollars par semaine d’allocations chômage fédérales.

Ces plans ont-ils sorti l’économie américaine de l’ornière ? Au premier trimestre 2021, la croissance semblait de retour avec un rythme annuel de 6,4 %, sans que les pertes de 2020 n’aient été comblées. Tout juste peut-on penser que l’intervention de l’État a empêché jusqu’à présent l’effondrement total de l’économie, ce que la classe capitaliste est tout à fait incapable de faire par elle-même.

Mais si, du point de vue de la bourgeoisie, l’économie semble repartie avec son lot de bulles spéculatives — qui d’ailleurs font peser la menace d’un nouveau krach – il n’en est pas de même pour les classes populaires. Le seul chiffre du taux de chômage de février 2021 en témoigne : le Pew research center (institution renommée) l’estime trois fois plus élevé qu’un an auparavant.

Et ceux de Biden

Telle est la situation que Biden a trouvée en prenant ses fonctions en début d’année. À son tour, il a initié en février 2021 le troisième plan de relance, chiffré à 1 900 milliards de dollars. Comme les précédents, ce « plan de secours américain » a inclus un chèque de 1 400 dollars pour ceux qui gagnent moins de 75 000 dollars annuellement et une nouvelle extension de la durée des allocations chômage. Biden n’a rien inventé. Il n’a pas non plus été le premier à arroser la bourgeoisie, en accordant par exemple 15 milliards aux grandes entreprises du transport aérien.

Mais ce n’est pas le président américain qui peut décider du budget de l’État fédéral. Les règles du parlementarisme américain réservent au Congrès le pouvoir de décision en matière budgétaire. Actuellement les démocrates, le parti de Biden, sont majoritaires à la Chambre des représentants mais à égalité en sièges avec les républicains au Sénat, où seule la voix supplémentaire attribuée à la vice-présidente Kamala Harris leur assure une majorité. Ce plan de dépense ne nécessitait que la majorité simple au Sénat. Il est passé sans qu’aucun républicain ne vote pour, alors qu’on aurait pu le confondre avec les précédents plans de Trump. Mais pour qu’aucun sénateur démocrate ne manque à l’appel, Biden a dû composer avec les courants politiques divers qui traversent le Parti démocrate, qu’en France on étiquetterait comme allant de la droite modérée à la gauche.

Le chantage du sénateur démocrate Manchin de Virginie-Occidentale lors du vote du troisième plan de relance a ainsi été l’occasion pour Biden d’abandonner une de ses principales promesses de campagne : le relèvement à 15 dollars de l’heure du salaire fédéral minimum, qui aurait bénéficié à 27 millions de salariés mais mécontenté le patronat. Cela a entraîné en réaction la critique de l’aile gauche des démocrates.

En mars, Biden a annoncé un autre « plan pour des emplois américains » destiné à remettre à niveau les infrastructures matérielles indispensables, qui sont très délabrées – routes, ponts, système scolaire public, système de santé et bien d’autres services utiles à la population, – qui ont absolument besoin des milliers de milliards dont elles ont été privées pendant des décennies et qui s’accumulent sur les comptes de Jeff Bezos, d’Elon Musk et autres milliardaires. C’est un aveu quant aux failles du capitalisme américain.

Il est possible que l’État fédéral américain finisse par investir tout ou partie de ces 2 300 milliards de dollars sur quinze ans pour tenter de combler ce retard, ce qui au passage pourrait créer des emplois. Que l’État, comme sous Roosevelt dans les années 1930, mais aussi en France après la Deuxième Guerre mondiale, soit obligé de se substituer aux capitalistes pour investir dans les infrastructures ne serait pas pour autant du socialisme. Ce type d’étatisme est là pour éviter aux capitalistes d’avoir à engager des investissements lourds et leur permettre de consacrer leurs capitaux à des placements plus rentables à court terme. Au passage, ce sont leurs entreprises qui prospèrent grâce à ces commandes d’État.

Biden a justifié ces investissements à long terme par le besoin des États-Unis de rester en tête de la compétition globale dans tous les domaines, avec les autres puissances, alliées comme l’Europe, rivales comme la Russie ou ennemies potentielles comme la Chine. Le New York Times titrait d’ailleurs : « Biden lie les plans de relance à la compétition avec la Chine ».

Alors, lorsque le quotidien français Libération a titré récemment : « Biden, un nouveau Roosevelt », ce qui se voulait élogieux, s’est-il souvenu que sous Roosevelt le capitalisme n’avait tourné la page de la crise qu’en réarmant les États-Unis et en préparant activement une guerre dévastatrice dans le Pacifique, qui a déchaîné à l’époque toute l’agressivité de l’impérialisme américain contre le Japon et qui s’est conclue par l’emploi de la bombe atomique rasant deux villes ?

Pour l’instant les discours très antichinois de Biden, prenant le relais sur les tweets de Trump sur le « virus chinois », ont eu malheureusement un effet concret : légitimer le racisme anti-asiatique. Ce qui a certainement joué un rôle dans la motivation du tueur qui a assassiné six femmes asiatiques à Atlanta fin mars.

En avril 2021, Biden a encore annoncé un nouveau plan de dépenses publiques, le « plan des familles américaines », pour 1 800 milliards de dollars sur dix ans. Il regroupe des mesures d’ordre divers : par exemple favoriser la scolarisation en crèche, ou la gratuité de deux années d’études dans les universités locales, les seules à peu près accessibles aux enfants des classes populaires, mais dont les diplômes ont une valeur faible sur le marché du travail. Les mesures sociales de ce plan s’apparentent à ce qui existe depuis longtemps dans beaucoup de pays d’Europe occidentale.

Pour l’instant, ces deux derniers plans n’ont pas dépassé les déclarations d’intention.

Le financement des dépenses publiques

Il est vrai que Biden a fait des déclarations tonitruantes : « Il est temps que les très riches et les grandes entreprises commencent à payer leur juste part » ; et, s’adressant à des sympathisants démocrates en Géorgie : « Wall Street n’a pas construit ce pays. Vous l’avez construit. » La gauche française s’en extasie. Peut-être éprouve-t-elle de la nostalgie pour les paroles de campagne de François Hollande qui, en 2012 avait déclaré que la finance était son adversaire, avant de gagner l’Élysée et d’y faire venir Macron comme son conseiller, puis son ministre, finalement devenu son successeur ?

Si Biden espère doper l’économie par l’injection massive d’argent public, la question du financement de ces plans reste entière. Ceux qui voient en lui le messie de la renaissance de la gauche gouvernementale ne le jugent qu’à ses discours, pas à ce qu’il pourra faire et qui reste à voir car, sur ce volet, la coopération de sénateurs républicains lui est indispensable. C’est d’ailleurs à leur intention que Biden a lancé de vibrants appels à l’unité nationale pour redresser le pays contre la Chine : « Nous ne pouvons pas être accaparés par nos querelles au point d’oublier que la véritable concurrence se livre avec la Chine. Pour l’emporter nous devons investir. »

Biden commence un processus de négociation avec eux, ainsi qu’avec certains élus démocrates qui veulent aussi réduire la portée de ses plans initiaux. Ces sénateurs peuvent bloquer les intentions présidentielles en estimant que cet argent serait mieux utilisé ailleurs, par exemple en allant directement enrichir les milieux d’affaires qui leur sont proches, et plus encore bloquer leur financement.

Biden a annoncé depuis longtemps, au cours de sa campagne électorale, qu’il voulait relever le taux d’imposition sur les bénéfices des entreprises de 21 % à 28 %, ce qui prendrait le contrepied de Trump, qui l’avait baissé. Il n’est pas impossible que le Congrès adopte cette hausse, tant les besoins de financement habituels de l’État fédéral sont grands, sans même parler des milliers de milliards supplémentaires nécessités par les plans de relance qui s’accumulent. Le milliardaire Jeff Bezos a déclaré qu’il était en faveur de ce taux d’imposition. En réalité, si cette disposition était adoptée, la fiscalité sur les bénéfices ne reviendrait même pas au niveau de 35 %, où il était sous Obama… et sous le vice-président Biden. On est loin d’une « révolution fiscale ».

Biden veut aussi le retour de 37 % à 39,6 % de la tranche marginale de l’impôt fédéral sur le revenu, c’est-à-dire à la situation d’avant les baisses d’impôt pour les plus riches décidées sous Trump en 2017. Quant à la proposition de doubler les impôts sur les revenus du capital, en faisant passer leur pourcentage de 20 % à 39,6 % pour ceux qui gagnent plus d’un million de dollars par an, elle a peu de chances d’être adoptée par le Congrès.

Au chapitre des intentions, Janet Yellen, la secrétaire au Trésor (ministre des Finances) de Biden, a aussi parlé, il y a quelques semaines, d’œuvrer à un accord international pour taxer les profits mondiaux des multinationales à hauteur de 21 %. Il n’est évidemment pas près de voir le jour. Il faudra des années avant que le moindre milliard soit taxé, s’il l’est un jour.

La bourgeoisie échappe très largement aux impôts

Ce que fera vraiment Biden en matière de hausse d’impôt pour les capitalistes et leurs grandes entreprises, ce qui sortira au bout du compte des négociations avec le Congrès, n’aura en fait qu’un rapport lointain avec la contribution réelle de la bourgeoisie aux finances publiques.

En réalité, lors de la dernière année fiscale, 55 des plus grandes entreprises ayant déclaré des bénéfices au fisc américain n’ont payé aucun impôt sur ces profits. Cela a même été le cas sur les trois dernières années pour 26 d’entre elles, dont les profits cumulés se sont montés à 77 milliards de dollars. Plusieurs ont même touché un chèque du fisc pour un total de 3,5 milliards. Tout cela est le résultat des exemptions fiscales décidées par le Congrès au fil des ans.

Le Financial Times britannique, peu suspect de faire la chasse aux riches, consacrait récemment un article sur l’évasion fiscale légale aux États-Unis. Il écrivait : « La plus grande partie de cette évasion est le fait du 1 % au sommet des contribuables américains, le groupe qui se plaint le plus des taux d’imposition officiels. En pratique, les riches payent bien moins que ce qui est affiché.

Les taux officiels ne sont pas les taux réels. Le réel taux d’imposition sur les bénéfices des compagnies américaines est de 11,2 %, ce qui est inférieur à ce qui se pratique en Irlande [qui passe pour un paradis fiscal en Europe].

Au total, les États-Unis prélèvent en impôt environ 1 % de la richesse nationale produite, à comparer avec une moyenne de 3,1 % pour les pays [riches] de l’OCDE. Cet évitement de l’impôt est parfaitement légal. »

Pour ce qui est illégal, une récente étude interne de l’administration fiscale conclut que la part des revenus non déclarés est de 7 % pour la moitié la plus pauvre des ménages américains, mais qu’elle se monte à 20 % pour les 1 % les plus riches.

Biden sait tout cela. Il veut d’ailleurs augmenter le budget de l’administration fiscale (IRS), qui a perdu presque un cinquième de ses ressources depuis 2011 ; en fait un tiers si on compare à la hausse du PIB sur dix ans. Rappelons qu’Obama occupait la Maison-Blanche de 2009 à 2016, flanqué de son vice-président Biden. En 2011 presque chaque grande entreprise américaine était contrôlée chaque année par le fisc. À présent c’est moins de la moitié.

Le plus probable c’est qu’à l’avenir l’État fédéral continuera de s’endetter à grande vitesse pour combler son déficit budgétaire, comme il le fait depuis très longtemps.

« Bidenmania » à gauche

Certainement fascinée par la victoire électorale de Joe Biden à l’élection présidentielle, ce qui semble de moins en moins à sa portée ici, la gauche française s’extasie au vu des débuts à la Maison-Blanche du dirigeant de l’impérialisme américain.

La presse s’y est mise, avec Libération parlant d’« un parfum de révolution qui flotte sur Washington » (11 avril). Le journal Le Monde a titré un éditorial : « Biden, le président des travailleurs », allant jusqu’à évoquer un « programme ouvriériste du président Biden » (29 avril).

Du côté de la France insoumise, Jean-Luc Mélenchon a estimé que « c’est la bonne méthode qu’applique Biden » ; et François Ruffin a déclaré : « Taxer les riches et les multinationales. Et si ce virus traversait l’Atlantique ? Et s’il contaminait les esprits ? » (30 avril, sur Twitter).

Au nom du PCF, Fabien Roussel n’a pas craint le ridicule : « Le sémillant Joe Biden donne des leçons à Macron, qui défend un vieux modèle économique qui dit qu’il ne faut pas toucher au capital des plus riches. [Joe Biden aurait proposé un] plan révolutionnaire qui n’a pas d’équivalent [depuis] Roosevelt. J’ai l’impression qu’il a pris sa carte au Parti communiste français. » (30 avril, sur France 2).

Mais pas un mot pour ne serait-ce que prendre leurs distances avec la chasse aux migrants qui continue à la frontière des États-Unis avec le Mexique, de façon à peine moins visible sous Biden que sous Trump.

Pour ces courants politiques, taxer un peu plus les riches est le summum des ambitions politiques. Ce qu’ils n’ont d’ailleurs plus fait depuis longtemps quand ils sont passés au pouvoir dans des fonctions ministérielles sous Jospin ou Hollande.

L’élection de Biden en novembre 2020 n’avait pas entraîné un enthousiasme au-delà de la satisfaction d’avoir fait barrage à Trump. Ceux qui repeignent Biden en ami des travailleurs porteront demain une lourde responsabilité quand les quelques espoirs de justice sociale auront été trahis de façon évidente. C’est sur ce genre de déception que prospère l’extrême droite, qui menace.

Ce qui est certain, c’est que la bourgeoisie sait très bien à quoi s’en tenir sur la politique de Biden, car elle ne s’arrête pas aux propos de démagogie électorale. Depuis son élection début novembre, la hausse presque continue du Dow Jones, l’indice phare de la Bourse de New York, en témoigne : plus 22,7 % en six mois.

D’un côté ou de l’autre de l’Atlantique, les travailleurs peuvent être à l’occasion les sujets de discours, surtout pour se lamenter sur leur sort. Mais bien évidemment, pour ces partis qui gèrent au gouvernement les affaires de la bourgeoisie, il ne saurait être question d’appeler les travailleurs à agir pour contraindre les capitalistes à quoi que ce soit.

C’est pourtant la classe ouvrière qui a seule la force d’empêcher la très grande majorité de la population de sombrer dans la crise, alors que la grande bourgeoisie s’enrichit outrageusement. C’est elle seule qui peut réorganiser l’économie pour que chacun ait un travail et un salaire décent, à condition d’en arracher le contrôle aux capitalistes.

4 mai 2021