Hongrie - La spirale infernale de la surenchère nationaliste

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mai-juin 2013

Depuis quelques années, la droite ultraconservatrice au pouvoir et l'extrême droite hongroises se sont lancées dans une surenchère nationaliste, raciste et antisémite si virulente que même les politiciens européens, qui il y a peu encensaient encore les dirigeants du pays, ont fini par s'en alarmer, et ont fait mine d'exiger de la Hongrie qu'elle « respecte les valeurs de la démocratie ». Mais qui a jeté l'étincelle qui embrase maintenant la Hongrie ? Qui a soufflé sur les braises ? Sur quelles frustrations la démagogie d'extrême droite a-t-elle pu s'y développer ?

Ce sont en effet ces mêmes politiciens bourgeois, relayés par une presse complaisante qui, à la chute du rideau de fer, promettaient aux Hongrois d'accéder au niveau de vie ouest-européen, avec en prime la démocratie à l'occidentale. Ce sont encore les mêmes qui, pendant des années, ont vanté les prétendues nécessaires adaptations économiques qui pourtant faisaient apparaître une réalité jusque-là inconnue : le chômage. Et ce sont toujours ces mêmes politiciens européens qui, par le biais de l'Union européenne (UE), de la Banque centrale européenne (BCE) ou du Fonds monétaire international (FMI), imposent maintenant des politiques d'austérité drastiques entraînant un chômage de masse, des salaires misérables et une pauvreté montante.

C'est sur le mécontentement et les déceptions provoqués par la crise venue des places fortes du capitalisme, le reniement des promesses non tenues de l'Occident et, pire encore, sur les politiques d'austérité imposées par les puissances occidentales, que les politiciens à la Orbán, l'actuel Premier ministre, ou du Jobbik d'extrême droite ont trouvé le terreau sur lequel répandre leurs idées les plus chauvines et nauséabondes.

Les provocations les plus réactionnaires

S'il serait trop long d'entrer dans les détails, citons pour commencer l'exemple de ce Premier ministre, l'ultraconservateur Viktor Orbán, qui pouvait déclarer en juillet 2012 : « Nous autres Hongrois, sommes un peuple à demi asiatique qui, à la différence des peuples du Nord, ne marche que par la force. C'est pourquoi, si besoin est pour sauver notre économie, nous devrons réfléchir à une nouvelle formule qui remplacerait la démocratie. » Mentionnons aussi la nouvelle Constitution, instaurée le 1er janvier 2012, ne décrivant plus la Hongrie comme une république, mais commençant en guise de préambule par un « Credo National » se référant « aux fondations de la Hongrie bâties il y a 1 000 ans par notre roi Saint Étienne » et la plaçant sous le signe de Dieu et de la famille. José Manuel Barroso, actuel président de la Commission européenne, commentait même les dernières modifications de cette Constitution en affirmant qu'elles « soulèvent des préoccupations en ce qui concerne le principe de la primauté du droit ». S'il le dit...

Régulièrement, le Premier ministre Orbán complète son nationalisme virulent par un antisémitisme à peine voilé et par une politique stigmatisant en permanence les centaines de milliers de Roms du pays comme des criminels endurcis. Joignant le geste à la parole, il a même fait construire en 2012 des camps de travail insalubres où sont envoyés quelques milliers de Roms au chômage et allocataires de maigres subsides de l'État.

Mais plus inquiétante encore est l'irruption d'une extrême droite fascisante, le Jobbik, flanquée d'une milice paramilitaire qui défile régulièrement en uniforme jusqu'au centre même de Budapest, et dont les démonstrations de force ont culminé en 2011, par une série de manœuvres d'intimidation brutales à l'encontre de la communauté rom de Gyöngyöspata, un village de 2 900 habitants au nord-est de Budapest. Pendant des semaines, des brutes au crâne rasé, armés de haches ou de fouets, flanqués de pitbulls, ont patrouillé jour et nuit dans les rues du village. Ils ont encerclé les maisons des habitants roms sans que la police locale bouge le petit doigt et alors que des villageois partisans du Jobbik logeaient et nourrissaient à tour de rôle ces miliciens.

La Hongrie de la transition

Bien avant la chute du rideau de fer, la libéralisation de l'économie avait préparé le terrain à un rapide retour au marché mondial. Des dizaines de milliers de petits entrepreneurs avaient été autorisés à se lancer dans le commerce, la restauration, l'hôtellerie, ou la production artisanale. Des capitalistes hongrois avaient le droit d'employer jusqu'à 500 ouvriers. Les entreprises pouvaient directement commercer avec l'Occident. La Hongrie était même, déjà, endettée pour plus de vingt milliards de dollars auprès des banques occidentales.

Cette transition avait permis à la couche dirigeante de renforcer sa mainmise sur une économie majoritairement nationalisée et de nouer des relations d'affaires en Autriche, mais aussi en Allemagne ou en France. Aussitôt après 1989, cette couche privilégiée a fait main basse sur une partie des entreprises qu'elle faisait privatiser, ouvrant aussi largement le pays aux capitaux étrangers, revendant au passage une partie de ses acquisitions aux multinationales intéressées. Pour cette couche de privilégiés, le retour plein et entier de la Hongrie dans le marché capitaliste fut, et est toujours, une bonne aubaine. Mais en 1989, l'économie mondiale avait entamé sa marche descendante. Les capitaux promis ne s'intéressèrent qu'aux secteurs jugés les plus rentables. En même temps qu'il supprimait les subventions aux produits de consommation, l'État fermait les entreprises jugées non rentables et impropres aux privatisations.

Bien sûr, dans un premier temps, la vue des magasins remplis de produits venus de l'Occident a pu semer l'illusion pour une grande partie de la population qu'une ère nouvelle s'ouvrait. Nombreux furent même les débrouillards qui profitèrent alors des possibilités offertes par la liberté des échanges avec l'Ouest : il n'était pas rare de croiser sur les autoroutes autrichiennes par exemple, des voitures hongroises tirant derrières elles de grosses berlines achetées d'occasion à Vienne ou Berlin et rapidement revendues au pays. Mais à la place du miracle attendu, la grande majorité de la population hongroise, à commencer par la classe ouvrière, fit rapidement l'expérience du chômage, de l'inflation, et des bas salaires. Les magasins étaient certes bien remplis, les devantures flambant neuves, mais les produits devinrent rapidement inaccessibles pour beaucoup, car trop chers.

Après 1994, une succession d'attaques contre les travailleurs

Depuis la chute du rideau de fer, la vie politique hongroise a été surtout marquée par l'alternance au pouvoir des deux partis de gouvernement, le MSzP social-démocrate et le Fidesz ultraconservateur.

Le MSzP est l'héritier du parti unique stalinien. Il se prétend social démocrate, et, à l'instar du New Labour britannique, le MSzP se veut ouvertement procapitaliste et néolibéral. Apôtre des privatisations, c'est le MSzP qui a servi de tremplin à l'ancienne couche privilégiée pour faire main basse sur une partie de l'économie hongroise. De nombreuses années au gouvernement, et à chaque fois en coalition avec les centristes et les anciens dissidents du SzDSz (« Alliance des démocrates libres »), le MSzP a toujours assumé la responsabilité de nombreuses attaques contre les travailleurs, notamment au travers des privatisations.

Le Fidesz, « Union des jeunes démocrates » puis maintenant « Union civique hongroise », a été fondé en 1988. Son chef, Viktor Orbán, ancien des jeunesses staliniennes, s'est très vite fait remarquer par ses violentes diatribes anticommunistes. La rhétorique autoritaire du Fidesz unit la propagande nationaliste et chauvine aux préjugés racistes et antisémites. Il est bien souvent difficile, notamment au niveau local ou régional, de faire la différence entre Fidesz et extrême droite.

En 1994, après quatre années de transition où les anciens staliniens furent rejetés dans l'opposition, le MSzP fit un retour en force dans la vie politique, obtenant la majorité absolue à l'Assemblée nationale avec 209 sièges sur 386. Dès son installation, le Premier ministre Gyiula Horn affirma sa priorité : réduire le déficit public, c'est-à-dire ces dettes déjà anciennes de l'État hongrois envers les banques occidentales, en lançant le plan Bokros.

Janos Bokros, le ministre des Finances de l'époque, n'était pas membre du MSzP, mais du MDF, un petit parti ultraconservateur et antisémite. Il avait été PDG de la Banque de Budapest, avant d'être nommé ministre. Son plan d'austérité consistait entre autres choses à dévaluer de 9 % le forint, monnaie nationale, par rapport aux monnaies étrangères, à instaurer une surtaxe de 8 % sur les importations, à geler les salaires et diminuer les allocations familiales, les dépenses de santé et d'éducation, à passer d'un système de retraite par répartition à un système par capitalisation, etc. Les recettes dans le secteur du tourisme ont certes triplé en trois ans, les exportations ont fait un bond en avant, mais la consommation des ménages, notamment des ménages populaires, a baissé dramatiquement.

En 1998, miné par les scandales et la désaffection de l'électorat populaire, le MSzP fut relégué dans l'opposition pour un temps. Le Fidesz prit sa place à la tête de l'État, soutenu par des petits partis ultraconservateurs comme le Parti des petits propriétaires ou le MIEP, une formation d'extrême droite, tous deux plus ou moins ouvertement antisémites. Le Fidesz compte parmi ses soutiens ouverts, celui de l'Église, des médias, et d'une couche de riches parvenus. Tout ce que le pays compte d'arrivistes m'as-tu-vu ou d'affairistes enrichis dans des secteurs laissés de côté par les multinationales occidentales, qu'ils soient banquiers, dirigeants d'entreprises ou barons du pétrole, est plus ou moins lié à Viktor Orbán. L'un d'eux, Sándor Csányi, PDG et gros actionnaire à l'époque de la plus grosse banque du pays, l'OTP, possède aussi son propre service secret, qu'il met bien sûr à la disposition du Fidesz.

Une fois au pouvoir, Viktor Orbán s'est attelé à ses deux priorités revendiquées : le développement de la classe moyenne et la réhabilitation nationale. L'accent fut donc mis tout d'abord sur l'histoire nationale, un sujet sensible dans un pays qui fut longtemps dominé par l'Empire autrichien, avant d'être traité comme une semi-colonie par les puissances occidentales, puis occupé jusqu'en 1991 par l'Armée rouge. Mais surtout, le gouvernement Orbán a multiplié les crédits pour favoriser l'accès à la propriété et aider les PME, surfant sur le mécontentement de la petite bourgeoisie aigrie par l'omniprésence des multinationales. Mais, ne voulant justement surtout pas s'en prendre à ces multinationales, ni à leurs profits, la politique d'Orbán eut la même conséquence qu'ailleurs : l'endettement public finit par atteindre 52 % du produit intérieur brut.

Croyant que les suffrages de la petite bourgeoisie lui suffiraient, Viktor Orbán se voyait gagnant aux élections de 2002 : il fut battu de quelques milliers de voix. Le MSzP revint alors au pouvoir. Le nouveau Premier ministre MSzP, Péter Medgyessy, avait été ministre des Finances en 1987 dans la Hongrie « communiste » et était opportunément devenu banquier par la suite. En 2004, fragilisé par la défaite du MSzP aux élections européennes, il passa la main à celui qui était devenu l'étoile montante de ce parti, Ferenc Gyurcsány. C'était un ancien responsable de la Fédération hongroise de la jeunesse communiste. Mais ça, c'était le passé. Dès les premières privatisations, Gyurcsány devenait millionnaire. Marié depuis à une héritière d'une très riche famille, les Apros, il est maintenant milliardaire et compte parmi les hommes d'affaires les plus prospères du pays. Pas étonnant qu'on l'appelle le « Blair hongrois ».

En 2006, de justesse, le MSzP remportait à nouveau les élections législatives et Gyurcsani devenait alors le seul chef de gouvernement à obtenir un second mandat. Mais quelque temps après, il défraya la chronique quand la radio dévoila un enregistrement où il reconnaissait avoir « menti le matin, menti l'après-midi et encore menti le soir » pendant plusieurs années pour assurer sa réélection en 2006. Ce fut alors l'explosion d'une colère accumulée depuis vingt ans. Il y eut de nombreuses manifestations de jeunes, de salariés en rage et même l'occupation, quelques jours, des locaux de la télévision. Mais cette « fuite » servit aussi de prétexte à des manifestations violentes de l'extrême droite dans les rues de Budapest qui faisait là une de ses premières démonstrations de force.

L'impopularité de la politique de rigueur de Medgyessy puis de Gyurcsány était d'autant plus grande que la crise mondiale de 2008 est venue elle aussi frapper la Hongrie. Les élections législatives d'avril 2010 ont entraîné alors une très sévère défaite pour le MSzP. Son recul s'est fait surtout sentir dans ses bastions historiques, notamment au Nord-Est de la Hongrie, où le mouvement d'extrême droite Jobbik a fait une importante percée. Le Fidesz a alors remporté la majorité absolue au Parlement et Viktor Orbán devint Premier ministre ; il l'est toujours.

Les conséquences dramatiques des privatisations

Au centre de la politique menée par tous les gouvernements depuis 1989, il y a donc eu la privatisation de pans entiers de ce qui était l'omniprésent secteur public. En mai 1989, le ministre du Commerce, Tamas Beck, a fait le tour des capitales de l'Europe de l'Ouest, avec en main le dossier de chacune des 52 principales entreprises du pays, en déclarant que toutes étaient à vendre. La période a commencé par la fermeture de quantité d'entreprises jugées non rentables. L'orientation à l'Ouest après l'effondrement du marché soviétique et l'intégration de l'Allemagne de l'Est à la RFA, principaux débouchés extérieurs de l'industrie hongroise, n'ont pas offert de perspective miraculeuse dans un monde occidental lui aussi touché par les fermetures d'entreprises et la réduction des investissements productifs.

Entre 1988 et 1993, la production a chuté de 20 %, des milliers d'entreprises, comme les aciéries, ont fermé, entraînant la rapide disparition d'un demi-million d'emplois, frappant en tout premier lieu les Roms, cette population très pauvre, qui avait tout de même obtenu, dans la période d'avant 1989, d'être embauchée dans ces emplois très durs et peu qualifiés. Alors que le chômage n'existait quasiment pas dans l'ancienne économie dirigée, il atteignit officiellement les 12 % de la population active. Les salaires réels quant à eux, baissèrent de 20 % en moyenne entre 1990 et 1994, et encore de 18 % entre 1995 et 1996. Si déjà plus de la moitié des logements était privée avant la période de transition, l'autre moitié, qui dépendait des collectivités locales mais aussi des entreprises, fut vendue pour une bouchée de pain à ses habitants : c'était en fait une façon de transférer les coûts d'entretien sur les familles, et de grever une fois de plus leur budget.

La catastrophe de Kolontár en octobre 2010 donne un aspect des conséquences catastrophiques de la façon dont les sociétés d'État ont été privatisées : les boues rouges extrêmement toxiques répandues dans la petite ville et les villages voisins après la rupture d'une digue de l'entreprise d'aluminium MAL (Magyar Aluminium) ont tué dix personnes et en ont gravement intoxiqué trois cents autres. L'usine était déjà connue pour ses graves manquements à l'hygiène et la sécurité du temps où elle était société d'État. Mais l'entreprise fut privatisée en 1993. Le repreneur était le prototype même du membre de cette couche privilégiée qui fit main basse sur tout ce qui était à sa portée : Árpád Bakonyi, membre du Parti social démocrate MSzP, avait été fort judicieusement directeur général de l'agence hongroise de privatisation et ancien chef de l'usine d'État d'aluminium Hungalu. En 1997, MAL put ainsi acheter pour un montant de 35 000 euros le site d'Ajka, estimé pourtant à 14 millions d'euros ! Devenu PDG de l'entreprise avec son fils, Árpád Bakonyi n'appliqua même pas la moindre règle relative à la sécurité. En revanche, au moment de la catastrophe, leur fortune cumulée était passée à 145 millions d'euros.

Après 1993 et en seulement quatre ans, la moitié des entreprises d'État avaient été privatisées. Le capital étranger, notamment allemand, américain, français et autrichien, s'était dirigé vers la Hongrie où il était certain de trouver une main-d'œuvre qualifiée, mais aussi des réseaux de distribution nombreux à l'Est comme à l'Ouest. La Hongrie est le pays d'Europe centrale qui attire le plus important stock d'investissements étrangers. Les vingt plus grandes entreprises sont désormais toutes des filiales européennes ou américaines. Citons pour mémoire Algynvest (Énergie) filiale à 100 % du Belge Tractebel, elle-même filiale d'EDF-Suez, ou encore Alterra (Construction) propriété de Bouygues, Postabank filiale de la Erste Bank autrichienne, etc. Quant aux routes hongroises, elles s'ornent de publicités pour les chaînes allemandes et autrichiennes de la grande distribution. Même les forêts ont été vendues, privant les plus pauvres, notamment les Roms, d'un accès gratuit au bois de chauffage.

Désormais, 75 % des grandes entreprises hongroises, 90 % des banques et 95 % des assurances sont privées, les capitalistes étrangers s'étant taillé la part du lion. C'est dire à quel point l'économie de la Hongrie est devenue brutalement dépendante du marché mondial et du bon vouloir des multinationales. C'est dire aussi combien il est aisé pour les démagogues de tout poil d'agiter le spectre de la responsabilité de l'étranger dans la crise qui frappe la Hongrie contemporaine.

Jusqu'ici, les effets de la crise, qui avait frappé en premier le secteur privé, avaient encore été atténués par la forte présence d'un secteur public. Mais sous la pression du FMI et de l'UE, doutant de la capacité de l'État hongrois à rembourser ses emprunts, les gouvernements successifs se sont lancés dans une politique brutale de suppressions d'emplois dans les services publics, accélérant la montée de la misère.

Après 2006, le gouvernement Gyurcsány a baissé de 10 % les salaires des employés de la fonction publique, supprimé le treizième mois, élevé l'âge du départ en retraite à 65 ans, réduit ou supprimé une série d'aides sociales et fait passer de 20 à 25 % le montant de la TVA. Désormais, seule la moitié des salariés hongrois a un CDI. L'autre moitié, soit plus de 3,5 millions de personnes, n'a pas accès à un emploi stable. Plus d'un tiers de la population vit en dessous du seuil de pauvreté et la majorité des Hongrois ne survit qu'en cumulant plusieurs emplois. La Hongrie a un des taux de suicides les plus élevés du monde.

Surenchères nationalistes et montée de l'extrême droite

Les anciens staliniens, peinturlurés en sociaux-démocrates du MSzP, ont été rapidement vomis par la population après avoir fait miroiter l'ouverture des frontières et l'intégration au marché européen. L'opposition sous les couleurs du Fidesz, assumant la même politique favorable à la bourgeoisie que les sociaux-démocrates du MSzP, mais surfant sur le mécontentement populaire, a pris le contre-pied de ces mirages européens : dès 2008, elle qui se voulait libérale et centriste, s'est lancée dans la surenchère nationaliste et la démagogie anti-Europe, flirtant rapidement avec l'extrême droite.

Le nationalisme n'avait pas disparu au temps des Démocraties populaires, au point que la Roumanie voisine, par exemple, pratiquait une politique systématique contre toutes ses minorités nationales : hongroise, allemande et slave. De leur côté, les dirigeants hongrois cultivaient d'autant plus volontiers un nationalisme anti-roumain qu'ils se donnaient le beau rôle de défenseurs de cette minorité hongroise opprimée en Roumanie. L'opposition hongroise elle-même, dans la période qui précéda la chute du rideau de fer, faisait de la défense de la minorité hongroise en Roumanie son principal cheval de bataille.

Les provocations ont commencé au plus haut sommet de l'État dès 1990. À peine arrivé au pouvoir, Jozsef Antall, s'était déclaré « Premier ministre de quinze millions de Hongrois », intégrant dans son décompte les minorités hongroises des pays voisins. Cette minorité hongroise dispersée non seulement en Roumanie, mais aussi en Slovaquie, en ex-Yougoslavie ou en Ukraine, représente la plus grande minorité nationale d'Europe. Le retour de ces Hongrois dans la Grande Hongrie, est un thème récurrent dans les milieux conservateurs et dans l'extrême droite, avec tout ce que cela comporte comme provocations à l'égard des pays voisins et de risques de conflits pour l'avenir. Se lancer dans ces provocations, c'était mettre en route une machine infernale. Antall, qui était pleinement conscient que la politique d'austérité provoquerait un fort mécontentement dans la population, avait clairement choisi cette fuite en avant.

Relégués dans l'opposition pour quelques années, le nationalisme et l'antisémitisme n'ont toutefois pas cessé de prospérer. Ces fléaux ont été alimentés bien sûr par toutes les promesses d'un miracle à l'occidentale jamais tenues, pire encore parce que les coups portés à la population sont venus pour une bonne part depuis l'ouverture à l'Ouest, et sous la pression du FMI et de l'UE.

Revenu au pouvoir en avril 2010, Viktor Orbán s'est empressé de remercier une fois de plus son électorat petit-bourgeois en faisant passer l'impôt sur le revenu à un taux unique de 16 %. L'ancien taux d'imposition des revenus supérieurs qui n'était déjà pas bien haut, était de 32 %. Ce fut un cadeau de 500 milliards de forints aux plus riches, et un trou équivalent dans le budget national.

Parallèlement, fort de la majorité absolue au Parlement, il organisa au pas de charge la révision complète de la Constitution. Mise en scène comme un appel à l'unité nationale, aux racines chrétiennes du pays et au « sang hongrois », elle se veut un appel à l'union du pays dont seraient implicitement exclus tous les non « Magyars », à savoir les Juifs et les Roms. La presse a été mise au pas : des médias considérés comme trop critiques ont été fermés et près de 1 000 journalistes ont été licenciés des deux chaînes de télévision publiques depuis leur fusion en janvier 2011. L'organisation Human Rights Watch a qualifié ces limogeages de « politiques », et Reporters sans Frontières qualifie la loi sur les médias « d'aberrante et d'inacceptable ».

Dans les discours d'Orbán, pullulent les termes « combat », « ennemi », « résistance » et « guerre d'indépendance », son mot favori, en référence aux luttes armées menées contre l'oppresseur autrichien d'avant 1918 ou contre la lourde mainmise soviétique. C'est une façon aussi de se retrouver dans une de ses postures favorites qui consiste à se présenter comme celui qui résiste à la « pression de l'étranger ». Mais le nationalisme virulent de Viktor Orbán ne peut ni ne veut s'opposer en fin de compte aux exigences du grand capital face auquel il finit toujours par céder. Ce fut le cas fin 2011, lorsque son gouvernement dut faire, contraint et forcé, une demande de prêt au FMI, demande qu'il s'était toujours refusé à faire depuis son arrivée au pouvoir. Viktor Orbán dut céder de nouveau, après la décision du Conseil européen en mars dernier de suspendre les engagements d'un fonds de cohésion en faveur de la Hongrie car, selon cette instance, la Hongrie ne faisait pas assez d'efforts pour mettre fin à la situation de déficit de ses comptes publics. Idem quelques semaines plus tard, lorsque la Commission européenne envoya trois lettres de mises en demeure après que le gouvernement Orbán eut modifié des lois concernant le statut de juges ou de la Banque nationale.

Or, si Orbán maîtrise bien la mise en scène de ses provocations et rodomontades à l'égard de Bruxelles, il n'en reste pas moins obéissant à ceux qui tiennent les cordons de la bourse, FMI et BCE notamment. C'est toute la différence entre un Premier ministre en exercice et une extrême droite qui se sent les coudées plus franches pour aller plus loin encore dans la démagogie nationaliste et raciste.

L'extrême droite Jobbik

Lors de l'élection d'avril 2010, l'extrême droite Jobbik a obtenu 17 % des voix et 47 députés. Les résultats électoraux de ce parti fondé en 2003 par un groupe d'universitaires conservateurs ont donc connu une rapide expansion. Lors des élections européennes précédentes, le Jobbik avait obtenu 14,7 % des suffrages et 3 députés européens sur les 22 députés envoyés par la Hongrie.

Le Jobbik attire à lui des tenants de la Grande Hongrie, c'est-à-dire celle des frontières d'avant le traité de Trianon de 1920. Par ce traité humiliant, imposé notamment par le Premier ministre français Clemenceau, la Hongrie perdait les deux tiers de ses territoires et sa population de vingt millions d'habitants était réduite à huit millions, le reste étant, comme on l'a vu, rattaché aux pays voisins. Le Jobbik attire aussi tous ceux qui se retrouvent dans la nostalgie du nazisme hongrois. On ne se prive pas de rappeler que c'est après tout sous Hitler que la Hongrie récupéra pour un temps l'intégralité de son territoire historique.

À côté du Jobbik parade régulièrement la Nouvelle garde hongroise, une formation paramilitaire de quelques milliers d'hommes et de femmes au crâne rasé, créée en 2007. Leur uniforme rappelle les milices pronazies de la période où la Hongrie était occupée par l'armée allemande. Une de leurs activités favorites consiste à parader dans les petites villes et bourgs du Nord et de l'Est de la Hongrie, une région pauvre, là où les sociaux-démocrates ont massivement perdu aux élections au profit de la droite et de l'extrême droite. Le but de ces démonstrations musclées est d'aller terroriser la minorité rom, en s'installant pour plusieurs jours, voire semaines, autour des quartiers roms avec chiens d'attaque et gourdins.

En 2011, le leader du Jobbik, Gabor Vona, est venu parader en uniforme de la Garde hongroise en pleine session de l'Assemblée législative. Il a fallu plusieurs protestations de députés socialistes avant que le président de l'Assemblée, membre du Fidesz, ne le fasse évacuer. Après tout, Viktor Orbán lui-même répète fièrement qu'il compte parmi ses proches des membres de la Garde hongroise, dont son fils.

Un avenir sous la menace de l'extrême droite

En fait, on assiste en Hongrie à un cercle infernal de surenchères les plus chauvines et réactionnaires. Or, la montée de l'extrême droite musclée fait planer une menace mortelle sur le mouvement ouvrier, seule force sociale qui, par sa place dans l'économie du pays, pourrait imposer une autre politique face aux choix de la bourgeoisie.

Il y a bien eu des réactions lors des attaques dans le secteur public. Ce fut le cas dans les transports municipaux de Budapest au début de l'année 2010, ou chez les salariés de la compagnie aérienne Malev, et dans l'enseignement. Les débrayages de l'an dernier dans l'usine de pneus Hankook de Dunaújváros ont montré que les travailleurs du privé aussi perdent patience. De plus, la classe ouvrière hongroise peut s'enorgueillir d'une très forte tradition de lutte. Mais que reste-t-il du souvenir de la révolution hongroise de 1919 et du soulèvement ouvrier de 1956 ?

Dans l'ensemble, la classe ouvrière hongroise semble recevoir jusqu'à présent les coups sans réaction visible ou un tant soit peu collective. Mais si demain elle relevait la tête, en plus de devoir affronter tous ceux qui ont lié leur sort à l'ancienne couche privilégiée devenue la bourgeoisie enrichie de Hongrie, elle aurait à compter avec ces milices paramilitaires dans les quartiers populaires ou autour des usines, et non plus dans les villages de province où elles limitent pour l'instant leurs apparitions.

Pour l'heure, cette classe ouvrière est bien seule pour se défendre. Les confédérations syndicales, issues des anciennes formations staliniennes de l'époque des Démocraties populaires, ont jusqu'ici accompagné toutes les mesures d'austérité qui ont frappé les salariés. Et elles n'ont envisagé aucune riposte sérieuse quand le Fidesz a mis en place l'an dernier un nouveau code du travail prévoyant pêle-mêle la fin des majorations salariales pour les heures supplémentaires ou le travail en équipe, la réduction de la durée des congés payés, la suppression de l'interdiction de licencier une femme enceinte ou encore la possibilité pour un employeur de transmettre légalement le dossier d'un salarié à un autre employeur, ce qui revient à officialiser la pratique des listes noires. La timide riposte préparée par les organisations syndicales s'est vite lézardée : István Gaskó, le dirigeant de la plus grosse confédération syndicale, mais aussi chef du syndicat des cheminots, s'est tenu à l'écart des actions organisées contre ce projet de code du travail à partir du moment où Orbán en personne a annoncé que les cheminots toucheraient une part de la privatisation de la branche fret sous forme d'une prime.

Pourtant, on a bien vu Viktor Orbán hésiter, puis reculer pour la première fois, face aux étudiants et lycéens descendus dans la rue en décembre dernier. Les assemblées ou rassemblements vite transformés en bruyantes manifestations ont été bien plus efficaces contre son gouvernement que des années de vaine agitation des très respectueux partis ou syndicats d'opposition.

Alors, c'est en son sein que la classe ouvrière doit trouver la force d'organiser la riposte aux attaques dont elle est victime. Tôt ou tard, rejailliront les aspirations qui cheminent dans l'esprit de ceux que l'on bafoue, parfois pendant longtemps, mais jamais éternellement. Souhaitons qu'aujourd'hui il se trouve en Hongrie des hommes et des femmes décidés à préparer cette explosion de colère en construisant dès maintenant les bases d'une organisation communiste révolutionnaire.

30 avril 2013