Espagne - Face à la faillite de la gauche et aux attaques des capitalistes et de la droite, quelles perspectives pour la classe ouvrière ?

إطبع
mai-juin 2013

Comme nous le décrivions dans un article de la précédente Lutte de classe (n° 151, avril 2013), l'éclatement de la « bulle immobilière » en Espagne a été à l'origine de la crise profonde que connaît aujourd'hui ce pays. Chômage, précarité, baisse du niveau de vie, dégradation des services publics, attaques contre les retraites, cette régression a suscité de multiples réactions dans les classes populaires. Quel rôle peut et doit y jouer la classe ouvrière ? C'est le problème que nous abordons dans ce second article.

Depuis cinq ans, l'Espagne subit de plein fouet la crise économique internationale. Quatre millions d'emplois ont été supprimés. Les dernières statistiques officielles annoncent 6 202 700 chômeurs, soit 27,16 % de la population active. 3,5 millions de travailleurs sont sans emploi depuis au moins un an, et 2 millions depuis plus de deux ans. Le chômage des jeunes atteint 57,22 %. Près de 2 millions de ménages ne disposent pas de revenus liés à un emploi, parce que tous les membres de la famille sont sans emploi. 280 000 jeunes Espagnols ont quitté le pays pour trouver un emploi. Le naufrage social que constitue cette hémorragie d'emplois montre que les centaines de milliards d'euros dépensés en renflouements des banques et des caisses publiques n'ont pas servi à remettre en marche l'économie et encore moins à protéger les plus pauvres. Les grands groupes capitalistes espagnols et européens ont organisé le pillage de l'économie et des services publics.

Face à cela, les classes populaires ont réagi à différents niveaux par de nombreuses manifestations de types et d'origines différents. Ces mobilisations sont un espoir pour l'avenir.

Du discrédit des socialistes au pouvoir à la montée des contestations

En mars 2008, le socialiste José Luis Zapatero entamait son deuxième mandat de chef du gouvernement, à la suite d'élections où son parti, le Parti socialiste (PSOE), obtenait 43,84 % des voix. Quelque temps auparavant, il affirmait encore que la crise immobilière et ses conséquences n'étaient qu'une parenthèse provisoire. Harcelé par la droite, par le patronat et les instances européennes, il dut cependant reconnaître que la situation économique était plus grave qu'il le disait et que l'heure était aux sacrifices : des sacrifices pour les salariés et l'ensemble des classes populaires qui, osait-il dire, « avaient vécu au-dessus de leurs moyens ». De leur côté, le patronat et l'ensemble de la classe capitaliste exigeaient du gouvernement socialiste qu'il prenne des mesures pour favoriser le redémarrage de l'économie afin de garantir leurs profits. Pour cela il fallait, disaient-ils, diminuer le coût du travail, c'est-à-dire les salaires et les charges qui pesaient sur eux, et rendre plus faciles et moins coûteux les licenciements.

Zapatero obtempéra. Alors que le chômage touchait déjà près de 20 % de la population active et que 800 000 travailleurs avaient perdu leur emploi dans le secteur de la construction, alors que la précarité frappait un nombre croissant de salariés et de jeunes, une réforme du droit du travail des entreprises fut élaborée. Elle visait à abaisser le coût des licenciements et à faciliter le recours aux emplois précaires. Elle était tellement et si ouvertement antiouvrière que Zapatero choisit de ne pas demander l'avis de ceux que l'on appelle les « partenaires sociaux », c'est-à-dire les grandes centrales syndicales, Commissions ouvrières (CCOO) et UGT. Cette réforme fut présentée comme un moyen de favoriser les emplois en contrat à durée indéterminée (CDI), dans la mesure où le patronat savait que les indemnités de licenciement ne lui coûteraient pas cher. En réalité, elle contribua tout simplement à aggraver le chômage, le patronat et les administrations se sentant les mains libres pour recourir à la forme de contrat la plus rentable pour eux. Autre cadeau au patronat : il devenait possible pour l'employeur d'introduire librement plus de flexibilité des horaires, plus de mobilité géographique, avec des salaires sans cesse revus à la baisse. L'attaque était si grave et si visible que les deux syndicats majoritaires, les Commissions ouvrières et l'UGT, qui depuis trente-six ans avaient joué le jeu de la collaboration avec les gouvernements - et particulièrement avec les gouvernements socialistes - se sentirent obligés de dénoncer ce projet et appelèrent à une grève d'une journée, le 29 septembre 2010. C'était la première grève générale depuis l'arrivée au pouvoir de Zapatero en 2004. Du coup, ce dernier continua de refuser toute négociation avec les syndicats et imposa sa réforme par décret. Il se borna à demander au Parlement la validation d'un décret que la totalité des députés du PSOE votèrent, provoquant un important malaise dans l'électorat de gauche.

Dans la foulée, des mesures visant à réduire les dépenses du secteur public furent décidées. La diminution des salaires des fonctionnaires et la privatisation de certaines activités soulevèrent d'autant plus de mécontentement que, chaque semaine, les médias évoquaient de nouveaux sacrifices nécessaires pour financer le sauvetage des banques. D'autant plus, aussi, que la presse révélait des scandales qui mettaient en cause des politiciens liés aux deux principaux partis, le PSOE pour la gauche, le Parti populaire (PP) pour la droite, sans compter les frasques de la famille royale. La journée de grève générale du 29 septembre 2010 fut largement suivie, mais ceux qui espéraient une réaction forte de leurs directions syndicales furent déçus. Les discours des dirigeants, Cándido Mendez pour l'UGT et Fernandez Toxo pour les Commissions ouvrières, se limitaient en effet à demander respectueusement au gouvernement de Zapatero de changer d'orientation. Sans plus.

Vaine requête. Les dirigeants socialistes ne changèrent pas d'orientation. Alfredo Rubalcaba allait bientôt apparaître comme le futur remplaçant de Zapatero. Mais le gouvernement en place continuait ses attaques contre les classes populaires. De nouvelles mesures d'austérité furent imposées, comme le report de l'âge du départ à la retraite à 67 ans. Cette nouvelle attaque valut au gouvernement socialiste un peu plus d'impopularité encore. L'opposition de droite, dont le chef de file était Mariano Rajoy, s'appuyait sur ce mécontentement. Elle espérait récolter le fruit du discrédit du PSOE lors des élections régionales et municipales de 2011, et surtout des élections générales prévues en mars 2012. D'ailleurs, tout le monde pronostiquait que le PSOE allait perdre la majorité, aussi bien au niveau des régions qu'au niveau national.

Le 15M : une réaction inattendue de la jeunesse qui secoue la société

La multiplication des mesures antipopulaires et le cynisme d'une politique consistant à prendre dans la poche des pauvres pour distribuer des milliards aux banquiers et aux capitalistes suffisent à expliquer l'ampleur de la mobilisation organisée par le mouvement dit du 15M (15 mai 2011), que l'on désigne parfois sous le nom de « mouvement des Indignés ». Ce 15 mai 2011 était une journée présentée comme « journée mondiale des Indignés » à l'échelle de divers pays touchés par la crise. Elle aurait pu être en Espagne une simple journée de manifestations comme dans d'autres pays. Mais elle fut le point de départ d'une réaction spectaculaire qui se prolongea pendant plusieurs semaines, jusqu'à deux ou trois mois parfois, par l'occupation de places emblématiques des grandes villes du pays, en particulier celle de la Puerta del Sol à Madrid. L'action des manifestants ne se limita pas à pousser un cri d'alarme ou d'indignation. Elle se développait dans les villes et les quartiers. Cette contestation était imprécise, mais vaste. Elle dénonçait les injustices et les aberrations que le monde politicien et le monde des affaires imposaient à la population. Elle dénonçait le chômage, les procédures d'expulsion, les banquiers et les politiciens qui avaient conduit l'Espagne au bord de la catastrophe.

L'occupation de la Puerta del Sol à Madrid déclencha le mouvement. Mais l'ampleur de la réponse à l'appel transmis sur Internet par les initiateurs du mouvement n'était pas due aux seules vertus de la communication informatique. Elle répondait à une attente, en particulier dans une jeunesse qui ne savait pas quoi faire ni de son énergie, ni de ses diplômes pour qui en avait, ni de son avenir.

Ce n'était pas le premier mouvement de contestation dans la jeunesse. C'est ainsi que les étudiants s'étaient mobilisés il y a quelques années, contre une réforme universitaire, dite de Bologne, qui visait à mettre les universités sous la coupe des intérêts privés et contribuait à accroître la précarité et le chômage. L'existence de collectifs, habitués à discuter et à faire circuler des informations, des appels à manifester par Internet, avait déjà joué un rôle dans ce mouvement. C'est alors que s'étaient formés des courants actifs dans le mouvement du 15M comme Jovenes sin Futuro (Jeunesse sans avenir).

Par ailleurs, ATTAC disposait dans les milieux intellectuels d'une présence notable, ainsi que de réseaux dans certains quartiers populaires. Il y avait parallèlement des mouvements d'occupation de maisons vides, de squats dans un certain nombre de villes. Il y avait aussi les partisans de l'abstention No les votes, ou encore le mouvement autour de Democracia Real Ya (Démocratie réelle maintenant). Ces regroupements hétéroclites, divergents, étaient hostiles à toute démarche ouvertement politique, qu'ils qualifiaient a priori de politicienne. Ils contestaient tout autant l'idée d'organisation, toute présence affichée de parti était récusée sous prétexte qu'elle serait contradictoire avec la « démocratie directe ».

Le mouvement, qui prit d'abord la forme des acampadas, ces vastes campements installés sur les places de villes, où le 15M conviait la population à venir discuter, prit aussi, dans un deuxième temps, la forme d'assemblées dans les quartiers. Des mots d'ordre généraux, « apolitiques », de contestation et de refus des formes établies furent mis en avant, en même temps que le chômage et le pouvoir des banques étaient dénoncés. Mais la politique était récusée, comme l'était l'existence de porte-parole et de programme. Pendant une période, le drapeau républicain ou le drapeau rouge étaient proscrits dans les assemblées et les manifestations, avant d'être ensuite tolérés. Toute référence à la notion de classe sociale était également bannie, sous prétexte que cela divisait le mouvement ; comme l'était l'idée de lutte des classes. Rejetée aussi l'idée de parti, car un parti, cela fonctionne « verticalement, de haut en bas » alors que, déclaraient les initiateurs du mouvement, la démocratie doit fonctionner « horizontalement », tout le monde se situant, par principe, sur le même plan. Mais au milieu de ce méli-mélo des prises de position, le flou théorisé faisait loi. Pourtant, la dénonciation des banques, des pouvoirs établis, de la corruption, des expulsions, du chômage, trouva un écho bien au-delà de la jeunesse. La mobilisation suscita un large courant de sympathie envers un mouvement qui refusait la régression sociale à laquelle conduisaient les politiques menées par la droite et par la gauche au pouvoir depuis près de quarante ans.

Petit à petit le mouvement se diversifia. Des « assemblées » de quartiers, de villes, voire de petites villes, devinrent des lieux de rencontre pour les travailleurs, les chômeurs, les jeunes. Des lieux de discussions, où se préparaient des actions locales et où l'on pouvait discuter des causes et des responsabilités de la situation économique et du chômage. Aujourd'hui, nombre de ces assemblées vivent au ralenti ou ont disparu, mais elles ont créé des liens de solidarité entre des individus, entre des militants d'horizons divers ; autant de liens précieux qui permettent encore, deux ans après, des réactions collectives (par exemple contre des expulsions d'habitants qui n'ont pas les moyens de payer leur loyer ou leurs traites) et continuent d'être des cadres de discussion. Ces liens permettent encore d'organiser des actions parfois spectaculaires contre la politique du gouvernement.

Malgré son caractère hétérogène et ses contradictions, ce mouvement a donné un élan aux contestations qui se sont développées pendant que les appareils politiques se préparaient pour les échéances électorales.

Élections régionales et nationales : défaite du PSOE et offensive des conservateurs du PP

Tout juste une semaine après le début du mouvement du 15M, le 22 mai 2011, avaient lieu les élections aux parlements de la quasi-totalité des régions, appelées en Espagne les « autonomies ». Ces régionales se soldèrent presque partout par un échec cuisant pour le PSOE. Sur l'ensemble du pays, le Parti populaire de Mariano Rajoy totalisait dix points d'avance sur le PSOE, depuis peu dirigé par Rubalcaba. Peu après cet échec, la direction du PSOE annonçait que les élections générales prévues en mars 2012 pour l'élection du Parlement, qui désigne le chef du gouvernement, auraient lieu de façon anticipée le 20 novembre 2011.

Lors des élections régionales de mai 2011, la progression des partis nationalistes, ceux qui étaient marqués à droite comme ceux qui l'étaient à gauche, fut importante. En Espagne, les dix-sept grandes régions désignées sous le terme de « communautés autonomes » disposent d'un parlement et d'une administration relativement « autonome », reliés au pouvoir central par des liens différents selon les autonomies et définis dans un statut, périodiquement renégocié. Les deux autonomies qui ont le plus de prérogatives financières et d'indépendance vis-à-vis du pouvoir central sont le Pays basque et la Catalogne. Pour les autres autonomies, les variantes sont nombreuses. Ce fonctionnement a été mis en place au moment de la période de transition qui a suivi la mort de Franco, pour pacifier les rapports entre les partis nationalistes et les partis nationaux comme le PSOE et le PP. En effet, sous la dictature franquiste, les mouvements régionalistes et nationalistes avaient été violemment réprimés. Cela n'avait pas empêché la création de partis qui s'étaient constitués sur ces bases dans toutes les grandes régions. À la violence du pouvoir de la dictature, avait répondu le radicalisme de certains partis ; le contentieux entre Madrid et le Pays basque ou la Catalogne était lourd de conséquences. C'est pourquoi les hommes politiques qui mirent en place les institutions du régime actuel de la monarchie parlementaire négocièrent le fonctionnement des institutions régionales avec les représentants politiques des partis nationalistes modérés, ancrés à droite comme à gauche, pourvu qu'ils s'engagent à respecter l'ordre et la légalité.

Ce fonctionnement entraîna le développement d'une classe de politiciens locaux nombreux et ambitieux, au service de la bourgeoisie de ces régions. Même ceux qui dans ces courants se situaient à gauche mettaient en avant les objectifs particuliers de leur autonomie et combattaient les notions de lutte des classes. Par ailleurs, le rôle de ces partis politiques est d'autant plus important que ces partis participent bien sûr aux élections générales et ont une représentation dans le Parlement du pays. Ils participent donc, et bien souvent de façon déterminante, à la constitution des majorités d'où sont issus le gouvernement central et donc son chef. Eh bien, en 2011, la progression de ces partis nationalistes aux élections régionales de la fin mai aggrava la défaite annoncée du PSOE aux élections générales anticipées. La large victoire du PP n'était pas due à la progression de ses voix, mais aux pertes subies par le PSOE. Nombre de ses électeurs avaient choisi de s'abstenir ou de se tourner vers d'autres formations politiques plus à gauche, entre autres pour Izquierda Unida, liée au Parti communiste espagnol (PCE), qui doubla ses voix et, avec 6,9 %, obtint 11 députés au lieu de deux. Ou vers les partis nationalistes ou régionalistes, qui confirmaient leur progression.

Le Parti populaire de Rajoy à l'offensive contre les classes populaires

C'est donc le Parti populaire, le parti conservateur, qui gagna les élections de novembre 2011. Le gouvernement constitué par Rajoy proposa lui aussi comme objectif de redresser l'économie en imposant de nouvelles mesures d'austérité. Il tint ses promesses en matière d'austérité, mais l'économie ne se redressa pas, tandis que les coups redoublaient sur les classes populaires. En octobre 2011, le syndicat patronal CEOE élabora une réforme du travail destinée à réduire de nouveau le coût des licenciements, à aggraver les conditions de travail, avec un recours à des « expédients de régulation d'emploi » (ERES), une procédure qui permet aux entreprises de modifier le contrat de travail en diminuant les horaires ou en imposant la mobilité, à la seule condition d'invoquer par exemple une diminution du chiffre d'affaires pendant trois mois consécutifs.

Les budgets du secteur public furent encore revus à la baisse. Les salaires furent amputés. Un plan d'économies de trois milliards fut annoncé dans l'éducation tandis que des coupes de dix milliards allaient amputer le budget de la santé. À tous les niveaux, le patronat avançait ses pions. Les chefs d'entreprise exigeaient une diminution des cotisations qu'ils reversaient directement à l'État, ainsi que la baisse du nombre de fonctionnaires. Quant aux autonomies, elles multipliaient les réductions des budgets des organismes sociaux.

L'argent public et les prêts européens servaient à la restructuration du secteur bancaire. Entre 2008 et 2012, l'État y avait injecté environ 110 milliards d'euros. En 2012, l'Union européenne mettait à la disposition de l'État espagnol un prêt de 100 milliards d'euros, soit l'équivalent de 10 % du PIB du pays. Ces fonds devaient servir en partie à la création d'une bad bank, sous tutelle de l'État, chargée de racheter aux banques les appartements non vendus, ou ceux dont on avait expulsé les occupants, et les actifs dits toxiques. Et pourtant les capitalistes espagnols continuaient à accumuler des profits.

En 2011, les entreprises espagnoles cotées à l'IBEX 35 (le principal indice boursier) ont dégagé 33,7 milliards d'euros de bénéfice. Et les grands groupes de l'industrie lourde (Inditex et Arcelor), de l'énergie (Iberdrola et Repsol), du secteur bancaire (BSCH et BBVA), de la construction (ACS et FCC), du commerce (El Corte Ingles) et des télécommunications (Telefonica) figurent en haut du palmarès. Dans le même temps, d'après le syndicat des techniciens du ministère des Finances, l'évasion fiscale des grandes entreprises atteignait 42,7 milliards d'euros.

Mariano Rajoy avait dit vouloir se montrer « audacieux, efficace et rapide ». Il concocta dans l'urgence une nouvelle réforme du droit du travail, que le gouvernement adopta le 11 février 2012, deux mois après son accession au pouvoir. Les dirigeants du PSOE se comportèrent en opposants loyaux. Ils votèrent contre, mais restèrent modérés dans leurs critiques. Quant aux organisations syndicales CCOO et UGT, elles entrebâillèrent la porte à une timide contestation, d'autant plus que la gauche n'était plus au pouvoir. La réforme de la droite flexibilisait encore davantage le marché du travail. Elle diminuait les indemnités de licenciement, précarisait les emplois sous le prétexte fallacieux de favoriser l'emploi des jeunes, parmi lesquels le chômage ne cessa de s'accroître.

Les syndicats appelèrent à une journée de grève générale pour le 29 mars. Mais sur un ton modéré : « La grève n'est pas une fin en soi, mais le moyen d'obtenir que le gouvernement s'assoie à la table des négociations », déclarait Toxo, le dirigeant des Commissions ouvrières, regrettant l'absence de dialogue avec le gouvernement de droite. Malgré cela, des centaines de milliers de travailleurs, chômeurs, salariés du public et du privé, participèrent à la grève et à d'impressionnantes manifestations. Car, même si les travailleurs ne se faisaient guère d'illusions sur la détermination de leurs dirigeants syndicaux, cette grève du 29 mars 2012 était une occasion de refuser les mesures mises en place. Cette journée de mobilisation permit une reprise limitée des luttes.

Grèves et mobilisations ouvrières

L'ampleur de la protestation de cette journée de grève générale n'arrêta évidemment pas les attaques du gouvernement. Les aides aux banques, destinées à sauver le système financier aux dépens des budgets publics nationaux ou régionaux, continuaient d'augmenter. On demandait aux classes populaires de réduire encore plus leurs dépenses. Mais des protestations et des luttes s'organisaient localement. Ainsi, dans certains quartiers où les banques réclamaient l'expulsion de familles qui ne pouvaient plus payer leurs traites, les voisins aidés par des associations s'organisaient pour empêcher ces expulsions, parfois par l'occupation de locaux, d'appartements ou de bureaux inoccupés des banques.

Sur un autre terrain, un syndicat existant dans les villes et villages agricoles d'Andalousie, le Syndicat andalou des travailleurs (SAT, issu d'un syndicat d'ouvriers paysans, le SOC), appela à des manifestations. Implanté dans les zones rurales de Séville et Cadix, le SAT se présente comme un syndicat de travailleurs sur des bases nationalistes. Il est dirigé par des militants liés à Izquierda unida se situant sur le terrain de la défense des classes populaires d'Andalousie. Au cours de l'été 2012, le SAT organisa des expéditions dans des grandes surfaces. Des militants remplissaient des caddies avec des produits qu'ils ne payaient pas, pour les distribuer à ceux qui n'avaient plus les moyens de nourrir leur famille. Ils organisaient aussi des occupations de terres cultivables, laissées en friche parce que les propriétaires ou l'administration les destinaient à la spéculation foncière, voire à l'armée. L'un des leaders les plus connus de ce mouvement, Juan Manuel Sanchez Gordillo, élu de Izquierda Unida au parlement de l'autonomie andalouse, s'était rendu célèbre, il y a quelques années de cela, pour avoir construit dans la commune dont il était maire, Marinaleda, des logements à très bon marché, dénonçant du même coup le scandale de l'immobilier. Par ailleurs, ce syndicat paysan avait mis sur pied des coopératives produisant des produits de base à des prix accessibles aux plus démunis.

Des réactions se produisaient aussi dans la classe ouvrière. En mai 2012, des grèves se développèrent dans des secteurs ayant des traditions de lutte, comme les chantiers navals de El Ferrol en Galice, où les plans de licenciements se multipliaient. Un peu plus tard, en juillet, se développa une grève des mineurs des Asturies, qui refusaient que la date de fermeture des bassins miniers, prévue pour 2018, soit avancée. Décision qui précipitait le licenciement des 8 000 mineurs et la perte d'emploi pour les quelque 20 000 travailleurs employés dans des entreprises dépendant de l'activité des mines. Ce mouvement, organisé par les syndicats, mobilisa la population de la région. Il suscita un vaste courant de solidarité dans toute l'Espagne, pendant l'été 2012. Une « marche noire », qui se termina dans la nuit du 11 juillet 2012 au cœur de Madrid, fut chaleureusement accueillie aux cris de « Vive la lutte de classe ». Les discussions sur les conditions et les échéances de cette fermeture sont toujours en cours.

Au cours du même été, les travailleurs de la santé de plusieurs villes s'opposèrent à la fermeture de plusieurs dizaines de centres de santé pendant l'été et aux menaces de privatisation. Dans le même temps, les réactions de divers secteurs salariés se multipliaient. Les travailleurs s'affrontaient aux dirigeants des institutions régionales ou municipales qui décidaient de supprimer des emplois, réduisaient les salaires de parfois 25 ou 30 %. Parfois encore, ces dirigeants suspendaient tout bonnement le paiement de ces salaires pour une durée indéterminée parce que, disaient-ils, les caisses des administrations étaient vides. Mais les salariés étaient bien conscients que ces sacrifices découlaient d'une politique générale. Plusieurs de ces luttes imposèrent des reculs aux autorités locales. Mais les attaques continuaient.

Face à cette vague d'agitation, l'UGT et les Commissions ouvrières appelèrent à une nouvelle journée de grève générale, le 14 novembre 2012, dans le cadre d'une journée européenne. Ce fut de nouveau un succès. À partir de là, des regroupements de syndicalistes, diverses associations et mouvements s'orientèrent vers l'organisation de manifestations destinées à prolonger cette mobilisation. À Madrid, par exemple, les travailleurs de la santé se mobilisèrent, entraînant tout le personnel, des médecins, chirurgiens, infirmiers, personnel auxiliaire, aux agents de ménage et d'entretien. Ensemble, ils manifestaient presque quotidiennement, dans la rue, autour de leur établissement, et s'adressaient aux malades, à leurs familles, expliquant pourquoi il ne fallait pas laisser passer les hôpitaux publics au secteur privé. C'était la « vague blanche ». S'ensuivit une « vague verte », qui fut elle aussi un large mouvement de manifestations des enseignants, ainsi qu'une « vague noire » concernant les salariés de l'administration.

Ces mobilisations montraient, dans la durée, que le refus d'accepter les politiques décidées par le gouvernement central, comme par les gouvernements régionaux, était partagé et soutenu par une fraction importante de la jeunesse et des classes populaires.

Quelles perspectives pour les militants communistes révolutionnaires ?

La crise économique et ses conséquences dans les classes populaires et dans la jeunesse, les reculs imposés à toute la société dans le cadre des mesures d'austérité, ont donc suscité des réactions multiples contre la politique des gouvernements successifs. Ces mobilisations sont un espoir pour l'avenir. Mais, bien que les travailleurs, les chômeurs, les retraités soient présents dans toutes les manifestations, la classe ouvrière n'apparaît pas comme une force politiquement indépendante, défendant ses intérêts de classe. Jusqu'à présent, ses interventions, ses mobilisations restent dans le cadre fixé par les grands partis nationaux et régionaux ainsi que par les grandes centrales syndicales, qui ont pourtant déçu ses espoirs et qui ont dévoyé leurs actions. Elles ne s'écartent pas du sillage tracé par les mouvances politiques qui sont apparues au fil des trois dernières années, ces mouvements informels, certes contestataires mais rétifs aux idées révolutionnaires, aux références au communisme ou à la notion de classe sociale, donc de lutte de classe.

C'est le problème le plus important dans la situation actuelle. Celle-ci ne débouchera sur une amélioration de la situation des classes populaires et sur un véritable changement que si la seule classe sociale qui produit toutes les richesses de la société, dont elle assure par son activité le fonctionnement, se donne les moyens d'intervenir au nom de ses intérêts de classe, avec des objectifs propres sur le plan des exigences matérielles comme sur le plan politique.

Ce qui manque dans la situation actuelle en Espagne, c'est une force politique structurée qui incarne ces intérêts-là contre toutes les forces politiques qui, d'une manière ou d'une autre, se placent sur le terrain de la bourgeoisie. Cela implique de combattre politiquement non seulement le pouvoir de droite, mais aussi les prétendus socialistes du PSOE, avec leurs alliés liés au Parti communiste espagnol ainsi que les courants nationalistes, fussent-ils les plus radicaux, car ils sont en réalité hostiles à la perspective d'une transformation révolutionnaire de la société. Ce qu'il faut, c'est renouer avec la tradition du mouvement ouvrier révolutionnaire de ce pays, qui a osé affronter à plusieurs reprises la bourgeoisie dans la guerre qu'elle mène contre ceux qui menacent sa domination. Le mouvement ouvrier espagnol a une riche tradition de lutte. Il a fait surgir dans le passé des générations de militants ouvriers qui ont su défendre leurs intérêts de classe malgré les régimes dictatoriaux (ceux de Primo de Rivera puis de Franco), la guerre civile et la répression.

Nous ne reviendrons pas sur les problèmes politiques auxquels la classe ouvrière espagnole a dû faire face dans les années 1930, ni sur les raisons des échecs qu'elle a subis. Mais l'histoire du mouvement ouvrier de ce pays au vingtième siècle vaut pour aujourd'hui. L'expérience des années 1930 est importante car elle montre que, du point de vue des travailleurs, aucune situation, même une situation révolutionnaire, n'évolue positivement si la classe ouvrière n'a pas une très haute conscience des tâches auxquelles elle est confrontée, une conscience qui exige un véritable parti révolutionnaire.

La classe ouvrière espagnole n'est évidemment pas mobilisée aujourd'hui avec la même intensité et la même conscience qu'alors. Pour ceux qui se placent dans le camp des travailleurs, ce serait une erreur d'espérer que la seule « dynamique » du mouvement suffit pour faire avancer la conscience de classe. Il faut, pour y réussir, ouvrir des perspectives qui soient largement partagées par ceux qui luttent, il faut aussi des objectifs clairs, que les exploités réussissent à atteindre et qui constituent des étapes pour s'en fixer d'autres. Il faut l'intervention consciente de militants et de partis politiques qui ont fait leur l'objectif de la transformation révolutionnaire de la société. Il faut comprendre pourquoi le mouvement révolutionnaire de 1936-1937 a été écrasé. Pourquoi la guerre civile s'est-elle terminée par la victoire de Franco ? Pourquoi la dictature a-t-elle pu se transformer en régime parlementaire, sans heurts ni secousses sociales, en préservant les rapports d'exploitation au profit de cette même bourgeoisie qui, pendant quarante ans, avait soutenu Franco ?

Il apparaît de plus en plus que les discussions sont faciles avec le milieu issu du PCE, dont la tendance la plus importante est Izquierda Unida. La façon dont le PCE a été écarté par les politiciens qui ont mis en place la transition en misant sur le PSOE est une page de l'histoire des quelque quarante dernières années qui n'est pas tournée pour bien des milieux du PCE. Car bien des militants qui avaient payé chèrement leur combat contre la dictature franquiste et leur combat pour reconstruire un mouvement politique et syndical dans la classe ouvrière n'ont pas oublié comment les hommes politiques de la bourgeoisie ont réussi à imposer une monarchie parlementaire qui, certes, donnait au monde ouvrier le droit de vote et d'expression, mais se donnait surtout les moyens de lui imposer une dictature économique au service exclusif des capitalistes.

Citons un autre exemple significatif. Il y a un peu plus de dix ans, un mouvement dit de « la mémoire historique » a exigé que soit dite la vérité sur de nombreux massacres de militants anti-franquistes qui avaient eu lieu pendant la guerre civile ou dans les années 1940 à 1960, aux pires heures du franquisme. Les initiateurs de ce mouvement voulaient exiger que des faits dramatiques soient éclaircis, que des charniers soient retrouvés et que les responsables soient désignés. Ils récusaient la loi du silence qu'avaient imposée les militaires, les hommes politiques de droite, avec le consensus des dirigeants socialistes qui voulaient continuer de taire le passé au nom de la « réconciliation » nationale. Les militants syndicalistes, les militants politiques liés au PCE, au courant républicain ou encore au mouvement anarchiste, militaient sur ce terrain qui n'avait pas d'objectif politique précis. Mais ce mouvement révéla des vérités sur la violence dont furent victimes ceux qui s'étaient battus pour changer la société. Il a suscité un sentiment de fierté chez ceux qui mesuraient ce qu'avait signifié l'engagement d'avoir combattu pour la classe ouvrière et d'avoir refusé jusqu'au bout de courber l'échine. L'activité de ces associations pouvait sembler à côté des problèmes essentiels. Mais il y a des solidarités qui contribuent à transmettre des valeurs et des traditions décisives pour l'avenir.

Cette tradition prolétarienne et révolutionnaire, transmise par des générations de militants anarchistes, communistes ou syndicalistes, constitue un atout pour la classe ouvrière espagnole. À condition de comprendre le passé, d'expliquer les raisons des échecs. Il est possible de discuter de comment rebâtir un mouvement ouvrier sur la base des idées communistes révolutionnaires. Il est aussi possible de discuter avec les militants de la mouvance communiste qui se sont sentis trahis depuis la transition. Comme il est aussi possible de discuter avec les militants qui se sentent liés au mouvement anarchiste ; car, même si ces militants anarchistes militent aujourd'hui essentiellement sur le plan syndical au travers de syndicats non rattachés aux grandes centrales, et qui se regroupent notamment dans une centrale récente appelée Confédération générale du travail (CGT), beaucoup ressentent qu'il faut aussi avoir des objectifs sur le terrain politique.

Certes, il n'y a pas de parti communiste révolutionnaire aujourd'hui en Espagne. Tout est à construire sur ce terrain-là. Mais il y a une tradition politique. Il y a des militants qui sentent que les manifestations, les occupations de logements, les mobilisations d'aujourd'hui ne pourront rien changer de fondamental si elles ne permettent pas à la classe ouvrière de se préparer à l'épreuve de force inévitable avec la bourgeoisie. La création d'un parti sur des bases communistes révolutionnaires est indispensable, car la dynamique d'un mouvement ne suffit pas pour aboutir à un changement automatique. Aucune « transcroissance » ne permettrait de passer d'un mouvement de contestation spontanée à la lutte consciente d'un prolétariat capable de s'attaquer au pouvoir de la bourgeoisie. Ce serait la tâche d'un parti vraiment communiste d'expliquer pourquoi il ne suffit pas de dénoncer les capitalistes et les banquiers ou de réclamer le non-paiement de la dette ; pourquoi il est vain de pleurer après de nouvelles élections et une nouvelle Constitution. Ce parti devra mettre en avant les objectifs sociaux et économiques qui sont ceux de la classe ouvrière. Il devra discuter de pourquoi il faudra se donner les moyens d'exproprier la bourgeoisie. C'est en cela qu'un parti communiste révolutionnaire est nécessaire. Il aidera à rendre possible ce qui paraît aujourd'hui impossible : bouleverser la société en renversant la domination de la bourgeoisie.

9 mai 2013