Afghanistan - Une guerre sanglante pour défendre un régime en faillite

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octobre 2009

Alors que le scrutin de l'élection présidentielle destinée à assurer la réélection du président Karzai a tourné à la farce - une farce néanmoins potentiellement lourde de dangers vue l'étendue de la fraude électorale qui l'a accompagnée - tous les indicateurs en provenance d'Afghanistan montrent que, contrairement à l'optimisme passé des gouvernements occidentaux, la guerre qui s'y déroule y devient de plus en plus sanglante.

Malgré la montée en puissance américaine, qui suivit l'élection d'Obama à la présidence des États-Unis, avec l'envoi de 17 000 renforts américains en avril, et malgré l'extension de la guerre au Pakistan, dans certaines zones limitrophes de l'Afghanistan - ou, peut-être, justement à cause de ces développements - le nombre des morts parmi les troupes d'occupation a atteint cet été leur plus haut niveau depuis l'invasion de 2001 - 76 en juillet et 77 en août. À telle enseigne que dans tous les pays engagés dans cette occupation, la majorité de l'opinion a maintenant basculé dans l'opposition à la guerre.

Quant au nombre de victimes dans la population afghane, sur lesquelles aucune statistique n'existe, il n'a pu qu'augmenter, et dans des proportions bien plus importantes encore. Le fait qu'il a suffi d'un seul « incident » - le bombardement par l'OTAN de quelques camions-citernes d'essence détournés dans la province de Kunduz, le 4 septembre - pour faire 150 victimes, se passe de commentaires !

Au cours de ces derniers mois, les sphères dirigeantes occidentales, aussi bien civiles que militaires, ont admis la réalité de cette détérioration, au travers d'analyses pessimistes de la situation, mêlées à des déclarations contradictoires.

Du côté américain, le général Stanley McChrystal, qui venait tout juste d'être nommé à la tête des forces américaines en Afghanistan, déclara au quotidien Wall Street Journal, au mois d'août, que la résistance armée était en passe de prendre l'initiative et que 10 000 soldats supplémentaires seraient nécessaires pour assurer la « sécurité » dans la seule province de Kandahar. Peu après, le même McChrystal déclarait à une commission du Congrès américain que les USA et leurs alliés de l'OTAN devraient envoyer plusieurs dizaines de milliers d'hommes en renfort (le nombre de 40 000 fut évoqué dans les débats comme hypothèse de travail) - et cela, juste afin de gagner assez de temps pour rendre la police et l'armée afghanes capables d'éviter le renversement du régime en place et les conséquences désagréables qui en résulteraient pour le prestige de l'impérialisme.

Du côté britannique, dont le contingent de plus de 9 000 soldats est le deuxième par ordre d'importance après celui des USA, le major-général Nick Carter, qui doit prendre le commandement des forces de l'OTAN dans le sud de l'Afghanistan en octobre, déclara à la BBC : « le temps ne joue pas en notre faveur ». Prenant le contrepied d'un tel euphémisme, son collègue, le général David Richards, qui venait d'accéder à la plus haute fonction de l'armée britannique, causa un émoi certain en affirmant sa conviction que l'armée britannique resterait en Afghanistan pour les quarante années à venir !

Le Premier ministre britannique Gordon Brown fut le seul à faire exception au milieu de ces déclarations pessimistes, d'abord lors d'une visite surprise aux troupes britanniques dans la province d'Helmand, en se félicitant des « progrès » accomplis, puis, deux semaines plus tard, en annonçant un plan visant à réduire de moitié les effectifs de l'armée britannique en Afghanistan d'ici trois à cinq ans. Mais il faut dire qu'il y a une campagne électorale en cours en Grande-Bretagne et que Brown a toute raison de préférer que la guerre en Afghanistan ne vienne pas y jouer de rôle.

Quant aux gouvernements canadien et italien, ils ont également annoncé leur intention de retirer leurs troupes dans les deux années à venir, pas au nom d'une vision optimiste de la situation sur le terrain, mais en réponse à la réaction hostile de leurs opinions publiques après l'augmentation soudaine des victimes parmi leurs contingents respectifs.

La montée de la résistance armée se poursuit

On estime aujourd'hui que ceux que les autorités occidentales décrivent sous le nom de « talibans » ont une présence active sur 80 % du territoire afghan, contre 54 % en 2007. Cette présence active s'est récemment étendue dans des régions précédemment considérées comme « sûres », et cela en partie du fait de l'activité même des forces d'occupation.

C'est ainsi, par exemple, que la province de Kunduz avait été jusqu'à présent l'un des points de passage d'échanges commerciaux réguliers avec le monde extérieur du fait de sa proximité avec la frontière avec le Tadjikistan et du profil bas qu'y avaient les groupes armés. À telle enseigne, d'ailleurs, que la capitale de cette province jouait le rôle de centre financier que la capitale, Kaboul, ne pouvait jouer du fait de l'insécurité régnante. Mais tout cela a changé au cours de ces derniers mois, depuis que l'armée américaine a commencé à faire venir une partie de plus en plus importante de ses approvisionnements au travers de la Russie et du Tadjikistan, plutôt que d'utiliser les routes de moins en moins sûres venant du Pakistan. Du coup, les groupes armés se sont multipliés dans la province de Kunduz, attaquant systématiquement les convois de ravitaillement occidentaux, que ce soit dans le but d'affaiblir les occupants ou dans un but lucratif, ou pour ces deux raisons à la fois.

Un autre exemple est fourni par la province d'Helmand, du fait de l'offensive à grande échelle qu'y ont engagée cet été les forces américaines et britanniques dans le cadre de l'opération dite « Griffe de Panthère ». Se trouvant confrontés brutalement à une concentration de 20 000 soldats occidentaux dotés d'équipement aérien lourd, un nombre indéterminé de groupes armés locaux se sont glissés entre les mailles du filet pour se répandre dans les provinces limitrophes. Du coup, des attentats terroristes ont commencé à se produire dans la capitale, relativement tranquille jusqu'alors, de la province de Nimruz, à l'ouest d'Helmand, tandis que, vers l'est, une résurgence importante de la résistance était signalée dans la province de Kandahar, le long de sa frontière avec la province d'Helmand.

Les groupes armés qui combattent l'occupation sont en général désignés collectivement sous le nom de « talibans » et décrits comme une force homogène, organisée dans le cadre d'un réseau plus ou moins souple, qui serait coordonné d'une façon ou d'une autre par une structure de commandement relativement centralisée, animée par d'anciens cadres du régime défunt des talibans. Pour les gouvernements occidentaux, c'est une façon commode de justifier, au moins en partie, leur échec sur le terrain, en accréditant l'idée qu'ils seraient confrontés à un ennemi bien organisé à l'échelle nationale. C'est d'autant plus commode que cela permet également à ces gouvernements de prétendre devant leurs opinions publiques, que cette guerre n'est que la suite de l'invasion punitive de 2001 contre le régime des talibans, en représaille aux attentats du 11 septembre à New York, et qu'elle doit se poursuivre tant que les derniers restes de ce régime n'auront pas été éradiqués une fois pour toutes.

Sauf que cette description des groupes combattant les forces d'occupation est éloignée de la réalité. Qu'il se trouve dans le pays d'anciens cadres de l'appareil d'État des talibans est certainement vrai. Mais bon nombre d'entre ceux qui restent ont été absorbés par le régime de Karzai, tandis que la grande majorité des anciens cadres talibans semble avoir préféré prendre la route de l'exil au Pakistan ou dans les pays du Golfe. Quant à l'écrasante majorité de la résistance armée à l'occupation, elle est divisée en une galaxie de groupes plus ou moins rivaux, qui poursuivent chacun leurs objectifs propres et ne sont pas spécialement enclins à se plier à une quelconque discipline collective. Et, bien que ces groupes aient en commun leur islamisme, la religion n'est pas nécessairement leur principale raison d'être et leur version de l'Islam n'est pas nécessairement plus réactionnaire que celle généralement acceptée dans les campagnes afghanes. Le fait que ces groupes soient atomisés ne signifie pas, bien sûr, qu'ils n'existe aucune coopération entre eux. Mais il implique qu'ils ne forment pas une force homogène que l'on puisse identifier à l'ancien régime des talibans.

On a prétendu pendant longtemps que les besoins de financement de ces groupes armés leur imposaient d'opérer dans un cadre relativement centralisé. Cette thèse était basée sur le postulat que leur principale source de financement était le trafic de la drogue, qui aurait nécessité leur appartenance à une organisation dont l'emprise s'étendrait bien au-delà de leurs fiefs respectifs. À ceci près que, depuis un certain temps, les éléments prouvant qu'il n'en est rien se sont multipliés. À tel point qu'en juin dernier, l'envoyé spécial d'Obama dans la région, Richard Holbrooke, a annoncé que les USA ne financeraient plus les programmes d'éradication du pavot, parce que, selon lui, ils ne « réduisent pas l'argent dont disposent les talibans d'un seul dollar ».

En fait, les témoignages dont on dispose montrent qu'en réalité, chaque groupe armé lève ses propres fonds, en partie en recourant à des pratiques criminelles contre la population, telles que les enlèvements contre rançon et la perception d'impôts, mais surtout en rackettant les sous-traitants afghans travaillant avec l'aide financière occidentale. C'est ainsi que si, comme le dénonce à juste titre l'ONG britannique Oxfam, 40 % de l'aide occidentale à l'Afghanistan retournent aux pays donateurs, sous forme de commandes aux entreprises occidentales et de salaires payés aux « consultants », une autre partie importante, environ 25 % du total, va droit dans les poches des groupes armés sous forme de « primes de protection » payées par les entrepreneurs sous-traitants, ce qui, en soi, représente une source de revenu considérable pour des groupes armés qui se contentent d'un armement peu sophistiqué, ce qui est le cas de la plupart d'entre eux. Sur cette base, des groupes opérant à partir d'un ou plusieurs villages, autour d'un potentat local, peuvent financer l'approvisionnement nécessaire à leurs opérations armées.

Il existe, néanmoins, des groupes opérant sur une plus grande échelle, mais sans nécessairement avoir de liens avec les talibans d'hier. L'un de ces groupes est celui du Parti de l'Islam de Gulbbudin Hekmatyar, un vieux chef de guerre islamiste, qui fut un protégé des services secrets pakistanais pendant la guerre contre l'occupation soviétique et un ennemi résolu des talibans après qu'ils eurent pris le pouvoir. Le fief de ce groupe inclut une grande partie de la province de Kunar, le long de la frontière pakistanaise à l'est de Kaboul, et s'étend, au travers de la province de Laghmann, jusqu'aux faubourgs de la capitale.

Un autre de ces groupes est celui de Jaluddin Haqqani, dans les provinces de Khost et de Paktia, elles aussi le long de la frontière pakistanaise mais au sud de la capitale. L'itinéraire politique d'Haqqani fut le même que celui d'Hekmatyar, à ceci près qu'il se rallia aux talibans après leur victoire. Il occupa divers postes sous leur régime mais, à la veille de l'invasion de 2001, il rompit avec les talibans et se réfugia au Pakistan où il constitua une milice de partisans, qu'il ramena ensuite dans sa province natale de Paktia, pour y combattre l'occupation occidentale. Hekmatyar et Haqqani sont avant tout des nationalistes pachtounes (la plus importante des minorités ethniques du pays) et leur objectif est bien plus de promouvoir leur ambition de se faire reconnaître comme leaders de cette minorité que de préparer un retour des talibans.

D'autres groupes armés sont apparus tout simplement parce qu'un quelconque potentat local avait perdu les faveurs du régime de Karzai. C'est le cas par exemple de Ghulam Yahya, mentionné récemment par un journaliste du Wall Street Journal. Ancien commandant au sein de l'Alliance du Nord (milice anti-taliban regroupant essentiellement des forces de minorités autres que les Pachtounes dans le nord-est du pays), il fut le maire de la ville d'Herat, dans le nord-ouest du pays, jusqu'à ce que, en 2006, Karzai décide de le remplacer par l'un de ses fidèles. Yahya retourna alors dans son district d'origine, où il organisa une puissante milice armée et proclama son refus de reconnaître le régime de Kaboul. À partir de ce moment, Yahya fut officiellement décrit par les autorités comme un « taliban ». Mais bien que Yahya soit certainement un seigneur de guerre dont la brutalité ne vaut pas mieux que celle de bien d'autres, le journaliste du Wall Street Journal qui se rendit dans son fief rapporta que les écoles y étaient fréquentées par les enfants des deux sexes et qu'on n'y trouvait aucune des restrictions imposées jadis à la jeunesse par le régime des talibans.

Si, comme cela semble être le cas, les forces de la résistance sont si fragmentées et dépourvues de coordination, comment expliquer que les troupes d'occupation ne parviennent pas à les contenir ? La seule réponse possible est que, quelle que soit la haine de la population pour ces groupes armés qui la rackettent et la brutalisent continuellement, elle nourrit une haine plus grande encore pour ces troupes occidentales sur-équipées qui ne voient dans ses morts que des « dommages collatéraux ».

Karzai et ses alliés

C'est dans ce contexte de détérioration générale que s'est déroulée, le 20 août, la farce hypocrite d'une élection présidentielle, que les puissances occidentales elles-mêmes n'osent plus décrire comme démocratique. Une fois de plus, cette élection a souligné la corruption et l'isolement d'un régime fantoche qui, depuis neuf ans, ne doit son maintien au pouvoir qu'aux seules forces d'occupation.

En fait, cette élection aurait dû se tenir avant la fin du terme de Karzai, le 21 mai dernier. Mais, sous prétexte d'insécurité - pour dire les choses plus clairement, parce que le régime ne contrôle qu'une petite partie du pays - il fut décidé de retarder le scrutin de trois mois. Peut-être ce report avait-il également quelque chose à voir avec les scores très bas réalisés par Karzai dans les sondages d'opinion, à en juger par les efforts qu'il a déployés au cours de ces trois mois de répit pour se gagner de nouveaux appuis.

Karzai a semble-t-il pensé que le soutien sur lequel il pouvait compter dans la minorité pachtoune - qui compte environ 42 % de la population - ne suffirait pas, cette fois, à lui permettre de remporter l'élection et ceci d'autant moins que c'est de cette minorité que sont issus la majorité des groupes combattant l'occupation. Qui plus est, de ses deux principaux rivaux - tous deux anciens détenteurs de postes ministériels importants dans son régime - l'un, Ghani, était un pachtoune, et l'autre, Abdullah, était moitié pachtoune et moitié tadjik (les Tadjiks représentent 30 % de la population).

Quoi qu'il en soit, Karzai multiplia les efforts pour s'assurer le soutien de seigneurs de guerre appartenant aux minorités non pachtounes.

L'épisode le plus odieux des marchandages auxquels se livra Karzai dans ce domaine, fut sa campagne visant à se gagner les faveurs des intégristes chiites de la minorité hazara (qui représente 9 % de la population et est la seule minorité ayant une tradition chiite) et en particulier des deux chefs de guerre hazara les plus connus, Mohammad Mohaqiq et Karim Khalili.

En mars dernier, répondant aux revendications des dignitaires religieux chiites, Karzai signa un « Code familial chiite » destiné aux seules familles de cette secte religieuse. Ce code était si réactionnaire, en particulier du point de vue du droit des femmes, que l'on vit des manifestations de femmes dans les rues. Du coup, les puissances occidentales se sentirent obligées d'exiger que ce code soit amendé. À la fin juillet, un mois avant l'élection présidentielle, une version révisée de ce code fut définitivement adoptée. Mais cette nouvelle version ne comportait guère de changement et privait les femmes chiites de la plupart des droits que leur reconnaît la Constitution. Elle les privait de tout droit sur leurs enfants ; elle donnait aux maris le droit de priver leurs femmes de tout, y compris de nourriture, si elles refusaient de se soumettre à leurs exigences sexuelles ; elle obligeait les femmes à obtenir la permission de leur mari pour avoir le droit de travailler ; elle permettait même à un violeur de payer un « droit du sang » à la famille pour éviter des poursuites si sa victime était blessée au cours du viol.

Ce ne fut qu'après que ce code eut acquis force de loi que Mohaqiq déclara publiquement qu'il appuyait la candidature de Karzai, tandis que Khalili se voyait attribuer l'un des deux postes de vice-président. En même temps Karzai promettait publiquement aux deux chefs de guerre que leurs partis auraient cinq ministères s'il était réélu.

Pour le second poste de vice-président, Karzai choisit un autre chef de guerre, tadjik celui-là, notoirement connu pour sa brutalité, Mohamed Fahim. Entre autres faits marquants de sa carrière, Fahim avait été chef du renseignement du régime pro-moscovite de Kaboul durant l'occupation soviétique, avant de rejoindre la guérilla anti-soviétique juste à temps pour participer à l'occupation de la capitale. Par la suite il a occupé la même fonction, d'abord dans le régime qui précéda la victoire des talibans, puis au sein de l'Alliance du Nord. Après avoir siégé quelque temps au poste de ministre de la Défense sous Karzai, il avait été finalement limogé en 2004, en partie du fait de son refus de dissoudre sa milice personnelle, mais sans doute surtout du fait de son prestige au sein de la nouvelle armée afghane en formation, qui en faisait un adversaire dangereux. Il avait été alors bombardé du titre honorifique de « maréchal à vie » et s'était tenu en dehors de la vie politique, tandis que ses hommes étaient régulièrement accusés de toutes sortes de trafics, rackets et contrebandes.

Le dernier des alliés choisis par Karzai, et peut-être le plus marquant, fut Rachid Dostum, un seigneur de la guerre ouzbek (une minorité représentant environ 9 % de la population). Dostum s'était fait, dans le passé, une spécialité dans le fait de changer de bord au « bon » moment. D'abord général de l'armée prosoviétique afghane, il avait rejoint la guérilla antisoviétique avec ses troupes. Il avait été l'un des protagonistes de la lutte pour le pouvoir qui avait suivi le départ des troupes russes, avant de joindre ses forces à celles des talibans contre ses anciens rivaux. Puis il avait de nouveau changé de camp pour rejoindre l'Alliance du Nord et la lutte contre les talibans. Tout au long de cette tumultueuse carrière, Dostum s'était créé une réputation de cruauté telle qu'après un temps passé à la tête de l'armée afghane sous Karzai, il était devenu le premier chef de guerre afghan - et le seul à ce jour - à être menacé de poursuites pour crimes de guerre. Mais tout cela est désormais du passé. Au début août, Karzai a autorisé Dostum à rentrer de son exil en Turquie en lui garantissant l'impunité. En retour, Dostum s'est mué en militant passionné du régime de Karzai dans la minorité ouzbek.

Il faut ajouter que les plus connus des alliés sur lesquels s'appuyait déjà Karzai ne sont pas bien différents des nouveaux alliés qu'il s'est trouvés. Son propre frère a utilisé sa position officielle à la tête de l'assemblée de la province de Kandahar pour se tailler un fief personnel, et son nom a été fréquemment cité en connexion avec le trafic de la drogue. Le ministre de l'Énergie de Karzai, Ismael Khan, est un chef de guerre tadjik notoire, dont le fief est centré autour de la ville d'Herat et qui ne fut coopté par Karzai que pour éviter une rébellion possible dans cette région. Par ailleurs, bon nombre des gouverneurs nommés par Karzai dans les provinces à prédominance pachtoune sont des chefs de guerre locaux que Karzai a estimé pouvoir acheter à ce prix sans courir trop de risques.

Ces alliés guère fréquentables choisis par Karzai avaient-il un tel crédit qu'ils puissent lui apporter les voix dont il avait besoin ? Certainement pas. Mais ils avaient derrière eux des milices armées, légales ou pas, qui leur permettaient de s'assurer que les urnes étaient remplies des « bons » bulletins de vote, indépendamment de ce que pouvaient vouloir exprimer les électeurs. Qui plus est, en cas de retour de bâton causé par des fraudes trop visibles, ces chefs de guerre pouvaient constituer une assurance contre le risque que se forme une coalition anti-Karzai sur la base des minorités non pachtounes.

La corruption du régime se retourne contre lui

On pouvait donc s'attendre à ce que l'élection du 20 août soit encore moins « démocratique » que la première élection remportée par Karzai, en 2004, pour autant, bien sûr, que le terme « démocratique » ait un sens dans le contexte d'une guerre dans laquelle la population est prise au piège, entre le feu des forces occidentales et celui des groupes armés qui les combattent.

Avant même que se déroule le scrutin, le processus de recensement des électeurs - 17 millions recensés sur une population de 30 millions d'habitants - avait été marqué par des faits plutôt étranges. Par exemple, dans la province de Kandahar, le fief du frère de Karzai, les 1 080 000 électeurs recensés n'étaient guère crédibles, sachant que, selon les estimations de l'Institut Central de Statistiques, la population totale de cette province, enfants compris, serait de 1 057 500 individus ! De même, on observait un curieux phénomène dans les provinces les plus conservatrices du sud et de l'est du pays : on y trouvait plus de femmes que d'hommes parmi les électeurs recensés, alors que partout ailleurs les femmes ne constituaient qu'un tiers des électeurs.

Le jour du vote, 75 attentats furent officiellement recensés, dans 15 provinces différentes (sur 34), faisant 50 morts dans la population civile. La participation électorale s'écroula à environ 30 % (à comparer aux 70 % de 2004, sans doute grossièrement exagérés, il est vrai). Dans la province d'Helmand, les estimations de participation variaient entre 5 et 10 %, malgré les prétentions de l'armée britannique d'y avoir « gagné le cœur de la population ».

Mais cet écroulement de la participation cachait une réalité bien pire encore. Au fur et à mesure que parvenaient les informations sur le déroulement du scrutin, les témoignages de fraude se mirent à s'accumuler. Dans la province d'Helmand, le gouverneur s'étonna lui-même dans une déclaration télévisée de ce qu'il décrivit comme une « forte participation », compte tenu des circonstances, bien sûr. Sa surprise était due au fait qu'un grand nombre de bureaux de vote avaient tout simplement été fermés après avoir été pris pour cibles par des attaques au mortier. Comment les bulletins de vote avaient pu arriver dans les urnes restait un mystère. Et de tels mystères ne se limitaient pas à la seule province d'Helmand.

Dans la province de Kandahar, par exemple, un journaliste du New York Times rapporta que dans un district entier, tous les bureaux de vote avaient été maintenus fermés pendant toute la journée par les sbires du frère de Karzai. Mais cela n'avait pas empêché 23 900 bulletins de vote, tous en faveur de Karzai, d'être envoyés à Kaboul par ce district... Un autre journaliste du même quotidien rapporta des faits similaires dans plusieurs districts autour de Kaboul, où le député local avait organisé le bourrage des urnes en faveur de Karzai. Dans l'un des bureaux de vote, par exemple, après seulement une heure d'ouverture, 5 500 électeurs étaient censés avoir voté et avoir rempli douze urnes au total. Une semaine plus tard, après avoir examiné le registre de vote, il s'avéra qu'il n'y avait eu en fait que 600 votants dans ce bureau au cours de la journée. Mais même après un deuxième comptage des bulletins de vote, on trouva encore 996 votes pour Karzai et 5 pour deux autres candidats !

Selon le planning de la Commission électorale, le résultat de l'élection présidentielle et ceux des élections aux assemblées provinciales qui se déroulaient en même temps auraient dû être rendus publics au plus tard le 17 septembre. Mais à l'heure où nous écrivons, ces résultats sont encore très loin d'être finalisés. Le problème est tout simplement que les plaintes pour fraudes concernent pas moins de 10 % des bureaux de vote (environ 2 500). La Commission de Contrôle Électorale considère que sur ces plaintes, 691 sont suffisamment importantes pour priver Karzai de la majorité absolue dont il a besoin pour éviter un second tour. Bien que Karzai prétende avoir remporté 54 % des suffrages contre 28 % à Abdullah, ce résultat est très largement contesté, et pas seulement par ses rivaux, mais aussi par les observateurs occidentaux. C'est ainsi que selon les conclusions du rapport présenté par le responsable des observateurs de l'Union européenne, pas moins de 1,1 million des trois millions de voix remportées par Karzai seraient suspectes.

L'impérialisme jette de l'huile sur le feu

On ne peut pas s'étonner que tous les témoignages révèlent le profond dégoût de la population pour un régime qui n'existe que grâce à la présence des troupes occidentales, et dont la corruption et le parasitisme sont de plus en plus intolérables.

Pourtant les événements qui ont marqué cette élection n'en ont pas moins pris de court les gouvernements occidentaux. Non pas que la corruption du régime de Karzai soit une surprise pour eux : non seulement cette corruption ne les gênait pas, mais ils l'entretenaient de bien des façons. Mais de là à anticiper le fait que cette corruption puisse un jour faire planer la menace d'une explosion de colère de la population, c'était tout autre chose. Du coup, les autorités d'occupation ont réagi en émettant des signaux contradictoires. Certains conseillers officiels américains qui s'étaient déclarés partisans de reconnaître l'élection de Karzai comme un fait accompli, se sont mis à polémiquer publiquement avec d'autres conseillers qui y étaient opposés, ce qui n'a pas manqué d'être rapporté par les médias. Certains diplomates suggérèrent que Karzai invite ses deux principaux rivaux, Ghani et Abdullah, à former avec lui un gouvernement de coalition. Sauf qu'à ce stade, voulant tirer un parti maximum de la situation, la campagne d'Abdullah contre la corruption du régime avait atteint une telle frénésie que Karzai ne voulut pas entendre parler d'une telle solution et menaça de dissoudre la Commission de contrôle électorale.

À l'heure où nous écrivons, la Commission électorale serait en train de préparer un second tour entre Karzai et Abdullah, qui devrait se tenir dans la troisième semaine d'octobre. Par la même occasion, cela pourrait constituer un prétexte commode pour arrêter toutes les enquêtes en cours de la Commission de contrôle électorale et empêcher que la fraude colossale organisée par Karzai soit entièrement déballée sur la place publique. Reste à savoir si cela suffira à satisfaire les mécontents.

Bien que l'organisation d'un second tour paraisse la seule option qui leur reste, c'est néanmoins précisément ce que les puissances occidentales (et sans doute Karzai lui-même) auraient voulu éviter. Le danger pour eux est évidemment qu'une telle élection, avec comme seuls candidats Karzai et Abdullah, offre une occasion au mécontentement envers le régime de s'exprimer, indépendamment de ce qu'Abdullah représente - certainement rien de mieux que Karzai. Pour contrer un tel risque, la stratégie que risque d'adopter Karzai pourrait être d'en appeler au vote ethnique pachtoune, en espérant que cela incitera les dignitaires pachtounes à mobiliser leurs forces pour le soutenir. Mais dans la poudrière qu'est l'Afghanistan, c'est créer le risque d'une explosion ethnique au sein d'une situation déjà rendue explosive par la guerre.

Si une telle explosion se produisait, ou si la corruption du régime fantoche pro-occidental finissait par entraîner un flot croissant de recrues vers les forces luttant contre l'occupation, la responsabilité en incomberait entièrement aux gouvernements qui ont ordonné et poursuivi cette occupation.

Quant à la population afghane, la seule option offerte à ceux qui veulent se battre contre la situation catastrophique créée par la guerre et par la corruption du régime qui préside à cette situation, est de rejoindre des forces islamistes qui poursuivent leur propres objectifs réactionnaires - des forces qui, en fait, sont des ennemis tout aussi mortels de la population pauvre que le sont les puissances impérialistes occupant le pays. Mais là aussi, c'est aux grandes puissances impérialistes qu'incombe l'entière responsabilité de cette situation, du fait de la politique qu'elles ont menée au cours des quatre dernières décennies dans cette partie du monde. Et c'est pourquoi il est impératif que toutes les forces impérialistes quittent le pays avant que leur présence aggrave encore plus une situation catastrophique pour une population qui a déjà bien trop souffert.

29 septembre 2009

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