Irak - Trois ans d'occupation impérialiste: le bilan catastrophique d'une politique criminelle

Stampa
Avril 2006

Le 20 mars, l'Irak est entré dans sa quatrième année d'occupation impérialiste, au milieu d'une explosion de violence où la population est prise en tenaille entre les bombardements des forces d'occupation d'une part, et de l'autre, les exactions orchestrées par les milices armées et les vagues d'attentats terroristes qui se succèdent.

Mais il en faut plus pour ébranler l'auto-satisfaction qu'affiche l'administration Bush. À en croire le président américain, les forces occidentales continueraient à "progresser dans leurs efforts pour instaurer la démocratie en Irak". Qu'importe si, pour la seule journée du 20 mars où Bush prononçait ces mots, le bilan officiel indiquait 39 victimes dans la population irakienne, dont une fillette de 13ans assassinée avec 17 adultes au cours d'une série d'exécutions nocturnes dans un quartier de Bagdad! Et encore cette journée était-elle présentée comme relativement "calme" dans le chaos sanglant que connaît l'Irak. Mais le sang des peuples pèse si peu dans la politique des dirigeants impérialistes!

Néanmoins, on est bien loin du temps où les leaders de la coalition américano-anglaise se targuaient de la façon dont leurs soldats étaient accueillis en "libérateurs" par la population irakienne. Il n'est plus question non plus du mythe des "armes de destruction massive", qui servirent pourtant de prétexte à l'invasion, bien que personne n'en ait jamais trouvé la trace. Tant à Washington qu'à Londres, les discours officiels semblent désormais pratiquement expurgés de toute référence à al-Qaida, l'épouvantail numéro un de la période précédente. Et si la "guerre contre le terrorisme" reste plus que jamais à l'ordre du jour, les dirigeants de la coalition évitent d'y faire allusion à propos de l'Irak, de peur, sans doute, de souligner le fait que l'invasion n'aura finalement réussi qu'à donner un second souffle à cette menace terroriste qu'elle était censée combattre, même si, pour l'instant, c'est avant tout la population irakienne qui en fait les frais.

Zalmay Khalilzad, l'homme de confiance de Bush, d'abord en Afghanistan puis aujourd'hui en Irak, n'a-t-il pas reconnu lui-même, dans une interview au Los Angeles Times parue au début mars, qu'en envahissant l'Irak "nous avons ouvert la boîte de Pandore" et que, du coup, on pouvait craindre "la possibilité d'une guerre civile régionale"? Aussitôt, la Maison Blanche a fait son possible pour colmater cette brèche ouverte dans la propagande officielle par un dignitaire pourtant proche de la présidence. Le 21 mars, affectant un réalisme de circonstance, Bush a concédé pour une fois: "Nous reconnaissons tous qu'il y a de la violence inter-confessionnelle". Mais ce fut pour ajouter aussitôt: "Pour moi, les Irakiens ont pris la mesure de la situation et ont décidé de ne pas se lancer dans une guerre civile". Comme si les guerres civiles résultaient d'une décision consciente des populations! Cette formule tortueuse n'avait évidemment d'autre objectif que de permettre à Bush de nier l'évidence, c'est-à-dire la réalité de la guerre civile. Affirmation d'autant plus dérisoire que, un peu plus tard lors de la même conférence de presse, Bush précisait que la question du retrait des troupes américaines n'était pas de son ressort, mais serait "décidée par les présidents [américains] à venir et par les futurs gouvernements [irakiens]". C'est dire que même si l'administration Bush se refuse à reconnaître l'existence d'une guerre civile en Irak, elle envisage que l'occupation se poursuive au-delà de novembre 2008, date de la prochaine élection présidentielle.

En tout cas, Bush ne pouvait dire plus clairement que sa fameuse marche vers la "démocratie" en Irak n'est qu'une fable grotesque destinée à dissimuler l'échec sanglant de sa politique. L'opinion publique américaine à qui cette fable s'adresse ne s'y trompe pas, d'ailleurs, puisque les derniers sondages indiquent que moins de 40% d'entre elle seraient favorables au maintien des troupes en Irak.

Les milices prennent le devant de la scène

Le 22 février, l'attentat contre le sanctuaire chiite d'Ashariyah, à Samarra, a fait voler en éclats le mirage du "processus démocratique" mis en place par l'administration Bush.

Quels qu'aient été les objectifs des auteurs de cet attentat, il a servi de signal aux milices armées rivales pour affirmer leurs ambitions politiques et se livrer à une démonstration de force en attisant les divisions et les haines au sein de la population.

En réponse à l'attentat de Samarra, des manifestations se formèrent plus ou moins spontanément dans tout le pays. Tous les témoignages concordent pour dire que la colère des manifestants semblait viser avant tout les forces d'occupation, accusées d'être responsables en dernière instance de l'attentat de Samarra. Mais, d'emblée, les milices armées eurent une présence physique massive dans ces manifestations, pour pouvoir mieux les encadrer et se porter à la tête du mouvement de colère pour le mettre au service de leurs politiques.

En même temps, ces mêmes milices passèrent à l'action sur un autre terrain, dans les premières heures qui suivirent l'attentat. Selon le correspondant de l'agence Reuters à Bagdad, 27 mosquées sunnites furent attaquées dans la capitale et deux d'entre elles incendiées. Ce journaliste ajoutait: "Des miliciens armés de l'armée du Mahdi, qui soutiennent l'imam radical chiite Muqtadah al-Sadr, ont pris position dans les rues de Bagdad et des villes chiites du sud; à Bassorah et ailleurs, des affrontements les ont opposés à des sunnites. Un porte-parole d'al-Sadr a déclaré: "si le gouvernement irakien ne remplit pas son devoir de défendre la population irakienne, nous sommes prêts à l'assumer"."

Pendant les jours et les semaines suivant le 22février, les attaques et occupations de mosquées, tant chiites que sunnites, se poursuivirent. Dans les quartiers résidentiels mixtes, où coexistent chiites et sunnites depuis des décennies, ce qui est le cas de la plupart des quartiers des grandes villes, des tireurs embusqués prirent position, prenant pour cible les membres de l'une ou l'autre communauté. Des maisons furent marquées de menaces de mort et des dizaines de milliers d'habitants de ces quartiers mixtes prirent la fuite pour échapper à ces menaces.

Des places de marché, des arrêts de bus furent attaqués aux heures de pointe, avec des roquettes ou des voitures piégées. Il y eut d'innombrables cas d'exécutions sommaires effectuées par des milices qui avaient établi des barrages sur les routes ou dans la rue, sous prétexte de "défendre leur communauté". Ailleurs, ce sont des commandos armés qui effectuèrent des raids dans des ateliers et des usines dont le propriétaire était de la secte "ennemie", abattant sur place non seulement le patron mais tous les employés qu'ils pouvaient trouver. Et chaque matin, des dizaines de cadavres sont apparus dans les rues -les restes de malheureux de toutes les communautés, exécutés durant la nuit au cours d'attaques prétendument "ciblées" mais avant tout destinées à semer la terreur dans la population et à créer un fossé de sang entre les communautés.

Il est impossible de savoir combien cette orgie de violence a fait de victimes depuis le 22 février et encore moins combien elle en fera dans la période qui vient. Les seules indications dont on dispose datent de la première semaine de mars, lorsqu'une ONG opérant en Irak collecta les chiffres des victimes qui avaient été officiellement enregistrées dans les morgues des grandes villes depuis l'attentat de Samarra. Elle arriva à un chiffre de 1500 victimes en neuf jours, chiffre sans doute bien en dessous de la réalité car bien des morts n'atteignent jamais la morgue, aussi bien dans les grandes villes que, a fortiori, dans les plus petites où cette institution n'existe pas. Néanmoins, pour fixer les idées, cela signifie que la population irakienne aura subi plus de pertes durant ces neuf jours que l'ensemble des forces d'occupation pendant les 21 premiers mois qui suivirent l'invasion!

Des institutions impotentes ou complices

Les institutions de la prétendue "démocratie" mise en place par Washington et Londres firent la démonstration de leur totale impotence face aux exactions des milices. Elles eurent beau décréter des couvre-feux s'appliquant 24 heures sur 24, interdire la circulation des véhicules (mais aussi les manifestations) et menacer de prison quiconque porterait des armes en public, rien n'y fit. En fait, la paralysie des autorités irakiennes était telle qu'à Mossoul, la deuxième ville du pays, le gouverneur publia une proclamation dans laquelle il admettait ne plus pouvoir assurer la sécurité des habitants et les autorisait à porter des armes individuelles pour assurer leur propre protection -ce qui revenait à déclarer nuls et non avenus les ordres du gouvernement provisoire de Bagdad.

Mais ce qui est bien plus significatif encore, c'est que la machine du nouvel État "démocratique" apparut rapidement comme étant l'un des facteurs dans la vague d'exactions. De nombreuses unités des forces spéciales, de la police et de l'armée irakiennes, qui avaient été recrutées à l'origine dans les rangs des diverses milices, semblent avoir participé aux assassinats des dernières semaines. De nombreux témoignages indiquent que parmi les commandos responsables des raids les plus meurtriers à Bagdad se trouvaient des hommes portant l'uniforme des unités spéciales du ministère de l'Intérieur -en particulier d'une force spéciale connue sous le nom évocateur de "brigade des loups".

Cela n'a rien d'étonnant car, depuis la nomination à la tête du ministère de l'Intérieur d'un ancien dirigeant de la brigade Badr, la milice de l'un des principaux partis chiites au pouvoir, les hommes de cette milice ont fourni le gros des unités spéciales de ce ministère. Il fallait bien s'attendre à ce que les hommes portés par les forces d'occupation à la tête du pouvoir se servent de leurs milices, qu'elles portent ou non l'uniforme du nouvel État "démocratique", quand cela pourrait servir leurs desseins politiques!

Quant aux forces d'occupation, elles se sont montrées tout aussi impuissantes face à cette explosion de violence que leur régime fantoche. Mais il est vrai que c'est pour d'autres raisons. Car le haut commandement américano-anglais a choisi de garder ses forces dans leurs casernements, loin de tout contact avec la population.

Bien sûr, des observateurs, et les militaires eux-mêmes, ont justifié ce choix en disant que toute tentative des troupes américaines et anglaises, par exemple de protéger des quartiers résidentiels en les entourant de blindés, n'aurait fait qu'envenimer la situation et entraîner de nombreuses victimes dans les rangs des forces d'occupation sans que cela change grand-chose pour la population. C'est bien possible, parce que justement la présence de ces forces d'occupation lourdement armées qui se comportent comme si le pays leur appartenait, est l'un des principaux facteurs qui permettent aux milices d'exister et de se trouver des appuis dans la population.

Mais, justement, cela juge une politique qui, après trois années d'occupation, n'a su que faire des dizaines de milliers de victimes dans la population, plonger le pays dans la misère et en faire un champ de bataille pour des factions armées rivales qui luttent pour imposer leur propre dictature.

La responsabilité de l'impérialisme

Les commentateurs occidentaux ont eu tôt fait de présenter cette explosion de violence comme un conflit religieux entre la majorité chiite du pays et sa minorité sunnite, sur laquelle s'était appuyé, dans une certaine mesure, le régime de Saddam Hussein. Mais cette interprétation des faits constitue une tentative hypocrite d'éluder les responsabilités réelles de l'impérialisme dans la situation en Irak.

Il est vrai que les factions islamistes rivales attisent les divisions religieuses pour contraindre une partie de la population à se ranger derrière elles dans leur lutte pour le pouvoir. Tout comme il est vrai que l'atmosphère de pogrome qui règne à l'heure actuelle dans certaines zones urbaines a été créée délibérément par ces mêmes milices.

Mais c'est tout autre chose de dire que le bain de sang de ces dernières semaines reflète un conflit entre les membres de deux communautés religieuses.

L'une des caractéristiques de la société irakienne après le renversement de la royauté pro-britannique en 1958, fut la montée très rapide de son urbanisation. Cet exode rural vers les plus grandes villes accéléra le processus déjà engagé depuis longtemps par lequel les vieilles divisions ethniques, religieuses et claniques, tendaient à s'estomper dans le tissu social de la vie urbaine. L'Irak en vint à devenir l'une des sociétés les plus sécularisées du Moyen-Orient, où les femmes avaient plus de droits que partout ailleurs dans la région, y compris que dans des pays relativement occidentalisés (et considérés par l'Ouest comme "démocratiques") comme la Jordanie. Et, même si, dans la dernière période de son règne, Saddam Hussein eut recours à une certaine démagogie religieuse pour raffermir son régime, l'Irak urbain demeura néanmoins très largement laïcisé jusqu'à sa chute.

L'invasion occidentale créa un vide politique béant après la chute de Saddam Hussein. Les forces politiques sur lesquelles les stratèges de Washington avaient compté pour remplir ce vide -des gens comme le banquier véreux Ahmed Chalabi et des politiciens déconsidérés par leur passé, comme le politicien royaliste Adnani- n'avaient aucune influence sur le terrain et se montrèrent incapables de faire ce que l'on attendait d'elles. Les forces qui prirent alors le devant de la scène se formèrent soit à partir des débris de l'appareil d'État de la dictature déchue, soit à partir des courants islamistes qui avaient réussi à subsister à l'ombre de la dictature et, dans une certaine mesure, avec son assentiment. Toutes ces forces eurent recours à la religion comme justification à leur ambition d'imposer leur dictature, à la terreur pour imposer leur loi parmi les masses et à la colère suscitée par l'occupation dans la population pour faire de nouvelles recrues et se présenter comme une solution politique possible devant les adversaires de l'occupation.

En dehors de l'invasion elle-même, la politique des puissances occupantes fut un facteur déterminant dans la montée en puissance de ces milices intégristes. Combien de recrues des bains de sang comme le siège de Fallujah, en novembre 2004, ont-ils amenées aux milices intégristes? Ou encore, les révélations sur les sévices infligés par les forces américaines et britanniques aux milliers de prisonniers qu'elles détiennent à leur discrétion à Abu Ghraïb et ailleurs? Sans parler du harcèlement et de la répression quotidienne que subit la population de la part de soldats pour qui tout Irakien est, par définition, un terroriste en puissance.

Et puis il y a la catastrophe sociale que subit la société irakienne, une catastrophe que la somme (équivalant à quelque 270 milliards d'euros) spécifiquement allouée par le Congrès américain à l'occupation et à la reconstruction de l'Irak n'a rien fait pour empêcher. C'est pourtant une somme colossale, presqu'égale au budget annuel de l'État français. Seulement l'essentiel de ces milliards a été consacré à des dépenses liées de près ou de loin à l'occupation militaire -réfection de routes et d'aéroports pour permettre aux forces d'occupation de circuler, approvisionnement de ces forces, entretien de la myriade de mercenaires qui les secondent ainsi que celui des nouvelles institutions irakiennes, réfection de quelques plate-formes pétrolières dans le sud, etc. Et, à en juger par le nombre dérisoire des opérations de reconstruction réalisées sur le terrain, les grands groupes américains qui se sont précipités sur ce pactole comme des charognards, ont dû réaliser des bénéfices énormes.

Pour la population, rien n'a été fait pour ainsi dire. La production électrique, par exemple, est à son niveau le plus bas depuis l'invasion. Non seulement les centrales détruites n'ont pas été reconstruites, malgré les promesses faites, mais celles qui fonctionnaient n'ont bénéficié d'aucun crédit de maintenance, pas plus que le système de distribution qui tombe en ruines. De sorte qu'à Bagdad, la population dispose de trois à quatre heures d'alimentation électrique par jour en moyenne.

Tout cela ne peut que contribuer à pousser les plus désespérés dans les bras d'intégristes qui ont fait de l'opposition à l'occupation leur fonds de commerce -même si la politique qu'ils mènent, et en particulier le recours au terrorisme, ne contribue en rien à affaiblir l'occupant mais, en revanche, est payée par la population de son propre sang.

La responsabilité des leaders impérialistes dans la montée des milices intégristes va encore plus loin. Car en cooptant ces milices pour former les appareils de répression du nouvel État irakien, sous prétexte de leur imposer une discipline qui les arracherait au contrôle de leurs chefs, Bush et Blair n'ont fait que leur fournir un statut social et un levier puissant dont elles peuvent se servir contre les masses, pour leur imposer leur loi. Et on voit aujourd'hui, dans la vague de violence de ces dernières semaines, comment elles n'hésitent pas à se servir de ce levier.

Les milices en lutte pour le pouvoir

Ce qui se déroule en Irak n'est pas un conflit religieux, mais le dernier épisode en date, et le plus sanglant à ce jour, de la lutte pour le pouvoir que se livrent les factions intégristes irakiennes. Et une fois encore, ce sont les dirigeants occidentaux qui auront planté le décor et fourni l'enjeu de la phase actuelle de cette lutte.

Cet enjeu, c'est la composition du futur gouvernement irakien, le décor étant la situation créée par les élections parlementaires du 15 décembre dernier.

Lors de ces élections, qui ont vu une érosion des voix de tous les partis directement associés au précédent gouvernement provisoire, la coalition intégriste chiite qui dominait le régime en alliance avec les deux partis nationalistes kurdes, a vu sa majorité réduite au profit des partis sunnites. Au point que, d'un point de vue arithmétique, la coalition chiite pourrait être mise en difficulté, voire en minorité pour les votes importants qui requièrent une majorité des deux tiers. Par ailleurs, les forces qui ont le plus augmenté leur représentation dans la nouvelle Assemblée sont celles qui sont le plus liées à des milices armées, que ce soit parmi les courants chiites ou sunnites.

L'élection de la nouvelle Assemblée aurait dû entraîner la formation d'un nouveau gouvernement. Or, plus de trois mois après le scrutin, les différentes factions rivales n'ont toujours pas réussi à se mettre d'accord sur sa composition. Pire, la coalition chiite, après avoir adopté un candidat unique au poste de Premier ministre au terme de plus de deux mois de marchandages, a finalement dû renoncer à ce choix au profit de trois candidats qui seront présentés au Parlement en son nom.

Sur ce terrain des institutions, les rivalités entre factions vont bien au-delà du clivage entre chiites et sunnites -que ce soit entre les composantes kurdes et chiites de l'alliance gouvernementale ou entre les composantes de la coalition chiite.

Malgré les promesses faites aux leaders kurdes, les partisans de l'autonomie du Kurdistan sont loin d'être majoritaires (en fait, ils le sont de moins en moins) au sein de la coalition chiite, ce qui commence à créer des tensions avec les partis kurdes. D'autant que la principale opposition au régime provincial en place au Kurdistan, l'Alliance islamique du Kurdistan, gagne du terrain en s'appuyant sur le mécontentement de la population face à la corruption du régime en place. Or ce parti appartient à la coalition chiite.

En février, le Premier ministre du gouvernement provisoire, Ibrahim al-Jaaffari, qui est membre de l'une des trois principales composantes de la coalition chiite, a bien failli provoquer une crise majeure en profitant d'une visite officielle en Turquie pour discuter avec le régime turc d'un éventuel engagement d'une "force de maintien de la paix" turque en Irak. L'idée n'a pas manqué de susciter l'indignation des dirigeants kurdes irakiens, vu l'attitude de l'État turc vis-à-vis de sa propre population kurde. Ils ont menacé de rompre leur alliance avec la coalition chiite si al-Jaaffari n'était pas désavoué publiquement.

Au sein de la coalition chiite elle-même, les trois principales composantes, chacune s'appuyant sur une milice nombreuse et bien armée, se disputent depuis trois ans le rôle de porte-parole exclusif de la majorité chiite de la population. L'une d'entre elles, le SCIRI (dont la milice est la brigade Badr), a fait un tournant politique en 2005, en se disant favorable à une partition de l'Irak en trois provinces autonomes -voire trois pays indépendants- la moitié sud pour la majorité chiite (c'est aussi là que le SCIRI est le plus implanté), un nord-ouest réduit pour la minorité sunnite et le nord-est pour les Kurdes. En revanche, les deux autres composantes -le parti Dawa d'al-Jaaffari et les groupes liés à Moqtadah al-Sadr- sont opposées à toute partition du pays et même tout fonctionnement fédéraliste.

Ces trois factions chiites rivales ont cherché à profiter de l'émoi causé par l'attentat de Samarra pour se poser en champions de la cause chiite. Partout, ce sont leurs milices qui ont pris l'initiative d'attaquer des mosquées sunnites à titre de représailles, voire de les annexer sous prétexte de "réparations" et d'occuper les mosquées chiites sous couvert de les protéger. Et comme, lorsqu'on veut se faire reconnaître comme le seul protecteur de dernier recours, il n'est pas inutile de gonfler le danger que représente réellement l'ennemi, ces mêmes milices se sont livrées à des provocations contre les sunnites dans le but évident de déclencher des représailles.

Ce qui n'empêche pas d'ailleurs certaines de ces mêmes factions chiites de prôner la réconciliation nationale derrière... l'islam. C'est ainsi, par exemple, que l'imam Moqtadah al-Sadr a tenu à appeler la population à se réconcilier en participant à des prières communes le vendredi, tout en proposant une concertation aux leaders des milices sunnites afin de "restaurer la concorde". Mais il reste que ce langage politicien n'a pas grand-chose à voir avec la réalité sur le terrain, telle qu'elle est représentée par les jeunes miliciens de l'armée du Mahdi, lorsqu'ils malmènent les "suspects" sunnites qui ont le malheur de franchir les barrages dont ils ont quadrillé Sadr City, le quartier de taudis chiite de Bagdad.

Bush face à l'échec catastrophique de sa politique

Dans les premiers temps qui suivirent l'invasion, on pouvait peut-être ne parler que d'une explosion de banditisme consécutive à l'écroulement du pouvoir d'État. Et sans doute le banditisme continue-t-il à jouer un rôle dans le chaos irakien, tant il est vrai que la ligne de partage entre terrorisme, racket politique et banditisme pur et simple, peut être des plus floues. Mais très vite, dès les premiers mois de l'occupation, les milices armées chiites sont apparues de façon visible et ont offert leurs services aux forces d'occupation, pour faire la police dans la population. Les milices sunnites ont mis un peu plus de temps à apparaître. En fait, elles n'ont vraiment pris leur essor qu'après que Washington avait ordonné le licenciement en masse de toute l'armée irakienne, privant ainsi des centaines de milliers de familles de tout revenu. L'arrogante stupidité de Bush aura ainsi fourni aux intégristes sunnites (mais aussi chiites car l'armée était mixte) un grand nombre de combattants aguerris et d'experts militaires.

En fait, depuis plus de deux ans, la guerre civile sévit en Irak, une guerre civile rampante dont le bruit est en grande partie couvert en Occident par le silence servile de la presse, mais qui n'en est pas moins dramatique pour la population. Les dernières semaines auront donné un aperçu de son potentiel explosif et destructif. Mais on peut craindre que cela ne soit qu'un aperçu encore très limité et que les choses puissent prendre un tour infiniment plus grave.

Les hautes sphères de l'appareil d'État et de la bourgeoisie américains ne s'y trompent pas, d'ailleurs. Cela fait longtemps que des hauts fonctionnaires, des généraux retraités, des politiciens de premier rang, y compris du Parti républicain de Bush, lui reprochent sa politique en Irak. Ils ne lui reprochent certes pas l'invasion de l'Irak. Ce ne sont pas des pacifistes, mais des partisans d'un impérialisme agressif, tout comme Bush. Ce qu'ils lui reprochent, c'est de n'avoir pas su empêcher le développement d'une situation que nombre de ses propres conseillers avaient prédite.

C'est ce que confirme la publication d'un rapport de plus de 4000 pages préparé par les soins du département d'État à la demande de Bush, dans les deux années qui précédèrent l'invasion. Ce rapport contient de très nombreuses références aux mesures à prendre pour éviter l'apparition d'un vide politique et empêcher le déclenchement d'une guerre civile, en particulier en s'assurant de la neutralité de la population par des mesures de reconstruction qui améliorent réellement ses conditions de vie considérablement dégradées par la précédente décennie de blocus économique contre l'Irak.

Il n'est pas dit que ces recommandations, même si Bush s'y était conformé, auraient changé quoi que ce soit à l'évolution de la situation en Irak. Mais de toute façon, Bush et ses acolytes n'en ont tenu aucun compte. Ils ont ignoré les recommandations des militaires, avertissant que des forces considérables seraient nécessaires pour assurer la transition en cas de vide étatique. Ils ont ignoré l'avis de ceux qui recommandaient une reconstruction rapide pour satisfaire les besoins immédiats de la population. Bush a voulu faire une guerre de prestige, comportant un coût politique minimum en terme de victimes dans l'armée américaine, mais qui rapporte un maximum et le plus vite possible à ses associés du monde des affaires, tout en leur assurant un contrôle permanent sur les ressources irakiennes, et en garantissant une mainmise totale de l'impérialisme américain sur cette région stratégique du Moyen-Orient.

Du coup l'administration Bush n'a réussi, même du point de vue de l'impérialisme, qu'à faire un gâchis monstrueux. Sans doute les Halliburton, Bechtel et autres marchands d'armes ont-ils empoché un pactole. Mais il n'est toujours pas question de faire des affaires en Irak pour la grande majorité des entreprises américaines, "majors" pétrolières comprises, sans parler des conséquences négatives de la guerre pour leurs affaires dans la région. Alors, la bourgeoisie américaine, ou tout au moins une partie d'entre elle, commence à s'impatienter face à cet échec et le fait savoir. D'autant plus que si la guerre se prolonge, voire s'aggrave, ce qui apparaît de plus en plus comme un risque réel, l'opposition à cette aventure guerrière qui s'exprime déjà dans l'opinion américaine peut prendre un tour plus radical. C'est un risque que la bourgeoisie américaine n'a peut-être pas envie de prendre.

Des artifices politiques dangereux

C'est ce qui peut expliquer le fait que depuis quelques mois Bush ait ressorti l'épouvantail iranien du magasin des accessoires. C'est un épouvantail qui a beaucoup servi, et à bien d'autres avant lui, depuis le renversement du chah d'Iran en 1979.

Nul ne peut affirmer que la campagne menée par Washington contre le nucléaire iranien, campagne qui est unanimement soutenue par le reste des puissances impérialistes, et même par la Chine, soit un prélude à une nouvelle aventure guerrière -comme cela avait été le cas pour les "armes de destruction massive" de Saddam Hussein. Mais tout porte à penser que cette campagne a un rôle à jouer dans la politique irakienne de Bush.

Depuis l'invasion de l'Irak, l'administration Bush avait mis la pédale douce dans sa propagande contre l'Iran. La condamnation de Saddam Hussein par le régime iranien et sa neutralité vis-à-vis de l'occupation américano-britannique y étaient certainement pour quelque chose. Mais, maintenant que l'Irak tourne de plus en plus au bourbier pour les États-Unis, l'une des explications des déboires américains qui est de plus en plus fréquemment invoquée par Bush, Rumsfeld et les autres, est l'ingérence de l'Iran dans les affaires irakiennes, en particulier sous la forme de fournitures d'engins explosifs utilisés dans les attentats terroristes contre les véhicules militaires américains -bien que le général Pace, chef d'état-major inter-armées de Bush, l'ait formellement démenti. Un journaliste américain a compté pas moins de 26 références à ces engins supposés d'origine iranienne dans le dernier discours de Bush sur sa stratégie en Irak. Et, comme pour donner plus de poids à ces accusations, Zalmay Khalilzad a organisé une rencontre au sommet avec le gouvernement iranien pour discuter des "problèmes de sécurité en Irak".

Devant l'insistance de Bush à brandir la menace de l'Iran, on peut penser qu'il s'agit d'une façon pour lui de cacher l'échec de sa politique en Irak et de détourner l'attention de l'opinion publique américaine vers un nouvel épouvantail, avec en prime l'avantage de pouvoir se prévaloir, cette fois, de l'appui des autres puissances impérialistes, et en particulier de la France et de l'Allemagne. Cela peut faire craindre des actes guerriers ponctuels, même s'il paraît peu vraisemblable que Bush se lance dans une nouvelle guerre contre l'Iran.

Cela étant, un tel jeu politicien ne constitue pas une politique permettant à Bush d'extirper l'armée américaine du bourbier irakien. En fait de politique, la seule dont il ait fait état depuis l'attentat de Samarra consiste à prendre pour modèle le traitement que les forces américaines ont fait subir à Tal Afar, une ville de 250000 habitants située aux confins de la Syrie. C'est cette idée qu'il a développée longuement, par exemple, dans son discours du 20 mars à Cleveland, déclarant entre autres: "La stratégie qui a si bien marché à Tal Afar n'est pas tombée du ciel. Elle est le résultat de bien des tâtonnements. Il nous a fallu du temps pour comprendre la brutalité de l'ennemi en Irak et nous y adapter. Mais maintenant cette stratégie marche (...). Je voudrais pouvoir vous dire que les choses progressent partout en Irak comme elles progressent à Tal Afar".

Que s'est-il passé à Tal Afar? Pendant des mois, la ville a été soumise à un encerclement hermétique, lui interdisant toute communication avec le monde extérieur, tandis que l'aviation américaine procédait jour après jour à des pilonnages "ciblés", prétendument destinés à éradiquer les groupes de résistance. Après quoi la population de Tal Afar, à majorité turkmène et sunnite, a été livrée aux exactions d'unités de l'armée irakienne composées de chiites et de Kurdes. On peut juger de l'efficacité de cette stratégie qui aurait "si bien marché" selon Bush, par l'attentat-suicide qui y a fait 40 morts, le 27 mars, alors que la ville était censée être "débarrassée de ses terroristes"!

Si c'était cette politique-là que l'armée américaine choisissait de mener, non pas dans une ville, ce qui ne servirait à rien, mais dans les dizaines, voire les centaines de Tal Afar du pays, ce serait une guerre à mort. Alors, ou bien les paroles de Bush à propos de la stratégie employée à Tal Afar ne sont que des mots, ou bien il lui faudra augmenter de façon considérable les effectifs de l'armée américaine sur le terrain. Bush ira-t-il jusque-là? Nous le savons pas, d'autant qu'il a déjà à faire face au mécontentement exprimé par les hautes sphères de son armée. Déjà le simple fait d'utiliser un tel langage ne peut que faire perdurer ses déboires en favorisant le recrutement des milices armées. Mais s'il se lançait dans une telle fuite en avant, il risquerait en plus d'aggraver les tensions entre les différentes composantes de la population irakienne que ces milices cherchent à utiliser. Dans un cas comme dans l'autre, loin d'éloigner le spectre de la guerre civile, la politique de l'impérialisme américain n'aura fait, une fois de plus, que l'alimenter.

27 mars 2006