Ces soviets, avec leurs élus révocables à tout instant, reflétant au jour le jour l'état d'esprit des masses, ont représenté la population laborieuse d'une manière infiniment plus démocratique que ces parlements bourgeois où les travailleurs élisent des députés pour quatre ou cinq ans, mais sans avoir aucun moyen de changer leurs représentants dans l'intervalle, même s'ils trahissent complètement leurs engagements.
La présence dans toutes les villes industrielles de garnisons militaires gonflées par la guerre, au lieu de donner au gouvernement provisoire les moyens d'écraser la révolution, a au contraire donné à la révolution l'opportunité de disloquer l'appareil de répression de la classe dirigeante. La proximité facilitait l'influence des ouvriers révolutionnaires sur les casernes. L'armée se désagrégea de l'intérieur, minée par l'opposition entre les soldats, surtout des paysans, et la hiérarchie militaire, dominée d'en haut par l'aristocratie et, en dessous d'elle, par des fils de bourgeois. Et c'est par l'intermédiaire de leurs conseils, les soviets de soldats, que les paysans ont eu représentation dans les villes, là où battait le coeur de la révolution et sa direction.
Aux premiers mois de la révolution, les bolchéviks étaient loin d'être majoritaires dans ces soviets. Mais ils se sont renforcés à chaque trahison du "gouvernement provisoire", à chaque reniement des partis qui prétendaient représenter la révolution.
Les bolchéviks se renforcèrent chaque fois que les événements ont prouvé aux masses que les atermoiements du gouvernement compromettaient même le peu d'acquis de la révolution de février, c'est-à-dire les libertés démocratiques. Le choix n'était pas, n'en déplaise à tous les commentateurs social-démocrates de la révolution russe, entre la démocratie et la dictature du prolétariat, mais entre une dictature militaire avec, peut-être, en prime le retour au tsarisme, ou le pouvoir des soviets. Et lorsque, le 7 novembre 1917, les soviets ont pris le pouvoir dans la capitale, une majorité de représentants bolcheviks y avait des été élus de la façon la plus démocratique.
Sans la participation active de centaines de milliers de membres actifs à ce réseau de soviets couvrant le pays, adhérant pleinement au nouveau pouvoir établi à Pétrograd et s'appuyant sur des millions d'ouvriers et paysans pauvres, le parti bolchévik n'aurait pas été placé à la tête du pouvoir et n'aurait pas pu y rester et les soviets n'auraient même pas pu le conserver.
Lénine et Trotsky n'avaient, dans les premiers temps de la révolution, aucun appareil d'Etat à leur disposition, pas d'armada de fonctionnaires, pas d'administration industrielle, pas de représentants dans le pays du pouvoir central. Ce sont ces soviets qui allaient transmettre, sur le terrain, dans la vaste Russie, la politique révolutionnaire qui incarnait leurs aspirations.
Le prolétariat était désormais au pouvoir. Trotsky rappelle l'étonnement de certains dignitaires chassés de l'Etat tsariste et l'ironie des commentateurs occidentaux qui ne donnaient pas plus de quelques semaines au nouveau pouvoir devant le fait que celui-ci permettait à un sous-officier de devenir commandant suprême, à un infirmier de devenir directeur d'hôpital, à un serrurier de diriger une entreprise, à un portier de présider un tribunal.
"On devait pourtant le croire", répétait Trotsky." On ne pouvait d'ailleurs pas ne pas le croire tandis que les sous- officiers battaient les généraux, le maire autrefois journalier brisait la résistance de la vieille bureaucratie, le lampiste mettait de l'ordre dans les transports, le serrurier comme directeur rétablissait l'industrie".
Alors, si la révolution russe reste d'actualité, aujourd'hui, c'est en premier lieu parce qu'elle a été la démonstration de la capacité de la classe ouvrière à exercer le pouvoir pour transformer la société.
L'attitude à l'égard de ce nouvel Etat créé par la révolution allait partager le mouvement ouvrier pour des dizaines d'années dont les dix ou vingt premières furent cruciales.
Et encore aujourd'hui, ce partage du mouvement ouvrier porte la marque de la révolution russe.