France – Va-t-on vers le dernier congrès de la Ligue communiste révolutionnaire ?

Imprimer
jan-fév 1992

L'évolution des ex-"démocraties populaires", et plus encore celle de l'URSS qui s'est accélérée ces dernières semaines pour aboutir à sa dislocation dans les derniers jours de 1991, peuvent troubler profondément tous ceux qui, d'une façon ou d'une autre, s'identifient à l'idéal communiste. Ce qui s'est écroulé, ce ne sont pas tant des modèles - même pour ceux qui, comme les militants des partis communistes, en avaient une vision idéalisée par des décennies de propagande stalinienne, l'URSS apparaissait de moins en moins comme un modèle - qu'une référence concrète. Car en dépit des déformations considérables subies, dont les conséquences ont été tragiques pour le peuple soviétique, comme pour les prolétaires du monde entier, l'URSS restait une illustration vivante de la possibilité qu'existe une société différente de la société capitaliste, ne reposant pas sur la propriété privée des moyens de production, sur les lois du marché. L'illustration aussi qu'une telle société avait pu naître, survivre, fonctionner - même mal - sur un territoire qui représentait le sixième des terres émergées du globe, qui regroupait près de 300 millions d'hommes et de femmes, issus de dizaines de nationalités et d'ethnies différentes, cohabitant à l'intérieur de mêmes frontières. L'URSS représentait, en dépit de la caste bureaucratique qui s'y était développée, une telle référence mais aussi, au moins moralement, un élément du rapport de forces dans la lutte qui oppose les exploités et les opprimés à leurs exploiteurs. Le comble a été de voir l'URSS enterrée par des hommes qui, pour la plupart, sont issus de ces partis dits communistes, qui leur ont permis de faire carrière et qu'ils dissolvent aujourd'hui avec autant de hargne que de jubilation. Il est normal donc que tout cela puisse faire problème dans l'ensemble du mouvement communiste, pris au sens large, et donc aussi au sein du mouvement trotskyste.

Bien évidemment, la discussion qui s'est ouverte pour préparer le prochain congrès de la LCR, qui se tiendra en février, est marquée par ces événements. Si nous souhaitons intervenir dans cette discussion, c'est qu'elle nous concerne pleinement. Nous voulons le faire fraternellement, car nous nous considérons, disons le mot, comme de la même famille, issue d'une réalité fondée sur notre histoire. En effet nous avons un passé en commun : celui du combat trotskyste pour maintenir vivantes les références du communisme, contre les monstrueuses déformations staliniennes. Cela ne fut pas facile, mais c'était nécessaire, indispensable même. Les événements actuels en sont, à notre avis, la confirmation. C'est pour ces raisons, et dans cet esprit, que nous souhaitons apporter notre contribution au débat ouvert par les camarades de la LCR.

Plusieurs aspects ont été soulevés dans ce débat. Mais deux nous apparaissent comme fondamentaux : d'une part la proposition faite par la majorité actuelle de la LCR de modifier son sigle, d'autre part les projets concernant le type d'organisation qu'elle se propose de mettre en place.

Un changement de sigle pour la LCR

Dans un texte intitulé "projet de thèses politiques", la majorité actuelle de la LCR propose l'adoption d'un nouveau sigle. Elle s'en explique de la façon suivante : "Le terme "communiste" a été détourné et dénaturé aux yeux de millions d'hommes et de femmes. En changeant de nom la LCR ne cède évidemment pas aux sirènes du réformisme. Elle entend simplement signifier qu'elle n'a rien à voir avec sa monstrueuse caricature stalinienne". Effectivement, nous sommes bien d'accord pour dire que le terme "communiste" a été détourné et dénaturé aux yeux de millions d'hommes et de femmes. Mais ce n'est pas quelque chose de nouveau. Bien des méfaits, des crimes, des trahisons jalonnent l'histoire du stalinisme qui ont contribué à cela. Et on a malheureusement l'embarras du choix pour les citer, des procès de Moscou à la répression de révolutions comme l'insurrection hongroise de 1956, du pacte germano-soviétique au traité de Yalta, en passant par l'intervention à Prague en 1968. La liste en est fort longue, et fort ancienne, que ce soit du vivant de Trotsky, déjà, et ensuite, après son assassinat.

Face à l'imposture sanguinaire du stalinisme, ce fut la tâche du mouvement trotskyste de défendre le communisme, ses traditions, son histoire. Les difficultés en étaient considérables, mais il a su ne pas abdiquer devant elles et faire en sorte qu'aujourd'hui, alors que tout semble s'effondrer, il existe encore des militants, des organisations pour défendre la perspective du communisme, bien évidement pas à la façon dont on défendrait des reliques. Grâce à des militants comme Trotsky et ceux qui l'on rejoint et se sont réclamés de ses idées et de son combat, le fil n'a pas été rompu. Et cela a été essentiel pour les militants qui veulent combattre pour une société débarrassée de toute exploitation et de toute oppression, pour nous, Lutte ouvrière, comme pour les camarades de la LCR.

Ils écrivent, dans le texte que nous avons déjà cité : "Nous nous réclamons du combat et de la tradition des premiers opposants de gauche à la terreur stalinienne. De ceux et de celles qui ont tracé de leur sang la ligne de partage entre la révolution qui brisait les chaînes de l'ancien despotisme tsariste et la contre-révolution qui jetait les bases d'un nouveau despotisme bureaucratique". Nous aussi Lutte ouvrière, les autres organisations qui font parti de l'Union communiste internationaliste (UCI), nous réclamons de ce combat-là. Nous insistons, le maintien de cette filiation a été décisif. Et cela le reste. Et c'est pourquoi nous pensons que les camarades de la LCR feraient une erreur grave en abandonnant la référence communiste dans leur sigle.

Et pourquoi le faire aujourd'hui, après que ses militants, ceux de la génération actuelle, comme ceux des générations passées, ont su la défendre et s'en servir jusque-là dans leur combat ? Parce que des hommes comme Eltsine ou d'autres se décident à se débarrasser d'une étiquette, avec laquelle de toute façon ils n'avaient rien à voir ? Mais n'est-ce pas justement une raison supplémentaire de la garder, maintenant que les usurpateurs ont cessé de s'en parer ? De ce point de vue, la nécessité de se définir sans ambiguïté est peut être encore plus décisive aujourd'hui que par le passé.

Mais, nous disent les camarades de la LCR, les travailleurs soviétiques eux-mêmes n'ont pas su défendre les acquis d'Octobre. "Nous étions convaincus, écrivent-ils, que l'effondrement [des régimes bureaucratiques] déboucherait sur une alternative ouverte entre la restauration capitaliste et une relance démocratique de la révolution socialiste. Débarrassée de son épouvantable parasite, la révolution d'Octobre renaîtrait et reprendrait figure humaine... Mais de la chute du totalitarisme bureaucratique ne surgit pas une force socialiste substantielle, capable de renouer avec la tradition révolutionnaire. La haine légitime suscitée par l'ancien régime soulève les foules contre les symboles honnis, mais pour exhumer les oripeaux des plus anciennes servitudes." Nous avons un désaccord - qui n'est pas récent - avec la LCR sur son analyse qui aboutirait à considérer que le prolétariat d'Union Soviétique devait automatiquement, spontanément en quelque sorte, se lever pour reprendre le drapeau d'Octobre. Mais ne discutons pas de cela ici. Car quoi qu'il en soit, nous ne pensons pas que c'est une raison pour justifier l'abandon de la référence communiste. Une référence que le mouvement communiste, et donc le mouvement trotskyste, a fait sienne, indépendamment de la conscience qu'en avait le prolétariat. D'ailleurs, à ce compte, ce que l'on constate à propos du prolétariat soviétique, ne faudrait-il pas le constater aussi à propos du prolétariat mondial ? Nous ne pensons pas que les militants doivent adapter leur programme fondamental, leurs "références" à l'évolution du niveau de conscience du prolétariat, encore moins lorsque les circonstances font que ce niveau régresse. Maintenir nos références communistes et révolutionnaires spécifiques, c'est la seule façon de préparer l'avenir communiste.

Et contrairement à ce qu'écrivent les camarades de la LCR, nous sommes convaincus que s'affirmer communiste aujourd'hui ne nous isole pas de la classe ouvrière et ne nous écarte pas de ses luttes, même de la direction de ces luttes. Pas plus que cela ne nous isolait auparavant. Penser cela revient, à notre sens, à croire que ce serait notre programme qui serait responsable de nos difficultés, car notre étiquette n'est, en fait, qu'un condensé de notre programme. Même si ce n'est pas vrai pour tout le monde, tels les staliniens et les sociaux-démocrates qui se parent d'une étiquette fort décalée par rapport à leurs objectifs généraux. Ou encore comme ce fut le cas, à l'inverse, pour les bolcheviks qui choisirent d'attendre la prise du pouvoir pour abandonner leur vieille étiquette de Parti ouvrier social-démocrate de Russie pour adopter celui de Parti communiste (bolchevik). Et à l'inverse nous ne pensons pas que s'intituler "gauche révolutionnaire", par exemple, ou se donner toute autre étiquette, qui, quoi qu'on en dise, ne peut être véritablement nouvelle, tout au plus ambiguë, nous permette de nous rapprocher plus facilement des masses, et en particulier de la classe ouvrière. Nous ne voyons pas en quoi cela peut faciliter l'activité des militants révolutionnaires en son sein, autant l'activité au jour le jour que l'intervention dans ses luttes actuelles ou prochaines. Avec cet inconvénient rédhibitoire que cela constituera une entrave majeure pour préparer l'avenir. Et notre tâche à nous, révolutionnaires, ce n'est pas simplement de gérer le présent, c'est-à-dire de défendre les intérêts des travailleurs, de les aider à organiser leurs luttes, c'est aussi, surtout même, de préparer l'avenir. Il ne s'agit certes pas d'opposer l'un à l'autre, mais l'un (l'organisation de la défense des travailleurs) prépare l'autre (c'est-à-dire l'objectif du communisme émancipateur auquel les camarades de la LCR affirment ne pas vouloir renoncer). C'est d'ailleurs la volonté commune à nos deux organisations de se battre pour le réaliser qui fonde cette discussion, la rend possible et, dans la situation que nous connaissons actuellement, en fait l'actualité, et la rend particulièrement importante.

Un nouveau parti pour les travailleurs ?

En même temps qu'elle se propose de modifier son sigle, la majorité actuelle de la LCR défend l'idée d'un nouveau parti pour les travailleurs. Elle s'en explique à plusieurs reprises sous des formes voisines dans les textes soumis à la discussion... "Le changement de sigle, peut-on y lire, représente une invitation à rejoindre son combat [celui de la nouvelle organisation]. Il devra compléter la réforme de son fonctionnement, afin de la doter d'une image plus accueillante, de lui permettre d'ouvrir plus largement ses rangs et de rayonner au delà de ses sympathisants déclarés." Ou encore après avoir réaffirmé "qu'il n'y aura pas de socialisme sans révolution", elle écrit "qu'elle serait prête à faire l'expérience loyale d'un parti commun et démocratique avec tous ceux et toutes celles qui, ne partageant pas ces conclusions, seraient déterminés à lutter pour une défense intransigeante des exploités et des opprimés, pour leur organisation unitaire et indépendante des intérêts de la bourgeoisie, pour la perspective d'un socialisme autogestionnaire. Elle serait prête à construire avec eux un parti qui tire la leçon de la double expérience négative du stalinisme et de la social-démocratie, en contribuant à l'organisation autonome des travailleurs, des femmes, de la jeunesse.

Une telle convergence ne suppose un accord complet ni sur l'interprétation du passé, ni sur la vision du monde. Sa viabilité repose sur une compréhension commune des grands événements en cours et des tâches qui en découlent. Elle s'enrichirait de définitions nouvelles sur la base d'expériences communes dans l'action entreprise." Mais avec qui construire une telle organisation ? Les rédacteurs de ce texte reconnaissent que, dans la situation actuelle, les possibilités sont réduites. Les "refondateurs", c'est-à-dire la minorité au sein du PCF qui se regroupe derrière Charles Fiterman ? Les camarades de la LCR considèrent que s'ils sont "partie prenante des reclassements en cours, ils témoignent aussi de leurs limites dans une situation marquée par l'échec : si leur évolution peut être progressiste sur des questions telles que le pluralisme et l'immigration, elle n'en est pas moins polarisée par la social-démocratie." Les Verts ? Ils ont "su cultiver l'image d'un courant neuf, non compromis avec les magouilles politiciennes et développent des thèmes répondant à de réelles aspirations sociales... A travers leur existence et leur développement se joue une partie des recompositions futures à gauche et du renouveau d'un projet de transformation sociale." "En même temps, ajoutent les camarades de la LCR, ils demeurent principalement une force électorale, happée par la mécanique institutionnelle, leur prétention à incarner une autre image de la politique se heurte à des formes précoces de bureaucratisation, leur intransigeance de principe ("ni droite, ni gauche") peut laisser la porte ouverte à des alliances très traditionnellement politiciennes. [...] Enfin et surtout, les Verts sont absents du débat sur les questions sociales." Nous ne discuterons pas des contradictions internes de cette analyse. Car de toute façon nous ne pensons pas que le problème soit dans la possibilité que se réalisent des regroupements, tels que les camarades de la LCR les conçoivent. Ces possibilités sont faibles voire nulles. Ils en conviennent eux-mêmes - ce qui ne veut pas dire qu'on n'assistera pas à des regroupements à vocation électorale et politicienne entre les partisans du socialiste Chevènement et du "refondateur communiste" Fiterman, ou d'autres du même type, mais cela n'a rien à voir avec ce que proposent, semble-t-il, les camarades de la LCR.

Indépendamment du fait que ce qu'ils proposent soit aujourd'hui réalisable ou pas, ce que nous voulons discuter, c'est de leur démarche. Nous ne pensons pas que le parti tel qu'ils le définissent puisse être l'instrument qui manque au prolétariat, ni même que la voie qu'ils préconisent soit une avancée pour le construire.

A quoi peut servir, en effet, de regrouper dans une même organisation des gens qui ne se situent pas sur le même terrain que les révolutionnaires - c'est le cas des Verts comme des "refondateurs communistes" qui sont "polarisés par la social-démocratie" (les camarades de la LCR le reconnaissent, eux-mêmes). Des gens qui ne se placent pas sur un terrain de classe, en tout cas pas celui de la classe ouvrière, et qui contestent la lutte de classe, qui nient le rôle du prolétariat ? Que peut-on espérer d'eux ? Les convaincre ? Mais comment, et de quoi ? Avec quels arguments ? Par l'expérience, mais comment la faire dans ces conditions, alors même qu'ils récusent l'expérience passée, le rôle même du mouvement ouvrier ? En supposant même que les camarades de la LCR puissent se retrouver demain dans ce type d'organisation, en admettant même qu'ils y soient dans un rapport de forces qui leur permettrait de s'y faire écouter, il leur faudrait y consacrer bien plus d'énergie à discuter - sans convaincre et sans entraîner grand-monde -, qu'il en faudrait à militer sous leur propre drapeau dans la classe ouvrière. L'expérience d'une telle démarche, ou du moins de telles tentatives de démarche, n'est pas nouvelle en France, du PSU à Juquin, en passant par "l'alternative" et autres projets de recompositions caressés. A notre avis, ces expériences devraient servir à la réflexion de tous ceux qui se posent sérieusement le problème de l'avenir du combat pour le communisme.

Les camarades de la LCR nous disent que l'important aujourd'hui serait de créer un cadre pour un large débat démocratique à gauche. Nous sommes bien évidemment pour le débat et pour la démocratie au sein du mouvement révolutionnaire. Mais encore faut-il s'entendre sur les mots. Nous pensons que ces camarades se trompent lorsqu'ils considèrent que l'important, c'est le débat... Et que de ce débat naîtront le parti et son programme. Une telle conception ne relève pas, pensons-nous, de la démocratie, mais recouvre plutôt et ne peut aboutir qu'au règne du bavardage stérile, c'est-à-dire le contraire, pensons-nous de la discussion, une caricature de la démocratie. C'est ce que l'on voit par exemple avec les partis sociaux-démocrates. Et sur ce plan, nous sommes biens servis, ici, en France. Un véritable débat démocratique, celui qui peut faire avancer les choses, exige à notre sens deux conditions essentielles : d'une part que ceux qui y participent soient d'accord sur les choix essentiels, ce que l'on pourrait appeler le programme fondamental, et d'autre part qu'il se situe entre militants pour qui la discussion est un instrument pour l'activité, pour l'action et non une manière comme une autre de se renseigner, de se faire une opinion, qui ne les engagerait d'ailleurs pas.

Nous sommes d'accord avec les camarades de la LCR pour affirmer qu'il ne peut y avoir de socialisme sans révolution. Nous pensons être d'accord avec eux pour dire qu'il ne peut y avoir de révolution s'il n'y a pas de parti. Et c'est ce parti, instrument pour aider au renversement du capitalisme, qu'il faut aujourd'hui s'attacher à construire. Non pas en recherchant un hypothétique élargissement, pour créer un "nouveau" parti, avec un "nouveau" programme, une organisation aux contours mal définis.

Nous pensons que ce qui est plus que jamais nécessaire c'est que tous ceux qui veulent agir sérieusement pour jeter bas l'exploitation, l'oppression, donc lutter pour le communisme doivent y consacrer toutes leurs forces, toute leur énergie, toute leur compétence, en un mot y consacrer leur vie. C'est autour de cette volonté-là que doit se construire le parti révolutionnaire. Nous sommes convaincus que c'est la seule voie possible.

Les camarades de la LCR, issue d'un mouvement qui a contribué à faire que les références communistes soient encore vivantes aujourd'hui, doivent continuer à tenir leur place dans cette tâche. Et c'est pourquoi nous voudrions les convaincre de ne pas rejeter une partie de leur histoire, en changeant leur sigle. Ils ont, pensons-nous, beaucoup à y perdre. Non seulement eux, mais nous aussi. Et cela se traduirait par un affaiblissement de l'ensemble du mouvement communiste.