Après l'URSS, la "Communauté d'États Indépendants" : un pas vers une stabilisation ou vers le chaos ?

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jan-fév 1992

Avec l'année 1991 a pris aussi fin, cette fois officiellement, l'existence de l'Union des Républiques Socialistes Soviétiques. L'URSS, née il y a près de soixante-dix ans en décembre 1922 dans la foulée de la révolution russe, est maintenant remplacée par une problématique "Communauté d'États Indépendants", la CEI, contradictoire jusque dans son nom. Le drapeau rouge frappé de la faucille et du marteau a disparu des bâtiments officiels, remplacé par les drapeaux nationaux des républiques et en particulier, en Russie, par le drapeau russe, celui du régime tsariste que la révolution ouvrière d'octobre 1917 semblait avoir envoyé pour toujours dans les oubliettes de l'histoire.

Enfin, le promoteur de la perestroïka et de la glasnost, Gorbatchev, dont la position était de toute façon très affaiblie depuis le putsch manqué du mois d'août 1991, a dû démissionner et faire place à son rival Eltsine ; pas exactement cependant puisque Gorbatchev était président de l'URSS et qu'Eltsine n'est que celui de la seule Russie.

Un terme pour la crise politique ?

Cette fin officielle de l'URSS marquera sans doute une étape importante dans la crise politique du pays. Mais il est déjà évident qu'elle n'en est pas le terme, fût-il provisoire. Dans la lutte pour le pouvoir ouverte, en fait, depuis la mort de Brejnev en novembre 1982, la bataille entre les différents clans bureaucratiques, entre les différents appareils de l'État, n'a pas abouti au simple remplacement d'un groupe dirigeant par un autre ; elle a entraîné un processus de désagrégation, de démembrement de l'État lui-même ; un processus qui, aujourd'hui, semble encore loin d'être arrivé à son terme.

Gorbatchev qui, pour assurer son pouvoir, avait cherché contre les différents appareils des appuis dans les couches petites-bourgeoises, les intellectuels, les clans bureaucratiques avides d'autonomie, a déclenché une évolution dont il n'est pas resté maître. Ce sont d'abord les différents clans nationaux de la bureaucratie des républiques, en fait déjà largement cristallisés sous Brejnev, qui ont poussé leur avantage, se lançant les uns après les autres dans la course à l'indépendance de peur d'être dépassés par plus démagogues qu'eux. Eltsine lui-même n'a réussi à devenir le principal rival politique de Gorbatchev, et finalement à l'éliminer, qu'en se faisant le champion de l'"indépendance" de la république russe (et même des autres, dans un premier temps) à l'égard d'un "centre" présenté comme le responsable de tous les blocages.

Eltsine et son clan ont donc bien réussi à éliminer Gorbatchev, mais ils n'ont pu lui succéder. Il n'y a plus d'URSS et plus de président de celle-ci. Eltsine n'apparaît que comme le chef d'un des clans bureaucratiques nationaux - même si c'est le plus important, celui de la Russie - qui, dans chacune des républiques, ont contribué à la dislocation du pouvoir central. Il doit aujourd'hui partager sa victoire avec tous ceux-là, avec ces appareils indépendants qui se consolident dans les différentes républiques. Mais il doit aussi la partager, en Russie même, avec bien des hommes qui ont été ses alliés tant qu'il s'agissait de lutter contre Gorbatchev mais qui pourraient bien vite, à leur tour, se révéler des rivaux.

Gorbatchev, déjà fortement affaibli face aux aspirations indépendantistes des diverses républiques, avait voulu prolonger l'URSS par une "Union des Républiques Souveraines", une URS, morte avant même d'avoir existé sur le papier. Eltsine n'a pu tenter de maintenir une sorte de lien politique entre les différentes républiques que sous la forme de cette "Communauté d'États Indépendants" qui repousse jusque dans son nom l'idée de centralisation et dont, à peine est-elle née, chacun s'interroge sur la viabilité.

Une "communauté" déjà compromise

La CEI est née à Minsk le 8 décembre 1991, lorsque les présidents de la Russie, de la Biélorussie et de l'Ukraine ont déclaré constater que l'URSS "n'existe plus" et invité les autres républiques à constituer cette "Communauté d'États Indépendants". Celle-ci a été officiellement fondée le 21 décembre, au sommet d'Alma-Ata, par onze des républiques de l'ancienne URSS. Mais cette "communauté" semble vouée à se dissoudre chaque fois que ses promoteurs tentent d'en définir le contenu.

La seule véritable concession faite par les républiques a été, en matière militaire, le maintien d'un commandement unique des forces stratégiques et d'un "contrôle unique de l'arme nucléaire et des autres armes de destruction massive", et celui des forces conventionnelles que les républiques ne voudront ou ne pourront pas prendre en charge. Mais trois des onze républiques, l'Ukraine, la Moldavie et l'Azerbaïdjan, ont aussitôt annoncé leur intention de créer leurs propres armées nationales, suivies plus tard du Kazakhstan et de l'Ouzbékistan. Et surtout, un conflit a éclaté entre la Russie et l'Ukraine dès lors qu'il s'est agi de partager l'ancienne flotte soviétique de la mer Noire.

Tout d'abord, officiellement, Eltsine et les dirigeants russes prétendaient ne pas défendre les intérêts "russes", mais ceux de cette défense commune dont les États de la CEI avaient en partie admis l'idée. Ils disaient vouloir éviter que la flotte de la mer Noire, stratégiquement vitale, appartienne à une seule république, l'Ukraine en l'occurrence. Il n'a pas fallu longtemps pour que vole en éclat ce prétexte "communautaire" et pour qu'Eltsine lui-même déclare que "la flotte de la mer Noire a été, est et sera russe", et que "personne n'enlèvera à la Russie la flotte de la mer Noire, en particulier pas Kravtchouk" - le président ukrainien. De son côté, le même président Kravtchouk s'en prenait au maréchal Chapochnikov, ex-ministre soviétique de la Défense devenu commandant en chef des forces de la "Communauté", accusé d'avoir adressé aux unités de l'armée un télégramme leur enjoignant de prêter serment à la Russie.

Le partage d'un des derniers appareils existant vraiment encore à l'échelle de l'ancienne URSS, et en tout cas le plus puissant, l'armée, est donc déjà l'enjeu d'un conflit majeur, au moins entre les deux républiques les plus peuplées et les plus riches que sont l'Ukraine et la Russie. Et au-delà de la question du partage des forces militaires, d'autres motifs de conflit se profilent déjà ; ainsi la question de la Crimée, cette péninsule à population majoritairement russe mais aujourd'hui englobée dans les frontières de l'Ukraine et qui a voté majoritairement en faveur de l'indépendance de celle-ci.

Cela montre combien le mirage d'une "communauté" pourrait s'évanouir très vite devant la réalité d'une lutte entre pouvoirs rivaux et concurrents, à commencer par celui d'Eltsine en Russie et celui de Kravtchouk en Ukraine, pour ne pas parler des autres. Eltsine n'a remplacé Gorbatchev qu'au prix d'une désagrégation de l'Union. Au moment où il souhaiterait affermir son pouvoir, il doit constater qu'il n'est plus que le président de la Russie, contesté dans chacune des républiques par des hommes et des appareils qui considèrent ne rien lui devoir, ni à lui ni à la Russie.

L'armée arbitre ?

Bien sûr, dans cette lutte qui pourrait se déchaîner entre républiques, Eltsine garde le privilège d'être à la tête de la plus peuplée, la plus forte économiquement et militairement. Les forces armées de l'ex-Union Soviétique restent largement sous le contrôle de la Russie et d'Eltsine qui, avant d'éliminer Gorbatchev, s'est assuré le soutien de la haute hiérarchie militaire. Il n'a donc pas fallu longtemps pour le voir, face aux bravades d'un Kravtchouk, donner de la voix pour faire comprendre qu'il pourrait user de ce rapport de forces pour amener les récalcitrants à se soumettre à l'intérêt général, devenu en l'occurrence l'intérêt russe et celui du pouvoir d'Eltsine.

Reste à savoir jusqu'à quel point les chefs de l'armée sont prêts à soutenir Eltsine. S'ils semblent hostiles à l'idée de devoir partager en composantes nationales ce qui reste encore aujourd'hui un appareil unique et centralisé, sont-ils prêts pour autant à mettre celui-ci au service des visées politiques de l'actuel dirigeant de la Russie ? C'est une des questions posées par toute la situation.

Autant l'armée pouvait être prête à se présenter en sauveur de l'unité de l'Union, autant il n'est pas dit qu'elle souhaite apparaître, face aux républiques, comme un instrument de contrainte de la république russe sur les autres, ce qui serait le cas si elle obéissait à Eltsine. Ce serait peut-être compromettre à jamais les possibilités de l'armée d'être un recours contre une dislocation totale de l'Union, et cela comporterait le risque de provoquer la désagrégation de l'armée elle-même entre des composantes nationales ; les hommes de troupe ou les officiers ukrainiens, par exemple, ne trouveraient en effet plus de raison de se soumettre aux ordres d'une hiérarchie dominée par des Russes et d'une armée qui apparaîtrait comme le défenseur des intérêts d'une puissance, la Russie, traditionnellement dominatrice à l'égard de l'Ukraine. Et bien entendu cette décomposition de l'armée pourrait intervenir ailleurs, dans d'autres républiques.

Les chefs de l'armée prendront-ils ce risque ? Enfin, à supposer qu'ils le prennent, le prendront-ils au profit d'un Eltsine ? Autrement dit, comme toute armée placée en situation d'arbitre d'une crise politique, peut-elle être amenée à intervenir, mais alors pour son propre compte et non plus comme l'auxiliaire de tel ou tel autre clan de la bureaucratie ? On ne peut en écarter la possibilité. La principale raison de l'échec du putsch d'août 1991 tient justement au fait que l'armée et les services secrets ont refusé de s'engager du côté des putschistes. Mais toute la situation de l'après-putsch, la façon dont Eltsine lui-même a recherché des soutiens du côté des chefs de l'armée, ont encore renforcé la position d'arbitre de celle-ci. Et Eltsine lui-même sera peut-être de plus en plus son otage.

La réforme économique d'Eltsine

Mais dans les prochains mois, c'est aussi et peut-être surtout sur le terrain social que le pouvoir d'Eltsine et des cliques concurrentes sera mis à l'épreuve.

Le 2 janvier, l'ensemble de la population a mesuré concrètement les conséquences de la politique des hommes au pouvoir, avec l'entrée en vigueur de la libération des prix. Cette mesure était présentée depuis longtemps par les économistes ultralibéraux comme un volet essentiel de la "réforme économique". Mais elle avait été longtemps reportée, de crainte précisément qu'elle ne provoque une explosion de mécontentement social. Eltsine a décidé de la mettre en œuvre sans attendre, critiquant ses prédécesseurs pour ne pas avoir eu le "courage" de le faire plus tôt et ajoutant même que, s'ils l'avaient fait il y a deux ans, "on vivrait bien aujourd'hui".

Les prix officiels des biens de consommation (certains ont cependant été bloqués) ont ainsi augmenté de 200 ou 700 %, atteignant des niveaux tels que le salaire moyen mensuel (à l'heure actuelle de 500 à 600 roubles et le salaire minimum de 300 roubles environ) serait entièrement absorbé par l'achat de quelques kilos de saucisson. C'est le seul moyen, selon les eltsiniens, pour faire revenir des marchandises dans les rayons des magasins et ranimer la machine économique.

Pour le moment la libération des prix est principalement la légalisation, cynique et provocante, du marché noir et du détournement généralisé des circuits de distribution par les bureaucrates et les affairistes de tout poil. Toutes ces couches auxquelles le régime a depuis longtemps laissé la bride sur le cou ne font pas fonctionner l'économie, mais le libre jeu de leurs appétits individuels est suffisant pour la piller et la désorganiser, en proposant au marché parallèle, mais à des prix bien supérieurs, tout ce qu'elles réussissent à accaparer. Elles pourront maintenant le faire au grand jour. Peut-être les marchandises stockées depuis des mois à des fins spéculatives vont-elles réapparaître dans les magasins, au moins pour quelque temps. Mais les prix, prohibitifs pour les classes populaires, empêcheront celles-ci de les acheter et le premier acte de la réforme aura ainsi pour conséquence une accentuation de l'inégalité sociale et une aggravation dramatique des conditions de vie.

Cette mesure en elle-même ne fera pas mieux fonctionner l'économie : elle accentuera seulement la pression sur celle-ci des intérêts occultes, au détriment de la grande majorité de la population et de ses conditions de vie. Les dirigeants russes et ceux des autres républiques, contraints d'appliquer les mêmes mesures d'Eltsine plus tôt paraît-il qu'ils ne l'auraient souhaité, en sont conscients. Ils craignent ouvertement une explosion de mécontentement social.

Les projets économiques d'Eltsine

Dans les prochains mois, c'est sans doute sur le terrain social et économique que le pouvoir d'Eltsine en Russie, comme celui des cliques semblables et concurrentes qui gouvernent les autres républiques, sera mis à l'épreuve.

Les dirigeants de l'ex-URSS mènent dans le domaine économique et social une politique à courte vue dont le moins qu'on puisse en dire est qu'elle est dominée par les intérêts des catégories sociales ou des cliques qui ont soutenu leur offensive contre le pouvoir central. Mais rien n'est réellement envisagé pour sauvegarder l'économie et encore moins, contrairement à leurs affirmations, pour la faire repartir sur ce qui serait de nouvelles bases. La libération des prix n'est pas une mesure capitaliste, au sens où le blocage des prix n'est pas, de son côté, une mesure socialiste. Même dans une économie planifiée, la liberté des prix peut être une nécessité et jouer un rôle indispensable dans l'appréciation des besoins et de la productivité des entreprises. Produire pour satisfaire quels besoins ? A quel prix social ? La fixation des prix par le marché peut aider à l'apprécier. La fixation arbitraire des prix par la bureaucratie soviétique n'a été, pendant des dizaines d'années, qu'un moyen de masquer ses prélèvements et ses prévarications et non un instrument de planification.

Mais libérer les prix, rétablir le marché comme disent abusivement les dirigeants actuels de l'ex-URSS, n'est bien entendu ni un moyen de planification, ni pour autant le moyen de créer un marché capitaliste. Une division du travail, régulée même tant bien que mal par les aléas des rapports entre la demande et la production, telle qu'elle est dans les économies capitalistes, ne se fait pas du jour au lendemain. Le marché capitaliste à l'échelle nationale ou mondiale a mis des dizaines d'années, voire dans certains cas des siècles, à s'établir et, actuellement, ses modifications ou ses grandes variations se font, elles aussi, sur des dizaines d'années (par exemple, l'évolution de la consommation d'acier ou de charbon, etc.).

Si la libération des prix au 2 janvier 1992 a fait augmenter les prix à la consommation, sans pour autant ramener les marchandises dans les magasins, qu'en sera-t-il des rapports entre les entreprises ? Comment vont s'établir les prix des matières premières que les producteurs vendront aux industries de transformation ? Comment vont se calculer les prix des transports, des pièces détachées, des services, des exportations ? Les dirigeants russes et des autres républiques, de même que leurs conseils économiques, n'en savent strictement rien. Ils espèrent que le marché le leur dira, mais dans ces cas-là, si le marché donne une réponse, elle est désagréable.

Loin de faciliter le fonctionnement de l'économie des différentes républiques de l'ex-Union soviétique, le marché va introduire des aberrations supplémentaires car la fixation des prix ne se fait pas automatiquement, surtout dans une économie déjà en crise. Beaucoup d'entreprises, même viables, risquent de vendre à perte jusqu'à ce qu'elles aient anéanti leur capital investi en moyens de production. Le paradoxe est alors que des entreprises non rentables peuvent survivre.

Pour qu'elles ne disparaissent pas, des républiques subventionneront parfois des industries indispensables et pour ce faire elles braderont si elles le peuvent au capital étranger quelques entreprises que celui-ci pourra dépecer, en mettant les clés sous la porte dès qu'il n'y aura plus rien à en tirer. La même anarchie est prévisible dans le domaine des importations et des exportations entre républiques, ou avec le marché mondial.

Certaines républiques en sont à vendre à bas prix des tanks ou de l'armement à des pays du tiers monde pour se faire un peu d'argent, de quoi payer leurs importations. Quand il n'y aura plus de tanks à vendre, que deviendront-elles ?

Les "économistes" ex-soviétiques ou occidentaux nous disent que, bien sûr, il y a une période d'anarchie à traverser, que le marché capitaliste ne s'est pas construit en un jour, que l'URSS va peut-être connaître des difficultés passagères, mais que c'est inéluctable même s'il faut une génération ou deux pour réparer ce qu'ils appellent "les dégâts de soixante-dix années de communisme".

Malheureusement pour l'URSS, l'Inde par exemple, ou le Brésil ou d'autres pays aussi riches en matières premières et peuplés, n'ont jamais vécu le communisme, ne sont jamais sortis de l'économie capitaliste, mais ne sont jamais sortis non plus du sous-développement. Parce qu'à l'ère de l'impérialisme dominant il est difficile, voire impossible de créer une économie puissante sur des bases capitalistes. Pour tenter de le faire, il faut s'endetter auprès des banques mondiales et, quand on s'endette auprès des banques mondiales, on a la visite des huissiers du FMI ; on n'en finit plus alors de s'appauvrir pour rembourser les intérêts et le capital de la dette. D'autant que dans nombre de pays qui n'ont pas quitté le capitalisme, les emprunts n'ont que peu servi à développer l'économie et beaucoup à enrichir la classe riche tandis que les intérêts et les remboursements, ce sont les pauvres qui les paient. Il est probable que, si la classe ouvrière ne s'en mêle pas, c'est ce qui se passera dans les républiques ex-soviétiques s'engageant sur la sombre allée du capitalisme.

C'est pourquoi la classe ouvrière de l'ex-Union soviétique a tout intérêt à ne pas laisser rétablir le capitalisme, à empêcher la caste bureaucratique de devenir une véritable classe sociale, une bourgeoisie propriétaire des forces productives et implantée encore plus solidement dans la société. Si la classe ouvrière laissait faire, ce serait un recul considérable pour elle et pour l'ensemble de la classe ouvrière du monde.

Mais bien sûr, cela ne dépend pas que de la classe ouvrière ex-soviétique. Cela dépend aussi des capacités de défense des classes des autres pays d'Europe, d'Amérique ou d'Asie et des victoires que pourrait remporter la classe ouvrière mondiale.

Quel avenir ?

Après la formation de la "Communauté des États Indépendants", toutes les interrogations demeurent donc sur l'avenir de ce qui fut l'URSS. Le pays ne semble en tout cas pas sorti de la crise politique et il n'est même pas possible de dire si l'éviction de Gorbatchev et l'ascension d'Eltsine constituent pour celle-ci un début de règlement qui porterait au moins à une certaine stabilisation, ou si elles sont le prélude à de nouvelles crises.

Pour le moment, ce n'est pas une "communauté", mais un véritable chaos politique qui semble en passe de succéder à l'ancienne URSS. Un chaos où la seule loi serait celle des rapports de forces économiques, politiques et militaires et où, dans chaque république, le pouvoir pourrait devenir l'enjeu de batailles acharnées entre cliques rivales, dont la Géorgie avec les affrontements entre partisans et adversaires de Gamsakhourdia a fourni l'exemple. Et dans ces conditions le risque existe que ces conflits débouchent, à un moment ou à un autre, sur des conflits ouverts entre républiques, dont la guerre civile yougoslave donne une idée.

Le rétablissement du capitalisme ou, comme le disent ses défenseurs, de "l'économie de marché" sera peut-être à ce prix. Les sommets de la bureaucratie n'ont pas encore réalisé cette aspiration et il n'est pas possible de dire encore à quelle distance ils en sont. Mais en ouvrant seulement un peu plus la porte au jeu des intérêts privés et à l'appétit des privilégiés, ils ont déjà entraîné la dislocation de l'Union, désorganisé les circuits de distribution et la production elle-même, doublé la crise politique d'une crise économique qui s'approfondit.

Cela suffit à donner une idée de ce que deviendraient les pays de l'ancienne URSS si les hommes au pouvoir réussissaient à mener à son terme la réintégration dans le système capitaliste mondial : une série de colonies à l'économie délabrée, soumises au bon vouloir du capital international et aux diktats du FMI, où les relations de coopération entre républiques - si imparfaites et inégales qu'elles aient été sous le règne de la bureaucratie - seraient remplacées par une série de relations parallèles et concurrentes avec les différents impérialismes. Ce serait tout un continent à l'économie morcelée et dépendante comme le sont celles de l'Amérique latine ou de l'Afrique. Le système impérialiste en décadence n'a rien d'autre à proposer aux bourgeois et aux bureaucrates aspirants bourgeois qui se succèdent dans ses capitales pour lui réclamer de l'aide, des capitaux, des investissements : il n'a pas d'autre avenir à proposer aux privilégiés de l'ex-URSS que celui d'une mince couche de parvenus tirant leurs revenus de leur rôle d'intermédiaires dans la surexploitation de leur peuple par le grand capital financier.

Mais le chemin est probablement encore long jusque-là, et sans doute jalonné de bien des crises, de bien des conflits. Autant de crises, autant de conflits qui, il faut l'espérer, donneront au prolétariat de l'ex-URSS que plus de soixante ans de stalinisme ont coupé de toutes ses traditions, de tout lien avec son passé historique, le temps de refaire son expérience, de retrouver sa conscience de classe, de recréer des organisations et de se tremper dans la lutte. Ce serait nécessaire, indispensable pour qu'il retrouve la possibilité d'agir, d'intervenir pour défendre contre les attaques des bureaucrates et des bourgeois cette économie planifiée qui reste pour lui un acquis fondamental, et pour qu'à travers l'expérience de cette intervention il retrouve la nécessité de l'intervention dans le domaine politique, pour arracher le pouvoir aux bureaucrates.

C'est peut-être dans l'une de ces crises encore à venir que le prolétariat sera porté à intervenir lui-même dans le domaine politique. La crainte en est sans doute bien présente au sein de la bureaucratie qu'on verrait peut-être alors refaire son unité et chercher dans la panique un sauveur parmi les nombreux candidats au rôle de Bonaparte - ou de Staline - que peuvent encore receler les sommets de l'État - et notamment de l'armée.

Mais si la classe ouvrière de l'ex-URSS entrait vraiment sur la scène politique, il n'est pas sûr qu'il existe où que ce soit une force capable de l'arrêter. Il ne resterait plus alors aux bureaucrates de tout poil, aujourd'hui seulement préoccupés de leurs jeux politiques et de la mise à l'encan de l'économie, qu'à regretter d'avoir été des apprentis sorciers.