Turquie : les inquiétudes du gouvernement Erdogan

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avril 2017

En Turquie, à l’approche du référendum constitutionnel prévu pour le 16 avril 2017, le ton du président Recep Tayyip Erdogan s’est encore radicalisé. Protestant contre les gouvernements allemand et néerlandais qui interdisaient à des représentants du pouvoir turc de venir faire campagne pour le oui sur leur territoire, il a qualifié leurs méthodes de nazies, entraînant une crise diplomatique avec ces deux pays.

Erdogan tentait ainsi, auprès des électeurs turcs d’Europe tout comme de Turquie, de provoquer un réflexe nationaliste qui aurait bénéficié au oui. Mais ses déclarations illustraient aussi la panique qui semblait s’emparer du pouvoir alors que la majorité des sondages donnaient gagnant le non à ce référendum.

Depuis les élections du 7 juin 2015, qui avaient fait perdre la majorité absolue à son parti l’AKP, le gouvernement d’Erdogan s’est lancé dans une véritable fuite en avant. En relançant la guerre dans les régions kurdes, en exploitant l’émotion créée par les attentats de l’organisation État islamique, en accroissant la répression contre ses rivaux, il est parvenu de justesse à gagner les élections anticipées du 1er novembre suivant. Puis, l’échec de la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016, attribuée aux partisans de son concurrent l’imam Fethullah Gülen, a encore entraîné un durcissement du gouvernement d’Erdogan. Tout en organisant des manifestations massives de ses partisans, il a décrété l’état d’exception et lancé une vague d’arrestations sans précédent, doublée de mesures de révocation arbitraires prises contre les gülenistes ou suspects de l’être, accusant tous ses opposants sans distinction de faire partie d’un vaste complot terroriste visant à déstabiliser le pays.

La répression continue

Depuis cet été 2016, les arrestations et les révocations arbitraires se succèdent. Elles touchent prioritairement les policiers, militaires, juges, cadres de l’enseignement suspects d’avoir eu des liens avec la confrérie güleniste, mais aussi les milieux kurdes ou de gauche. Depuis le 15 juillet, plus de 120 000 personnes ont été licenciées, le plus souvent sans indemnités, dans le cadre de l’état d’exception. Plus de 71 000 ont été arrêtées, plus de 41 000 emprisonnées. Chaque semaine on apprend l’arrestation de plusieurs dizaines de personnes, membres de la police, de l’armée, de l’enseignement. Elles sont accusées d’être des fetocu, autrement dit d’appartenir à l’organisation de Fethullah Gülen. D’autres sont arrêtées sous l’accusation de terrorisme pour leurs sympathies réelles ou supposées avec les autonomistes kurdes du PKK ou pour une organisation d’extrême gauche.

Récemment s’est ouvert dans six grandes villes le procès de 1 500 participants au coup d’État raté, militaires, policiers ou civils. Ils risquent des condamnations à six fois la perpétuité. La peine de mort ayant été abolie en Turquie, Erdogan a affirmé son intention de la rétablir contre ceux qu’il considère comme des terroristes et des traîtres à la patrie.

Au départ dirigée contre les suspects de sympathie avec la tentative de coup d’État, la répression s’est élargie en particulier aux milieux kurdes. Les deux coprésidents et députés du parti prokurde HDP sont toujours en prison. Quelque 10 000 cadres et militants de ce parti ont été arrêtés à un moment ou à un autre et placés en garde à vue, et plus de 3 000 d’entre eux se trouvent toujours en prison. Cent quatre maires, dont certains de villes importantes, ont été destitués et 80 de ces municipalités sont désormais gérées par l’État. Régulièrement, quelques-uns des députés du HDP sont arrêtés, laissés en prison quelques jours ou quelques semaines, puis relâchés, avant d’être de nouveau emprisonnés. Il s’agit pour le pouvoir de les maintenir sous menace permanente.

Il y a quelques semaines, les services de renseignement ont déclaré qu’en tout 122 000 personnes auraient utilisé le système de communication By-lock. Ce système, comparable à WhatsApp, mais strictement privé et clandestin, aurait été créé par les gülenistes à leur usage exclusif. Soixante-dix mille de ceux-ci ayant été identifiés, il en resterait donc encore 50 000 à localiser. Une loi est justement en projet, qui permettrait de libérer les prisonniers de droit commun ayant désormais moins de dix ans de peine à effectuer. Cela concernerait près de 100 000 détenus sur 190 000, et libérerait les places nécessaires pour les 50 000 fetocu et autres opposants encore à emprisonner.

De leur côté, la presse et les médias ont été muselés, épurés de presque tous leurs éléments critiques à l’égard du pouvoir. Cent cinquante et un journalistes sont actuellement en prison, ce qui fait battre à la Turquie un record mondial en matière de répression de la presse, et plus de 2 500 ont été licenciés et se retrouvent sans travail. Une affaire récente donne une idée des pressions que subit la presse : le magnat des médias A. Dogan lui-même, âgé de 80 ans, figure laïque qui a longtemps pesé sur tous les gouvernements et une des plus grosses fortunes de Turquie, a été convoqué après la publication d’un article dans son quotidien Hürriyet. Cet article évoquait des tensions entre l’armée et le gouvernement au sujet de la levée de l’interdiction du port du voile islamique chez les militaires. Pour Erdogan, cet article a été considéré comme rien moins qu’une menace de coup d’État militaire. Le journal a été menacé de « payer cela très cher » et son rédacteur en chef renvoyé.

C’est dans ce contexte que, le 17 février, le correspondant du journal allemand Die Welt en Turquie, Deniz Yücel, qui a la double nationalité germano-turque, a été incarcéré sous l’accusation de complicité avec le PKK ; cela équivaut à l’accuser de terrorisme. Les protestations des autorités allemandes n’ont fait que rendre le gouvernement Erdogan plus agressif, amenant le gouvernement Merkel à refuser d’autoriser les meetings des autorités turques en Allemagne et à l’escalade verbale que l’on sait.

Depuis des mois, alors que la Constitution turque ne donne au président de la République qu’un rôle honorifique, Erdogan a institué une véritable dictature. Il gouverne le pays en outrepassant toutes ses prérogatives légales, ne laissant plus au Premier ministre et à son gouvernement qu’un rôle décoratif. La réforme constitutionnelle qu’il veut faire voter le 16 avril ne ferait que légaliser cet état de fait. Supprimant le poste de Premier ministre, elle donnerait les pleins pouvoirs au président de la République. Celui-ci pourrait gouverner seul par décrets, décider du budget, déclarer l’état d’urgence, nommer les ministres, les hauts fonctionnaires, la moitié des membres de la Cour constitutionnelle. Il serait également de droit le commandant en chef de l’armée et le maître des services secrets. Enfin, et ce n’est sans doute pas le moindre des objectifs d’Erdogan, la nouvelle Constitution le mettrait à l’abri des poursuites judiciaires qui le menacent pour ses malversations.

Cependant, malgré la répression, le musellement de la presse et le martèlement propagandiste en faveur du oui au référendum du 16 avril, l’approche de celui-ci a rendu le pouvoir encore plus fébrile, à mesure que les sondages publiés donnaient le non vainqueur. Ce n’est bien sûr que le 16 avril que l’on saura vraiment ce qu’il en est, mais ces sondages reflètent une réalité : les gesticulations du pouvoir ne suffisent plus à cacher ses échecs. Non seulement sa politique extérieure se solde par une impasse à la suite de ses interventions en Syrie, mais c’est également vrai maintenant de sa politique intérieure. Le malaise s’accroît désormais du fait d’une dégradation de la situation économique que toute la population peut mesurer. Cela entame le crédit d’Erdogan jusque dans les milieux qui étaient restés jusqu’à présent solidement attachés à l’AKP.

Récession économique et luttes sociales

Depuis plusieurs mois, et notamment depuis le coup d’État manqué de juillet, l’économie turque est entrée en récession, y compris dans le secteur de la production industrielle. Un autre aspect de cette dégradation est la chute du cours de la monnaie. La livre turque a perdu près de 25 % de sa valeur face au dollar en quelques mois, accélérant encore l’inflation. En février, celle-ci a dépassé pour la première fois depuis cinq ans la barre des 10 % mensuels, avec un taux de 10,1 %. Entre septembre 2016 et février 2017, le pouvoir d’achat a baissé de 24 % en raison de la dépréciation de la livre turque. Cette baisse du pouvoir d’achat a touché toutes les couches populaires, et notamment les 13 millions de travailleurs qui touchent entre 1 450 et 1 800 livres turques par mois (le salaire minimum étant de 1 404 LT), soit entre 370 et 460 euros.

En même temps, la dégradation de la situation politique a entraîné une désaffection des touristes étrangers, retirant non seulement des rentrées de devises à l’État, mais une source de revenus à de nombreux commerçants. Une grande partie de ceux-ci, comme la population en général, sont dans de graves difficultés financières. Les faillites se multiplient chaque jour, et la presse donnait l’exemple d’Eskişehir, une ville de 850 000 habitants où, sur 35 000 commerçants, 17 000 seraient déjà en faillite. Dans un haut lieu du tourisme comme le grand bazar d’Istanbul, sur environ 4 000 commerçants, plus de 1 600 auraient déjà fermé leur porte. Bien des membres de cette petite bourgeoisie commerçante, jusque-là soutiens inconditionnels d’Erdogan, manifestent maintenant leur colère et déclarent ouvertement qu’ils vont voter non au référendum.

Face à cette situation, le gouvernement essaie tout au plus de trouver des palliatifs, par exemple en supprimant jusqu’à fin mai la TVA sur la vente des logements, de l’électroménager et de l’ameublement. Il espère ainsi calmer une partie des mécontents, mais son impuissance face à la dégradation de la situation générale est évidente, et les surenchères verbales d’Erdogan n’y changent rien. Dans ce contexte, il lui est de plus en plus difficile de convaincre de la nécessité d’une réforme de la Constitution qui lui donnerait les pleins pouvoirs, alors que de fait il les exerce déjà depuis des mois et que cela n’empêche pas la situation de se dégrader. Au contraire même, ce référendum, qu’il pensait au départ remporter haut la main, pourrait se transformer en un vote contre sa personne.

Il est maintenant évident que de nombreux électeurs qui ont jusqu’à présent assuré le succès d’Erdogan et de l’AKP sont décidés à montrer leur mécontentement en votant non. Une grande partie de la gauche, des Kurdes et tout ce que le pays compte désormais d’opposants à Erdogan espèrent un tel résultat, en pensant qu’il pourrait mettre un coup d’arrêt à la dérive autoritaire du pouvoir, voire inciter l’actuel président à partir. L’hypothèse n’est désormais pas exclue. Il en existe aussi d’autres, comme celle d’un nouveau coup d’État militaire qui, cette fois, réussirait à renverser Erdogan. En tout cas, celui-ci le craint et cela aussi explique sa fébrilité. Son départ correspondrait d’ailleurs aux souhaits d’une partie de la grande bourgeoisie. Inquiète de la situation économique, celle-ci doute de la capacité à y répondre de ce président imprévisible, qui s’est montré capable de toutes les aventures pour se maintenir au pouvoir. Les préoccupations de cette bourgeoisie rejoignent celles des dirigeants impérialistes occidentaux, qui souhaiteraient voir la Turquie sous la coupe d’un dirigeant plus contrôlable.

On comprend bien sûr la réac­tion de tous ceux qui, au sein de la population, se sentent victimes de la politique de ce gouvernement et qui souhaitent saisir l’occasion fournie par ce référendum constitutionnel pour lui dire leur opposition. Il reste que, pour les travailleurs et les couches populaires, une victoire du non ou même le départ d’Erdogan changeraient peu de chose, si même ils n’ouvraient la voie à un régime pire. Avec ou sans Erdogan, ils ne pourront compter que sur eux-mêmes pour poser leurs revendications fondamentales. Certains ont d’ailleurs commencé à le faire.

Ainsi, les travailleurs d’une des plus grandes banques du pays, AK Bank, ont brusquement décidé de se mettre en grève le 21 mars pour réclamer les augmentations de salaire et les droits sociaux qui leur sont dus depuis un an et demi en vertu de la convention collective signée, mais non respectée. Le gouvernement a réagi aussitôt en interdisant la grève sous le prétexte qu’elle déstabiliserait l’économie et le secteur financier. Mais ce conflit n’est peut-être que le premier d’une série. Bien des travailleurs demandent maintenant des comptes pour leur pouvoir d’achat en chute libre du fait de l’inflation, d’autant plus que nombre de conventions collectives arrivent à échéance. Leur renouvellement, dans un contexte où patrons et gouvernement voudraient éviter toute concession, pourrait donner lieu à de nombreux conflits.

Il y a en Turquie une classe ouvrière nombreuse et combative, qui n’est guère affectée par le climat de peur qu’Erdogan voudrait faire régner dans le pays. Elle conserve toutes ses forces et c’est peut-être sur son terrain, le terrain social, que le pouvoir de celui que beaucoup appellent « le nouveau sultan » connaîtra son plus grand échec.

27 mars 2017