France - Maladies professionnelles - la lutte des travailleurs pour défendre leur peau

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novembre 2011

La défense de l'environnement figure en bonne place sur les programmes de tous les partis, en particulier ceux qui défendent l'ordre social actuel. Mais si la pollution de l'air et de l'eau, les produits et sous-produits dangereux de l'industrie, utilisés sans contrôle, sont des menaces réelles, c'est bien la conséquence de l'irresponsabilité congénitale du capitalisme qui n'a que la course au profit comme moteur et comme morale, quitte à mettre l'avenir de l'humanité en danger.

S'il est légitime de s'inquiéter de ce qui se passe aujourd'hui en matière d'environnement et des conséquences que cela peut avoir sur la santé de tout un chacun, les préoccupations des uns et des autres sont bien révélatrices de leur indifférence vis-à-vis des travailleurs, qui sont pourtant toujours les victimes en première ligne de ces dangers.

Ainsi, dans un récent rapport de Greenpeace sur les substances chimiques dangereuses pour la santé utilisées pour produire les textiles, c'est la pollution des rivières chinoises sur les rives desquelles sont installées les usines où ils sont produits qui était seulement ciblée. Il fut suivi d'un second rapport qui a fait plus de bruits car il indiquait que ces articles textiles, commercialisés par de grandes marques dans les pays développés, contenaient des traces de ces substances dangereuses. En revanche, pas un mot sur la santé des centaines de milliers d'ouvrières et d'ouvriers chinois qui manipulent ces produits, et qui ne sont pas simplement en contact avec leurs traces, à longueur de journée.

Car si l'industrie relâche dans l'environnement des produits nuisibles et dangereux même à faible concentration, n'y a-t-il pas lieu d'être beaucoup plus inquiet pour les travailleurs qui fabriquent, conditionnent, utilisent ces produits et qui sont exposés à des concentrations bien plus fortes dans les usines ou sur les chantiers ?

C'est de cet environnement-là, celui dans lequel les capitalistes contraignent les travailleurs à passer toute une partie de leur vie, et des conséquences pour leur santé, qu'il va être question.

La révolution industrielle : une descente aux enfers pour la nouvelle classe des prolétaires

Ce n'est pas un problème nouveau. Depuis que le capitalisme a jeté dans les bagnes industriels les premiers prolétaires, ils en ont subi les conséquences sur leur santé. Au 19e siècle, en Europe occidentale, hommes, femmes et enfants étaient impitoyablement exploités par la bourgeoisie. Ils travaillaient 12, 14, 16 heures par jour, enfermés dans des ateliers enfumés, dans le bruit assourdissant de machines qui, dès que leur attention baissait, pouvaient broyer leurs membres et les tuer.

C'est sur les enfants qui n'avaient pas encore fini leur croissance, et qui étaient jetés dans cet enfer, que les conséquences étaient les plus frappantes. Des médecins constataient, effrayés, les malformations osseuses et la petite taille des enfants-ouvriers.

En Grande-Bretagne, qui avait précédé la France sur la voie de la révolution industrielle, des médecins tiraient la sonnette d'alarme. Engels rapporte, dans son ouvrage La situation de la classe laborieuse en Angleterre, écrit en 1845, qu'un médecin pensait que « les ouvriers des usines du Lancashire deviendraient bientôt une race de pygmées ». Un autre, soulignant l'importante mortalité infantile, car les ouvrières enceintes travaillaient jusqu'à l'accouchement, sans repos, et donnaient bien souvent naissance à leur bébé à l'usine, écrivait carrément que, « sans l'afflux perpétuel de gens de la campagne, la race des ouvriers d'usine dégénérerait bientôt complètement ».

En France, c'est suite à une inspection officielle des filatures textiles par le médecin Villermé, et à son rapport accablant sur la santé des jeunes ouvriers et ouvrières, qu'en 1841 une loi interdit le travail des enfants âgés de moins de 8 ans, mais uniquement dans les ateliers textiles de plus de vingt salariés.

Ces médecins proposaient quelques mesures destinées à atténuer les effets les plus dramatiques de l'exploitation. Ils s'adressaient pour cela aux patrons en faisant appel soit à leur humanité, ce qui était rarement suivi d'effets, soit à leur intérêt à long terme de pouvoir faire travailler dans leurs fabriques des ouvriers en bonne forme physique.

Mais c'était surtout leur intérêt immédiat d'arracher le maximum de plus-value sur le travail, y compris des enfants, qui guidait les propriétaires de ces usines. En Angleterre, il existait bien depuis 1802 une loi interdisant le travail de nuit des enfants. Mais elle n'était pas respectée, notamment parce que si un ouvrier s'aventurait à témoigner contre son patron auprès des autorités, il était mis à la porte immédiatement. En 1833, une autre loi interdit à nouveau le travail de nuit des enfants et y ajouta l'interdiction du travail avant l'âge de 9 ans. C'était la conséquence des révoltes ouvrières contre l'exploitation, qui débouchèrent sur la constitution du premier syndicat interprofessionnel à l'échelle du pays.

Les ouvriers s'organisent pour imposer les conditions de leur survie

Dès sa naissance, le mouvement ouvrier engagea la lutte contre les conditions de travail atroces que la bourgeoisie imposait. Il y avait des réactions face à l'agression permanente contre l'intégrité physique des ouvriers confrontés à la vie en usine. La montée en puissance du mouvement ouvrier obligeait les autorités à se préoccuper un peu de la santé des travailleurs. C'est dans ce cadre qu'en France finirent par être créés les inspecteurs du travail en 1874, une institution chargée théoriquement de faire respecter par les patrons les lois et règlements limitant un tant soit peu l'exploitation, que les gouvernements adoptaient de plus en plus sous la pression des grèves.

Les mineurs, au cœur de la révolution industrielle, étaient une des corporations les plus exposées aux risques, certains déjà connus comme les coups de grisou, les autres pressentis comme la silicose, avec la mortalité précoce des mineurs de fond. Les mineurs, par leur lutte, avaient conquis depuis 1890 le droit d'élire leurs propres délégués à la sécurité. La catastrophe de la mine de Courrières dans le Pas-de-Calais en 1906, où le coup de grisou, les négligences criminelles des patrons des mines, aboutirent à un bilan monstrueux de victimes : 1100 morts, provoqua un véritable soulèvement des mineurs et une émotion profonde dans toute la classe ouvrière, en France, mais aussi en Belgique et dans les autres pays. Des grèves très importantes éclatèrent dans le bassin minier, s'étendant jusqu'en Belgique. Les mineurs manifestèrent drapeau rouge en tête au cri de « Vive la révolution » ! Les 30 000 militaires envoyés par le nouveau gouvernement de gauche, avec Clemenceau comme ministre de l'Intérieur, les emprisonnements massifs de mineurs et des leaders de la CGT, ne purent soumettre 60 000 mineurs révoltés. Pour mettre fin à l'agitation, le patronat des mines promit un changement profond des conditions de sécurité, accorda d'importantes augmentations de salaire et le gouvernement fut contraint de céder à une revendication ancienne en instituant un jour de repos hebdomadaire, le dimanche.

Pour se protéger des méfaits de l'exposition aux risques subis par les ouvriers sur leur lieu de travail, et d'une façon plus générale pour arracher un peu de liberté et du temps pour vivre, la lutte pour la réduction de la durée du travail était le mot d'ordre central de la lutte des travailleurs. Et c'est au niveau international que ce combat fut mené. La journée de 8 heures avait été choisie comme revendication première en 1889 par l'Internationale ouvrière (regroupant les partis socialistes et une grande partie des syndicats) qui appela les travailleurs à faire grève partout dans le monde en même temps, le 1er mai, pour affirmer l'unité de toute la classe ouvrière internationale. « 8 heures de travail, 8 heures de loisir et 8 heures de repos », voilà quel était le mot d'ordre du mouvement ouvrier mondial. Encore une fois, c'était aussi le moyen de limiter les effets de l'exposition aux nuisances à l'usine et dans les chantiers. Cette revendication fut au cœur de bien des combats dans les années qui suivirent et tout particulièrement en France en mai 1906. Et c'est pour tenter de désamorcer la montée ouvrière sur le terrain révolutionnaire qui suivit la boucherie de la Première Guerre mondiale, et l'avènement du premier État ouvrier en 1917 en Russie, que le gouvernement bleu horizon de l'époque en France fit voter la loi sur les 8 heures en 1919.

Quant à la médecine du travail, il fallut attendre jusqu'en 1946 pour qu'elle soit rendue obligatoire et généralisée, avec à la même époque la création du tableau des maladies professionnelles, dans le cadre de la nouvelle Sécurité sociale, avec sa branche spécifique Accidents du travail et maladies professionnelles, financée par les employeurs et censée mieux indemniser et protéger les travailleurs contre ces risques. C'était, un peu comme en 1919, une façon de donner quelques gages sociaux à la classe ouvrière au moment où l'on souhaitait couper ses aspirations au changement, mais aussi lui faire accepter, avec l'appui des appareils politiques et syndicaux, une aggravation brutale de ses conditions d'exploitation pour « reconstruire le pays », c'est-à-dire remettre sur pied l'appareil productif de la bourgeoisie française.

La catastrophe de la silicose

La silicose du mineur exposé aux poussières de charbon, fléau massif subi par des millions de travailleurs à travers le monde, n'a ainsi été reconnue officiellement comme maladie professionnelle qu'en 1945. En fait, on savait depuis la Renaissance que des mineurs mouraient parce que leurs poumons étaient ravagés. Et au 20ème siècle, quand le charbon fut extrait industriellement, les mines furent empoussiérées comme jamais, notamment à cause de l'usage de marteaux-piqueurs. En France, à partir de 1925, être atteint de silicose devenait courant pour les mineurs.

Des congrès scientifiques internationaux sur la silicose se sont réunis dans l'entre-deux-guerres. Et bien que ces médecins soient pour la plupart salariés des mines, donc soumis aux patrons miniers qui finançaient d'ailleurs les colloques médicaux, ils y discutaient tout de même publiquement de ce fléau. On savait donc ce qu'il en était des mineurs sacrifiés pour enrichir les actionnaires des mines, bien avant que le gouvernement français ne reconnaisse officiellement la silicose comme maladie professionnelle par l'ordonnance de 1945.

L'ordonnance stipulait que, si les médecins du travail « doivent, et c'est leur devoir essentiel, protéger la santé des travailleurs et leur offrir la juste réparation du dommage subi, ils ne peuvent ignorer les conséquences de leurs décisions sur la production ». Les mineurs ne pouvaient donc pas compter sur les médecins du travail pour réellement les protéger. Mais, plus dramatique, ils ne purent absolument pas compter sur les organisations ouvrières censées les représenter et les défendre. De 1944 à 1947, le Parti communiste français, principale force politique au sein des gouvernements qui se succédèrent, et la CGT s'étaient mis au service « de la reconstruction nationale » avec comme mot d'ordre « gagner la bataille de la production », pour le grand profit de la bourgeoisie. Le dirigeant du PCF, Maurice Thorez, clamait alors : « La grève c'est l'arme des trusts », « Produire d'abord et revendiquer ensuite ». Pour bien montrer que les mineurs étaient à l'avant-garde de cette « bataille », il se rendit même sur le carreau de la mine à Waziers, pour y faire un discours stigmatisant les mauvais mineurs qui allaient danser le dimanche soir et n'étaient pas en état de produire le lundi matin. Il fallait que les mineurs produisent au moins 48 heures par semaine -  les 40 heures gagnées en 1936 étaient oubliées depuis longtemps - et tout le reste, y compris la sécurité, passait après. Les délégués des syndicats se virent confier par l'appareil confédéral de la CGT, dominé par le PCF, le soin de seconder les contremaîtres, à la mine comme dans toutes les usines, pour convaincre leurs camarades de travail de s'investir dans cette tâche prioritaire de produire toujours plus. Le résultat fut une génération sacrifiée à la silicose et nombre de mineurs le payèrent de leur santé et de leur vie des années plus tard.

On estime le nombre de morts de la silicose en France, au cours du 20e siècle, à 100 000 au bas mot. Et il en meurt encore de nos jours. Cela, c'est sans compter les mineurs immigrés, italiens, polonais ou marocains, qui ont extrait et respiré le charbon dans les mines françaises et, une fois malades, sont retournés au pays.

S'il n'y a plus aujourd'hui de mines de charbon en activité en France, des travailleurs de tous les continents continuent d'y descendre. On avance le chiffre de 500 000 cas de silicose parmi les travailleurs chinois uniquement pour la période qui va de 1991 à 1995. Ce sont en grande majorité des mineurs, qui risquent aussi leur vie dans des accidents - on compte plus de 3 000 mineurs chinois qui meurent dans les accidents miniers chaque année - mais aussi d'autres travailleurs, comme ceux qui passent les jeans à la silice pour leur donner un aspect délavé.

Actuellement la santé des ouvriers est dramatiquement sacrifiée partout à l'avidité de leurs exploiteurs. La seule barrière véritable est posée par la lutte collective des travailleurs. Dès que cette pression se relâche il n'y a pas de limites à l'avidité patronale, on le voit dans nombre de pays. Au niveau mondial, l'Organisation internationale du travail (OIT, émanation de l'ONU) estime qu'environ 4 % du PIB mondial annuel sont absorbés par les coûts directs et indirects des accidents de travail et des maladies professionnelles.

Une règlementation très tardive

Pour revenir à la France, les maladies et affections professionnelles officiellement reconnues sont recensées dans des tableaux spécifiques inscrits dans le code de la Sécurité sociale. Aujourd'hui elles sont au nombre de 112 pour le régime général de la Sécurité sociale et 65 pour le régime agricole. Elles n'ont été reconnues comme telles qu'en 1919, mais très progressivement et surtout bien des années après que les risques furent connus et identifiés. Le rôle des représentants du patronat qui siègent officiellement dans toutes les instances de la Sécurité sociale est de faire obstruction systématiquement à tout texte officiel pointant la responsabilité de leurs entreprises quant à la dégradation de la santé de leurs salariés. Il est important pour eux d'entraver toute évolution qui menacerait de déboucher sur des réglementations limitant un tant soit peu leur liberté d'exploiter le travail d'autrui.

Il a fallu ainsi attendre 1957 pour que les maladies de peau causées par les huiles minérales soient reconnues comme maladies professionnelles, alors que les mécanos du monde entier sont en contact quotidiennement avec l'huile de graissage dans les usines et les garages. Ce n'est qu'en 1963 que le bruit que font en permanence les machines a été reconnu comme cause des pertes d'audition. Ce n'est qu'en 1967 qu'on a reconnu que les poussières de bois pouvaient causer des troubles respiratoires graves. Les tendinites et autres troubles musculo-squelettiques (TMS), qui font souffrir tant de travailleurs contraints à des gestes répétés des centaines, des milliers de fois par jour, sur les chaînes de production ou à la caisse des supermarchés, n'ont été inscrits officiellement sur un tableau des maladies professionnelles qu'en 1972. L'asthme professionnel, qui est causé par la respiration quotidienne de poussières et de vapeurs très variées, aussi bien dans les ateliers industriels que dans les blanchisseries ou bien encore les boulangeries, n'a été reconnu qu'en 1977. Quant aux lombalgies, qu'on appelle aussi tout simplement le mal de dos, causées par la manutention des charges lourdes ou les vibrations des engins, et d'une façon générale par les mauvaises conditions de travail dont sont victimes depuis toujours de nombreux travailleurs sur les chantiers, dans les usines, elles ne sont reconnues comme maladies professionnelles de plein droit par la Sécurité sociale que depuis 1999 !

Le drame de l'amiante

Les maladies aux conséquences les plus dramatiques, tels les cancers d'origine professionnelle, n'ont pas été mieux prises en compte, bien que de deux à trois millions de travailleurs soient actuellement exposés à une ou plusieurs substances cancérigènes, rien qu'en France. Le drame de l'amiante est une des illustrations les plus frappantes de l'attitude des patrons et des pouvoirs publics et des bureaucraties syndicales face aux risques encourus par les travailleurs.

Dès 1906, un inspecteur du travail de Caen notait la forte mortalité parmi les ouvriers qui filaient ou tissaient les fibres d'amiante dans la région. Dans les années vingt, des compagnies d'assurances anglaises et américaines refusaient d'assurer les entreprises utilisant l'amiante pour les risques sanitaires de leurs ouvriers. En France l'asbestose, une maladie pulmonaire comparable à la silicose, mais provoquée par les poussières d'amiante, n'était mentionnée qu'en 1945 dans le même tableau que la silicose. Peu après, les premiers cas de mésothéliome, un cancer dont la seule cause est la respiration d'amiante, ont été observés par des médecins américains. C'était la conséquence, entre autres, de l'utilisation massive d'amiante par les chantiers navals qui ont tourné à plein régime dans ce pays pendant la guerre.

Pourtant l'importation d'amiante non seulement n'a pas faibli en France dans les années cinquante et soixante, mais au contraire a été encore multipliée pour atteindre son maximum en 1975 - année où la première réglementation a interdit au patronat d'employer des jeunes de moins de 18 ans à travailler l'amiante.

Ce n'est qu'en 1978 que fut instaurée la première interdiction de portée générale sur l'utilisation de l'amiante, mais dans le seul domaine du flocage des bâtiments, qui était jusque-là une pratique généralisée. Et encore, cela faisait suite au combat contre la nocivité de l'amiante lancé en 1975 à la faculté de Jussieu, à Paris, par ceux qui seront parmi les initiateurs de la future ANDEVA, l'Association nationale des victimes de l'Amiante. Mais sur le plan de la protection générale des travailleurs contre ce danger d'empoisonnement par l'amiante, dont on reconnaissait donc officiellement la dangerosité, le gouvernement se contenta de poser des limites au taux d'amiante contenu dans l'atmosphère des usines ou milieux de travail, critère qui n'avait aucune base médicale reconnue par la communauté scientifique.

La majorité des travailleurs qui l'étaient déjà restèrent donc exposés à l'amiante. Ce matériau empoisonné était utilisé partout : dans la construction navale, dans le bâtiment où, après l'interdiction du flocage, la quasi-totalité des couvertures en fibro-ciment contenait de l'amiante - avec comme leader de leur fabrication la société Eternit -, dans les chaudières, sur toutes sortes de machines qui produisent de la chaleur par frottement, dans les plaquettes de frein. Des masses de travailleurs manuels y ont été exposés, jusqu'aux artisans tels les bijoutiers. On estime qu'un quart des salariés hommes qui ont pris leur retraite dans les années quatre-vingt-dix ont été exposés à l'amiante au cours de leur vie professionnelle.

La conséquence, c'est qu'en France 25 000 à 35 000 travailleurs sont déjà décédés d'un mésothéliome. Chiffre effroyable auquel il faut ajouter un nombre au moins équivalent, et peut-être double, de morts par cancer du poumon attribuable à la respiration d'amiante, et qui ne sont reconnus par la Sécurité sociale que depuis 1996. Cette année, en 2011, il y aura probablement en France autour de 3 000 travailleurs, encore en âge de travailler ou retraités, qui perdront leur vie à cause de l'amiante respiré parfois des décennies auparavant.

Ces victimes auraient pu en grande partie être épargnées si ce poison avait été interdit depuis longtemps. Mais en France, il a fallu attendre 1997 pour que cette interdiction soit édictée. Ce retard n'était pas dû à une méconnaissance mais à un refus volontaire. Après les premières interdictions de 1977 et 1978, alors que le risque était donc clairement identifié et reconnu par les pouvoirs publics, s'est mis en place un front commun qui, derrière les patrons de l'amiante, regroupa le gouvernement et les services de l'État, des scientifiques qui mirent leur renom au service de la défense des patrons de l'amiante et enfin des représentants des confédérations syndicales.

Cela s'est fait au travers du Comité permanent amiante, mis sur pied en 1982, au début du gouvernement socialiste de Mauroy qui comptait alors quatre ministres communistes. Ce comité fut investi par les pouvoirs publics de l'autorité de dicter les règles d'utilisation de l'amiante. En connaissance de cause, on confiait donc aux empoisonneurs, les patrons de l'amiante, le soin d'édicter les règles d'utilisation du poison qui allait faire mourir des dizaines de milliers de salariés. Et le président de ce Comité amiante était le président de l'Institut national de la recherche sur la sécurité, l'INRS, censé conduire les recherches pour promulguer les règles de sécurité au travail, qui se retrouva donc être l'un des principaux freins à toute réglementation contraignante à l'utilisation de l'amiante. Le Comité permanent amiante expliquait par exemple que le nombre de morts dues à l'amiante était moindre que ne le serait celui des victimes d'incendie si on cessait de l'utiliser, ou bien que l'industrie française s'effondrerait si on interdisait l'amiante... Les représentants des confédérations syndicales, trop contents de pouvoir être assis à la même table que les patrons, cautionnèrent jusqu'au bout tous les mensonges et les actes criminels des patrons de l'amiante. Le procès-verbal de la dernière réunion du Comité permanent amiante (en septembre 1995, quelques mois avant que la décision d'interdire l'amiante soit prise par le gouvernement) mentionne que les deux représentants de la CGT « confirment le retrait de la CGT du CPA ; en conséquence, ils ne participeront plus à ses travaux. Tous deux soulignent la qualité du travail accompli depuis 1987 et souhaitent que ce qui a été fait ne soit pas perdu. » On mesure là tous les effets catastrophiques de la collaboration de classe, rebaptisée « instances de concertation entre les partenaires sociaux et les pouvoirs publics ».

Jusqu'au bout, toute une partie du monde politique tenta de faire obstacle à toute interdiction de l'amiante. Avant de devenir le ministre de l'Éducation de Jospin et de son gouvernement de gauche plurielle, Claude Allègre s'illustra en qualifiant le combat de ceux qui dénonçaient la présence de l'amiante dans la faculté de Jussieu de « phénomène de psychose collective ».

Pour forcer ces résistances et arracher l'interdiction de l'utilisation de l'amiante en France, promulguée par le gouvernement Juppé, sous Chirac, il fallut le combat courageux de quelques militants ouvriers isolés, d'autres venant du monde universitaire et de la FNATH, fédération indépendante de défense des salariés face aux accidents et aux maladies professionnelles, qui se regroupèrent pour fonder l'Association nationale des victimes de l'amiante, l'ANDEVA. Il fallut encore que la justice reconnaisse le bien-fondé de leur combat et la montée en puissance de cette contestation pour que le gouvernement se décide à adopter la législation que de nombreux autres pays avaient prise bien avant lui en promulguant l'interdiction de l'utilisation de l'amiante.

Les patrons se sont tirés du scandale de l'amiante beaucoup mieux que leurs ouvriers. L'entreprise n°1 de l'amiante en France, Eternit, existe toujours et se proclame même « éco-responsable », quoi que cela veuille dire. Le n°2 est la multinationale Saint-Gobain, qui ne jure plus que par le « développement durable » et célèbre même chaque année sa « journée internationale environnement-santé-sécurité » alors qu'en même temps ses filiales, notamment au Brésil, continuent actuellement à faire des profits avec l'amiante, dans les pays où l'utilisation de ce matériau est encore légale.

Des lois qui protègent bien peu les travailleurs et sont souvent contournées par le patronat

Les patrons ont bien des façons de détourner les lois et la réglementation, d'autant plus que l'État est toujours compréhensif quand il s'agit des entreprises. L'intérim et la sous-traitance permettent de faire effectuer les tâches les plus dangereuses par des salariés qui, s'ils tombent malades, n'ont pas de lien direct avec la grande entreprise donneuse d'ordres qui leur a pourtant fait prendre des risques.

EDF, par exemple, utilise régulièrement des intérimaires pour certains travaux d'entretien dans les centrales nucléaires. Avec les salariés des sous-traitants, ce sont 20 000 travailleurs, surnommés les « nomades du nucléaire », sur les épaules desquels repose l'entretien des réacteurs à l'arrêt. Sur le chantier géant de Flamanville dans la Manche où plus de 3 000 travailleurs construisent le nouveau réacteur EPR, EDF et Bouygues organisent le travail des sous-traitants de façon tellement dangereuse, tout en cachant la vérité, que même la très officielle Autorité de sûreté nucléaire a transmis à la justice un rapport où elle recense au cours de l'année 2010, en plus des accidents bénins, 38 accidents du travail « à déclarer n'ayant pas fait l'objet d'une déclaration ou d'une inscription au registre ». C'est de cette façon que les grosses entreprises s'épargnent le coût de la mise en place des systèmes de protection appropriés pour protéger les salariés qui travaillent pour elles et qu'elles font baisser leur taux de maladies professionnelles et d'accidents du travail... sur le papier.

À l'échelle du pays ce sont ainsi des centaines de milliers de travailleurs qui sont traités en sous-prolétaires par les patrons. Beaucoup n'ont même pas droit aux vêtements de travail, aux gants, aux masques, aux harnais de sécurité. Ces hommes, ces femmes ne sont, dans cette société inhumaine, que de la chair à profit !

Les inspecteurs du travail, même s'ils en avaient la volonté, sont trop peu nombreux pour contrôler si tous les chantiers, tous les ateliers, tous les lieux de travail respectent la législation.

Quant aux médecins du travail, leur indépendance théorique est sans cesse remise en cause par le patronat, qui voudrait les considérer comme de simples subordonnés, en particulier dans les grandes entreprises où ils font partie de l'encadrement. Au mieux, les médecins du travail peuvent aider à l'application de la réglementation existante, bien insuffisante et loin de protéger complètement la santé des travailleurs. Au pire, ils acceptent de jouer le rôle que le patronat attend d'eux. Leur rôle est de toute façon limité par l'espacement des visites médicales de un à deux ans et par leur faible nombre eu égard aux plus de seize millions de salariés du secteur privé. En 2010, chaque médecin opérant dans une grande entreprise surveillait la santé de 1658 salariés en moyenne ; quant à ceux qui exercent dans les services inter-entreprises, ils devaient s'occuper en moyenne de 2 978 salariés de PME. Dans les services publics, l'impact de la médecine de prévention est encore plus faible, les agents ne bénéficiant théoriquement que d'une visite médicale tous les cinq ans.

Une sous-déclaration massive

Le résultat de tout cela n'est pas très surprenant : les travailleurs payent au prix fort avec leur santé la soif de profit du patronat. On compte aujourd'hui officiellement plus de 1,3 million d'invalides du travail qui reçoivent une pension.

La Sécurité sociale possède une branche indépendante de l'assurance maladie nommée Accidents du travail/maladies professionnelles, aussi appelée Risques professionnels, gérée donc par une caisse spécifique pour ce type d'indemnisation. Cette caisse est alimentée par les cotisations des seuls employeurs. Un patron paye une cotisation basée sur ce qu'on appelle le taux de gravité de l'établissement, c'est-à-dire basée sur le nombre de jours d'arrêt de travail générés par les maladies professionnelles ou les accidents du travail recensés dans l'entreprise, sur le montant des pensions d'invalidité attribuées et les éventuels décès. Mais une partie importante des ayants droit potentiels, c'est-à-dire les salariés victimes de maladies professionnelles ou d'accidents du travail, doivent surmonter toute une série d'obstacles avant de voir leur accident ou maladie reconnu comme professionnel, ce qui est la première étape indispensable avant de pouvoir prétendre à quoi que ce soit. Car les employeurs font tout pour contester la réalité professionnelle de la maladie, voire de l'accident, afin d'économiser sur les cotisations qu'ils devraient payer.

Bien souvent dans les entreprises l'encadrement, parfois avec la complicité du médecin du travail, fait tout pour que le salarié ne déclare pas son accident, quitte à le payer à ne rien faire dans un coin de l'atelier, ou qu'au pire il se fasse arrêter en maladie ordinaire, faisant reporter sur les caisses de l'assurance maladie, et donc sur son déficit, ce que l'employeur devrait assumer financièrement en totalité. La commission officielle instituée par le code de Sécurité sociale a estimé qu'environ 30 % des accidents du travail n'étaient pas déclarés en tant que tels. Elle estime que 1,1 milliard d'euros est détourné chaque année des caisses de l'assurance maladie suite à la sous-déclaration des accidents et maladies professionnels par les employeurs.

Des milliers de travailleurs victimes du travail sont obligés d'affronter l'administration censée les protéger, voire les tribunaux spéciaux des affaires de la Sécurité sociale, pour tenter de faire reconnaître leurs droits. On pourrait penser que la Sécurité sociale s'efforce de faire payer au maximum les employeurs, puisque la branche maladie et accidents du travail est totalement financée par les entreprises. Mais c'est le contraire. Depuis les médecins de la Sécurité sociale qui peuvent contester le caractère professionnel des maladies et accidents, ou qui peuvent considérer le salarié comme rétabli, « consolidé » dans le langage de la Sécurité sociale, et l'obliger à reprendre le travail, jusqu'aux experts médicaux désignés par la Sécurité sociale qui la plupart du temps essayent de minimiser le handicap ou la baisse de capacité des salariés, la machine administrative apparaît surtout comme protectrice des intérêts des patrons.

Et pour finir, si le salarié victime a eu la ténacité suffisante pour continuer à exiger son dû, il doit aller devant le tribunal des affaires de la Sécurité sociale pour avoir par exemple son taux d'invalidité justement reconnu, ou encore la faute inexcusable de l'employeur établie, ce qui permet, alors, et alors seulement, une indemnisation un peu substantielle.

Malgré tous les obstacles et les entraves à leur déclaration, le nombre de maladies professionnelles déclarées augmente : on en compte autour de 45 000 par an, dont les quatre cinquièmes sont des TMS (troubles musculo-squelettiques causés par les mauvaises positions de travail, les charges trop lourdes et les cadences inhumaines). En 2004, on a évalué à près de 1,3 million le nombre d'accidents du travail touchant des salariés. Chaque année environ 700 accidents du travail sont mortels, soit deux par jour. Et c'est sans compter les accidents de trajet. Un ouvrier a 18 fois plus de risques qu'un cadre d'être victime d'un accident du travail.

Le patronat à l'offensive

La crise a considérablement aggravé les choses. Le patronat est à l'offensive sur tous les fronts.

Exerçant un chantage permanent au chômage, des patrons augmentent la durée hebdomadaire du travail sans la rémunérer. La majorité des embauches se font aujourd'hui dans le cadre de contrats précaires, ce qui permet, en faisant miroiter une éventuelle embauche en fixe, de réclamer des efforts aux ouvriers jusqu'à l'extrémité de leurs forces. La flexibilité des horaires se répand et dérègle la vie de ceux qui y sont soumis. Au cours des vingt dernières années, on est passé de 2,5 à 3,5 millions de salariés qui travaillent la nuit, dont un million de femmes qui pour une partie y ont été contraintes à la suite de la décision du gouvernement socialiste de Jospin de lever l'interdiction du travail de nuit pour les femmes dans l'industrie... au nom de l'égalité des sexes.

Et puis les entreprises mettent en place des organisations du travail qui sont des machines à broyer les individus, provoquant des souffrances psychiques au travail qui poussent certains jusqu'à l'extrémité du suicide.

Le mépris du gouvernement envers les travailleurs cassés par l'exploitation s'est encore manifesté à l'occasion du recul de l'âge de la retraite à 62 ans. Pour voir simplement leur droit à la retraite à 60 ans maintenu, les travailleurs doivent être reconnus par la Sécurité sociale comme invalides du travail avec une incapacité de 20 %, ce qui est considérable. Pour ceux qui ont un taux d'incapacité compris entre 10 et 20 %, ils doivent prouver qu'ils ont été exposés à des facteurs de pénibilité pendant au moins dix-sept ans !

Redonner confiance aux travailleurs dans leur capacité à contester l'exploitation patronale, préparer le changement de rapport de forces

Depuis toujours, les limites aux dégâts causés par l'exploitation sont directement liées au rapport de forces général entre la classe ouvrière et la classe capitaliste. Ce n'est pas par bonté d'âme que les patrons des plus riches entreprises mondiales ont accepté que leurs États respectifs, dans les citadelles impérialistes, mettent sur pied une réglementation accordant certaines protections légales aux salariés en matière de conditions de travail.

Quant aux réglementations internationales, leur raison d'être est de ne pas permettre une « concurrence déloyale » entre les différents capitalistes, qui favoriserait ceux qui s'exonéreraient de toutes règles envers leurs travailleurs afin d'avoir des coûts de production plus bas que leurs concurrents.

La collaboration de classe instituée, au niveau international comme en France, a fourni de nombreux postes de sinécures à toute une partie des appareils syndicaux. En France, cela va des postes d'administrateurs à la Sécurité sociale, à ceux des agences nationales et régionales de l'amélioration des conditions de travail, à ceux bien révélateurs du Comité permanent amiante et à une multitude d'autres où l'on fait semblant de causer de la sécurité et des conditions de travail. De plus en plus, la bourgeoisie, sentant que la situation lui est favorable, pense que l'entretien des appareils syndicaux si complaisants à son égard ne lui est plus indispensable. Les capitalistes estiment qu'ils n'ont même plus besoin de faire semblant de se préoccuper de la santé des travailleurs.

De toute façon, il y a bien longtemps que les mêmes capitalistes qui veulent se donner un vernis civilisé, humaniste, voire social, dans les pays riches, montrent la plus grande brutalité envers leurs travailleurs dans les pays les plus pauvres, les faisant travailler comme de véritables esclaves. Le travail des enfants est peut-être interdit, il n'empêche que les firmes capitalistes les plus riches l'utilisent massivement partout où elles le peuvent. IBM, HP, Nokia, Apple, Mattel (le géant mondial du jouet fabriquant la célèbre poupée Barbie), Nike, Adidas, Reebok, la chaîne Wal-Mart, Carrefour et bien d'autres compagnies se sont fait épingler dernièrement par des organismes de surveillance, à propos des conditions de travail dégradantes, illégales et dangereuses imposées aux dizaines de milliers d'ouvrières et ouvriers qui produisent pour elles. Ces sociétés font crever les travailleurs, en leur faisant prendre délibérément les risques qu'elles prétendent éviter dans les pays les plus riches, pour le moment.

Bien évidemment, la conscience de la nécessité absolue de changer le rapport de forces entre le monde du travail et les capitalistes, la nécessité de leur arracher la direction de l'économie pour faire que les travailleurs, grâce aux fantastiques progrès de la science et de la technologie, travaillent dans les conditions les meilleures, dignes du 21e siècle, n'empêchent pas de se battre aussi au jour le jour pour limiter les dégâts et tenter d'améliorer les choses.

La résistance des travailleurs à l'exploitation, aux mauvaises conditions de travail, au manque de sécurité a toujours existé. Ne serait-ce qu'au niveau individuel, l'ouvrière ou l'ouvrier fait tout pour « innover » à sa façon, pour s'extraire de ce qu'on lui réserve et y trouver une parade, ne serait-ce que limitée. Le rôle des militants ouvriers est de s'appuyer sur ce sentiment pour le légitimer et essayer de le transformer en action collective. Refuser les cadences, refuser les produits dangereux, se mettre d'accord pour imposer ensemble les pauses qui sont refusées, et ainsi faire la démonstration que les travailleurs eux-mêmes peuvent agir pour imposer qu'on respecte leur corps, leur santé et leurs nerfs.

Bien sûr, il existe aussi des organismes officiels de représentation, tels que les comités d'hygiène et de sécurité, dont les délégués, désignés par les élus du personnel dans le secteur privé ou les syndicats dans la fonction publique ou parapublique, ont un certain pouvoir d'intervention. Ce sont surtout des organismes de concertation. Mais les militants peuvent en faire des lieux de contestation, pour s'opposer par tous les moyens aux risques encourus par les travailleurs, mais surtout pour s'en servir de point d'appui pour dénoncer la politique des patrons, et encourager les travailleurs à intervenir directement pour garantir leur vie, sans intermédiaire, en comptant sur leur force et leur détermination, en montrant sans relâche que la fatalité de subir n'existe pas. Cela tout en ayant conscience que cette lutte pour protéger la peau des travailleurs sera sans fin tant que les patrons auront la main et dirigeront cette société. La course permanente aux profits par tous les moyens est le seul ressort de la société capitaliste.

Le rapport de forces entre la classe ouvrière et le monde capitaliste est bien le seul moyen de faire reculer les patrons, ne serait-ce que partiellement. Quant à mettre les avancées de la science au service de ceux qui produisent toutes les richesses, rendre le travail non seulement sans danger, mais même agréable et enrichissant, ce sera une des tâches de la société communiste de demain, débarrassée de la barbarie capitaliste.