Libye - Sarkozy veut obtenir les fruits de son soutien à l’opposition armée

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septembre-octobre 2011

Fin août, la chute de Tripoli, prise par les insurgés libyens, mettait fin à la dictature de Mouammar Kadhafi, vieille de 42 ans. Il aura donc fallu plus de six mois à la rébellion pour prendre la capitale libyenne, malgré le soutien des bombardiers et des vaisseaux de l'armée française, des États-Unis, de l'OTAN. Mais à l'heure où nous écrivons, on ne peut pas dire que la guerre est finie en Libye : certaines parties du territoire échappent complètement au contrôle des insurgés. Quant à Kadhafi, il n'a pas été fait prisonnier et, apparemment, personne ne sait où il se cache.

Mais surtout, même si toutes les chancelleries du monde occidental saluent cette issue comme une libération du peuple libyen et une victoire de la démocratie, il ne s'agit pas de cela.

De la contestation a la guerre civile, soutenue par l'intervention militaire de l'impérialisme...

C'est le 15 février 2011 que la contestation a pris naissance en Libye, au cœur de la révolte dans le monde arabe. Suivant de quelques semaines la chute de Ben Ali en Tunisie, et de quelques jours celle de Moubarak en Égypte, les premières manifestations contre Kadhafi ont eu lieu à Benghazi, ville de l'est du pays, siège depuis plusieurs années de l'opposition au clan du dictateur. Ces manifestations exprimaient la révolte contre le régime dictatorial, contre les arrestations arbitraires, contre les assassinats d'opposants. Et dès le début, la réaction du régime a été de réprimer le plus durement possible, en tirant sur les manifestants.

Dans un premier temps, les réactions du gouvernement français restèrent dans la même veine que les propos de Michèle Alliot-Marie face au début de la révolte en Tunisie. À Paris, le gouvernement condamnait donc « l'usage excessif de la force ayant entraîné plusieurs morts ainsi que de nombreux blessés » et, le 18 février, la France et le Royaume-Uni annonçaient la suspension de leurs exportations de matériel de sécurité à destination de la Libye. Dans le même temps, les chancelleries dénonçaient du bout des lèvres la répression meurtrière à Bahreïn et l'intervention de l'armée saoudienne. Finalement, derrière les phrases creuses, les puissances impérialistes exprimaient d'abord leur solidarité avec la répression des révoltes, même quand, par la suite, cherchant des solutions politiques pour préserver la stabilité générale, elles se sont démarquées des régimes en place.

Dans ce contexte de révolte contre les régimes autoritaires de la région, la rébellion qui se développait en Libye prit assez rapidement un caractère différent. Plus qu'une mobilisation de la population contre la dictature, elle devint une guerre civile pour le contrôle du pays, entre la plupart des clans et celui de Kadhafi.

Dans ce cadre, les grandes puissances auraient bien voulu pouvoir dicter sa conduite à Kadhafi comme elles l'avaient fait avec Ben Ali et Moubarak. Mais non seulement Kadhafi ne se laissa pas dicter sa politique par les grandes puissances, mais en plus, en quelques jours, il reprit du terrain sur les forces rebelles, menaçant de les écraser. Un mois après les premières manifestations, les troupes pro-Kadhafi semblaient prêtes à reprendre Benghazi.

Il faut dire que les rapports entre l'impérialisme et la Libye n'étaient pas les mêmes qu'avec l'Égypte ou la Tunisie. En Égypte en particulier, c'est l'armée - c'est-à-dire une armée formée, instruite et en contact politique permanent avec les États-Unis - qui a chassé le dictateur en place et qui a conservé le contrôle du nouveau pouvoir. Rien de tel n'existait en Libye : les opposants qui ont pris les armes pour chasser Kadhafi ne représentaient pas un appareil déjà constitué.

Les grandes puissances se divisèrent donc sur l'attitude à avoir en Libye, car ces opposants ne représentaient pas une alternative suffisamment sérieuse aux yeux de certains états-majors occidentaux. La France misa sur la victoire des rebelles alors que les États-Unis et l'Allemagne restaient plus circonspects, attendant de voir l'évolution sur le terrain. Dès les premiers jours de mars, Sarkozy mena toute une campagne pour aboutir à une intervention militaire en Libye, sans succès au début. Mais devant le danger de voir l'opposition écrasée à Benghazi, le Conseil de sécurité de l'ONU vota, le 16 mars, une résolution autorisant les bombardements sur la Libye.

L'intervention militaire en Libye n'avait aucun rapport avec la défense de la démocratie et le droit des peuples. Le développement de la guerre civile avait ouvert la possibilité de mettre en place un pouvoir plus à la solde, plus dépendant des grandes puissances et donc plus soumis à leurs volontés que le précédent.

Celles-ci avaient certes su se servir de Kadhafi durant des décennies, et même collaborer à l'occasion à ses basses œuvres, mais l'occasion s'offrait à présent à elles de voir s'installer à Tripoli un régime plus docile.

Enfin, cette guerre civile offrait aussi la possibilité de rebattre les cartes de la présence impérialiste en Libye : les grandes puissances, si elles peuvent s'entendre pour imposer leur ordre sur le monde, n'en oublient pas pour autant la concurrence qui les oppose.

Ainsi, si l'impérialisme français a choisi le camp des insurgés et même de prendre la tête des soutiens à ceux-ci, c'est fondamentalement dans l'espoir de récupérer ainsi une position plus favorable auprès du prochain pouvoir en Libye, notamment en ce qui concerne ses intérêts pétroliers et dans les travaux publics.

La guerre elle-même faisait bien les affaires des marchands de canons français. D'un côté elle a servi de vitrine pour les Rafale de Dassault. Mais pas seulement ! Elle a aussi enrichi directement ses marchands d'armes. Le coût de la guerre a été évalué à 320 millions d'euros par le ministre de la Défense lui-même... ce qui signifie des millions d'euros passés des caisses de l'État à celles de Lagardère, de Dassault et de quelques autres.

Pour les marchands de canons, la Libye de Kadhafi était depuis longtemps un marché intéressant. Les avions et les bombes qui ont servi à tuer les insurgés ne sortaient pas de nulle part. Pour connaître l'arsenal dont disposait Kadhafi, il suffisait de regarder... les factures d'exportation des industriels de l'armement français.

... et par les partis de gauche en France

Le Parti socialiste, ne craignant ni le ridicule ni de faire étalage de sa servilité aux yeux de tous, a soutenu cette intervention impérialiste.

Le 17 mars, Martine Aubry a commencé par saluer la décision de bombarder la Libye, puis a ajouté : « J'ai honte pour l'Europe. On a été infoutus d'être au rendez-vous d'un peuple martyrisé et qui le sera encore plus par l'incapacité des puissants de ce monde à se mettre d'accord. » Le PS se retrouvait fidèle au poste, le petit doigt sur la couture du pantalon pour applaudir et voter des deux mains les interventions militaires de l'impérialisme français.

Du côté des Verts, le ton n'était guère différent. Yves Cochet donna un bon point à Sarkozy : « On n'aime pas la guerre, bien entendu. Mais là, il faut intervenir, c'est le droit d'ingérence. Nicolas Sarkozy s'est rattrapé par rapport à son invitation de Kadhafi il y a trois ans, il a su rebondir. Incontestablement, la France s'est bien comportée. »

Quant à Mélenchon, il a été un chaud partisan de l'intervention, au nom du « processus révolutionnaire en cours » en Libye. « J'approuve l'idée qu'on brise le tyran pour l'empêcher de briser la révolution. » Il a même osé comparer la situation de la Libye avec la révolution espagnole de 1936. Il a voté la motion du Parlement européen demandant à l'ONU d'intervenir. Apparemment, pour un Mélenchon qui a chanté sur tous les tons que l'intervention en Libye n'avait rien à voir avec la guerre en Irak ou en Afghanistan, il n'était en rien contradictoire qu'une coalition de brigands impérialistes, de pilleurs et de puissances coloniales et néocoloniales, prenne subitement la défense militaire d'un « processus révolutionnaire » !

Seul le PC, parmi les partis de gouvernement, a eu une position un peu plus réservée. Sans oser se dire contre cette intervention, il dénonça le risque d'un engrenage, la logique de guerre et s'est dit « inquiet ». « Est-ce vraiment la protection du peuple libyen que cherchent les puissances occidentales ? (...) Le Parti communiste français, dans ces graves circonstances, rappelle le désastre des guerres en Irak et en Afghanistan qui furent chaque fois déclenchées au nom de la protection des populations et de la démocratie. » Au-delà de ces pleutres questionnements - comme si la question se posait vraiment ! -, on était très loin d'une critique de l'impérialisme français.

La guerre déclenchée contre la Libye en mars 2011 a donc reçu le soutien des partis gouvernementaux en France. Et, entre mars et août, les grandes puissances se sont lancées dans une intervention militaire aux conséquences imprévisibles : les récentes aventures militaires de l'impérialisme en Afghanistan et en Irak ont montré comment un tel conflit peut parfaitement s'embourber. Mais il faut rappeler que les rapports de l'impérialisme avec Kadhafi étaient plus complexes que ceux établis avec les autres dictateurs du Moyen-Orient.

Kadhafi et l'impérialisme : d'un semblant d'opposition à la collaboration étroite

La Libye, comme quasiment tous les pays d'Afrique, a subi les dévastations de la colonisation. Elle fut d'abord, entre 1911 et 1914, l'enjeu d'une guerre sans merci menée par l'Italie qui voulait l'arracher à l'Empire ottoman. Puis, Mussolini reprit le chemin de la guerre pour imposer la domination italienne à cette région du monde en 1934. Enfin, la Libye fut le théâtre de batailles importantes durant la Seconde Guerre mondiale. Victime de ces guerres et du pillage colonial, le pays sortit exsangue de cette première partie du 20ème siècle. En 1947, le Royaume-Uni prit le relais de l'Italie dans la domination sur la Libye.

En 1951, Idriss 1er se fit proclamer roi de Libye par une Assemblée constituante. Le pays semblait alors ne disposer d'aucune richesse propre, les principales recettes du Trésor de l'État provenant de la vente de la ferraille des épaves qu'avaient laissées les armées qui s'étaient affrontées sur son sol, ainsi que de la location de bases américaines et britanniques.

Dans les années suivantes, des gisements d'hydrocarbures furent découverts. En février 1954 arrivaient les premiers géologues de la Standard Oil. Le 18 avril 1959, les premiers gisements importants étaient découverts à Zelten, au voisinage du golfe de Syrte. Dix ans plus tard, 44 sociétés exploitaient le pétrole libyen, 2 400 puits avaient été forés, dont 50 % productifs. De huit millions de tonnes en 1962, la production de pétrole brut atteignait 126 millions en 1968, 150 millions en 1969 et 492 millions en 1990.

Mais ces richesses, si elles permirent de grands bouleversements dans le sort et la situation du pays, profitèrent avant tout aux compagnies pétrolières des grandes puissances. Sous la protection des troupes anglaises, qui restèrent stationnées dans le pays jusqu'en 1969, les compagnies pétrolières occidentales imposèrent leurs prix.

En 1969, un jeune officier nationaliste, Mouammar Kadhafi, orchestra un coup d'État contre le roi Idriss 1er, âgé de 80 ans et parti se faire soigner en Turquie. Kadhafi se plaçait dans la lignée de Nasser l'Égyptien et reprenait à son compte les discours sur le « socialisme arabe » et l'unité arabe. Il nationalisa le secteur pétrolier et les banques. En 1970, pour la première fois, il imposa une augmentation du prix du baril de pétrole.

Il instaura alors une dictature militaire, mais qui, en utilisant les richesses du pétrole, assura un certain développement du pays. À l'extérieur, il mena une politique identique à celle des autres nationalistes, disputant le contrôle de territoires avec ses voisins, soutenant certains mouvements nationalistes, s'autoproclamant du côté des Palestiniens en lutte.

Du fait de son nationalisme, Kadhafi devint peu à peu la bête noire des États-Unis. Les souvenirs des ravages du pillage colonial d'abord, puis l'hostilité des grandes puissances à ces furtives tentatives d'indépendance, permirent à Kadhafi d'apparaître comme un opposant à l'impérialisme, et lui permirent finalement de conserver un certain crédit auprès d'une partie de la population.

Dans les années soixante-dix, l'antiaméricanisme affiché du dictateur confortait les gouvernements français dans leurs espoirs d'accéder au pétrole libyen. En 1970, un accord fut signé avec Paris pour l'achat par la Libye d'une centaine de Mirage. En 1973, Kadhafi fut reçu à l'Élysée par Pompidou.

En 1982, cependant, la France et la Libye entraient en conflit ouvert au Tchad, voisin de la Libye. Les troupes de l'impérialisme français intervenaient, pour la énième fois, au Tchad, pour soutenir le régime d'Hissène Habré, tandis que son adversaire, Goukouni Oueddei, recevait le soutien direct des troupes libyennes, qui avaient annexé la zone frontalière entre les deux pays depuis 1973. Mais cela n'empêcha pas Mitterrand d'envoyer Roland Dumas en mission secrète à Tripoli pour tenter de négocier avec Kadhafi. D'ailleurs, Roland Dumas ne renie toujours pas ses liens avec le dictateur et il continue à s'en justifier : « Kadhafi séduit par son mystère. C'est un original dans ce monde où l'on manque d'originalité. Un dirigeant hors normes qui a la fantaisie de prétendre gouverner sans État. Il fait fi de tout ce qui nous est cher. Il a des lubies, mais il n'est pas fou. Ce n'est pas parce que la tante Marcelle a des lubies qu'elle est folle ! De toute façon, je ne le changerai pas. » Le dictateur Kadhafi devenait un simple « original ». Et à l'heure où Dumas osait parler d'un pouvoir « sans État », les opposants se faisaient atrocement torturer dans les prisons du régime.

La démagogie nationaliste de Khadafi et ses revendications territoriales ont fini par agacer les États-Unis, qui, pour le remettre à sa place, au début des années quatre-vingt, organisèrent le boycott commercial de la Libye et allèrent, en 1986, jusqu'à bombarder Tripoli et Benghazi. Accusé de terrorisme, le régime fut mis au ban des relations internationales durant presque deux décennies. Officiellement du moins : car, même durant cette période, les liens n'ont jamais été rompus entre Kadhafi et l'impérialisme. Les grandes puissances, d'un côté, imposaient des sanctions contre la Libye, de l'autre négociaient des accords avec le régime à propos de ces sanctions.

Dès 1998, les relations diplomatiques reprenaient entre la Libye et la Grande-Bretagne. En 2003, les sanctions internationales étaient levées. Mais les puissances impérialistes n'attendirent même pas la levée officielle des sanctions décidée par les Nations unies pour se ruer sur les champs de pétrole et les marchés de ce pays riche mais sous-équipé, soudain rouverts après quinze années de gel.

En France, un des grands commissionnaires des intérêts français en Libye fut le mari de Michelle Alliot-Marie, Patrick Ollier. C'est lui qui a fondé en 2003 à l'Assemblée nationale un groupe d'amitié où siège notamment Olivier Dassault, député (UMP) de l'Oise et administrateur de Dassault Aviation. Depuis que le couple est passé en disgrâce, les langues se délient, d'ailleurs. « Ce qui branche Patrick en Libye, c'est d'être attendu au pied de la passerelle par une super-bagnole noire portant un drapeau français. Les gros dossiers comme les ventes d'armes passent par l'Élysée », assure le député Éric Raoult, membre du groupe d'amitié France-Libye et qui, insiste-t-il, n'a « jamais mis les pieds en Libye ».

Le symbole de ces relations décomplexées avec la dictature libyenne fut la réception de Kadhafi en grande pompe à Paris en 2007. Mais cette réception n'était que la partie émergée de l'iceberg, derrière laquelle se cachaient des intérêts sonnants et trébuchants.

La France a cherché à se tailler une place de choix dans les échanges économiques avec la Libye, pour le pétrole, mais pas seulement. En 2010, les exportations françaises s'élevaient à un milliard d'euros et concernaient aussi bien EADS que Vinci, Total, Accor ou Veolia. Aéroports de Paris participe à la modernisation de l'aéroport de Tripoli. Vinci participe à la construction de la « Grande Rivière », un immense tuyau de 4 200 km qui doit acheminer vers la côte l'eau extraite des nappes souterraines du désert.

L'odeur de l'or noir, qui justifie tout

La Libye produit moins de 2 % du pétrole mondial, mais elle recèle les plus grandes réserves d'or noir du continent africain, entre 40 et 60 milliards de barils. Et les raffineurs apprécient la qualité de son pétrole. Des pays européens, comme l'Italie, la France et l'Allemagne, sont les premiers consommateurs de brut libyen, mais aussi de gaz transporté par gazoduc le long de la frontière tunisienne, qui rejoint l'Italie sous les eaux de la Méditerranée.

Pour ce qui est des intérêts britanniques, BP et Shell (société anglo-hollandaise) sont installés en Libye. Londres comme Paris ont vendu des armes à la dictature. Les pétroliers allemands ne sont pas non plus en reste et s'activent pour exploiter des gisements qui leur ont été accordés.

Mais c'est l'Italie qui est restée la principale puissance impérialiste en Libye. Depuis 2008, les échanges économiques entre les deux pays ont atteint onze milliards d'euros. Le pétrolier ENI importe de Libye un quart de l'énergie consommée en Italie. Des entreprises italiennes ont des contrats pour construire des autoroutes, bâtir une usine d'assemblage d'hélicoptères ou encore réaliser la signalisation d'une ligne ferroviaire.

Et enfin, les puissances européennes n'ont pas hésité à utiliser la dictature libyenne, son armée, ses capacités de répression pour transformer le pays en gardien des frontières du monde riche, contre les candidats à l'immigration. Des accords furent scellés entre la Libye et l'Italie, en particulier, pour arrêter les migrants, les interner dans des conditions particulièrement inhumaines en Libye, les empêcher de rejoindre l'Europe.

La chute de Tripoli a permis, enfin, de dévoiler une partie de ces ententes sordides entre les grandes puissances et Kadhafi. L'organisation Human Rights Watch a retrouvé des documents prouvant la collaboration entre les services secrets américains, anglais et français avec la dictature. Cette collaboration a pris des formes multiples, des échanges de prisonniers, une aide apportée à Kadhafi dans la répression des opposants en échange d'une aide apportée par Kadhafi dans l'arrestation de présumés terroristes ; mais aussi des entraînements communs, alors même que les différents gouvernements connaissaient l'utilisation de la torture dans les prisons libyennes et que les documents vont jusqu'à évoquer une complicité britannique dans des cas de torture.

Et aujourd'hui la chute de Kadhafi permet de rendre publics certains aspects de cette collaboration. C'est une société française, par exemple, qui a fourni un système de surveillance du Web en Libye. Baptisé Eagle, ce système a permis au régime de lire tous les mails et de pister toutes les connexions des internautes libyens. Et c'est la même société française qui a fourni à Kadhafi ce fameux 4x4 furtif ultra sophistiqué dans lequel il a pu s'enfuir et rester pour le moment introuvable.

La diplomatie française à la recherche d'un pouvoir légitime en Libye

L'intervention impérialiste dans cette guerre a donc duré plus de cinq mois avant la chute de Tripoli. Des bombardements, des dévastations, en ont résulté comme dans toutes les guerres. Pendant plusieurs semaines, il a même semblé que l'enlisement était difficilement évitable. Mais l'état de délabrement de l'armée libyenne et les bombardements impérialistes ont permis aux insurgés de remporter une victoire dont l'avenir seul pourra dire si elle est définitive. Mais pendant que les bombardiers semaient la mort dans les villes libyennes, la diplomatie française organisait ses liens avec l'opposition.

Le 27 février, un Conseil national de transition (CNT) de 31 membres s'est formé, présidé par Moustapha Abdeljelil, ancien ministre de la Justice du gouvernement de Tripoli, qui avait eu le flair de rejoindre les insurgés au début du mouvement. Le président de ce conseil, ainsi que son porte-parole et bien d'autres encore, ont exercé des responsabilités importantes au sein du régime de Kadhafi. Mais on trouve aussi dans ce conseil, des anciens monarchistes ainsi que des islamistes. Et l'envoyé spécial du quotidien français Le Monde à Benghazi lui-même était obligé de reconnaître qu'« on ne sent pas parmi la population un enthousiasme phénoménal vis-à-vis du Conseil national de transition ».

L'enthousiasme était plutôt à chercher du côté français. En effet, le passage de la région autour de Benghazi, la Cyrénaïque, à l'opposition à partir du 23 février signifiait que les gisements et les infrastructures capables de fournir 70 % des exportations de pétrole du pays passaient dans les mains de cette opposition. Alors dans ce contexte, la France ne ménagea aucun effort pour imposer, à travers son soutien militaire, la plus grande mainmise sur le CNT.

La chute de Tripoli entraîna le ralliement au CNT d'un certain nombre de dignitaires du régime Kadhafi. Il semble que ce soit le propre cousin de Kadhafi, le général Mohamed Barrani Ichkal, qui ouvrit les portes de la ville aux insurgés. De même, le plus proche compagnon du dictateur en 1969, devenu numéro deux du régime par la suite, avant de connaître la disgrâce, se rallia à l'opposition... la veille de la prise de la capitale. L'outsider de cette débandade semble être le général Mohamed Hamali el-Kahsi, numéro deux des services de sécurité libyens qui, lui, a attendu la prise de Tripoli pour faire allégeance au nouveau régime.

Auparavant, d'autres hommes forts de la dictature avaient rejoint l'opposition. Outre les anciens ministres de la Justice et de l'Intérieur, qui ont participé à la fondation du CNT, le ministre des Affaires étrangères, Moussa Koussa, et le ministre du Pétrole, Chokri Ghanem, sont venus les rejoindre. Les uns après les autres, les ministres du régime fuyaient.

Tous ces ralliements ne font que souligner la nature foncièrement non démocratique du nouveau pouvoir. À peine arrivé au pouvoir, le CNT a d'ailleurs affiché la couleur en affirmant que l'islam servirait de référence politique au nouveau régime.

D'autre part, depuis le début de la guerre, les insurgés sont accusés de crimes de guerre contre les immigrés africains sur le sol libyen. De même que la dictature de Kadhafi avait servi en particulier à arrêter et à enfermer dans des camps les migrants venus d'Afrique subsaharienne, de même les opposants ont continué à s'en prendre à cette fraction la plus pauvre de la population libyenne. Aujourd'hui un certain nombre d'entre eux tentent de fuir ce pays et les exactions qu'ils subissent. Et il est notable que la France refuse de les accueillir. Dans son « combat pour la démocratie », le soutien aux anciens responsables de la dictature est plus urgent que celui aux populations en danger !

Le problème principal des grandes puissances est à présent la question du pétrole libyen et de son repartage.

Fin août, le quotidien Libération publiait une lettre affirmant que des accords secrets avaient été conclus entre la France et le CNT dès le mois d'avril, promettant aux trusts français 35 % du pétrole libyen. Les démentis se sont multipliés de part et d'autre, bien sûr, mais le meilleur vient certainement du ministre de l'Énergie, Éric Besson, qui a estimé sur Europe 1 « qu'il ne serait "pas choquant" que la France soit récompensée pour son rôle dans la chute du régime Kadhafi », tout en démentant l'existence d'un accord avec la rébellion.

Le président de Total a lui aussi nié l'existence de cet accord. Mais dans un entretien avec la presse, Christophe de Margerie expliquait le 19 septembre : « Nous avons de bonnes raisons de penser que nos sites de production sont en bon état en dépit du conflit, (...) nous devrions donc reprendre rapidement l'exploitation. » Et d'ajouter qu'il voit « des opportunités pour de nouvelles affaires... Nous pouvons par exemple aider à développer l'exploitation au niveau local. » Pas d'accord, mais des opportunités nouvelles !

Le voyage de Sarkozy et Cameron en triomphateurs à Benghazi et à Tripoli le 15 septembre symbolise mieux encore que n'importe quel discours qui sont les grands gagnants de cette guerre en Libye. Sarkozy a voulu ainsi consacrer sa nouvelle position forte en Libye, gagnée, prétend-il, par son acharnement à obtenir l'aval de l'ONU pour une intervention militaire en Libye afin de soutenir les insurgés. La boucle est bouclée. Cette intervention visait à profiter d'une situation pour installer un nouveau pouvoir à Tripoli, entièrement aux mains des grandes puissances. Et ces deux chefs d'État viennent se faire acclamer comme des libérateurs, sur un continent dont une grande partie de l'histoire est marquée par le pillage orchestré par ces mêmes puissances.

Mais ce voyage a certainement eu aussi comme objectif de tenter de donner une légitimité à un régime qui n'en a guère pour l'instant, en dehors de sa capacité à se faire reconnaître par les grandes puissances.

Loin d'être un pouvoir reconnu par la population, le CNT ne représente pour l'instant que des bandes armées, elles-mêmes rivales entre elles.

Cette situation ne peut satisfaire les grandes puissances, qui voudraient éviter un nouveau scénario à l'irakienne. D'autant plus qu'elles n'ont pas de présence militaire opérationnelle sur place et ne peuvent donc jouer que difficilement leur rôle de gendarme de l'ordre établi.

La population pauvre de Libye n'a semble-t-il guère joué de rôle dans la guerre civile entre les clans armés qui se sont disputé le pouvoir. Il est trop tôt pour savoir si de cette guerre sortira un régime stable, une dictature religieuse, ou militaire, ou les deux, marionnette aux mains des impérialistes, à qui ceux-ci laisseront comme seul rôle la répression contre la population. Ou si, comme cela a été le cas bien souvent dans l'histoire de ces régions, le pays s'enfoncera dans une guerre civile interminable, avec une partition de fait du territoire.

L'intervention militaire de l'impérialisme a débarrassé le pays de Kadhafi, mais les classes populaires n'ont certainement pas à s'en féliciter.

21 septembre 2011