Droite-gauche ; gauche-droite : vers un retour d’un service national obligatoire ?

إطبع
novembre 2021

Expérimenté dans 13 départements en 2019 par un peu moins de deux mille jeunes, suspendu en 2020 pour cause de pandémie, le service national universel, promis par Emmanuel Macron lors de la dernière présidentielle et instauré en 2018, a connu cet été un début d’application. Il a concerné à peine 18 000 jeunes entre 18 et 20 ans, mais sa généralisation est, d’après la loi qui l’encadre, prévue pour 2024. Une vingtaine d’années après la fin de la conscription décidée par Chirac, les partis de gauche, Jean-Luc Mélenchon en éclaireur, continuent pour leur part de défendre l’idée d’un retour nécessaire à une forme de service national.

Le rôle de la conscription dans la construction de l’État bourgeois moderne

Dans la société capitaliste, et quelle que soit la forme, dictatoriale, monarchique ou républicaine de celui-ci, l’État n’est, selon la formule d’Engels souvent citée par Lénine, qu’une « bande d’hommes armés » au service de la défense de l’ordre social. La taille et l’organisation de ces bandes doivent donc s’adapter aux nécessités politiques, aux guerres à préparer ou à mener et au niveau de comba­ti­vi­té des exploités.

Durant près de deux siècles, l’État de la bourgeoisie française, né au cours de la révolution de 1789 et des guerres qui marquèrent la période suivante, a reposé sur une mobilisation permanente d’une partie de sa population masculine à travers le système de la conscription. À l’armée d’Ancien régime, dont tous les grades d’officiers revenaient à la noblesse, succéda une armée de « citoyens-soldats »… aux ordres d’officiers recrutés presqu’exclusivement parmi les rejetons mâles des nouvelles classes dirigeantes. Pour défendre les intérêts des possédants, une « garde bourgeoise » fut alors créée parallèlement, qui prendra ensuite le nom de garde nationale. Les pauvres en étaient exclus. Cette institution allait servir de force de répression spécialisée durant toute la première partie du 19e siècle contre les grèves et les insurrections ouvrières.

Pendant des décennies, au gré des transformations politiques (premier Empire, Restauration, révolution de 1848, second Empire), la conscription voulue comme « universelle et obligatoire » en 1798 pour tout Français âgé de 20 à 25 ans et pour une durée de six ans, connut bien des évolutions, notamment de durée. Mais elle reposait sur un système protégeant les fils des classes possédantes, à l’exception de ceux qui s’engageaient pour commander et envoyer à la mort les paysans et les prolétaires qui constituaient l’essentiel des unités.

Jusqu’en 1905, où ce système fut supprimé, un tirage au sort désignait environ un tiers des hommes éligibles parmi les célibataires et les veufs sans enfants. Mais toute famille un peu fortunée dont le rejeton avait été ainsi choisi pouvait payer un remplaçant pour échapper à la conscription. Bourgeois et aristocrates achetaient leur vie au prix de celle des pauvres. À partir de 1855, une compensation financière versée à l’État se substitua à ce marché de la mort.

La défaite militaire de la France contre la Prusse en 1870, mais surtout les événements de la Commune de Paris, qui avait vu les prolétaires de la capitale se constituer eux-mêmes en force armée, avec ses officiers élus, et établir le premier embryon d’État ouvrier de l’histoire, amenèrent une transformation profonde de l’armée.

Il s’agissait pour la bourgeoisie, et pour son nouveau régime politique, la iiie République, de répondre à deux nécessités :

– d’une part, se doter d’une armée capable à la fois de lui assurer la conquête d’un empire colonial et de rivaliser, sur le continent européen, avec les autres puissances capitalistes, et en particulier avec l’Allemagne, dont l’unification, sous la férule de Bismarck, avait accéléré l’essor industriel. La lutte pour le partage du monde imposait une militarisation à marche forcée en même temps qu’elle alimentait à son tour la constitution de vastes trusts dans la construction navale, l’armement et la sidérurgie. Les budgets des ministères de la Guerre et de la Marine représentèrent ainsi plus du tiers du budget de l’État entre 1875 et 1900. La France, comme toute l’Europe, se hérissa de forteresses, de canons et de mitrailleuses. Cela eut comme autre conséquence de placer une masse considérable d’hommes sous l’uniforme (200 000 soldats supplémentaires par rapport à 1870, soit une augmentation de 50 %) et donc l’élargissement du service militaire « à la prussienne », c’est-à-dire à beaucoup plus de jeunes. La conscription, établie par la loi du 27 juillet 1872, y pourvut.

D’autre part, il fallait aux classes possédantes protéger leurs intérêts de classe sur le plan intérieur. Encadrer et encaserner pour plusieurs années (six, puis trois à partir de 1889) toute une génération, c’était une réponse politique aux soulèvements parisiens et provinciaux de 1870 et 1871, et plus généralement à la montée du mouvement ouvrier révolutionnaire. Le bourreau de la Commune, Thiers, fut également surnommé « Thiers la baraque », en raison du programme engagé de construction de casernes, réparties sur tout le territoire, loin des centres ouvriers, où les officiers auraient tout loisir de repérer et de mater les contestataires. Ce sont d’ailleurs les plus réactionnaires, issus de l’aristocratie et des milieux catholiques, qui en constituèrent en grande partie l’ossature, ce dont l’armée d’aujourd’hui porte encore largement la trace. Et il fallut en recruter beaucoup pour encadrer les centaines de milliers de conscrits : ils étaient autour de 50 000 à la veille de la guerre de 1914 !

Ils eurent à tirer, bien avant cette date, contre les travailleurs : à Fourmies, le 1er mai 1891, où la troupe, armée du nouveau fusil Lebel, fit neuf morts et des dizaines de blessés ; après la catastrophe minière de Courrières, en mars 1906, où 20 000 gendarmes et soldats furent positionnés face à 40 000 grévistes ; en 1907, quand 40 000 militaires furent requis face aux grèves ouvrières et aux vignerons du Midi, dont une partie, issus du 17e régiment d’infanterie, se mutinèrent pour ne pas avoir à affronter leurs frères de classe et fraternisèrent avec eux ; ou encore en 1908, à Villeneuve-Saint-Georges, laissant cinq ouvriers sur le pavé et en blessant des dizaines. Par la suite, la bourgeoisie dotera son État de corps spécialisés dans la répression, à l’instar de la gendarmerie mobile, créée en 1921, ou des Compagnies républicaines de sécurité (CRS) mises sur pied en 1944 et qui dépendent, elles, de la police.

La conscription eut d’emblée et conserva comme fonction essentielle l’embrigadement et le dressage de la jeunesse à coup d’exercices bêtifiants, de coups, d’humiliations et, au besoin, de peines de prison pouvant aller jusqu’à la déportation dans les Bat’d’Af’ (les bataillons disciplinaires d’Afrique du Nord). Cette mise à disposition de l’État allait d’ailleurs bien au-delà de la durée effective du service militaire puisque chacun pouvait être mobilisé dans la réserve durant les sept années suivantes, puis dans la territoriale encore quinze ans ! Toute personne voulant y échapper était désignée, recherchée et jugée comme déserteur. En temps de guerre, cela pouvait mener directement au peloton d’exécution.

Et, d’une certaine manière, l’obligation scolaire, imposée par les lois Ferry dans la décennie suivante, fut conçue elle-même comme une antichambre de la caserne : il s’agissait ouvertement de préparer tout enfant mâle à devenir un futur soldat, par des discours, sous contrôle, sur l’histoire, la géographie, l’instruction civique… ainsi que, durant quelques années au moins, par le maniement d’armes – fussent-elles en bois – dans des « bataillons scolaires ».

De nombreuses catégories furent protégées par ce système : dans leur grande majorité, les fils de la bourgeoisie, les futurs instituteurs, les séminaristes, mais aussi les colons d’Algérie, purent ainsi bénéficier durant toute une période d’exemptions, de sursis ou d’une durée moins longue de service. En outre, même incorporés, ces éléments bourgeois ou petits-bourgeois ne furent jamais à égalité avec le reste de la troupe. Ils devenaient eux-mêmes des chefs, ou louaient des chambres en dehors des casernes et payaient des soldats pour effectuer les corvées à leur place ! Dans les tranchées de la Première Guerre mondiale, ces galonnés disposèrent à toute heure d’ordonnances, des domestiques en uniforme en quelque sorte, pour satisfaire leur moindre besoin.

Quant aux peuples colonisés, même privés de tous les droits d’un citoyen français, ils furent à leur tour assujettis au service militaire, réquisitionnés souvent de force, puis jetés, avec tous les autres conscrits, dans la mêlée sanglante des guerres impérialistes en 1914, puis en 1940.

De la guerre d’Algérie à la suspension du service militaire

Au lendemain de la Deuxiè­me Guerre mondiale, le PCF mit tout son poids politique, ses ministres et ses relais militants, au service de la sauvegarde des intérêts de la bourgeoisie française, de son État et de son empire colonial. Lors des massacres de masse par l’armée française à Sétif, Guelma et Kherrata en mai 1945, le PCF, qui comptait quatre ministres, dont Charles Tillon, ministre de l’Air, avait notamment appelé à « châtier impitoyablement les organisateurs des troubles ».

Après avoir dissous les milices patriotiques issues de la Résistance, les dirigeants du PCF avaient pesé pour que soient protégées, et maintenues dans toutes leurs prérogatives la police (responsable entre entre autres choses de l’arrestation des Juifs lors de la rafle du Vel’d’Hiv’ pendant la guerre) et l’armée, rebaptisée par eux « armée du peuple » et basée sur la conscription. Ils s’opposèrent sur ce terrain à de Gaulle, accusé d’être un partisan d’une armée de métier sur le modèle qui s’était imposé en Allemagne entre les deux guerres mondiales.

C’est cette même armée de la république, œuvrant « au nom du peuple français », qui allait mener la guerre d’Indochine puis, là encore huit années durant, la sale guerre d’Algérie, la dernière dans laquelle les appelés furent massivement engagés directement. Et c’est d’ailleurs la SFIO, appuyée par le PCF lors des votes des pouvoirs spéciaux à Guy Mollet en 1956, qui étendit considérablement l’appel aux soldats du contingent. Un million et demi furent mobilisés, et ce pour une durée de trente mois, les fils de bourgeois en position le plus souvent de sous-officiers ou d’officiers, les prolétaires comme fantassins ou exécutants des tâches matérielles. Sous l’uniforme, si les travailleurs restent des travailleurs, les autres couches sociales y disposent toujours de droits supérieurs dont les grades sont l’une des marques.

Les organisations de gauche, à l’exception du PSU et de quelques petits groupes d’extrême gauche, les abandonnèrent aux ordres des bourreaux et des tortionnaires du peuple algérien. Et c’est finalement de Gaulle, face au putsch des généraux à Alger en avril 1961, qui s’adressa aux conscrits pour leur demander de leur désobéir… en lui obéissant.

Au lendemain de la guerre d’Algérie, le service militaire, renommé « service national » en 1965, connut peu d’évolutions, si ce n’est son passage à une durée de douze mois en 1970, puis à dix en 1992.

La contestation de la guerre du Vietnam ainsi que le mouvement de mai 1968 et ses suites eurent cependant des répercussions durant quelques années. Et cela dans les casernes comme en dehors. Au printemps 1973, la mise en application de la suppression des sursis, adoptée trois ans avant, mit en mouvement les lycéens, directement concernés. Le mouvement entraîna aussi nombre de lycéennes, et les élèves des collèges techniques qui, pour la plupart, n’étaient pas concernés entrèrent aussi en mouvement. Cet élargissement  reflétait l’hostilité de très larges couches de la jeunesse à la politique du pouvoir et à l’armée en général. Lutte ouvrière fut la seule organisation à se démarquer d’une revendication corporatiste, le rétablissement des sursis, et à défendre une revendication révolutionnaire, la suppression du service militaire[1]. En 1974, une association, Information pour les droits du soldat, fut fondée par des militants de gauche et d’extrême gauche pour réclamer notamment le droit pour les appelés de s’organiser en syndicat et de s’exprimer librement. À la même période, furent créés des comités de soldats. Sans véritable audience de masse, ils n’en portaient pas moins de nombreuses revendications, telles que la gratuité dans les transports, le libre choix de la date d’incorporation, une solde égale au smic, la liberté d’expression et d’organisation, ainsi que l’abolition des tribunaux militaires.

La disparition de l’Union soviétique en 1991 accéléra la transformation des armées de la plupart des États européens et la fin de la conscription (le Royaume-Uni y avait mis fin en 1960). Pour la France, c’est Jacques Chirac qui l’annonça en 1996, avant de faire voter une loi l’année suivante… malgré l’opposition du Parti socialiste et du Parti communiste. Si cela répondait aux exigences mêmes des généraux, qui réclamaient des forces plus professionnelles, mieux équipées et mieux formées, cette décision ne signifie pas pour autant la fin définitive de la conscription. Un retour en arrière est toujours possible. D’autres États, à commencer par les États-Unis lors de la guerre du Vietnam, ont été amenés à y recourir après l’avoir abandonnée ; comme aussi la Suède en 2017, en raison d’un manque de recrues. Et qui peut douter que, dans les guerres futures, la bourgeoisie française sera amenée à mobiliser d’une façon ou d’une autre, ne serait-ce que pour la museler, une partie de sa population, à commencer par sa jeunesse. Un article de la loi de 1997 précise d’ailleurs que le service militaire n’est que « suspendu » et sera « rétabli à tout moment par la loi dès lors que les conditions de la défense de la Nation l’exigent ou que les objectifs assignés aux armées le nécessitent ».

Une armée toujours très présente…

Indépendamment de ses propres effectifs, de son budget et de tous les canaux qui alimentent ses entrepôts d’armes et ses interventions extérieures, l’armée est loin d’avoir abandonné sa capacité d’encadrement de la jeunesse et de propagande.

Tout d’abord à travers ses propres collèges, lycées et écoles militaires, mais surtout l’Éducation nationale, avec laquelle elle a multiplié les partenariats, les publications et les interventions et dont elle imprègne les programmes. Il existe même 300 classes dites « défense et sécurité globales » (soit six mille élèves, dont un cinquième en zone d’éducation dite prioritaire) « parrainées » par une unité militaire, la gendarmerie ou la sécurité civile.

Cette influence s’exerce aussi à travers des dispositifs dits « d’engagement civique » qui existent sous l’égide du ministère des Armées, dont le Service militaire adapté, le Service militaire volontaire, les cadets de la Défense, qui organisent des activités en direction des jeunes de 14 à 16 ans ; les cadets de la République qui forment des adjoints de sécurité et qui préparent au concours de gardien de la paix ; la garde nationale, enfin, créée en octobre 2016 au motif de la lutte contre le terrorisme et qui compte près de 72 000 réservistes de la police et de l’armée !

À longueur d’affiches publicitaires et de vidéos, l’armée recrute parmi la jeunesse (près de 20 000 jeunes chaque année), en se posant en une force de paix défendant les droits de l’homme de par le monde, ainsi que la veuve et l’orphelin.

Le SNU : le projet de Macron et une gauche prête à faire marcher la jeunesse au pas

Premier président à ne pas avoir effectué son service militaire, Macron a enfilé à son tour le costume de chef des armées et a usé à l’envi de la fibre patriotarde depuis son élection. Courtisant tout ce que le pays compte de réactionnaires, il s’était engagé en 2017 à mettre en place un « service national de durée courte, obligatoire et universel » ouvert aux jeunes, filles et garçons, âgés de 15 à 17 ans, dans lequel il prétendait voir un gage d’unité nationale et de « résilience de notre société ».

Pour l’instant, ce SNU, qui a vu cet été sa première expérimentation véritable pour environ 18 000 jeunes, ressemble surtout à un pétard mouillé. C’était d’ailleurs peut-être la seule visée, électoraliste, du candidat Macron discourant sur la nécessité d’un retour à l’ordre, à la discipline et à la citoyenneté sous commandement et encadrement militaire. Nul ne sait par conséquent si la généralisation, prévue pour s’étendre sur sept ans, de ce système par ailleurs coûteux puisqu’estimé à « quelques milliards d’euros » dans un rapport de 2018, sera menée à bien.

Ce SNU, mixant service civique et militaire, comporte actuellement deux phases : la première, obligatoire durant deux semaines, assortie d’un séjour de même durée dit de cohésion dans des internats, des centres de vacances ou de formation : les jeunes y portent l’uniforme, chantent la Marseillaise avec le lever quotidien du drapeau et doivent absorber la propagande des instructeurs militaires sur divers sujets, dont « la défense et la sécurité », mais aussi la transition écologique ou « l’engagement citoyen ».

La deuxième phase, facultative, prend la forme d’un engagement pour une durée pouvant varier de trois mois à un an. Elle doit s’effectuer dans un cadre en lien avec la défense et la sécurité (armées, police, gendarmerie, pompiers, sécurité civile), mais aussi avec « l’accompagnement des personnes, la préservation du patrimoine ou l’environnement ». Elle peut également être accomplie dans le cadre de l’actuel service civique.

Le moins qu’on puisse dire est que les partis de gauche qui aspirent à revenir au pouvoir n’entendent pas rompre des lances avec Macron sur cette question, même s’ils en ont contesté la mise en œuvre concrète ou le coût.

Durant des décennies, le Parti socialiste comme le Parti communiste ont été de farouches défenseurs de la conscription et, en serviteurs loyaux de l’impérialisme, de solides défenseurs des armées et de ses interventions. Tout au plus, Mitterrand finit-il par encadrer par la loi l’objection de conscience, dont le principe avait été reconnu depuis 1963 mais jamais vraiment appliqué et qui existait depuis plus d’un siècle au Royaume-Uni !

Le Parti communiste, sachant sans doute le peu d’engouement d’une grande partie de la jeunesse pour un éventuel retour sous l’uniforme – ou à un encadrement quelconque par les militaires – se fait désormais discret sur cette question. Mais il a toujours défendu, suivi en cela par toute une partie de l’extrême gauche, l’idée qu’une armée reposant sur une conscription universelle, obligatoire, à étendre désormais aux femmes, était préférable à une armée de métier, car jugée plus démocratique, ouverte à la « mixité sociale » et même facteur de « cohésion nationale » !

Quant à Jean-Luc Mélenchon, il a réaffirmé[2] son attachement à une « nouvelle circonscription », suivie de l’expression « au service du citoyen » censée en gommer le caractère militaire. Tout en évoquant les tâches convenues « d’utilité publique », comme la « réparation de l’environnement » qui ressemblent fort au prêchi-prêcha d’un Macron sur le sujet, il ajoute : « À l’évidence, le contingent sera formé aux tâches de “défense passive” et pour une part aux tâches militarisables. » Là encore, l’ajout de l’adjectif « passive » ne change rien à l’affaire. Et Mélenchon de voir à son tour dans ce service de neuf mois demandé aux 18-25 ans la possibilité de mettre par la même occasion du « sang neuf dans les rangs de la police », un moyen efficace de lutter contre la violence et le racisme qui la gangrènent. Il promet que les jeunes ainsi mobilisés bénéficieront du smic et pourront passer leur permis de conduire ou rattraper des retards d’apprentissage, ce que l’armée a elle-même organisé ou prétendu faire durant des décennies.

Les révolutionnaires et la question du service national

La conscription, même réformée de cette manière, n’est en rien un progrès ou un « moindre mal » par rapport à l’armée de métier. Elle s’est imposée durant près de deux siècles aux travailleurs, dans une mesure bien moindre d’ailleurs aux éléments bourgeois et petits-bourgeois qui ont conservé jusqu’à sa suspension bien des moyens de la contourner. Nos propres camarades s’y sont pliés, pas tant pour ce qu’on pouvait y apprendre de la chose militaire ou du maniement des armes, mais afin de partager ce qui était le passage obligé des jeunes travailleurs pour être à même de trouver un emploi. Une occasion aussi pour les révolutionnaires issus de milieux relativement favorisés de côtoyer et de se lier, humainement, voire politiquement, avec des jeunes issus des classes populaires.

Mais, contrairement alors aux autres organisations se réclamant en France du courant trotskiste, Lutte ouvrière a toujours réclamé la suppression de ce même service militaire et nous contestons aujourd’hui toute tentative de rétablissement de celui-ci, même enveloppée des phrases creuses sur le civisme, l’environnement et, a fortiori, la « cohésion nationale » vantés par les partis de gauche. C’est toujours vers l’État de la bourgeoisie que ces gens-là se tournent et à qui ils offrent leurs services au lieu de le combattre.

Ce n’est pas, par exemple, du seul fait que l’armée chilienne comportait dans ses rangs des soldats issus de la conscription qu’elle aurait pu s’opposer à Pinochet et au corps des officiers d’active lors du coup d’Etat mené contre le socialiste Allende qui écrasa la classe ouvrière. Et personne ne s’est adressé à eux dans ce sens. C’est la politique criminelle des organisations du mouvement ouvrier, à commencer par le Parti socialiste et le Parti communiste et l’attitude des groupes d’extrême gauche qui ne voulaient pas proposer une autre politique ni rompre avec eux, qui sont responsables de ce massacre, pour avoir laissé la classe ouvrière désarmée, politiquement et matériellement.

Ce n’est bien évidemment pas par pacifisme, par refus de porter les armes ou de toute violence que les révolutionnaires doivent défendre cette position. Le pacifisme est toujours une politique qui désarme les exploités et les livre à leurs exploiteurs et, lorsque la survie de la domination de la bourgeoisie est menacée, à leurs bourreaux.

Le mouvement ouvrier révolutionnaire a, dès sa naissance, revendiqué pour les travailleurs, à commencer par les plus jeunes d’entre eux, le droit d’apprendre le maniement des armes. À condition qu’ils ne soient pas enfermés dans des casernes, assujettis aux ordres et à la discipline d’officiers professionnels fidèles défenseurs de la bourgeoisie. Les militants ont porté durant des décennies, jusqu’au renoncement des partis socialistes puis des partis communistes à la révolution, l’idée de milices ouvrières, formées et entraînées sur les lieux de travail, pendant les heures de travail, sous le contrôle de leurs organisations. C’est d’ailleurs ce que la classe ouvrière de Russie imposa dès le renversement de l’autocratie tsariste. Et ce sont ces milices ouvrières, dans lesquelles les militants du Parti bolchevique jouèrent un rôle de premier plan, qui furent le fer de lance de la prise du pouvoir en octobre 1917 puis, dans la période suivante, des premiers bataillons de l’Armée rouge.

Dans le Programme de transition, rédigé à la veille du déclenchement de la Deuxiè­me Guerre mondiale mais qui garde toute son actualité, Trotsky revendiquait « la substitution à l’armée permanente, c’est-à-dire de caserne, d’une milice populaire en liaison indissoluble avec les usines, les mines, les fermes, etc., ainsi que l’instruction militaire et l’armement des ouvriers et des paysans sous le contrôle immédiat des comités ouvriers et paysans ».

Cette perspective peut nous sembler lointaine à ce jour, compte tenu du niveau de combativité et de conscience des masses ouvrières et de la faiblesse des organisations se réclamant des idées communistes révolutionnaires. Mais elle n’est pas plus lointaine que ne l’est la révolution elle-même. Maintenir ce combat contre l’État de la bourgeoisie et son armée, préparer la fraction la plus consciente du prolétariat à la guerre sociale qui surviendra sous une forme plus dure que celle que nous subissons aujourd’hui, demeure indispensable et même vital.

15 octobre 2021

 

[1]      Voir Lutte de classe n° 9, avril 1973 et n° 11, juin 1973.

 

[2]      Interview à L’Opinion, 30 novembre 2020, et blog de Jean-Luc Mélenchon, décembre 2020.