Ce texte est adapté d’un article publié par les militants trotskystes du groupe américain The Spark dans leur revue Class Struggle (numéro 93 août-septembre 2017) : « Immigrant Workers, Native-Born Workers – We Are One Class » (« Travailleurs américains, travailleurs immigrés, une seule classe ouvrière »).
La rhétorique raciste de Donald Trump, qui rend responsables de tous les problèmes sociaux les 11 millions de travailleurs sans papiers, n’a rien d’original, à part sa grossièreté. Quant à ses propositions, barbares, d’expulser des millions d’immigrés et de construire un mur le long de la frontière avec le Mexique, elles décrivent ce que les gouvernements américains font depuis longtemps. Le mur existant fait plus de 1 000 kilomètres et s’étend jusque dans l’océan Pacifique. Et le corps de police spécialisé dans la chasse aux immigrés sans papiers a été consolidé sous chaque administration présidentielle, qu’elle soit républicaine ou démocrate.
Trump a promis d’aller plus loin qu’Obama, mais il ne l’a pas encore fait. Sa démagogie est une chose, les besoins de main-d’œuvre de la bourgeoisie américaine en sont une autre. Or ce sont ces besoins qui déterminent, depuis toujours, la politique des gouvernements américains en matière d’immigration. Les patrons ont un besoin immense de bras à exploiter, et de bras qui coûtent le moins cher possible. Les travailleurs immigrés, avec ou sans papiers, ont depuis toujours bien rempli cette fonction, les immigrés sans statut légal étant les plus vulnérables. Pour eux, la menace de se faire arrêter et expulser est permanente, de même que celle de voir leur famille brisée, leurs enfants abandonnés, leurs revenus réduits à néant.
La démagogie de Trump renforce cette menace. Mais elle s’adresse d’abord aux travailleurs américains. Elle vise à canaliser leur colère vers des boucs émissaires, en mettant sur le dos des immigrés des maux (le chômage, les bas salaires...) qui sont en fait des produits de l’avidité des capitalistes. En dressant les travailleurs américains contre la fraction immigrée de leur classe, en les détournant de leurs vrais ennemis, Trump rend un fier service au patronat.
L’importance de la main-d’œuvre sans papiers
Sur onze millions d’immigrés sans papiers vivant aux États-Unis aujourd’hui, huit millions sont en activité. Les trois quarts viennent d’Amérique centrale. Au total, ils représentent 5 % du prolétariat américain. Mais le pourcentage est bien plus élevé dans les secteurs de l’économie où ils sont concentrés : plus de 50 % dans l’agriculture, près de 35 % dans l’emballage de la viande, 15 % dans le bâtiment et les travaux publics.
La classe capitaliste a exploité les immigrés venus du Mexique dans ses grandes fermes industrielles dès la fin du 19e siècle. Pendant la Seconde Guerre mondiale, le plan dit Bracero a permis au gouvernement américain de faire venir des ouvriers agricoles « temporairement », du temporaire qui a duré en fait 25 ans de plus. L’exploitation des ouvriers mexicains, avec ou sans papiers, est devenue la norme dans ces fermes. Comme le travail y est par nature saisonnier, les travailleurs immigrés s’en vont souvent dans d’autres États à la recherche d’un emploi, voire retournent au Mexique. L’un dans l’autre, l’afflux continu de migrants permet aux rois de l’agrobusiness de payer des salaires extrêmement bas.
Dans les secteurs de la viande et du BTP, la présence de travailleurs sans papiers est plus récente.
C’est dans les années 1980 que les usines d’emballage de viande ont commencé à faire venir des travailleurs sans papiers en grand nombre. Jusqu’à la fin des années 1960, la plupart de ces usines se trouvaient dans des grandes villes (Chicago, Kansas City...) et la plupart des travailleurs y étaient syndiqués. Leurs salaires étaient souvent plus élevés que dans d’autres usines. Mais les entreprises ont délocalisé l’emballage de la viande vers les zones rurales, où les coûts étaient plus faibles, en y imposant des reculs sévères. Des grèves acharnées furent parfois menées, mais elles furent défaites, et les syndicats brisés. La voie était libre pour payer les salariés moitié moins et pour embaucher des travailleurs sans papiers. Malgré les conditions de travail difficiles, travailler dans l’emballage de la viande était, pour un migrant, un certain progrès par rapport au travail des champs. Car la paye était moins mauvaise, et l’emploi moins irrégulier. Le nombre de sans-papiers dans cette branche augmenta donc régulièrement.
Dans le bâtiment, le recours aux travailleurs sans papiers se fit surtout dans la construction des maisons particulières. Les petits sous-traitants avaient besoin d’eux, dans le gros œuvre, la couverture, la peinture, etc. En 2006, un tiers des travailleurs immigrés employés dans ces métiers étaient sans papiers, une proportion qui est plus grande encore aujourd’hui.
Les travailleurs sans papiers sont également employés, et de plus en plus, par l’État et les grandes entreprises. Là aussi, cela se fait par le recours à la sous-traitance, pour des services comme l’informatique, le nettoyage, la maintenance, etc. C’est une façon de remplacer les travailleurs permanents par une main-d’œuvre moins coûteuse et plus corvéable.
Les travailleurs sans papiers se retrouvent aussi, bien sûr, dans le secteur de l’hôtellerie et de la restauration. Où qu’ils travaillent, ils sont non seulement sous-payés, mais littéralement volés. Les patrons trichent souvent sans vergogne sur les salaires, déjà bas, en comptant sur le manque d’instruction de ces travailleurs, ou sur le fait qu’ils n’oseront pas se plaindre, de peur d’être expulsés.
Une histoire de migrations et de luttes
L’immigration en provenance d’Amérique centrale n’est que le dernier épisode en date dans l’histoire de la formation de la classe ouvrière américaine, qui s’est construite tout entière à partir de tels mouvements de population, à commencer par la migration forcée de générations d’Africains arrachés à leur continent et réduits en esclavage. Il faut aussi mentionner l’arrivée au 19e siècle de nombreux travailleurs engagés venus de Grande-Bretagne, puis de vagues de travailleurs venus d’Irlande, d’Allemagne, de Scandinavie, de Chine, sans oublier les migrants venus de l’est et du sud de l’Europe. Après la fermeture des frontières du pays à toute nouvelle immigration dans les années 1920, la classe ouvrière se construisit au travers de grandes migrations internes, celles des travailleurs blancs et noirs quittant le Sud et les fermes pour les centres urbains et industriels.
Chaque fois, les capitalistes ont modelé les migrations pour qu’elles servent leur soif de profits. Pour tirer un maximum de bénéfices de l’exploitation de ces masses de travailleurs, les patrons ont toujours cherché à les diviser en fonction de leur origine, pas toujours avec succès. Pendant les périodes de révoltes de masse (les années de Reconstruction qui suivirent la guerre de Sécession, les grandes grèves ouvrières des 19e et 20e siècles, les luttes des Noirs à partir des années 1950), les exploités ont trouvé des moyens de défendre leurs intérêts de classe en unifiant leurs forces dans des luttes communes.
Il va de soi que la division majeure au sein de la classe ouvrière américaine découle de l’oppression raciste de la population noire. Historiquement, les Noirs ont été exploités par la bourgeoisie américaine sous différentes formes : d’abord esclaves puis métayers, ils forment aujourd’hui une armée de réserve pour le capital. À chaque nouvelle vague de migration, ils sont restés tout en bas de l’échelle sociale. Le mouvement noir des années 1960 a certes forcé la classe capitaliste à ouvrir aux Noirs un certain nombre d’emplois dont ils étaient jusqu’alors exclus. Mais ce fut à contrecœur, car les patrons continuent de considérer les travailleurs noirs, dont toute l’histoire est marquée par la résistance et la rébellion, comme un problème.
Depuis la crise économique des années 1970, les travailleurs noirs ont été les plus durement frappés par les destructions d’emplois. « Derniers embauchés, premiers licenciés », ils ont très peu bénéficié des courts épisodes de reprise économique, au point d’être relégués aux marges de la société. Tandis que les patrons les remplaçaient par les nouveaux migrants d’Amérique centrale, l’État leur trouva une place : en prison.
Faute d’organiser la riposte, les appareils syndicaux trouvent un bouc émissaire
La dernière migration de masse vers les États-Unis commença dans les années 1970, c’est-à-dire au moment où la crise économique s’installait. Cette crise, qui frappa les pays sous-développés plus fort encore que les États-Unis, poussa des millions de paysans à quitter leurs terres et à venir grossir les rangs des prolétaires sans emploi des villes grandes et petites. Cette crise dure encore et s’est aggravée, du fait que les puissances impérialistes ont renforcé leur emprise sur ces pays et ont accru leur exploitation. S’ajoute à cela, dans le cas de l’impérialisme américain, le fait que, pour consolider sa domination, il a fomenté des guerres aux quatre coins du monde, et notamment dans son arrière-cour. L’arrivée en masse de migrants en provenance d’Amérique centrale n’a pas d’autre cause que leur besoin vital de fuir la misère et les conflits armés.
La crise économique qui a débuté dans les années 1970 n’a pas été aussi grave aux États-Unis que dans les pays sous-développés, mais aux États-Unis aussi la classe capitaliste a maintenu ses profits en abaissant le niveau de vie de la classe ouvrière. Les travailleurs ont été de plus en plus frappés par l’intensification du travail, les fermetures d’usines, les concessions sur les salaires et les conditions de travail, et cela continue aujourd’hui.
Les syndicats, les seules organisations de travailleurs qui existent aux États-Unis, n’ont pas proposé de réponse appropriée à ces attaques. Leurs vieilles méthodes de lutte, des grèves corporatistes, sur un seul lieu de travail ou dans un seul secteur, ont parfois permis de remporter des victoires lorsque l’économie était en expansion. Mais ces victoires n’étaient que des miettes comparé aux profits énormes que les entreprises réalisaient. Et lorsque la crise a frappé, les patrons ne furent plus disposés à accorder quoi que ce soit. Au contraire, ils exigèrent des reculs importants. Pendant un temps, certains syndicats continuèrent à appeler à des grèves, toujours les mêmes vieilles grèves étriquées – et ce fut un désastre. Comment un groupe isolé de travailleurs aurait-il pu résister à une politique voulue par la classe capitaliste tout entière et coordonnée par son gouvernement ? Au tournant de la grande récession de 1978-1979, les Trois grands de l’industrie automobile imposèrent des concessions énormes aux travailleurs... avec le soutien de l’appareil de l’UAW, le syndicat des travailleurs de l’automobile, qui accompagna les reculs en prétendant défendre la survie des emplois. Cela ouvrit les vannes et, dans le privé comme dans le public, les employeurs passèrent à l’offensive, souvent avec la collaboration des appareils syndicaux. Les appareils syndicaux n’ont jamais proposé une lutte qui aurait permis à au moins une partie de la classe ouvrière de mobiliser de plus larges forces contre l’offensive généralisée des capitalistes. Les groupes de travailleurs qui tentèrent de résister se battirent isolément, et subirent défaite sur défaite.
De nombreux appareils syndicaux cherchèrent à détourner la colère des travailleurs contre d’autres fractions de la classe ouvrière. Au début des années 1970, lorsque la crise commença à toucher la métallurgie, le syndicat des ouvriers de l’acier (United Steelworkers) sortit un film intitulé Où est Joe ?, qui faisait porter la responsabilité des pertes d’emplois sur les importations étrangères, c’est-à-dire les travailleurs étrangers. L’UAW mena une campagne à grande échelle pour dénoncer les voitures étrangères comme cause des pertes d’emplois. Il distribua des autocollants « Achetez américain », bannit les voitures étrangères des parkings syndicaux, et soutint des manifestations où les ouvriers de l’automobile détruisaient des voitures étrangères à coups de masse. Ces violentes campagnes attisèrent les braises du racisme et du chauvinisme à l’intérieur de la classe ouvrière. En 1982 elles menèrent même au meurtre de Vincent Chin, un Américain d’origine chinoise, à Highland Park dans le Michigan. Il fut assassiné par un gardien de l’usine et son beau-fils aux cris de : « C’est à cause de toi petit enculé qu’on est sans travail ! »
Tout au long des années 1970, l’AFL-CIO, la confédération qui regroupe l’immense majorité des syndicats américains, défendit des positions ouvertement anti-immigrés. Elle en appela au gouvernement pour qu’il augmente les patrouilles aux frontières. Elle promit aux travailleurs américains qu’en fermant la porte aux immigrés, on limiterait la concurrence sur le marché du travail. Elle présenta tous les immigrés comme des briseurs de grève. Dans la construction, les syndicats en appelèrent même aux autorités de l’immigration pour qu’elles poursuivent les travailleurs sans papiers sur leurs lieux de travail.
Certes, un certain nombre de travailleurs immigrés se syndiquèrent, mais cela fit à peine changer la position de l’AFL-CIO, qui demeura fondamentalement raciste. Certains syndicats découvrirent qu’ils pouvaient compenser leur perte d’adhérents en syndiquant des travailleurs immigrés. Mais l’AFL-CIO est restée sur sa position protectionniste et chauvine : c’est toujours en barrant la route aux importations qu’elle prétend défendre l’emploi. Autant dire que la droite et l’extrême droite, dans leurs attaques contre les travailleurs étrangers, n’ont eu qu’à reprendre le langage anti-immigrés des syndicats.
Exigences capitalistes et démagogie politicienne
C’est à cette ambiance anti-immigrés qu’ont dû faire face des millions de travailleurs étrangers fuyant les crises dans leurs propres pays.
En 1980 il y avait trois millions de travailleurs sans papiers aux États-Unis, employés principalement dans de petites entreprises. Les entreprises plus grandes évitaient d’embaucher les sans-papiers, pourtant moins cher payés, parce qu’elles ne voulaient pas risquer une perturbation imprévue de leur activité, en cas d’arrestation et d’expulsion d’une partie de leur main-d’œuvre. Elles ne voulaient pas non plus des tracas que de telles opérations auraient causés à leur image de marque.
Dans ce contexte, des porte-parole de la bourgeoisie commencèrent à demander au gouvernement de régulariser la situation dans un sens favorable à ses intérêts. En 1986, pour répondre à cette attente, le Congrès adopta et le président Ronald Reagan signa une loi baptisée IRCA pour Immigration Reform and Control Act (loi sur la réforme et le contrôle de l’immigration). La loi contenait une apparente amnistie pour les travailleurs sans papiers. En réalité, cette amnistie permettait aux entreprises d’embaucher immédiatement des travailleurs sans papiers qui s’étaient portés candidats à l’amnistie. Mais pour que les travailleurs immigrés obtiennent la pleine citoyenneté, ils devaient passer par un coûteux processus... qui pouvait durer jusqu’à dix ans. Ainsi, alors que ces travailleurs étaient légaux aux yeux de l’entreprise, ils ne l’étaient pas aux yeux de l’État, leur demande pouvant être rejetée à tout moment. Cela laissait les travailleurs dans une position de faiblesse, et permettait à l’inverse aux patrons de les sous-payer et de les surexploiter. Sur trois millions de candidats à cette amnistie, 2,7 millions l’obtinrent petit à petit.
Les politiciens pour qui la démagogie anti-immigrés était un fonds de commerce durent trouver une façon de justifier leur soutien à l’amnistie. Ils avancèrent que le gouvernement n’offrait cette amnistie qu’aux immigrés déjà installés, et ils mirent en avant des dispositions de la loi qui aidaient à renforcer le contrôle aux frontières. Quant à l’AFL-CIO, elle changea de position et soutint la loi IRCA, soulignant les sanctions auxquelles feraient face les employeurs qui embaucheraient des travailleurs sans papiers.
Tout en inquiétant les immigrés, ces dispositions de la loi ignoraient totalement les vraies causes de l’immigration, ces crises de plus en plus virulentes qui frappaient les populations d’Amérique centrale et la responsabilité centrale du capitalisme américain dans ces crises. De fait, tout au long des années 1990, le flux d’immigrés sans papiers vers les États-Unis s’accéléra.
En 1991, lorsqu’une nouvelle récession frappa le pays, les politiciens républicains, les médias et une poignée de responsables syndicaux s’empressèrent de mettre sur le dos des immigrés sans papiers le chômage croissant et les coupes claires dans les services publics et les programmes sociaux. Ils provoquèrent une violente réaction contre les immigrés, qui se cristallisa en 1994 en Californie avec un référendum interdisant l’accès des immigrés sans papiers à l’éducation et aux soins médicaux « non urgents ». Les tribunaux cassèrent ces dispositions, qui ne furent jamais mises en place. Mais en ce qui concerne l’hystérie anti-immigrés, le mal avait été fait.
L’administration Clinton, qui vint au pouvoir en 1993, tenta de surpasser les Républicains. Elle fit construire des barrières et des murs le long de la frontière, à l’extérieur de zones très peuplées, dont San Diego, Calexico, Tucson et El Paso. Elle augmenta les effectifs des patrouilleurs et des « chasseurs de sans-papiers », ce qui aboutit à plus d’arrestations et d’expulsions, à la fois à la frontière et à l’intérieur du pays. En 1996, lorsque Clinton fit adopter des mesures anti-criminalité qui allaient mettre des millions de Noirs en prison, elles étendirent aussi le nombre d’infractions rendant un immigré expulsable. Et lorsque Clinton trancha dans les programmes sociaux, il exclut également les immigrés, légaux et illégaux, du droit à la plupart des allocations sociales.
Certaines de ces mesures ont été dévastatrices. La militarisation de la frontière (avec la multiplication des fossés, caméras, détecteurs, radars et autres checkpoints) a rendu plus dangereuse la traversée. Les migrants ont été repoussés des zones urbaines relativement sûres vers des zones désertiques lointaines, brûlantes et sans eau. En conséquence, entre octobre 2000 et septembre 2016, le service du contrôle aux frontières a compté 6023 morts en Arizona, au Nouveau Mexique et au Texas. Il s’agit là des chiffres officiels. Le vrai bilan est sans nul doute bien plus élevé.
Comme on pouvait s’y attendre dans ce système où tout est bon pour faire de l’argent, les entreprises privées se sont précipitées sur les activités de détention d’immigrés. Les prisonniers sont concentrés, pendant des mois ou des années, dans des installations appartenant à Corrections Corporation of America (CCA) ou à GEO, deux groupes cotés à la Bourse de New York. Le Congrès leur garantit un nombre minimum de détenus, ce qui est ni plus ni moins une assurance faite avec l’argent public que les profits privés ne cesseront jamais de rentrer.
Onze millions d’êtres humains sans papiers
Ces mesures ont rendu l’immigration vers les États-Unis plus périlleuse, mais n’ont pas mis fin aux flux de migrants en provenance des pays dominés par l’impérialisme américain. Sous Clinton, le nombre d’immigrés sans papiers vivant dans le pays est monté à plus de huit millions. C’était une main-d’œuvre très nombreuse et peu coûteuse, qui avait de quoi attirer petits et grands patrons. Mais les contrôles inopinés, les arrestations et les expulsions qui en découlaient, étaient pour les plus grosses entreprises une entrave à l’embauche. Lorsque George W. Bush arriva au pouvoir en 2001, la question de la régularisation des travailleurs sans papiers fut donc remise à l’ordre du jour.
Mais le plan Bush fut brutalement abandonné après les attentats du 11 septembre, qui furent bientôt suivis par les invasions de l’Afghanistan et de l’Irak. Bientôt, « guerre au terrorisme » et « guerre à l’immigration » devinrent synonymes. Tom Ridge, le ministre de la Sécurité intérieure, annonça un plan pour expulser tous les immigrés sans papiers. Pour les médias il organisa des contrôles spectaculaires, avec hélicoptères et robocops à gogo.
Quand Bush débuta sa deuxième présidence en 2005, le nombre d’immigrés clandestins était monté à onze millions, ce qui donnait à la bourgeoisie une raison de plus de chercher à régulariser la situation. Cela prit une forme concrète en 2005, lorsque l’administration Bush présenta un plan pour « une réforme complète de l’immigration ». Cette réforme fut appuyée par 47 associations d’employeurs, dont la Chambre de commerce américaine, ce qui indique son importance pour la classe capitaliste. Elle aurait légalisé immédiatement l’embauche de travailleurs immigrés par de grandes entreprises... tout en fixant à treize ans le nombre d’années pour obtenir la pleine naturalisation. C’est dire que, pendant treize ans, la menace de l’expulsion aurait continué à planer au-dessus de la tête des travailleurs immigrés, les soumettant ainsi au bon vouloir des patrons.
Des syndicats patronaux, l’Église catholique, les médias, l’appareil du Parti démocrate, les organisations de défense des immigrés et des cadres syndicaux, en particulier ceux du syndicat des employés de service, poussèrent les immigrés à manifester en masse pour soutenir cette mesure propatronale. Mais au final, cette loi fut torpillée par l’extrême droite des Républicains, ainsi que par certains membres de la gauche du Parti démocrate, qui posèrent en défenseurs des emplois des travailleurs et craignaient de ne pas être réélus s’ils votaient en faveur de la réforme.
La défaite de la loi voulue par Bush n’a pas empêché des fractions de la classe capitaliste de continuer à recruter des travailleurs sans papiers, spécialement dans la construction. Le nombre d’immigrés sans papiers dans le pays augmenta jusqu’en 2007, pour atteindre douze millions. Mais en 2007, la récession déclenchée par la crise des subprimes conduisit à des licenciements massifs, qui démarrèrent dans la construction. Sans espoir de retrouver un emploi, bien des travailleurs sans papiers quittèrent le pays. Le nombre d’immigrés cherchant à entrer aux États-Unis chuta également. Pour la première fois depuis des dizaines d’années, le nombre total d’immigrés sans papiers baissa, pour atteindre onze millions. Il est resté à ce niveau depuis.
Pendant les premières années de la récession, la bourgeoisie américaine mit la régularisation des immigrés sans papiers au second plan. Mais l’administration Obama, en place à partir de 2009, trouva des moyens de faciliter la vie aux patrons de ce côté-là. Les contrôles spectaculaires sur les lieux de travail furent remplacés par un système de « contrôles silencieux ». Avec ces audits, les lieux de travail n’étaient pas dérangés et la plupart des immigrés sans papiers démasqués n’étaient pas expulsés, même s’ils perdaient souvent leur emploi. La bourgeoisie ne pouvait obtenir la régularisation des travailleurs sans papiers par un changement de la loi ? Elle travailla de concert avec Obama pour l’obtenir d’une autre façon : en changeant la façon dont la loi était appliquée.
En 2012, par le biais d’un décret qui passait outre à l’autorité du Congrès, Barak Obama créa le programme DACA, dit dreamers (rêveurs) – un programme qui fournit des permis de travail renouvelables tous les deux ans aux jeunes sans papiers arrivés encore enfants aux États-Unis. Le programme concerne plus de 750 000 personnes, toutes dans la fleur de l’âge, une bénédiction pour les entreprises. C’est d’autant plus vrai que, le permis pouvant être retiré à tout moment, il garantit des employés dociles. C’est un décret d’Obama que Trump n’a pas annulé... jusqu’à présent.[1]
Pendant le deuxième mandat d’Obama, qui débuta en 2013, le Congrès contrôlé par les Républicains refusa une loi qui visait à légaliser l’embauche d’immigrés sans papiers par la classe capitaliste, loi qui rendait « le chemin vers la citoyenneté » encore plus difficile que la loi Bush de 2005. Mais l’échec était attendu puisque les Républicains au Congrès votaient contre pratiquement tout ce que l’administration Obama proposait.
L’administration Obama a donc très largement légalisé la situation pour les entreprises, en laissant tout simplement la plupart des travailleurs sans papiers tranquilles. Elle a radicalement diminué les arrestations et les expulsions à l’intérieur du pays. Presque toutes les arrestations et les expulsions pendant le second mandat d’Obama eurent lieu à la frontière. Pour la bourgeoisie, cela signifiait moins de perturbation de sa main-d’œuvre.
Plus de onze millions d’immigrés sans papiers vivent, travaillent ou vont à l’école aux États-Unis. Ils vivent dans la peur, parce qu’ils peuvent encore être arrêtés et expulsés à tout moment. On profite d’eux, ils sont moins payés et leurs bas salaires sont utilisés pour faire baisser les salaires du reste de la classe ouvrière.
Pour une politique de lutte
Sous le capitalisme, la classe ouvrière est par définition divisée. Les travailleurs sont en concurrence pour les emplois, pour les salaires, pour tout. Les capitalistes sont en concurrence les uns avec les autres, les travailleurs aussi. C’est comme cela que fonctionne ce système, en montant les travailleurs les uns contre les autres.
Mais ces divisions au sein de la classe ouvrière ne sont pas constantes ou inamovibles. L’histoire est riche d’épisodes où les travailleurs ont su dépasser ces divisions, à chaque fois ce furent des épisodes de lutte. Quand ils partent à l’offensive, les travailleurs apprennent par leur propre expérience qu’ils ont des intérêts communs et qu’ils sont plus forts lorsqu’ils unissent leurs forces.
Ce dont les travailleurs ont besoin, qu’ils soient américains ou immigrés, avec ou sans papiers, blancs ou noirs, c’est d’une politique de lutte qui vise à arracher tout ce dont les travailleurs ont besoin : des emplois et des salaires décents, de bonnes conditions de travail, des écoles dignes de ce nom et des soins médicaux, toutes ces choses que la classe capitaliste essaye de supprimer.
Quand les travailleurs commenceront à mener ce combat, les travailleurs américains se rendront compte que les travailleurs immigrés sont un atout. Non seulement ils augmentent la taille et le poids de la classe ouvrière, mais ils complètent le savoir collectif et l’expérience de la classe ouvrière tout entière, car les travailleurs immigrés viennent de partout, avec leur propre histoire et les leçons de leurs propres luttes.
Cela sera un avantage pour les futurs combats que la classe ouvrière aura à mener dans ce pays et ailleurs.
26 juillet 2017
[1] Depuis la rédaction de cet article en juillet 2017, Trump a décidé (début septembre) de proposer au Congrès l’abandon du programme DACA d’ici à mars 2018, une décision qui, si elle se confirme, pèsera lourd sur le quotidien des 800 000 jeunes adultes concernés. L’annonce a tout de suite suscité de nombreuses protestations de leur part. Par cette provocation Trump fait un geste de plus en direction de ses soutiens les plus à droite. Mais en même temps il a clamé son « grand amour » pour les Rêveurs, une manière de dire à ceux qui les exploitent que son gouvernement trouvera bien un moyen de les faire rester. (Note de la rédaction LDC)