Burkina Faso - L’insurrection populaire a chassé Compaoré, mais l’armée contrôle sa succession

إطبع
mars 2015

Le 31 octobre dernier Blaise Compaoré, le président du Burkina Faso, était renversé par un soulèvement populaire. Il était arrivé au pouvoir en 1987 à la faveur d'un coup d'État militaire qui s'était soldé par l'assassinat de Thomas Sankara, dont le nationalisme radical faisait ombrage à la France.

La dictature corrompue de Compaoré, protégée par l'impérialisme français, n'avait que trop duré. Sa volonté de modifier la Constitution pour briguer un mandat supplémentaire mit le feu aux poudres et précipita la jeunesse dans la rue. Mais à peine Compaoré réfugié à l'étranger, l'armée et les hommes politiques soi-disant d'opposition surent s'entendre pour priver le peuple de sa victoire et mettre sur pied une nouvelle dictature civile et militaire.

Burkina Faso et Côte d'Ivoire : des destins liés

Le renversement de Compaoré est intervenu à un moment où se sont fermées les possibilités d'émigrer vers la Côte d'Ivoire voisine, accroissant encore la misère. Le Burkina Faso, appelé Haute-Volta jusqu'en 1983, est l'un des pays les plus pauvres au monde. Contrairement à d'autres États africains, il est peu urbanisé et l'immense majorité de la population y gagne encore sa subsistance grâce à l'agriculture et à l'élevage, sur des terres où les travaux nécessitent un grand nombre de bras pour de maigres résultats. C'est pourquoi la Haute-Volta est depuis longtemps une terre d'émigration vers des régions d'Afrique aux conditions plus favorables, au premier rang desquelles la Côte d'Ivoire.

Pendant la période coloniale, l'administration française imposa ces déplacements de population. L'écrivain Albert Londres écrit dans son livre-témoignage Terre d'ébène publié en 1929 : «Nous arrivons en Haute-Volta dans le pays mossi. Il est connu en Afrique sous le nom de réservoir d'hommes: trois millions de nègres. Tout le monde vient en chercher comme de l'eau au puits. Lors des chemins de fer Thiès-Kayes et Kayes-Niger on tapait dans le Mossi. La Côte d'Ivoire, pour son chemin de fer, tape dans le Mossi. Les coupeurs de bois montent de la lagune et tapent dans le Mossi.» Pour mieux « taper dans le Mossi », selon la formule d'Albert Londres, les exploitants européens des plantations ivoiriennes de café et de cacao obtinrent en 1932 la suppression de la colonie de Haute-Volta, la moitié de son territoire étant désormais incluse dans les limites administratives de la Côte d'Ivoire et le reste étant réparti entre le Soudan (l'actuel Mali) et le Niger. À cette époque, Côte d'Ivoire et Haute-Volta formaient une seule entité, et la reconstitution de la colonie de Haute-Volta, de 1947 à l'indépendance en 1960, n'entrava pas l'afflux de migrants. Au contraire, l'émigration vers la Côte d'Ivoire continua à progresser, favorisée par l'administration française. Il fallait des bras pour creuser le port en eaux profondes d'Abidjan et travailler dans les champs de cultures industrielles. L'organisme de recrutement créé par les planteurs et l'État français pour faire « descendre la main-d'œuvre » fut même rapidement débordé par l'émigration spontanée.

Lorsque l'indépendance fut proclamée, le gouvernement français, souhaitant garder le contrôle de ses anciennes possessions, divisa les grands ensembles coloniaux en petits États. Le Burkina Faso fut l'un d'eux, d'autant moins viable qu'il était enclavé à l'intérieur des terres. Les subdivisions administratives s'étaient transformées en frontières et l'une d'elles séparait maintenant la Haute-Volta de son débouché traditionnel en Côte d'Ivoire. Heureusement la voie resta largement ouverte pendant les décennies suivantes, et les migrants originaires de Haute-Volta en vinrent ainsi à peupler la plus grande partie de la zone forestière de Côte d'ivoire en tant que paysans. Cette installation fut favorisée par le fait que les Ivoiriens de souche n'étaient pas des agriculteurs. En 1963, le président ivoirien Houphouët-Boigny lança la formule «la terre appartient à celui qui la met en valeur». Des terres aux industries, les Burkinabés formèrent alors une bonne partie de la population ivoirienne, et particulièrement de son prolétariat, dans cette période où les capitaux s'investissaient largement en Côte d'Ivoire et où Houphouët-Boigny multipliait les mesures favorisant l'installation de travailleurs originaires des autres pays d'Afrique de l'Ouest.

Mais au milieu des années 1980 la situation commença à changer, et les divisions introduites par le colonisateur se révélèrent un piège mortel. Avec la dégradation du niveau de vie consécutive à la crise et l'extension du chômage, les politiciens démagogues commencèrent à montrer du doigt les prétendus étrangers. Dans les luttes pour le pouvoir qui suivirent la mort d'Houphouët-Boigny en 1993, la propagande ethniste utilisée à grande échelle fit des ravages dans un pays qui comptait jusqu'à 30 % de Burkinabés, Béninois ou Togolais. La pseudo-théorie de « l'ivoirité », élaborée pour écarter de la course à la présidence Alassane Ouattara, originaire des régions peuplées par les populations voltaïques, retomba sur tous ceux qui furent assimilés, à tort ou à raison, aux Burkinabés. Ils furent pris pour cible, qualifiés d'ennemis intérieurs et rendus responsables de tous les maux. Les droits accordés à l'époque d'Houphouët-Boigny furent remis en cause. Les brimades policières du début furent suivies d'assassinats de masse, qui instaurèrent une fracture durable dans ce pays où les différents peuples avaient jusque-là cohabité en paix.

Aujourd'hui, les nombreux obstacles mis au travail des Burkinabés s'ajoutent au fait que les Ivoiriens ont de plus en plus de mal à trouver un emploi. La migration traditionnelle du Burkina vers la Côte d'Ivoire s'est tarie et ne peut plus offrir une issue à la pauvreté du pays.

Thomas Sankara : un nationaliste radical

Quatre brèves années ont particulièrement marqué l'histoire du Burkina Faso, celles où le pays fut dirigé par Thomas Sankara, de 1983 à 1987. Auparavant, l'ancienne colonie française avait vu se succéder des régimes dont le seul objectif avait été de piller les fonds publics sous la protection de la France. Le premier président, Maurice Yaméogo, un civil, fut renversé au bout de six ans par un soulèvement populaire. Dans un scénario qui rappelle étrangement les évènements actuels, l'armée déclara que le peuple lui confiait le pouvoir. Son chef, Sangoulé Lamizana, vétéran des guerres d'Indochine et d'Algérie dans l'armée française, prit la tête de l'État «le temps nécessaire pour rendre le pouvoir au peuple», disait-il. Quatorze ans plus tard il y était encore, et avait simplement accepté de partager la mangeoire gouvernementale avec une nuée de politiciens. Il fut alors renversé à son tour par un coup d'État mené par le colonel Saye Zerbo, l'un de ses anciens ministres.

Dans ce contexte politique, c'est au sein de l'armée, parmi les jeunes officiers, que se constitua une opposition soucieuse de moderniser le pays et d'éradiquer la corruption. Dans des pays pauvres comme le Burkina, ces jeunes officiers avaient eu accès à une certaine culture. Ils avaient pu se former une opinion commune sur une arriération qu'ils ressentaient vivement. De plus, ils possédaient des armes pour se faire entendre. Ils ressemblaient à ceux qui renversèrent en 1974 la dictature de Salazar au Portugal, ou avant eux à Nasser et à son mouvement des officiers libres en Égypte. Au Ghana voisin, le capitaine d'aviation Jimmy Rawlings s'emparait du pouvoir en 1981 pour une « révolution morale » contre la corruption et les inégalités.

Au Burkina, c'est autour de Sankara que se fit ce regroupement. À l'école militaire, celui-ci avait assisté aux discussions nocturnes sur le néocolonialisme organisées par l'un de ses professeurs, Adamou Touré, l'un des premiers enseignants burkinabés, par ailleurs militant anti-impérialiste. Lors d'un stage de formation à Madagascar, il rencontra des coopérants gauchistes. De retour au pays, la guerre de décembre 1974 entre le Burkina et le Mali contribua à ancrer ses convictions. Il vit comment, dans ce conflit voulu par deux dictateurs pour une bande de terre désertique, les officiers supérieurs restaient soigneusement à l'arrière à s'occuper de leurs petites affaires. Dans la foulée éclata le scandale dit du « watergrains ». On découvrit que les vivres fournis par l'aide étrangère aux populations victimes de la sécheresse avaient été détournés et vendus. L'argent était arrivé sur des comptes à l'étranger. Nommé à la tête du Centre national d'entraînement des commandos de Pô à cause de sa popularité parmi les jeunes officiers, Sankara allait entreprendre d'y former des « soldats-citoyens », c'est-à-dire de les faire réfléchir sur la situation du pays. Inéluctablement, les jeunes officiers renversèrent Saye Zerbo en novembre 1982 et Sankara, éliminant l'aile modérée du mouvement, prit véritablement le pouvoir le 4 août 1983 avec celui qui allait aller organiser quatre ans plus tard son assassinat, Blaise Compaoré.

L'un des premiers actes de Sankara fut de débaptiser la Haute-Volta, nom qui était celui de l'ancienne colonie, pour appeler désormais le pays Burkina Faso : « pays des hommes intègres ». Cette intégrité fut la règle qu'il allait imposer du haut en bas de l'État, en donnant lui-même l'exemple. Les ministres de Sankara durent renoncer aux Mercedes et aux limousines pour se contenter de modestes Renault 5. Lorsque les délégations burkinabées se déplaçaient à l'étranger, elles voyageaient en classe économique et il arrivait que deux ministres fassent chambre commune dans un petit hôtel. Finis également les beaux costumes, remplacés par l'habit traditionnel en coton.

C'était certes symbolique, mais le symbole était fort dans une Afrique où le pouvoir servait avant tout à s'enrichir et à transférer à son clan les fonds publics. Le budget du Burkina Faso était dérisoire et ne pouvait suffire à sortir la population de la pauvreté, mais au moins fut-il utilisé à cette époque pour des campagnes de vaccination, la construction d'écoles ou l'accès des femmes à l'éducation et à la culture, et c'est le souvenir que Sankara a laissé encore aujourd'hui parmi la jeunesse et la population africaines.

Malgré ses discours enflammés, Sankara ne remettait pas en cause la domination de l'impérialisme. Il voyait l'avenir du Burkina dans le développement des productions locales et dans des liens commerciaux plus diversifiés, avec Cuba ou la Chine par exemple. Il comptait sur l'armée, et non sur le peuple, pour faire sa révolution, et prit même des mesures autoritaires contre les syndicats et les enseignants grévistes.

Cependant, l'exemple qu'il donnait d'un régime non corrompu, et auquel cette intégrité donnait l'autorité morale d'affirmer son indépendance par rapport à la France et de critiquer haut et fort sa politique africaine, suffit pour que les dirigeants de celle-ci, le président Mitterrand et son Premier ministre Jacques Chirac, entreprennent de s'en débarrasser. Le président ivoirien Houphouët-Boigny, l'homme de la France dans la région, sut trouver pour cela l'oreille de Blaise Compaoré, le second de Thomas Sankara et son ancien compagnon d'armes. Le 15 octobre 1987, les hommes de Compaoré assassinaient Sankara tandis que des troupes encerclaient les régiments qui auraient pu lui être fidèles.

Un dictateur au service de l'impérialisme français

Après l'assassinat de Thomas Sankara, il ne fallut pas longtemps à Blaise Compaoré pour instaurer un régime semblable à ceux des autres dictateurs africains. Ce processus, qu'il baptisa rectification, se traduisit par l'assassinat des opposants, la remise en selle des chefs coutumiers et religieux et la soumission de la pauvre économie burkinabée aux diktats de l'impérialisme, notamment avec l'application du plan d'ajustement structurel du FMI au cours des années 1990. Ce plan, qui signifiait la privatisation des entreprises nationales, fut une source d'enrichissement pour le clan Compaoré et les multinationales. Ainsi Bolloré mit la main sur la Sitarail, le chemin de fer unique qui relie Ouagadougou à Abidjan, en 1998. D'autres suivirent, comme Total ou Bouygues.

Compaoré, grâce à son mentor le président ivoirien Houphouët-Boigny, devint l'homme des basses œuvres de l'impérialisme français dans la région. C'est ainsi que le Burkina Faso devint la base arrière et le camp d'entraînement des bandes armées du seigneur de guerre Charles Taylor qui, en décembre 1989, envahirent le Liberia pour renverser le dictateur Samuel Doe, protégé des États-Unis. Ce fut le début d'une guerre civile sanglante qui se prolongea en Sierra Leone voisine. Blaise Compaoré fournissait des armes aux bandes armées, entretenant les foyers de guerre civile en favorisant le pillage du sous-sol riche en diamants par les multinationales, organisant au passage le trafic de diamants pour son propre compte.

À la mort d'Houphouët-Boigny, en décembre 1993, Blaise Compaoré endossa tout naturellement ses habits de « vieux sage », pilier de la Françafrique. Ainsi sous son égide, au Niger, furent signés en 1994-1995 les accords qui mirent fin à la rébellion touarègue menaçant les installations d'Areva, principale multinationale française dans la région qui exploite l'uranium du sous-sol. Quelques postes furent accordées aux dirigeants de la rébellion. Les bandes rebelles intégrèrent l'armée officielle... et purent, à ce titre, défendre les mines d'Areva. Ces accords restent le modèle de ceux que François Hollande aimerait tant voir signés aujourd'hui entre le Mali et ses propres rebelles touaregs.

La dictature Compaoré connut sa première grande crise politique avec l'assassinat du journaliste Norbert Zongo, en décembre 1998. Celui-ci enquêtait sur le meurtre du chauffeur de François Compaoré, le frère du président, qui trempait dans tous les trafics. Norbert Zongo soupçonnait les militaires de la garde présidentielle d'avoir torturé et assassiné le chauffeur. Devenu trop gênant, il fut assassiné à son tour. On retrouva son corps calciné dans sa voiture. L'opposition comme la jeunesse y vit la main du pouvoir. Une flambée de colère gagna le pays. De violentes émeutes éclatèrent dans de nombreuses villes. La répression fut violente. Des centaines d'arrestations eurent lieu.

Mais la disgrâce liée à l'assassinat du journaliste ne dura que bien peu de temps. En l'absence d'Houphouët-Boigny, l'impérialisme français ne pouvait se passer du seul dictateur capable d'assurer le relais de sa politique dans la région. C'est ainsi qu'à partir de 2001 il fut remis en selle et reçu à l'Élysée par Chirac et Jospin. Il y revint régulièrement sous Sarkozy comme sous Hollande, le gouvernement français n'ayant de cesse de vanter ses qualités d'« homme de paix et médiateur exceptionnel ».

Dès août 2006, Compaoré intervint diplomatiquement au Togo, pour le compte de la France, afin d'assurer le passage du pouvoir du dictateur Gnasingbé Eyadéma à son fils Faure Eyadéma, en évitant les troubles sociaux. En Guinée, c'est le remplacement du général Moussa Dadis Camara par un autre militaire, Sékouba Konaté, qu'il chapeauta en 2008 à la demande de la France et des USA.

Ensuite, il joua également un rôle essentiel dans la guerre civile de Côte d'Ivoire. À la fin des années 1990, le Burkina devint la base arrière des « Forces nouvelles » qui s'étaient révoltées contre le pouvoir ivoirien : elles avaient pignon sur rue à Ouagadougou. À partir de 2002, elles occupèrent militairement la partie nord du pays, coupant la Côte d'Ivoire en deux. Compaoré fut le promoteur des accords de Ouagadougou de mars 2007 qui ouvrirent la voie à la réunification du pays. L'armée française aida les « Forces nouvelles » à chasser du pouvoir Laurent Gbagbo, et à installer au pouvoir Alassane Ouattara.

Enfin, au Mali, Compaoré contribua à écarter l'obstacle représenté par la présence à la tête de l'État du capitaine putschiste Sanogo et pilota son remplacement en avril 2012 par l'ex-président de l'Assemblée nationale Diacounda Traoré, plus présentable. Et c'est encore sous l'égide de Compaoré que furent signés les accords de Ouagadougou de juin 2013 qui instaurèrent un cessez-le-feu entre les groupes touaregs et le gouvernement malien afin de permettre l'élection présidentielle voulue par la France.

Au regard des services rendus à l'impérialisme français, les crimes commis par Compaoré et son clan dans la sous-région et contre le peuple burkinabé n'ont jamais pesé bien lourd dans la balance. Aussi, en dépit des crimes de la dictature, des accords militaires ont toujours lié la France au Burkina. Des conseillers techniques militaires sont installés en permanence à Ouagadougou. La France livre du matériel militaire, forme et encadre les troupes d'élite. Un général de corps d'armée, Emmanuel Beth, a même été nommé comme ambassadeur au Burkina, entre 2010 et 2013, pour superviser la présence militaire française dans le pays et la région. Le Burkina sert encore aujourd'hui de base arrière au dispositif militaire Barkhane, dans le cadre de la lutte antiterroriste au Sahel.

La mafia du clan Compaoré

En 27 ans de pouvoir sans partage, le clan Compaoré a fait main basse sur l'économie du pays. L'arrogance de ces nouveaux riches qui étalent leur fortune insolente, vivent comme des pachas intouchables, dans des villas luxueuses à quelques pas des bidonvilles des quartiers populaires, soulève l'indignation de la population. Sous l'ère Compaoré, des fortunes immenses se sont édifiées en quelques années, le nombre de riches a explosé, tandis que de l'autre côté des dizaines de milliers de paysans ont été expropriés des meilleures terres du pays, au profit de grandes compagnies minières étrangères qui exploitent les gisements aurifères (un secteur en plein boom). On constate le même phénomène dans l'agriculture. Selon un leader syndical : «ceux qui se sont lancés dans l'agrobusiness en s'appropriant de vastes étendues de terres dans les zones les plus fertiles et humides sont, pour la grande majorité, les membres du gouvernement (chef d'État, Premier ministre, ministres), les élus (députés, etc.), (...) les hauts gradés de l'armée».

Le clan Compaoré, c'est-à-dire le premier cercle familial, et plus largement les dirigeants de son parti, le Congrès pour la démocratie et le progrès (CDP), se comportait en véritable mafia prédatrice. Pas un contrat ne pouvait être signé dans le secteur minier sans l'aval de François Compaoré, le frère du président. Pas un trafic d'armes, de diamants ne pouvait se faire sans l'accord des deux frères Compaoré. Le clan avait des intérêts dans tous les secteurs de l'économie où il pouvait y avoir des profits.

Alizéta Ouédraogo, surnommée « la belle-mère-nationale », car sa fille avait épousé le frère du président, illustre bien cet enrichissement rapide. Elle avait bâti un empire financier en quelques années, en faisant l'acquisition d'entreprises immobilières bradées par l'État, lors de la privatisation des années 1990. Elle passait pour l'une des femmes les plus riches du Burkina. Au « pays des hommes intègres », la corruption était devenue la règle sous le règne de Compaoré. Au point que la population parlait du «Tuuk guili» pour désigner son régime, expression en moré qui signifie « tout rafler », « tout emporter ».

Les émeutes de 2011 font vaciller le pouvoir

En février 2011, l'assassinat d'un jeune lycéen de la ville de Koudougou (centre-ouest) par la police mettait le feu aux poudres, faisant de nouveau vaciller la dictature. Plusieurs dizaines de milliers de jeunes manifestèrent pour protester contre l'impunité de la police. Partie de Koudougou, la contestation fit tache d'huile et gagna les autres villes du pays. Bâtiments publics et symboles du pouvoir furent incendiés. Un mois plus tard, les soldats se mutinèrent. La contestation avait touché presque toutes les casernes du pays, y compris la garde présidentielle, qui avait tiré à l'arme lourde sur le palais de Compaoré. La répression fut brutale : une trentaine de morts et plusieurs dizaines de blessés parmi la population.

Aux abois, Compaoré mata les mutins de l'armée, avec l'aide de son carré de fidèles du Régiment de sécurité présidentielle (RSP), multiplia les arrestations, se débarrassa des officiers jugés peu fiables, procéda à la dissolution du gouvernement, se nomma lui-même ministre de la Défense, et plaça des membres de sa famille à la tête de différents ministères. Et pour finir, il mit au rancart tous les principaux caciques du parti présidentiel, le CDP. Ce qui eut pour effet d'accroître le mécontentement dans ses propres rangs. Toutes ces mesures ne permirent pas de juguler la crise politique et sociale qui secouait le pays. Elle ne fit qu'empirer car les causes du mécontentement n'avaient pas disparu. Les années suivantes furent des années d'importantes contestations. La colère gagna toutes les couches de la société. Même le parti au pouvoir ne fut pas épargné : une grande majorité des caciques déchus forma un nouveau parti d'opposition, en janvier 2014. François Hollande suggéra au dictateur de céder la place. Mais rien n'y fit. Plus la dictature se lézardait, plus le clan Compaoré s'accrochait au pouvoir.

Le pays était au bord de l'explosion sociale. La jeunesse déshéritée des quartiers pauvres qui n'avait aucune perspective, mais aussi la petite bourgeoisie étudiante qui, bien que diplômée, n'avait aucun avenir dans le système, formaient le fer de lance de la contestation. Des mouvements de rappeurs, d'artistes comme le « Balai citoyen » se firent leurs porte-parole. La volonté du dictateur de s'accrocher au pouvoir en modifiant l'article 37 de la Constitution mit le feu aux poudres. La modification de l'article qui limitait à deux le nombre de mandats présidentiels aurait permis à Compaoré de rester en place après 2015, et de devenir ainsi dictateur-président à vie.

L'insurrection populaire d'octobre 2014

La mobilisation s'accentua et tout se joua dans les derniers jours d'octobre car la modification devait être votée le 30. Mais dès le 28 octobre, des centaines de milliers de personnes descendirent dans la rue, exigeant le départ de Compaoré. Deux jours plus tard, alors que les députés étaient appelés à se prononcer sur la Constitution, un million de manifestants venu des faubourgs de la capitale, la jeunesse des quartiers pauvres en tête, déferla dans les rues de Ouagadougou aux cris de « Blaise dégage », bravant la police et l'armée, dressant des barricades, occupant la radio-télévision nationale, incendiant le Parlement. Compaoré tenta de tergiverser mais fut contraint de démissionner. La garde présidentielle organisa sa fuite en Côte d'Ivoire avec l'aide de l'armée française, comme le reconnut par la suite François Hollande. Son frère se réfugia au Bénin, et d'autres dignitaires en France.

Pendant ce temps, dans la capitale Ouagadougou et dans les autres grandes villes du pays, Bobo Dioulasso, Koudougou, Ouahigouya, la population détruisit tous les symboles du pouvoir, incendia les mairies, les centres des impôts, les sièges du parti présidentiel, le CDP, qui fut rebaptisé par les manifestants le parti des Corrupteurs, Détrousseurs, Prédateurs. Les villas de dignitaires du régime furent incendiées et pillées, notamment celle de François Compaoré, le frère, dit « le petit président », particulièrement vomi par la population. Il y eut de nombreuses scènes de pillage. Mais c'est là un juste retour des choses de la part d'une population victime de vingt-sept ans de pillage du clan Compaoré. L'insurrection qui avait chassé le dictateur avait fait vingt-quatre morts et près de 600 blessés.

L'armée prend en main la transition

Mais très vite, l'armée entra en scène. Le lieutenant-colonel Isaac Zida, numéro deux du Régiment de sécurité présidentielle, la garde prétorienne de Compaoré, prit les choses en main, affirmant qu'il remettrait le pouvoir à un civil en vue d'assurer la transition et organiser les élections présidentielles en 2015 !

Après avoir rencontré les représentants des grandes puissances impérialistes, les autres chefs d'État africains de la sous-région, et les avoir rassurés sur ses intentions, le lieutenant-colonel Zida prit le pouls des chefs religieux et coutumiers, puis convoqua les chefs des partis politiques de l'opposition, qui se précipitèrent pour l'adouber, ainsi que des mouvements comme le « Balai citoyen ». S'ensuivit alors une foire d'empoigne entre les partis, les représentants de la société civile et l'armée pour accoucher d'une « charte de transition », et surtout se partager les places de députés, à prendre dans le nouveau « Conseil national de la transition » (CNT), et de ministres, dans le nouveau gouvernement de transition, deux institutions autoproclamées, en vue d'organiser les prochaines élections.

L'armée dénicha alors un haut fonctionnaire international du temps de Compaoré, Michel Kafando, pour jouer le rôle du président civil du gouvernement de transition, dans le but de satisfaire les exigences de l'impérialisme français et donner le change à la population. Il n'était en réalité qu'une marionnette aux mains des militaires. À peine installé, il nomma aussitôt le lieutenant-colonel Zida au poste de Premier ministre qui, lui, détenait la réalité du pouvoir.

Une nouvelle dictature civile et militaire

Aujourd'hui, l'armée occupe les postes clés dans le nouveau gouvernement de transition. Outre son poste de Premier ministre, le lieutenant-colonel Zida s'est arrogé le ministère de la Défense, accordant celui de l'Intérieur à son bras droit, le colonel Auguste Denise Barry, qui avait déjà occupé ce poste en 2011 sous Compaoré. Elle s'est taillé une place de choix dans le nouveau CNT, censé faire office de Parlement. En quelques jours, l'armée a donc réussi à combler le vide laissé par la chute du dictateur, confisquer le pouvoir à la population insurgée, et le conserver pour son propre compte.

Au début, le nouveau pouvoir a multiplié les effets d'annonce et les déclarations contradictoires sur l'extradition de Compaoré, la nationalisation d'entreprises appartenant au clan du dictateur, etc. Pis, il a fait tomber quelques têtes, ici et là, pour donner l'illusion que l'on tournait la page de l'ère Compaoré. Mais quelques mois plus tard, cela n'est plus vraiment à l'ordre du jour. La suspension de l'ancien parti présidentiel a été levée. Force est de constater que l'essentiel de l'ancien appareil d'État, de la justice à la police, de la gendarmerie à l'armée, est toujours en place. L'armée et son unité d'élite, le RSP, sont toujours à pied d'œuvre. Enfin, l'armée française demeure en réserve.

Le lieutenant-colonel Zida ne cache nullement son intention de collaborer avec les anciens cadres du régime comme il l'a fait, en toute connaissance de cause, en nommant son ami, Adama Sagnon, au ministère de la Culture, celui-là même qui avait enterré le dossier Norbert Zongo et qui a dû aussitôt démissionner suite à une mobilisation populaire. Il entretient de bonnes relations avec les anciens caciques du CDP, dont la plupart sont regroupés dans des partis d'opposition. D'ailleurs, ces derniers ne cessent de multiplier les offres de service.

« Dégager » un dictateur ne suffit pas pour en finir avec la dictature et l'oppression

Les pauvres et les jeunes des quartiers populaires, qui ont fait preuve de courage et de détermination pour affronter les forces de répression les mains nues et renverser la dictature, avaient bien d'autres aspirations que le seul respect de l'article 37 dont se seraient bien contentés les principaux partis d'opposition. Ils se sont mis en branle parce qu'ils ne supportaient plus l'injustice et la corruption permanente de la dictature Compaoré et ne voulaient plus vivre dans la misère. Aujourd'hui on veut les obliger à se contenter d'un simple ravalement de façade.

En forçant Compaoré à s'enfuir, ils ont montré, après bien d'autres, qu'un peuple mobilisé a la force de renverser un régime honni. Quand la haine accumulée dans toutes les couches explose, elle est à même de balayer un dictateur qui avait résisté pendant des décennies

Mais la suite de ces évènements rappelle aussi qu'un soulèvement ne suffit pas aux couches pauvres pour imposer leurs aspirations. La bourgeoisie, et l'impérialisme qui se tient derrière les régimes corrompus des pays pauvres, ont de nombreuses possibilités pour remplacer les chefs d'État déchus. Tout un personnel aspire à les servir : des chefs de l'armée qui au dernier moment ont fait mine de se ranger du côté du peuple, des hommes politiques dont l'opposition se résume à leur envie d'occuper la place, parfois même de simples bavards.

On a parlé à propos du Burkina de « printemps africain ». Mais ce qu'ont amplement démontré les « printemps arabes », et que montre encore l'évolution de la situation au Burkina, c'est que le simple mot d'ordre « dégage » suffit peut-être à se débarrasser du dictateur en place, mais n'empêche pas un autre de prendre sa place.

Même pour empêcher qu'une nouvelle dictature s'installe, pour se débarrasser de la corruption, il est nécessaire d'aller bien au-delà, et il faut que les classes pauvres se donnent le moyen de contrôler le pouvoir qui se met en place.

7 février 2015