Les révolutionnaires face aux premières lois sur les retraites

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novembre 2019

Le 5 décembre prochain, plusieurs centrales syndicales (CGT, FO, FSU, Solidaires) appellent à faire grève et à manifester contre la réforme des retraites du gouvernement Macron-Philippe, et plusieurs syndicats des transports appellent à une grève reconductible à partir de cette date. Cette journée et celles qui suivront permettront aux travailleurs de se compter, et peut-être de préparer ce qui pourrait inverser le rapport des forces : une mobilisation déterminée et massive des travailleurs, prenant en charge leur propre lutte. À propos du plan Macron, le journal patronal Les Échos titrait il y a peu : « Retraites, une guerre de trente ans » (2 octobre 2019). On pourrait même parler de guerre de cent ans, tant la question des retraites a été, depuis plus d’un siècle, un enjeu, parmi d’autres, de la lutte de classe. Nous publions ci-dessous deux articles sur le sujet. Ce premier article revient sur ce qu’a été, au tournant des 19e et 20e siècles, la position du mouvement ouvrier révolutionnaire français sur la question des retraites. Un second article (« L’offensive de Macron et du grand patronat contre les retraites ouvrières ») montre comment la réforme en cours est la dernière d’une série d’attaques menées par la bourgeoisie depuis trente ans.

En 1910, la première loi sur les retraites ouvrières et paysannes fut promulguée en France. Elle entendait généraliser le système de cotisations ouvrières et patronales déjà instauré dans le secteur des mines à la fin du 19e siècle. Loin de satisfaire les revendications des travailleurs, elle fit également l’objet d’âpres discussions à l’intérieur de la CGT, comme du Parti socialiste. Le courant révolutionnaire qui existait au sein de ces deux organisations s’y opposa fortement, se heurtant à la poussée du courant réformiste qui allait l’emporter. Dans le contexte de nouvelles attaques sur les retraites, cet article revient sur l’histoire des premières pensions de retraite.

La longue histoire des retraites

C’est au cours de la Révolution française que surgirent les premières discussions sur les retraites. Sous la pression populaire, la remise à plat générale de la question de l’assistance publique, exercée jusque-là en grande partie par l’Église et ses œuvres de « bienfaisance », fut mise à l’ordre du jour en 1793 par des députés de la Montagne, l’aile la plus avancée de la petite bourgeoisie révolutionnaire. Ils proposèrent d’instituer une ressource décente, assurée par la collectivité, à tous ceux qui étaient privés du moyen de travailler, au travers d’un impôt prélevé sur les plus riches. Aucun âge pour toucher cette pension n’était fixé, car il s’agissait de répondre plus largement à la maladie, aux handicaps dus aux accidents ou à la vieillesse. La Constitution de 1793 proclama bien le droit à « la subsistance » pour les « citoyens malheureux », « soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d’exister à ceux qui sont hors d’état de travailler ». Mais cela resta un mot creux car toutes les avancées sociales qui avaient émergé en 1793 passèrent à la trappe avec la réaction thermidorienne de 1794 qui marqua le coup d’arrêt des grandes transformations révolutionnaires.

Par la suite, cette idée d’une protection due aux plus anciens au titre de l’assistance sera reprise par les adeptes de la philanthropie sociale, tels les saint-simoniens. Marx et Engels ne manquèrent pas de fustiger dans le Manifeste du parti communiste (1848) : « Les économistes, les philanthropes, les humanitaires, les gens qui s’occupent d’améliorer le sort de la classe ouvrière, d’organiser la bienfaisance, de protéger les animaux, de fonder des sociétés de tempérance, bref, les réformateurs en chambre de tout acabit. »

Durant près d’un siècle, seuls ou presque, les militaires, pour lesquels avait été créée dès le 18e siècle une Caisse des invalides, et les principaux cadres de l’appareil d’État, dont la bourgeoisie avait besoin pour maintenir son ordre social, bénéficièrent d’une retraite.

En 1853, celle-ci fut étendue, avec le même objectif politique et par une ponction de 5 % sur les traitements, à toute la fonction publique, qui n’était alors constituée que d’un petit corps d’employés des ministères. Elle s’appliquait à 60 ans après trente années de service, 55 ans pour ceux effectuant des travaux pénibles.

Jusqu’au début du 20e siècle, il n’exista en revanche quasiment pas de pensions pour les ouvriers, dont l’espérance de vie moyenne ne dépassait pas 45 ans, et moins encore dans certaines professions particulièrement exposées aux accidents du travail et aux maladies professionnelles, notamment le bâtiment et les mines. Les veuves qui n’avaient pas elles-mêmes été salariées ne recevaient bien souvent aucun autre soutien que celui versé aux indigents.

Dans l’industrie, quelques sociétés ouvrières mutualistes et autres sociétés de prévoyance collectaient de leur côté des fonds qu’elles reversaient à leurs adhérents, au titre de la solidarité entre travailleurs d’une même corporation, comme elles le faisaient parfois en cas d’accident du travail ou de maladie. C’est grâce à ces collectes gérées par les travailleurs qu’un certain nombre d’entre eux purent échapper à l’isolement et à l’extrême misère frappant les plus anciens. Mais à la fin du 19e siècle, en France, à peine 3,5 % des travailleurs étaient couverts par une pension.

Travaillant depuis le plus jeune âge jusqu’à douze heures par jour, six jours durant, sans congés, quasiment sans droits et pour des salaires de misère, le prolétariat n’eut de cesse de combattre, tout en s’organisant syndicalement et politiquement : non seulement pour améliorer son sort et arracher des droits élémentaires, mais aussi pour en finir avec l’exploitation capitaliste, c’est-à-dire avec le salariat lui-même. Le sort des anciens, qui illustrait la brutalité des rapports de classes et de l’exploitation subie par la classe ouvrière et toutes les catégories populaires (travailleurs à domicile, domestiques, ouvriers agricoles, métayers, petits artisans, etc.), fut également au cœur de ces luttes pour renverser la domination de la bourgeoisie.

Une arme contre les socialistes

À l’époque du développement impérialiste, devant cette montée du mouvement ouvrier, la bourgeoisie occidentale tenta par tous les moyens de détourner les travailleurs des idées révolutionnaires. Grâce à la surexploitation des masses pauvres des colonies, elle lâcha quelques miettes, en donnant « du grain à moudre » à l’aile conservatrice du mouvement ouvrier, pendant qu’elle réprimait très durement son aile la plus avancée en faisant intervenir l’armée lors des grèves et en jetant ses militants en prison. Le premier système général de retraite ne fut donc pas mis en place à la suite d’une revendication ouvrière et d’un combat sur ce terrain, mais il fut une arme pour tenter de combattre la montée des idées socialistes et révolutionnaires dans la classe ouvrière.

Une partie du patronat français avait déjà mis sur pied des caisses de retraite. Financées par lui, elles bénéficiaient à un nombre infime de travailleurs. Assurément, ce n’était pas par souci des vieux jours de « leurs » ouvriers, que des industriels – tout se proclamant parfois sociaux ou chrétiens – exploitaient sans vergogne. Mais ils cherchaient à attirer et stabiliser la main-d’œuvre qualifiée qui fuyait dès que possible les bagnes industriels qu’étaient les usines, à la façon des patrons paternalistes qui mettaient à la disposition des ouvriers un petit jardin ou un économat, les liant au passage plus encore à l’usine en les plaçant sous une dépendance renforcée.

C’est à l’État que le patronat voulut transférer cette mission, en le chargeant d’imposer les ouvriers pour payer une retraite aux vieux travailleurs incapables de suivre les cadences, usés après une vie, souvent très courte, d’exploitation. Il n’était pas question pour la bourgeoisie d’assurer les conséquences humaines de l’esclavage industriel qui la faisait prospérer.

L’exemple des réformes imposées par le chancelier allemand Bismarck pouvait lui servir. Comprenant la nécessité de composer avec les syndicats ouvriers, dont l’influence croissait avec le développement de l’industrie et des grandes usines manufacturières, et l’essor du Parti social-démocrate qui défendait l’idée de l’expropriation de la classe capitaliste et de la prise du pouvoir par la classe ouvrière, Bismarck avait mis en place, au cours des années 1880, une législation en avance sur celles des autres puissances capitalistes d’Europe. Le système était pourtant loin d’assurer une retraite à la majorité des ouvriers, et encore moins une retraite décente. Bismarck, demandant à son conseiller sous forme de boutade : « À quel âge faut-il fixer la retraite pour qu’on n’ait jamais à la verser ? », se serait vu répondre : « À 65 ans »… Dans la loi, il fut même porté à 70 ans !

Mais Bismarck avait instauré pour la première fois des caisses d’assurance contre la maladie (1883), les accidents du travail (1884), puis contre la vieillesse et l’invalidité (1889), caisses financées par un système d’assurance obligatoire alimenté par le patronat et les travailleurs. Elles étaient gérées paritairement par les syndicats et les patrons. La bourgeoisie espérait ainsi attacher plus encore les représentants des travailleurs au système du salariat et les corrompre efficacement. Avec l’aide de l’État et de ses fonctionnaires, la collaboration des classes était à l’ordre du jour.

Socialistes révolutionnaires et socialistes réformistes

C’est dans ce cadre qu’en France toute une série de réformes furent proposées par la bourgeoisie. Cela allait de la mise sur pied en 1906 d’un ministère du Travail « pour régler pacifiquement les conflits entre travailleurs et patrons », au système des retraites en 1910.

Un débat s’ensuivit dans l’ensemble du mouvement ouvrier. Sur quelles bases militer pour défendre les intérêts présents et à venir du prolétariat ? Fallait-il se contenter de proposer des réformes qui amélioreraient temporairement le sort des travailleurs, sans remettre en cause le pouvoir de la bourgeoisie ? Ou fallait-il développer la conscience que « pour satisfaire les besoins de tous, selon les moyens et selon les capacités » de chacun, il fallait que la classe ouvrière exproprie la classe capitaliste, accapare les moyens de production et détruise l’État de la bourgeoisie, en instaurant sa dictature démocratique, celle de toute la classe des exploités ?

Il y avait donc deux camps qui s’affrontaient : d’un côté le mouvement ouvrier combattant, de l’autre la bourgeoisie impérialiste qui essayait de le contenir, en le maintenant à son exploitation, en lui proposant en France un baume avec les retraites.

Ce fut notamment le cas lors de l’instauration d’une retraite pour les mineurs en 1894 : le système était alimenté par les cotisations des travailleurs et nécessitait pour la toucher d’avoir sué trente ans au fond de la mine, ce que bien peu de travailleurs pouvaient atteindre. Il fut étendu trois ans plus tard aux travailleurs des arsenaux et de l’armement, à l’initiative des patrons de ces secteurs qui avaient vu là un moyen de faciliter leur recrutement et de fidéliser la main-d’œuvre.

Jules Guesde et Paul Lafargue, dirigeants et fondateurs du Parti ouvrier (PO), appartenaient à l’aile révolutionnaire du mouvement socialiste. Guesde qualifiait les cotisations de retraite ainsi mises en place de « vol impudent des deniers prélevés sur le salaire des ouvriers ». Le programme du PO, dont il avait été l’un des rédacteurs, soulignait en 1894 dans l’article 7 de sa partie économique : « La société bourgeoise et capitaliste, qui crée et favorise l’exploitation du prolétariat, doit pourvoir au bien-être et à la subsistance des vieux travailleurs. » Il n’était donc pas question d’accepter le principe de cotisations ouvrières, c’est-à-dire d’un nouvel impôt grevant encore un peu plus les revenus du prolétariat. En revanche, les militants expliquaient dans la presse ouvrière et dans les ateliers que la suppression de l’armée permanente, comme des subventions au grand patronat, en premier lieu celui des chemins de fer, pouvait donner à l’État les moyens supplémentaires de verser une retraite digne à chacun. L’argent pour financer les vieux jours des travailleurs, il fallait aller le chercher dans les caisses du patronat et dans les dépenses nuisibles de son État.

Guesde et Lafargue refusaient en outre que les caisses de retraite soient gérées par l’État bourgeois, arguant que leur gestion autonome par les travailleurs permettrait de dégager « des munitions toutes trouvées pour les grèves, qui n’échouent le plus souvent que parce qu’il a fallu aller à la bataille avec des fusils vides. Le prolétariat, dans tous les cas, a, là, les premiers éléments d’un budget de classe qu’il ne tiendra qu’à lui de transformer en budget de guerre sociale et libératrice. »[1] C’était là un langage clair, direct qui exprimait le rejet complet de tout l’ordre social.

Cette conception fut cependant bien loin de faire l’unanimité dans les rangs socialistes, avant comme après leur unification lors du congrès de Paris en 1905. Élu député socialiste dans la cité minière de Carmaux en 1893, Jaurès avait ainsi soutenu le texte du 29 juin 1894 sur la retraite des mineurs imposant les cotisations ouvrières et l’intervention de l’État au contrôle financier des caisses. Benoît Malon, rédacteur de la Revue socialiste, en adversaire de la révolution et des prétendues sectes insurrectionnelles marxistes, proclamait pour sa part que « l’institution des retraites des travailleurs, comme réforme partielle, [était] le moyen le plus sûr de réaliser une réforme positive et prompte dans le sort des prolétaires… ».

L’opposition entre ces deux conceptions incompatibles continua de se manifester, y compris sur la question des retraites, durant plus d’une décennie. Les plus réformistes, qui avaient la main sur l’appareil de la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO) et sa presse, s’étaient déjà manifesté en excusant, si ce n’est en soutenant, l’entrée d’un socialiste, Alexandre Millerand, dans le cabinet dit de Défense républicaine de Waldeck-Rousseau en 1899. Deux ans plus tard, ce même Millerand proposa un projet de loi généralisant les cotisations ouvrières… au nom du progrès social.

Les réformistes de la SFIO, tout en proposant d’amender les projets gouvernementaux successifs sur les retraites, en acceptaient le fondement principal, à savoir la ponction opérée sur les salaires ouvriers. Les débats firent rage, notamment lors du 7e congrès, tenu à Nîmes en 1910, à la veille du vote de la loi sur les retraites ouvrières et paysannes. Le courant guesdiste, le plus fidèle aux idées de Marx et d’Engels, y fut mis en minorité, ce qui était l’un des signes précurseurs de la dégénérescence précoce du mouvement socialiste français.

La question des retraites dans la CGT

Au sein de la Fédération nationale des Bourses du travail puis de la Confédération générale du travail, ce sont à l’inverse les positions des guesdistes et des anarchistes qui prévalurent longtemps. Bien que renonçant à en tirer toutes les conclusions politiques, les syndicalistes révolutionnaires menèrent notamment une lutte acharnée pour placer en tête de leur mission celle « d’apprendre aux travailleurs la science de leur malheur ». Cela voulait dire que tous les maux subis par la classe ouvrière découlaient de l’existence du système capitaliste et que la tâche essentielle des travailleurs était d’exproprier la bourgeoisie. En 1895, lors du congrès de Limoges qui vit la création de la CGT, cette question des retraites fut d’emblée mise à l’ordre du jour. La résolution finale était sans ambiguïté : « Demandant l’abolition du régime capitaliste..., [la CGT] est absolument opposée à tout ce qui pourrait y avoir trait directement ou indirectement »[2]. Il n’était pas question d’accepter que les travailleurs financent ce salaire différé que représentent les pensions de retraite ou d’invalidité et en abandonnent la gestion à l’État et donc à la bourgeoisie.

La CGT réclamait à cette date l’instauration d’une retraite à 50 ans pour vingt-cinq années de service, d’une pension d’invalidité sans aucune retenue sur le salaire ouvrier, et ce sans distinction de sexe, de nationalité ni de profession. Pour compenser l’effet prévisible à la baisse des salaires – la CGT anticipait le fait que le patronat risquait de les raboter pour compenser le paiement des retraites ouvrières – la nécessité d’un salaire minimum fut proclamée. Et pour financer une partie des dépenses, elle réclamait à son tour la diminution, voire la suppression pure et simple de certaines institutions gouvernementales, comme la présidence de la République ou le Sénat, du budget des armées et des aides au patronat.

Revendiquer une retraite digne de ce nom allait là aussi de pair avec une propagande générale pour abattre le système capitaliste, son État et tout l’ordre social bourgeois. Il s’agissait en quelque sorte d’une revendication transitoire, préparant un combat plus général pour le collectivisme, comme le soulignait d’ailleurs la confédération dans son congrès de 1897 : « Il est évident que nous proposons ces résolutions à titre transitoire, convaincus que le régime capitaliste s’oppose par sa nature même à toute réforme sérieuse et que, dans une société bien organisée, la répartition de la production sera faite de manière à assurer tous les besoins de ceux qui peuvent et doivent produire, comme de ceux (enfants, invalides, vieillards) qui ne peuvent pas et ont le droit absolu de vivre confortablement. »[3] Au cours de ce même congrès, Bernadac, représentant de la métallurgie, fustigea de la même façon les projets de loi du gouvernement, y voyant « une atteinte portée aux droits de la révolte du travailleur vis-à-vis du patronat ». Il en appela à la « révolution sociale qui nous donnera une retraite par les biens que l’on prendra aux exploiteurs ».

Les intentions du pouvoir se faisant plus précises, les années 1908 à 1910 furent marquées par la dénonciation du projet de retraites par l’aile révolutionnaire de la CGT, représentée notamment par Griffuelhes, Merrheim et Pouget. Outre les méfaits déjà soulignés, ledit projet offrait par le recours à la capitalisation un trésor de guerre aux industriels, aux financiers et à leur État. Les sommes placées en actions devaient rapporter 10 % aux capitalistes, tandis que les pensions ouvrières devaient être rémunérées comme des emprunts, avec un taux d’intérêt de l’ordre de 4 %. Les termes de « vol » et « d’escroquerie » n’étaient pas usurpés.

Non à la « retraite pour les morts »

Ces militants combattirent de la même façon la loi sur les retraites ouvrières et paysan­nes mise en discussion au Parlement en 1910, qui devait généraliser le principe des cotisations des salariés, des employeurs et de l’État. Sur une affiche de la CGT, on pouvait lire : « En somme, camarade, si tu n’es pas crevé avant tes 65 ans d’ici l’année 1950 , tu auras 27 centimes et demi à manger par jour. Quelle duperie et quelle ironie que ces retraites pour les morts ! » Ce n’était pas un slogan. À cette date, moins de 5 % des 11 millions de travailleurs atteignaient l’âge de 65 ans.

Lorsque le texte définitif fut présenté en vue de son adoption le 31 mars 1910, Guesde fut le seul député socialiste à voter contre, après avoir dénoncé l’instauration d’un prélèvement sur les salaires comme un « vol législatif » ajouté au « vol patronal ». Quant à l’apport de l’État et du patronat aux caisses de retraite, il y voyait une participation fictive, supportée en réalité par le prolétaire, en tant que contribuable et à travers la plus-value extorquée par l’exploitation. Jaurès, à l’inverse, justifia son vote en raison de l’adoption du « principe » d’une retraite pour les travailleurs, « malgré les sacrifices qu’elle impos[ait] à la classe ouvrière ».

Mais avec ces renoncements, l’abaissement réclamé par le même Jaurès de l’âge de la retraite, que le vote parlementaire avait maintenu à 65 ans, l’instauration d’une pension pour invalidité comme le relèvement des pensions étaient renvoyés aux calendes grecques. Dans une brochure intitulée Contre l’escroquerie des retraites ouvrières, la CGT continua d’expliquer avec Guesde que cette loi n’était qu’un « édifice colossal et des plus cyniques de l’époque capitaliste ». Il fallait bien une retraite, payée par les patrons, mais une retraite « pour les vivants, pas pour les morts »[4] !

La CGT organisa au cours du mois de février 1910 plus de soixante meetings contre le projet de loi et publia de nombreux tracts, affiches et brochures. Elle appela durant plusieurs années les travailleurs à refuser tout prélèvement et à brûler leurs livrets de retraite sur les places publiques. De fait, la loi de 1910 resta mort-née. Dans la CGT, ceux qui se rallièrent à l’idée de Jaurès selon laquelle il fallait « accepter les lois bourgeoises [qui sont] au moins un acquis… et que nous ne pouvons pas obtenir d’un seul coup tout ce que nous estimons juste », demeurèrent minoritaires jusqu’au déclenchement de la Première Guerre mondiale.

De l’Union sacrée de 1914 à la Deuxième Guerre mondiale impérialiste

Celle-ci allait mettre au jour à quel point la pression bourgeoise s’exerçait, au sein même du mouvement ouvrier, et engager, au nom de l’Union sacrée, son intégration dans l’appareil d’État et dans la collaboration de classe. Il en alla de même en Allemagne et dans la plupart des pays.

Quant à la discussion sur l’âge de la retraite ou son mode de financement, elle paraissait désormais dérisoire au moment même où toute une génération de prolétaires était massacrée sur les champs de bataille bien avant l’âge de la retraite. La prise du pouvoir par le prolétariat de Russie en 1917 allait en revanche faire renaître l’aile révolutionnaire du mouvement ouvrier international et l’espoir. La classe ouvrière avait pu voir dans sa chair ce que signifiait la soumission à l’ordre bourgeois. Pour les réformistes de la SFIO comme de la CGT, la collaboration de classe allait continuer sous d’autres formes après la guerre.

De nouveau, les représentants de la bourgeoisie essayèrent de neutraliser la classe ouvrière en reprenant et dénaturant une partie de ses revendications. C’est ainsi que la loi sur les 8 heures fut votée en 1919, et que des discussions sur l’instauration effective d’un système de retraite accompagnèrent toute cette période. La partie révolutionnaire, représentée par la CGTU animée par les militants du Parti communiste, après l’exclusion en 1921 de l’aile révolutionnaire de la CGT par Jouhaux et les réformistes, continua de défendre l’idée simple déjà exprimée avant la guerre : « C’est à la bourgeoisie et à elle seule de financer le paiement des salariés mis à la retraite. » La CGTU refusa jusqu’en 1934 la participation des travailleurs, par le biais d’une cotisation, à la mise sur pied de retraites ouvrières.

Était-ce possible dans le cadre du système capitaliste ? Là n’était pas la question : il ne s’agissait pas de savoir si le compromis était possible avec les capitalistes, mais d’armer moralement les travailleurs en défendant ce qui était juste. Le but était de maintenir leur esprit de contestation globale de tout le système capitaliste. C’est d’ailleurs à ce moment, dès 1929, que ceux qui se plaçaient comme les garants d’un prétendu syndicalisme pur, c’est-à-dire refusant l’engagement pour la construction d’un parti communiste révolutionnaire, révélèrent aussi sur ce point les limites de leurs conceptions et là où elle les conduisait. Chambelland, un des dirigeants de la revue  La révolution prolétarienne de Monatte, se revendiquant des syndicalistes révolutionnaires d’avant 1914, s’opposa alors à la CGTU, au nom du réalisme. Il plaidait pour que l’État soit garant du système où patrons et ouvriers cotiseraient pour la retraite. L’État bourgeois était ainsi, d’un coup, transformé de défenseur des intérêts de la bourgeoisie en protecteur des travailleurs.

En appeler à un État au-dessus des classes, soi-disant afin de protéger la classe ouvrière, allait être le leitmotiv de tous les réformistes, qui entendaient ainsi défendre la pérennité du système capitaliste, dans une époque qui allait connaître le retour sur la scène révolutionnaire du prolétariat, en France à partir de 1934, comme aux États-Unis et en Espagne. Ce réformisme allait définitivement transformer les organisations de la classe ouvrière, en France et ailleurs, en adversaires déterminées des aspirations révolutionnaires des travailleurs, toujours au nom du réalisme. Cela entraîna les défaites successives du prolétariat, en Espagne d’abord, et en France où, à peine deux ans après 1936, en novembre 1938, la classe ouvrière, avec l’échec de la grève générale lancée en désespoir de cause par la CGT, vit la fin « des conquêtes de 36 », connut des dizaines de milliers de licenciements, des milliers d’arrestations, avec la voie ouverte pour la guerre.

Un siècle plus tard…

Ces discussions et ces combats d’hier concernent encore au premier plan les communistes révolutionnaires d’aujourd’hui. Car c’est en gardant cette confiance dans les travailleurs, la perspective et l’énergie des militants révolutionnaires du passé, que nous devons raisonner face à la démolition actuellement engagée des retraites. Nous devons expliquer inlassablement, contre le galimatias des gestionnaires syndicaux et des partis de gauche, que le patronat ne reculera, sur la question des retraites comme sur bien d’autres, que s’il est menacé dans son existence même.

En 1938, Trotsky écrivait dans le Programme de transition : « Si le capitalisme est incapable de satisfaire les revendications qui surgissent infailliblement des maux qu’il a lui-même engendrés, qu’il périsse ! La “possibilité” ou l’“impossibilité” de réaliser les revendications est, dans le cas présent, une question de rapport des forces, qui ne peut être résolue que par la lutte. Sur la base de cette lutte, quels que soient ses succès pratiques immédiats, les ouvriers comprendront mieux que tout la nécessité de liquider l’esclavage capitaliste. »

À l’heure où l’économie capitaliste s’enfonce dans une nouvelle phase de décomposition, son raisonnement garde toute sa pertinence.

8 octobre 2019

 

[1]     Jules Guesde, Paul Lafargue, Le programme du Parti ouvrier, Lille, Imprimerie du Parti ouvrier, 1894, p. 74.

 

[2]     Compte rendu du premier congrès confédéral CGT, Limoges, du 23 au 28 septembre 1895, Limoges, 1896.

 

[3]     Compte rendu des travaux du troisième congrès confédéral CGT, Toulouse, du 20 au 25 septembre 1897, Toulouse, Berthoumieu, 1897.

 

[4]     Confédération générale du travail, Contre l’escroquerie des retraites ouvrières, Paris, Maison des fédérations, 1910.