La hausse du brut et les trusts du pétrole

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Novembre 2000

La hausse du prix de l'essence qui a entraîné les manifestations de protestation que l'on sait dans la plupart des pays européens, au début de l'automne, n'a pas été un coup de tonnerre dans un ciel serein. Elle a été l'aboutissement d'un long processus visant à relever les cours internationaux du pétrole, processus qui a débuté dès les premiers mois de l'année 1999.

En février de cette année-là le cours du baril de brut était en effet descendu en dessous de la barre des 10 dollars sur tous les marchés internationaux de matières premières. Jamais le pétrole n'avait été si bon marché depuis 1986, même si les consommateurs n'eurent guère l'occasion de s'en rendre compte, tant il est vrai que le prix de l'essence à la pompe reflète toujours les hausses mais rarement les baisses du pétrole à la production.

De février 1999 à la fin août 2000, date à laquelle le cours du baril a atteint, pour l'instant en tout cas, son niveau le plus élevé, juste en dessous de 35 dollars, il a donc augmenté d'environ 250 % en 18 mois. Ce n'est bien sûr pas la première fois qu'une augmentation aussi brutale du cours du pétrole se produit. C'est ainsi qu'on vit le cours du pétrole augmenter de 368 % en 12 mois, en 1973-1974, puis de nouveau de 178 % en deux ans, en 1979-1981. Les commentateurs bourgeois donnèrent même un nom à ces soubresauts du marché pétrolier, celui de "choc pétrolier" désignation pleine d'arrière-pensées puisqu'elle leur permettait du même coup de faire porter le chapeau de la crise du système capitaliste au pétrole (et surtout aux pays producteurs), comme si le marché pétrolier était un marché isolé, indépendant du reste du marché mondial.

Pour l'instant, la crise pétrolière actuelle se situerait donc, en terme d'amplitude, quelque part entre les deux "chocs pétroliers". Mais sur tous les autres plans, elle présente pratiquement les mêmes caractéristiques qu'il s'agisse des "coupables" désignés à la vindicte populaire des pays riches (les pays producteurs du Tiers monde et en particulier ceux de l'OPEP), de la "pénurie" de pétrole présentée comme la cause première de la hausse des cours, ou encore de la préparation psychologique de l'opinion publique à un renchérissement prochain du coût de la vie, et plus généralement à une aggravation de la situation économique pour les classes laborieuses, dont l'opinion devrait tenir la hausse des cours pétroliers comme seule responsable.

On peut donc se poser la question de savoir si les mécanismes qui ont conduit aux précédents "chocs pétroliers" sont bien de même nature que ceux qui sont à l'oeuvre aujourd'hui et en particulier si les trusts du pétrole y jouent encore le même rôle décisif.

Les pays producteurs, boucs émissaires des trusts

Qu'en était-il donc des précédents "chocs pétroliers" ? Il faut rappeler qu'aussi bien en 1973 qu'en 1979, la presse et bon nombre de politiciens occidentaux se répandirent en invectives contre les pays producteurs de l'OPEP, et plus particulièrement les pays arabes, invectives qui frisaient d'ailleurs parfois le racisme anti-arabe, en les accusant de "prendre les pays occidentaux à la gorge" pour leur imposer leur loi. Mais dans les faits, si en 1973 il y eut bien un boycott décrété contre les pays occidentaux qui se rangeaient trop ouvertement dans le camp d'Israël au moment de la guerre du Kippour, il ne fut guère appliqué et ne dura guère.

Tout au plus peut-on dire qu'en ces deux occasions les pays membres de l'OPEP cherchèrent à profiter d'une situation qui, pour une fois, leur était favorable, pour obtenir un relèvement des prix pétroliers en limitant, avec plus ou moins d'efficacité d'ailleurs, leur production pétrolière. Comble d'ironie, ce furent les plus chauds partisans du marché capitaliste, c'est-à-dire de la loi de la jungle érigée en mode d'organisation économique, qui eurent le culot de reprocher à ces pays de vouloir se servir d'un rapport de forces temporairement favorable. Mais au nom de quoi pouvait-on reprocher à des pays producteurs dont le pétrole était et est toujours pratiquement la seule ressource, de vouloir en tirer le meilleur parti ?

D'autant qu'en 1971, le baril de pétrole avait perdu 40 % de son pouvoir d'achat en dollars par rapport à 1948, et cela sans même tenir compte de la dégradation des termes de l'échange au détriment des pays pauvres, qui est une constante du marché capitaliste. C'est dire que les pays producteurs du Tiers monde avaient toutes les raisons de vouloir regagner le terrain perdu, ce qu'ils firent dans une certaine mesure en 1973. Seulement, les années qui suivirent furent marquées par une montée internationale de l'inflation, dollar compris, qui ne tarda pas à éroder ce qui avait été gagné en 1973. De sorte que les relèvements de tarifs effectués à partir de 1979 furent avant tout une nouvelle tentative de regagner le terrain perdu.

Mais ni en 1973, ni en 1979, les pays de l'OPEP ne furent les véritables maîtres d'oeuvre de la hausse du pétrole. Celle-ci fut voulue, préparée et orchestrée par la seule force ayant un monopole réel sur le pétrole mondial le cartel des trusts pétroliers, les sept "soeurs" ou "majors" comme on les appelait alors.

Sans doute le mouvement de nationalisation des activités pétrolières, qui se généralisa progressivement à tous les pays de l'OPEP, après avoir été lancé par l'Algérie en 1971, pouvait paraître avoir réduit le pouvoir des trusts dans ces pays. Mais en fait, il n'en était rien. D'ailleurs, le fait que même des régimes aussi inféodés à l'impérialisme en général et aux trusts pétroliers en particulier que celui du shah d'Iran, ou ceux des monarchies régnantes d'Arabie Saoudite et du Koweit, aient suivi ce mouvement, montrait que les trusts y trouvaient bien leur compte. Car, dans la plupart des cas, les trusts monnayèrent leur part dans les compagnies pétrolières nationales de ces pays contre des contrats d'approvisionnement à long terme (parfois sur plusieurs décennies) leur assurant le contrôle d'une grande partie de la production pétrolière à des conditions commerciales et fiscales avantageuses. Non seulement les trusts purent ainsi faire supporter aux Etats de ces pays pauvres une partie du coût des investissements nécessaires comme des aléas du marché, mais en plus, très rapidement, ils purent se faire payer par ces Etats pour mener eux-mêmes des opérations de prospection ou d'exploitation.

Les "majors" dans les crises précédentes

Dans les faits, les pays de l'OPEP restèrent donc pieds et poings liés face au cartel des "majors". Car, de toute façon, celles-ci contrôlaient tout depuis les technologies et l'équipement nécessaires à la prospection et à l'extraction jusqu'aux moyens de transport, de transformation et de commercialisation du pétrole. C'était du bon vouloir des trusts que dépendaient les recettes pétrolières de ces pays et bien peu de leurs dirigeants auraient risqué un affrontement direct avec les "majors".

Si les pays producteurs purent augmenter leur revenu pétrolier grâce à la hausse des prix du pétrole lors des deux "chocs pétroliers", ce furent avant tout les "majors" qui voulurent ces hausses et les imposèrent.

En effet, tant que les trusts se contentaient d'exploiter le pétrole des pays du Tiers monde, où le rapport des forces leur permettait d'imposer des coûts de production très bas, ils pouvaient maintenir leurs profits, même sur la base d'un cours du pétrole relativement bas. Mais dès lors qu'ils voulaient exploiter les réserves pétrolières d'autres régions, en particulier dans les pays industrialisés, ils devaient subir les contrecoups de la chute tendancielle du taux de profit. Les gisements de la mer du Nord ou du golfe du Mexique nécessitaient des investissements considérables et les coûts de production y étaient beaucoup plus élevés. La seule façon pour les trusts d'étendre leur activité à ces secteurs tout en maintenant leur taux de profit était d'imposer une hausse importante des cours pétroliers. Et c'est ce qu'ils firent, aussi bien en 1973 qu'en 1979.

Dans cette opération, les "majors" bénéficièrent de l'appui intéressé de l'Etat américain. Car les dirigeants de Washington y virent l'occasion de faire remonter le niveau de la production pétrolière américaine, handicapée depuis longtemps par des coûts d'exploitation élevés qui la rendaient peu rentable et souvent déficitaire.

D'une façon générale, d'ailleurs, les deux "chocs pétroliers" ne profitèrent pas qu'aux trusts pétroliers. L'ensemble des trusts impérialistes y trouvèrent leur compte. Car, pour l'essentiel, les revenus pétroliers supplémentaires des pays producteurs reprirent le chemin des pays impérialistes, sous la forme de commandes d'Etat d'armes en particulier ou encore sous la forme des fameux "pétrodollars", c'est-à-dire d'investissements sur les places financières occidentales.

Une menace de "pénurie" ? Pas du fait de l'OPEP en tout cas

Au mois de septembre de cette année, les médias occidentaux ont de nouveau entonné le couplet de 1973 et de 1979. Selon eux, l'envolée du cours du pétrole était la conséquence d'une diminution délibérée de la production pétrolière des pays de l'OPEP, diminution qui menaçait le monde occidental de "pénurie". De nouveau, c'était le "cartel" des pays producteurs qui portait le chapeau.

Or, s'il est une chose dont l'OPEP a fait la démonstration, c'est bien son incapacité à exercer le rôle de "cartel" qu'on lui attribue, et même en fait à remplir le rôle essentiellement défensif pour lequel elle avait été mise en place en 1960 celui d'empêcher les trusts impérialistes d'aggraver leur pillage des ressources naturelles des pays producteurs en les jouant les uns contre les autres.

On peut d'ailleurs mesurer cet échec de deux façons. Une première mesure est fournie par l'évolution du pouvoir d'achat moyen en dollars du baril de pétrole : en février 1999, celui-ci est tombé en dessous de son niveau d'avant la crise de 1973 et aujourd'hui il reste en dessous de son niveau pendant toute la période allant de 1974 à 1985. Et encore faudrait-il tenir compte du fait que les pays de l'OPEP vendent en général leur pétrole à un prix inférieur à celui du marché. Malgré tous leurs efforts, les pays de l'OPEP n'ont donc pas même réussi à empêcher la baisse du pouvoir d'achat de leur principale source de revenus.

Une autre mesure de l'échec de l'OPEP est fournie par l'évolution relative de ses exportations pétrolières. Selon des chiffres publiés par le Monde Diplomatique, entre 1974 et 1997 la valeur nominale en dollars des exportations pétrolières de l'OPEP a augmenté de 41 %, alors que, dans le même temps, la valeur de l'ensemble des exportations dans le monde augmentait de 600 %. De sorte qu'en 1997, année pourtant encore relativement faste pour le marché pétrolier, les exportations de l'OPEP ne représentaient que 2,9 % des exportations mondiales contre 14,4 % en 1974, et cela malgré l'augmentation en volume de ces exportations. C'est dire que loin d'être un "cartel" capable d'imposer sa loi au reste du monde, le poids économique de l'OPEP n'a fait que diminuer durant toute cette période. Pour en arriver au point, d'ailleurs, qu'au cours de cette même année 1997, la valeur des exportations pétrolières de l'OPEP, avec sa population de près de 500 millions d'habitants, n'atteignait même pas celle des exportations d'un pays comme la Belgique qui en compte à peine plus de 10 millions !

Quant à la hausse actuelle du prix du pétrole, on voit mal comment les pays de l'OPEP auraient été capables de la provoquer aujourd'hui, alors qu'ils n'ont même pas réussi à éviter de perdre du terrain pendant toute la période précédente. D'ailleurs, il suffit de reprendre le film des événements depuis 1997, l'année où s'est amorcée l'écroulement des cours pétroliers, pour s'en convaincre. Dès le deuxième trimestre de cette année-là, en effet, des signes avant-coureurs de ce qui allait devenir la crise financière du sud-est asiatique sont apparus. Les commandes de pétrole en provenance de cette région, gros client du Moyen-Orient, se sont mises à diminuer, entraînant une baisse encore limitée des cours du pétrole. Sentant le danger venir, un certain nombre de pays de l'OPEP, dont le Venezuela, ont alors, de leur propre initiative, dépassé les quotas d'exportations auxquels ils s'étaient engagés pour essayer de compenser la chute des cours par une augmentation de leur production. En novembre 1997, la réunion de l'OPEP de Djakarta décida d'entériner ces dépassements de quotas qu'elle avait été incapable d'empêcher, afin d'éviter une débandade générale au sein de l'OPEP et de maintenir une certaine cohésion. Et c'est ainsi que la production totale autorisée par l'OPEP augmenta juste au moment où la demande de pétrole au sud-est asiatique diminuait. Ce qui poussa encore un peu plus les cours à la baisse.

En 1998, la chute du cours du baril s'accéléra encore du fait du ralentissement économique au sud-est asiatique liée à l'aggravation de la crise financière. Par deux fois l'OPEP tenta d'intervenir en réduisant les quotas de production de ses membres bien en dessous de leur niveau du début 1997, espérant ainsi qu'une diminution du volume de pétrole offert sur le marché ferait remonter les cours. Rien n'y fit, d'autant que, pris à la gorge, un certain nombre de pays de l'OPEP, dont en particulier les plus pauvres (le Nigéria et l'Indonésie), se mirent rapidement à dépasser leurs quotas.

La chute des cours dura jusqu'en février 1999 où, finalement, sans que l'OPEP y ait été pour quoi que ce soit, les cours se mirent à remonter. En mars, pour consolider cette tendance, l'OPEP décida une nouvelle baisse de production, et la hausse continua, pour s'inverser deux mois plus tard et reprendre de plus belle en août, de nouveau en dehors de toute intervention de l'OPEP. L'année qui suivit fut une longue suite de zig-zags brutaux des cours, zig-zags à la hausse cependant puisqu'ils finirent par aboutir au cours record actuel qui semble se maintenir plus ou moins au même niveau depuis deux mois.

Ce qui paraît significatif c'est qu'au cours de cette dernière période, ni la décision prise par l'OPEP en mars 2000 d'adopter un mécanisme automatique de réajustement des quotas au cas où le cours du pétrole sortirait d'une fourchette comprise entre 22 et 28 dollars le baril, ni les quatre augmentations d'exportations décidées depuis cette date ne semblent avoir eu la moindre prise sur l'évolution des cours.

Aux USA : les trusts et la pénurie de produits raffinés

Si le problème avait réellement été celui d'une pénurie de brut dans les pays occidentaux, il n'aurait pas été bien difficile aux grandes puissances occidentales d'y porter remède. Après tout, à eux seuls quatre pays industrialisés les USA, le Canada, la Norvège et la Grande-Bretagne produisent 25 % du pétrole mondial contre à peine plus d'un tiers pour les pays de l'OPEP. Et si les pays de l'OPEP ne disposent pas forcément des moyens matériels d'augmenter rapidement leur production, ces quatre pays riches, eux, n'en manquent pas, d'autant qu'ils disposent de surcroît d'un nombre important d'exploitations, tant aux USA qu'en mer du Nord, où la production avait été suspendue dans la période de baisse des cours, en attendant des jours meilleurs, et qui n'ont toujours pas été réactivées.

En fait la seule mesure prise par les dirigeants de ces pays fut, en septembre, la décision du gouvernement américain de vendre chaque jour 330 000 barils de pétrole pris sur les réserves stratégiques américaines, et cela pendant 90 jours, soit à peine 9 % (mais pendant 90 jours seulement) de l'augmentation de production décidée par l'OPEP au cours de l'année, ou encore 5 % de la production américaine. Pour des dirigeants politiques qui se montraient si vindicatifs dans leurs attaques contre la "pénurie" orchestrée par l'OPEP, le moins qu'on puisse dire, c'est qu'ils manquaient de conviction pour contrecarrer cette prétendue pénurie. Et bien entendu les trusts ne firent rien pour les y aider.

En revanche, ces mêmes trusts ont provoqué une pénurie de produits raffinés fioul et essence essentiellement sur le marché américain, résultant de la politique de concentration et de réduction des coûts qu'ils ont menée dans la sphère du raffinage au cours des années 1998-1999.

Là encore, ce sont essentiellement les "majors", ou des sociétés qui leur sont liées de façon plus ou moins occulte pour échapper aux lois anti-trusts, qui mènent le jeu. Leur politique s'est traduite par la multiplication des fermetures de raffineries facilitées d'ailleurs par la décision de Clinton d'introduire de nouvelles normes de pollution pour l'essence. Cette décision a favorisé les grands du raffinage, seuls capables d'effectuer les travaux de transformation nécessaires pour mettre leurs installations aux nouvelles normes, tandis que bien des raffineurs de moindre importance se trouvaient contraints à la fermeture.

En même temps, la diminution des coûts s'est faite par une réduction drastique des stocks. Ainsi à la fin 1999, les stocks de pétrole brut sont-ils tombés à leur plus bas niveau depuis plusieurs décennies, représentant l'équivalent de 47 jours de consommation contre 56 l'année précédente et une moyenne de 67 dans les années 1970-1980. Du coup, dès janvier 2000, les Etats-Unis ont connu une pénurie de fioul domestique, qui s'est aussitôt traduite par une flambée des prix. Puis, à partir du mois de juin, on a assisté à des pénuries locales de carburant automobile, au point que dans certains cas, comme à Saint Louis, les autorités fédérales ont autorisé la suspension provisoire de certaines normes de "propreté" de l'essence, sans doute parce qu'elles préféraient encore la colère du lobby écologiste à l'ire des automobilistes, déjà enragés d'avoir à payer l'essence de plus en plus cher.

Le rôle de la spéculation sur le pétrole

Certains experts, pourtant bien disposés à l'égard du système, estiment aujourd'hui que la flambée du prix du pétrole aurait pour cause principale cette pénurie artificielle de produits raffinés sur le marché américain, combinée à la politique de "flux tendu" des raffineurs qui réduit les stocks de brut au minimum et à l'insuffisance de capacité de la flotte pétrolière mondiale phénomènes qui relèvent tous d'ailleurs d'une même cause, le manque d'investissements. Et la courroie de transmission qui aurait transformé ces déséquilibres en flambée des prix sur le marché du brut serait la spéculation financière.

Ainsi, dans un dossier consacré à l'énergie paru au mois de septembre, le quotidien britannique d'affaires Financial Times notait que, sur le marché du pétrole, "un degré sans précédent d'irrationalité est apparu qui rend sans objet une analyse normale de ce marché. Les négociants en pétrole liquide ne parviennent pas à discerner de pénurie lorsqu'ils évaluent la situation des marchés énergétiques dans le monde, mais sur les marchés à terme du pétrole, à Londres et à New York, une exubérance qui carbure à la psychologie domine le monde virtuel du pétrole-papier".

Et en effet on spécule sur le pétrole comme on le fait sur toutes les matières premières. Ce n'est d'ailleurs pas nouveau. C'est l'existence de ces spéculateurs prêts à prendre des risques financiers en pariant sur les variations des cours pétroliers dans un sens ou dans l'autre, qui a permis depuis bien longtemps aux négociants en pétrole réel de tenter de se prémunir contre des fluctuations imprévues des cours sur le marché, par exemple pendant le temps de transport d'une cargaison d'un point à l'autre du globe.

Jusque dans les années quatre-vingts, les marchés financiers du pétrole avaient une importance surtout régionale. Les transactions internationales se faisaient essentiellement par le biais de contrats à long terme, souvent passés entre les Etats et les "majors", qui définissaient par avance des modalités assurant la stabilité des prix pour la durée du contrat. Et nombre de ces contrats stipulaient comme c'est encore le cas aujourd'hui pour les contrats de vente consentis par l'Arabie Saoudite, par exemple que la cargaison vendue ne pouvait être revendue sous forme de pétrole brut qu'à un raffineur désigné. De sorte que le volume de pétrole qui passait entre les mains de négociants intermédaires était relativement faible par rapport au volume global de la production. La place de Londres servait essentiellement aux négociants opérant en Europe à partir du port de Rotterdam et définissait le niveau d'un indice de référence, le prix du baril de Brent. De même, la place de New York servait aux négociants opérant sur le marché américain et définissait un autre indice, dit WTI ou West Texas Intermediate.

Depuis cette époque-là, bien des choses ont changé. Le développement du pétrole de la mer du Nord a fait de la place de Londres une place internationale dans la mesure où ce pétrole était exporté un peu partout dans le monde. La multiplication de pays producteurs du Tiers monde trop faibles pour imposer la moindre condition aux "majors" a permis à celles-ci de vendre leur marchandise au plus offrant de façon plus systématique et plus ouverte, et le volume du pétrole ainsi négocié en dehors des contrats à long terme a augmenté considérablement. Enfin la montée de la spéculation financière des années quatre-vingt-dix s'est traduite par la disponibilité d'une masse de capitaux flottants prêts à affluer vers les marchés pétroliers à terme pourvu qu'ils se mettent à présenter des perspectives de gains rapides. Il faut dire d'ailleurs que les "majors" n'ont pas été les dernières à chercher à profiter de la situation et de leurs fonds considérables pour jouer avec le pétrole des autres.

Quoi qu'il en soit, il a suffi que les cours pétroliers se mettent à réagir aux montées de tension entre les USA et l'Irak dans la période qui a suivi la guerre du Golfe pour que ces capitaux flottants se précipitent pour essayer de tirer profit de cette instabilité. A partir de 1998, on a ainsi assisté à la formation d'une véritable bulle spéculative qui a sans doute, dans un premier temps, accéléré la chute des cours, avant d'accélérer leur remontée à partir de mars 1999, anticipant ainsi une hausse des cours sur laquelle tout le monde était prêt à parier. Et la pénurie de produits sur le marché américain au début de cette année n'a fait qu'exaspérer cette anticipation. Au point que, selon Philippe Trépant, président de l'Union Française des Industries Pétrolières, cité récemment dans l'hebdomadaire l'Expansion, "aujourd'hui, le marché papier' du pétrole s'établit à 6 000 milliards de dollars, alors que le marché physique' est de 800 milliards". Tout se passe donc comme si, ajoute-t-il, "avant d'arriver à destination une cargaison s'échange huit fois". Il ne faut donc pas s'étonner qu'une telle vague spéculative ait pu engendrer des mouvements de cours d'une telle ampleur, y compris indépendamment des conditions réelles de la production.

Les "majors" face à l'explosion des cours

Les "majors" n'ont pas seulement favorisé l'explosion, par exemple en organisant la pénurie des produits raffinés sur le marché américain, elles se sont surtout préparées à tirer le meilleur parti possible de cette explosion.

Mais tout d'abord qui sont ces "majors" aujourd'hui ? De sept dans les années soixante-dix, leur nombre est tombé à cinq : Exxon-Mobil, BP-Amoco-Arco, Shell, TotalFinaElf et, toute dernière dont la formation est encore en cours, Chevron-Texaco. Mais comme l'indiquent leurs noms, ces trusts sont tous, à l'exception de Shell, le résultat d'une série de fusions et acquisitions récentes. En fait, ces cinq géants regroupent pas moins de 17 compagnies qui étaient encore indépendantes il y a deux ans ou moins.

Les années 1998-1999 ont en effet vu une vague colossale de concentration dans le pétrole. Il est vrai que cela a été le cas pratiquement dans toutes les branches de l'économie. Mais le fait a été d'autant plus marquant dans le pétrole que c'était déjà l'un des secteurs les plus fortement concentrés, où il n'y avait pas eu de concentration majeure depuis 1984.

C'est pratiquement dès l'explosion de la crise financière du sud-est asiatique que les "majors" ont commencé à revoir leurs politiques d'investissement. Dès la fin 1997, les programmes de prospection ont été revus à la baisse ou abandonnés ; les projets de mise en exploitation ont été repoussés, particulièrement là où les coûts de production étaient les plus élevés, c'est-à-dire dans les pays occidentaux ; et les installations les moins rentables ont été mises en veilleuse ou fermées, en mer du Nord et aux USA, entre autres.

C'était une chose pour les états majors des trusts de protéger leurs profits contre la chute des cours pétroliers qui menaçait. Mais c'en était une autre de se préparer à leur reprise future. Pour cela il leur fallait maintenir, et si possible augmenter, les réserves de pétrole exploitables qu'ils contrôlaient sans pour autant immobiliser les capitaux considérables nécessaires aux opérations d'exploration et aux forages d'essais. Cette nécessité fut le point de départ de la vague de fusions et d'acquisitions qui démarra en 1998 par l'absorption du groupe américain Amoco par la "major" britannique BP. De telles opérations permettaient des économies d'échelle (c'est-à-dire en grande partie la réduction des effectifs) importantes et créaient des groupes encore plus puissants, capables de bousculer la hiérarchie existante entre les "majors". Mais surtout, elles permettaient à l'acquéreur de prendre possession des réserves productives de sa proie sans avoir à effectuer les investissements correspondants. Et cela d'autant plus que la surabondance de capitaux sur les marchés financiers permit de financer la plupart de ces acquisitions par l'émission de nouvelles actions donc sans écorner le trésor de guerre des "majors" ni leur future capacité d'investissement.

Cette vague de fusions, une fois amorcée, ne pouvait que faire boule de neige car, dans la rivalité qui les opposait, aucune des "majors" ne voulait se retrouver au dernier rang du cartel. Et c'est pourquoi cette vague s'est poursuivie longtemps après la reprise de la montée des cours, jusqu'à l'annonce récente de l'absorption de Texaco par Chevron en octobre de cette année. Et il n'est même pas dit qu'elle ne se poursuive pas puisque Shell ne cache pas son ambition de trouver des partenaires susceptibles de l'aider à reprendre l'avantage que BP-Amoco lui a pris.

Cela dit, la remontée des cours pétroliers, à partir de mars 1999, ne s'est pas traduite pour autant par une augmentation des investissements des "majors" à une exception près, mais elle est significative, celle de l'acquisition par les "majors" des droits d'exploitation de réserves connues. En revanche, les investissements à la production ont continué à baisser, au point qu'à la fin de 1999 le nombre de puits en activité dans le monde tomba à 32 000 contre 52 000 au début de 1997. Il en est allé de même dans le domaine de l'exploration de sorte que, dans les pays industrialisés de l'OCDE, les réserves de pétrole connues tombèrent de 20 % par rapport à l'année précédente, et de 11 % dans les pays producteurs du Tiers monde n'appartenant pas à l'OPEP.

Pourtant dès 1999, toutes les "majors" ont enregistré une augmentation importante de leurs profits grâce à la reprise des cours pétroliers. Et cette augmentation s'est encore renforcée cette année puisque sur les six premiers mois de l'année, l'augmentation des profits par rapport à l'année précédente atteint 116 % pour Exxon-Mobil, 198 % pour BP-Amoco, 120 % pour Shell, 165 % pour TotalFinaElf et 120 % pour Chevron-Texaco.

Notons d'ailleurs en passant que si les trusts tirent des profits de toutes les activités pétrolières, que ce soit le transport (dans lesquels ces profits doivent beaucoup aux réductions de coûts illustrées par le naufrage de l'Erika), le raffinage et la fabrication de produits dérivés, ou encore la commercialisation des produits raffinés, c'est encore dans la production du pétrole que les "majors" font le plus gros de leurs profits. En effet, d'après leurs propres chiffres, les trusts réalisent 80 % de leurs profits à la production, qui ne représente pourtant que 20 % de leurs revenus. Même en tenant compte des manipulations de bilan auxquelles peuvent se livrer les trusts pour des raisons fiscales, cet écart énorme montre à quel point la part laissée aux pays producteurs est maigre et qu'au lieu de parler de l'"avidité" des pays producteurs comme le font les médias, c'est de celle des trusts qu'il faudrait parler.

Mais même avec de tels profits, on commence à peine à discerner le début d'un revirement, bien timide d'ailleurs, dans la politique des "majors" en matière d'investissements. Aux USA, bien sûr, où nombre de puits qui avaient été mis en veilleuse dans la période précédente ont été remis en activité puisque, sur la base du nouveau cours du pétrole, ils redevenaient rentables mais il ne s'agit encore là que de faibles investissements. En revanche, on a vu BP-Amoco annoncer son intention de mettre en exploitation le champ Clair, un secteur de la mer du Nord dont on sait depuis vingt ans qu'il est le plus riche jamais découvert à ce jour, mais aussi le plus onéreux à mettre en exploitation ce qui explique qu'il soit encore intact. Mais l'annonce de BP reste encore l'exception. Pour sa part, par exemple, Exxon-Mobil a tenu à annoncer dès avril dernier qu'il ne comptait pas augmenter ses investissements par rapport à 1998.

Et de toute façon le principal domaine d'investissement des "majors" continue à être le rachat des réserves et exploitations pétrolières des autres, sous la forme de prise de participation ou de constitution de "joint ventures", en particulier dans les pays issus de l'ex-Union Soviétique et en Chine.

De toute évidence, les "majors" ne tiennent ni à parier sur le maintien des cours pétroliers au niveau actuel ni à risquer de le faire baisser en augmentant inconsidérément la production. Mais quoi d'étonnant à cela : leur position de monopole n'est-elle pas basée justement sur l'entretien d'une certaine pénurie ?

Les trusts resserrent leur emprise sur les pays pauvres

En revanche, ce que l'on peut voir se dessiner distinctement à la faveur de la crise pétrolière actuelle, c'est une aggravation du pillage des pays producteurs de pétrole du Tiers monde par les trusts pétroliers.

Après la Seconde Guerre mondiale, il fallut plus de trois décennies à ces pays pour obtenir des trusts pétroliers qu'ils consentent à renoncer au pouvoir quasi colonial qu'ils exerçaient sur leurs ressources naturelles, leurs économies et bien souvent leurs régimes politiques. Dans les années 1950-1960, aussi bien au Moyen-Orient qu'en Afrique du Nord ou dans le sud-est asiatique, ce pouvoir des trusts du pétrole fut l'un des enjeux des nombreux conflits où l'impérialisme intervint, ouvertement avec toute sa puissance militaire (la Grande-Bretagne en Palestine et en Malaisie, la France en Algérie) ou dans les coulisses (Iran et Irak dans les années cinquante).

Dans la plupart des cas, la décolonisation et le désengagement militaire des anciens colonisateurs ne changèrent pas grand-chose à la situation héritée de la période précédente. Ce ne fut que dans les années soixante-dix que certains de ces pays, en particulier au Moyen-Orient, purent obtenir des trusts un certain nombre de concessions, d'abord en leur faisant accepter de payer des impôts, puis en plaçant l'ensemble des exploitations et ressources pétrolières situées sur leur terrritoire sous le contrôle de sociétés d'Etat. Les trusts laissèrent faire, non sans marchander d'ailleurs, en partie parce que l'instabilité politique du Moyen-Orient excluait le retour à la politique de la canonnière, mais surtout parce que grâce aux conditions qu'ils exigèrent en retour, ces concessions n'entamèrent pas leurs profits.

Tous les pays producteurs n'obtinrent pas de telles concessions ou ne purent en tirer un grand parti. Les plus pauvres restèrent soumis à la dictature ouverte des trusts, comme le Gabon avec TotalPetroFina. Dans d'autres, comme le Nigéria, les nouvelles compagnies pétrolières nationalisées ne jouèrent guère de rôle, sinon celui de véhicule utilisé par les trusts pour corrompre les cliques au pouvoir. Mais dans un certain nombre de pays producteurs au Moyen-Orient, en Asie du sud-est ou en Amérique du sud, la nationalisation du pétrole permit au moins de maintenir le pillage des ressources naturelles par les "majors" dans certaines limites, tout en assurant à ces pays une part plus importante des revenus de leurs exportations pétrolières.

Or c'est justement cela qui semble être remis en cause depuis 1998 du fait de l'appauvrissement de ces pays producteurs.

En effet, ces pays ne sont plus les riches exportateurs de pétro-dollars dont on parlait dans les années 1970-1980. La baisse du pouvoir d'achat du pétrole les a tous affectés. On estime qu'en 1998-1999, les pays de l'OPEP ont perdu 82 milliards de dollars par rapport à 1996-1997. Dans la même période, les contrecoups de la crise financière de 1997 ont ébranlé les économies de pays producteurs comme l'Indonésie, la Malaisie, le Brésil ou le Venezuela. Au Moyen-Orient, la note présentée par l'impérialisme aux pays qu'il avait entraînés dans son sillage contre l'Irak dans la guerre du Golfe et la politique d'armement à outrance menée depuis par ces pays sous la pression des dirigeants occidentaux, les ont criblés de dettes. Même l'Arabie Saoudite, premier producteur mondial de pétrole, se retrouve aujourd'hui avec une dette estimée à plus de 130 milliards de dollars, supérieure à son Produit National Brut.

Manquant de fonds, la plupart des pays producteurs ne sont plus en mesure de financer les énormes investissements nécessaires pour la prospection et le développement de nouveaux champs pétroliers. Pas plus qu'ils n'ont les fonds pour acheter la technologie avancée nécessaire à l'extraction en haute mer. Il n'est donc plus question pour eux d'acheter les services des "majors". Ils en sont réduits à demander à celles-ci d'avancer une partie des investissements. Du coup, on commence à voir réapparaître des accords de partage de production (dans lesquels la "major" exploitante récupère une partie du pétrole produit en paiement du service rendu ou des investissements effectués) dans des pays où ils avaient disparu comme en Iran. Ailleurs, comme en Arabie Saoudite, les compagnies d'Etat offrent aux "majors" d'échanger une partie de leurs droits de propriété contre des investissements destinés à développer de nouveaux champs pétrolifères. Enfin dans plusieurs pays on a commencé à procéder à la privatisation des compagnies pétrolières d'Etat comme au Brésil, aux Emirats Arabes Unis et même au Koweit.

La crise de l'économie capitaliste en général et la présente crise du pétrole en particulier sont donc en train de démanteler une à une les maigres protections qui existaient encore dans ces pays contre les rapines des trusts. Mais qu'importe, c'est quand même ces pays producteurs du Tiers monde que l'on continuera à accuser en Occident de "prendre la planète en otage" !

Quant à prévoir aujourd'hui comment le renchérissement du cours du pétrole s'il persiste affectera l'économie mondiale, c'est bien difficile. Tout comme, bien qu'il paraisse évident que ces soubresauts des cours pétroliers sont une manifestation de la crise générale de l'économie capitaliste, il est difficile de dire s'ils sont le symptôme d'une aggravation de cette crise et de quelle sorte d'aggravation. Seul l'avenir pourra le dire. Ce que l'on peut dire, en revanche, c'est que grâce à leur monopole et à leur gigantisme croissant, les trusts du pétrole représentent une menace permanente pour l'économie mondiale et les populations qu'ils rançonnent une menace qui ne disparaîtra qu'avec le système capitaliste lui-même.