Les bourgeoisies d'Europe, en pleine phase d'expansion du marché capitaliste, se heurtaient nécessairement à ces frontières, ne serait-ce parfois que pour l'exploitation des ressources minières qui, bien sûr, ignoraient les limites séparant les Etats, ou parce que telle ressource se trouvait dans tel Etat mais pas dans tel autre. Et lors de l'essor économique capitaliste de la fin du siècle dernier, où le développement des bourgeoisies d'Europe était déjà freiné par l'étroitesse des frontières, la bourgeoisie américaine, qui avait la chance de se développer sur un continent presque vierge, les rattrapait et les dépassait très rapidement.
Et puis les bourgeoisies européennes devinrent rapidement des bourgeoisies impérialistes, que l'accumulation des capitaux poussait de plus en plus fortement à s'emparer de nouvelles ressources et de nouveaux marchés. Ne pouvant les trouver sur le sol européen déjà entièrement occupé et partagé entre elles, elles se lancèrent dans la conquête de zones d'influence exclusives et d'empires coloniaux. Cela déboucha sur le partage de l'Afrique et de zones entières de l'Asie, et cela aussi devint rapidement un motif de conflit entre elles. Se dressant les uns contre les autres pour satisfaire leurs ambitions rivales, ne cessant de conclure des alliances les uns contre les autres puis de les modifier, les Etats européens marchèrent à grand pas à la première guerre mondiale.
La question de l'unification européenne se posait donc objectivement dès ce moment. C'est justement son absence, la rivalité entre les puissances impérialistes du continent et l'impossibilité de résoudre leurs conflits par une autre voie que celle des armes, qui fut une des principales causes de la guerre, une guerre qui reflétait, selon Trotsky "le besoin d'un vaste champ de développement pour les forces de production comprimées par les barrières douanières" et dont la force motrice "était constituée par les forces capitalistes de production qui débordaient le cadre des Etats nationaux européens".
La première guerre mondiale, avec ses millions de morts et ses destructions laissant le continent dévasté, ne résolut rien. Pendant quelques années pourtant, une possibilité exista pour que les contradictions dramatiques dans lesquelles l'économie capitaliste avait plongé l'Europe soient résolues par la révolution. Née des souffrances mêmes de la guerre, la révolution russe de 1917 donna le pouvoir au prolétariat et fut le prélude d'une vague révolutionnaire qui secoua tout le continent, de l'Allemagne à la Finlande, de la Hongrie à l'Italie. La victoire de la révolution prolétarienne en Allemagne pouvait non seulement briser l'isolement de la révolution russe, elle pouvait être le début d'une véritable reconstruction économique du continent, sur des bases de coopération et sous la direction du prolétariat révolutionnaire.
Mais la défaite de la révolution allemande laissa la Russie isolée pour longtemps, avec pour conséquence la prise du pouvoir par la bureaucratie stalinienne en URSS. Quant au reste de l'Europe il sortit de cette période de guerre et de contre-révolutions plus morcelé encore que par le passé. Les dispositions du Traité de Versailles laissaient subsister, de façon aggravée, toutes les causes qui avaient conduit à la guerre. Trotsky pouvait faire dès 1923 le diagnostic suivant : "l'Europe ne peut développer son économie dans les frontières douanières et étatiques (..) imposées par le Traité de Versailles. Elle doit abattre ces frontières, sinon elle est menacée d'une complète décadence économique." Et pour répondre à "l'incapacité de la bourgeoisie à résoudre les questions essentielles de la reconstitution économique de l'Europe", il proposait à l'Internationale communiste de lancer le mot d'ordre des "Etats-Unis d'Europe", qu'il concevait bien entendu comme des Etats-Unis socialistes, sous la direction du prolétariat.
Cette incapacité de la bourgeoisie à surmonter le chaos économique se vérifia rapidement. Dans de nombreux pays, la crise et la peur de la révolution entraînèrent l'installation de régimes de dictature prônant l'autarcie. Ce fut le cas dès 1922 en Italie avec l'arrivée au pouvoir de Mussolini et du parti fasciste. Puis, lorsqu'en 1933 la crise politique en Allemagne amena au pouvoir Hitler et le parti nazi, l'Europe marcha de nouveau vers la guerre.
Hitler résolut à sa façon la question des frontières européennes en soumettant militairement l'Europe. Il plaça les Etats d'Europe centrale, de la Pologne aux Balkans, sous l'administration directe de son armée et l'exploitation directe de ses trusts, et en occupa d'autres comme la France. Le régime nazi soumit surtout au grand capital allemand sa zone d'influence économique traditionnelle dans l'est de l'Europe. Mais même lui n'avait pas réellement les moyens de briser et unifier sous sa loi ses deux principaux rivaux impérialistes, la France et surtout la Grande Bretagne. Quand ceux-ci reçurent le renfort militaire des Etats-Unis, l'écroulement militaire de l'Allemagne laissa une seconde fois le continent dévasté, et toujours aussi divisé.
La division du continent européen en Etats impérialistes rivaux a donc mené deux fois à la guerre mondiale en moins d'un demi-siècle, sans même que ces millions de morts, ces souffrances, ces destructions énormes, servent en quoi que ce soit à surmonter ses contradictions et ses absurdités.