La Coordination rurale et la radicalisation des agriculteurs

Yazdır
avril 2024

Dans la mobilisation des agriculteurs ces dernières semaines en France, la FNSEA, le syndicat qui domine le monde agricole depuis des décennies, a dû composer avec des agriculteurs qui sont apparus plus radicaux, plus déterminés, notamment dans leur montée à Rungis fin janvier, ou quand ils ont perturbé l’inauguration du Salon de l’agriculture fin février. Si la FNSEA est toujours le premier syndicat agricole, son hégémonie est en effet maintenant contestée. Alors que 54 % des agriculteurs s’abstiennent aux élections professionnelles du secteur, en 2019 la Coordination rurale (CR), l’organisation qui a semblé la plus en pointe ces dernières semaines, a rassemblé plus de 21,5 % des voix aux dernières élections des chambres d’agriculture, la ­FNSEA 55,5 %, et la Confédération paysanne, un syndicat classé à gauche, 20 %. En 2019, la CR a remporté la direction des chambres d’agriculture dans trois départements, le Lot-et-­Garonne, pour la quatrième fois consécutive, la Vienne et la Haute-Vienne pour la première fois, perdant par contre la Charente et le Calvados.

La FNSEA contestée

Au début des années 1990, les agriculteurs n’étaient pas les seuls à exprimer leur colère en construisant des coordinations. Des routiers en lutte aux infirmières, en passant par les cheminots, elles furent nombreuses, portées par différentes professions, à voir le jour. Dans le monde agricole, la Coordination rurale apparaît fin 1991, en réaction à la modification de la politique agricole commune européenne, la PAC, et à l’attitude de syndicat cogestionnaire, intégré à l’appareil d’État, adoptée par la FNSEA. Avec la nouvelle PAC, l’Union européenne avait décidé de baisser les prix garantis aux agriculteurs, pour les rapprocher du niveau des cours mondiaux, et de compenser le manque à gagner par des aides directes. Au début, la Coordination rurale ne se considérait pas comme un syndicat, mais voulait rassembler autour de ses initiateurs du Gers un large front, allant des agriculteurs de la droite traditionaliste de la Fédération française des agriculteurs (la FFA) jusqu’au MODEF, le Mouvement de défense des exploitants familiaux, syndicat agricole réputé proche du PCF, et à des militants de la Confédération paysanne, parmi lesquels José Bové. Ils se retrouvaient tous dans le rejet de la PAC et dans celui de la FNSEA, dénoncée pour son double jeu, parce qu’elle disait défendre les intérêts des agriculteurs mais servait avant tout ceux des plus gros, proches de l’industrie agro-alimentaire. En 1992, contre la nouvelle PAC, ce front a tenté d’organiser un premier blocus de Paris, qui n’eut pour seul résultat tangible que de montrer qu’une nouvelle force paysanne existait. En 1993, un deuxième blocus de Paris fut tenté, pour dénoncer l’entrée de l’agriculture dans le GATT (Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce). Entre les deux, la Coordination rurale a appelé à voter « non » au référendum sur le traité de Maastricht, « indissociable » de la réforme de la PAC, avec des slogans comme « Non à la France poubelle de l’Europe ».

Dès le début, la CR s’est donc construite sur le terrain du protectionnisme économique, du nationalisme, en opposition aux politiques de libre-échange au sein de l’Europe et dans le monde, et en opposition à la FNSEA. Pour la CR, pas plus que pour la FNSEA, il n’a jamais été question de contester la domination du grand capital, de ceux qui décident et profitent justement de ces politiques européennes. Les deux syndicats, qui cherchent à représenter des propriétaires, des petits exploitants aux capitalistes de la terre, ont sur le fond les mêmes positions, : pour le marché, pour la concurrence, contre les impôts et les taxes, contre les interventions de l’État dans leurs affaires. La CR se distingue en étant plus libérale, plus anti-européenne, plus souverainiste. Mais ce n’est pas par hasard que les deux syndicats se sont opposés sur la PAC. La PAC a pris des formes variées au fil du temps mais, au fond, elle a toujours consisté à verser des subventions publiques au prorata de la surface exploitée ou de la taille du cheptel. Quelles que soient la forme et la période, la grande masse des subventions est allée engraisser les plus gros, laissant les plus petits mourir, laminés par le marché, l’industrie agro-alimentaire et les banques. La FNSEA, partie prenante de la PAC, est ainsi apparue aux yeux d’un certain nombre de petits agriculteurs comme collaborant avec le système qui les broyait, ouvrant de ce fait aux fondateurs de la CR un terrain où gagner du crédit, en s’appuyant notamment sur la mobilisation directe de ces petits agriculteurs. Contre la PAC version 1992, ils affirmaient ainsi vouloir « soulever l’ensemble de la ruralité, paysans, artisans et commerçants », dénonçant « un système corrompu, caractérisé par une absence de maîtrise des marchés et par des prix désespérément bas ». Sur le fond, pour relever les prix, maîtriser le marché, pour ne pas dépendre des aides, « une atteinte à la dignité des paysans » et une source de « contraintes », comme la CR le disait, il n’y avait plus qu’à lutter, non pas contre la concurrence et le marché, qu’en tant que petits propriétaires ils ne peuvent pas rejeter, mais contre la « concurrence déloyale » des produits importés. Les revendications protectionnistes de la CR ne sont bien sûr pas plus opérantes pour les petits agriculteurs que la cogestion et les mesures défendues par la FNSEA. Dans le cadre du marché, ce sont les banques et les trusts de la transformation et de la distribution qui imposent leurs conditions. Ils sont en mesure de mettre en concurrence les paysans des différentes régions, comme ils le font entre différents pays. De nombreux agriculteurs le comprennent. De plus, nombre d’entre eux sont eux-mêmes exportateurs et ne peuvent pas être convaincus par une politique seulement protectionniste. Pour gagner du crédit, la CR, qui s’est transformée en syndicat en 1994 en absorbant la FFA, a développé son discours contre les normes, contre l’État et ses contrôles, en continuant à déployer une certaine radicalité à la base, multipliant les actions musclées et promettant aux plus petits qu’« ils ne seront jamais seuls ». L’élection au Parlement européen sur la liste de Philippe de Villiers d’­Anne-Christine Poisson, membre de la CR, ainsi que l’adhésion, en 1995, d’un des fondateurs de la CR, Philippe Arnaud, au mouvement de De Villiers ne font qu’illustrer les orientations du nouveau syndicat, bien à droite. La CR affirme ainsi qu’il ne faut pas « laisser détruire notre civilisation, perdre notre culture et notre âme », une ligne identitaire et réactionnaire qui se voit aussi dans l’argumentation qu’elle sert pour justifier son opposition aux OGM, qui « transgressent les lois naturelles ». Le large front des débuts de la CR sur le terrain du protectionnisme et du nationalisme aura finalement servi de marchepied à la droite traditionaliste et, très vite, le programme de la Coordination rurale s’est résumé à la guerre à l’administration et à la liberté totale d’exploiter la terre et les salariés agricoles.

La fédération du Lot-et-Garonne en pointe

Regroupant sur une base identitaire les agriculteurs se sentant menacés par la marche du capitalisme, la concentration des terres, des moyens de production, la CR va percer aux élections professionnelles en 2007, mais au détriment de la Confédération paysanne, avec plus de 18 %. Parmi ses différentes fédérations départementales, c’est la Coordination rurale du Lot-et-Garonne (CR 47) qui a le plus réussi et le plus tôt. C’est elle qui a fourni les troupes les plus actives lors de la montée à Rungis fin janvier, où elles se sont heurtées aux CRS, qui sont sortis pour l’occasion de leur attitude bienveillante en mettant une centaine d’agriculteurs en garde à vue. C’est encore la CR 47 qui a fourni une bonne partie des troupes qui ont chahuté le Salon de l’agriculture fin février. C’est elle qui le 11 mars, avant de déverser des tonnes de purin un peu partout en ville, a emmené 150 tracteurs cerner l’hôtel de région de la Nouvelle Aquitaine à Bordeaux, s’imposant dans son hémicycle pendant trente minutes, applaudie par la droite et l’extrême droite, y dénonçant les normes, non pas européennes, mais cette fois-ci régionales, décidées au nom de l’écologie par le PS au pouvoir dans la région.

La Coordination rurale 47 est née de l’Association de défense des irrigants départementale, l’Adir, qui à la fin des années 1980 ferraillait contre l’Agence de l’eau, qui cherchait à imposer aux agriculteurs une redevance et des compteurs volumétriques. Dans cette Adir, Raymond Girardi, un agriculteur et maire appartenant au PCF, vice-président du MODEF, a d’abord donné le ton. En juin 1991, l’Adir réunit 200 agriculteurs qui saccagèrent l’étude d’un huissier, mirent le feu à la voie ferrée pendant deux jours. Quand la Coordination rurale se forma dans le Gers voisin, le mouvement animé par Girardi se reconnut dans sa dénonciation de la PAC et de la concurrence étrangère. Le premier grand meeting de la Coordination rurale se tint à Agen, devant un millier de participants amenés par le MODEF et la FFA. Dès 1992, la CR 47 organisa des actions commando visant des fraises espagnoles, bloquant les camions, brûlant les cargaisons. Assez vite, un notable du département, un céréalier surnommé le Baron, Michel de Lapeyrière, débarqua Girardi. Il dit aujourd’hui de ce dernier qu’ils se sont utilisés mutuellement. Lapeyrière a surtout utilisé l’expérience de Girardi dans la structuration du mouvement, les manifestations, la gestion des CRS. Le fait que Girardi et les notables locaux, Lapeyrière et Bousquet-Cassagne, un pépiniériste à la tête de 100 hectares qui lui succédera, se retrouvaient sur le même terrain du protectionnisme a permis à ces derniers de récupérer à leur profit la colère des petits agriculteurs. Au fil des ans, les notables à la tête de la CR 47 gagnèrent leur popularité auprès des petits agriculteurs au travers d’un certain nombre d’actions musclées qui leur valurent des dizaines de condamnations en justice, le tout sur fond d’idées bien réactionnaires. En 2001, la CR 47 gagna les élections à la chambre d’agriculture. En 2001 toujours, elle organisa l’occupation de la préfecture d’Agen, pour réclamer le droit de faire venir des ouvriers agricoles polonais et marocains et de les embaucher sous contrats précaires. Bousquet-Cassagne demandait alors « des gens qui ont faim et qui ont envie de travailler », les travailleurs du département étant qualifiés de « bras cassés ». Dans les années 2000, le syndicat a organisé les FAR, les Forces d’action rapide, destinées à rassembler des agriculteurs pour faire pression sur les employés de l’État . lors du contrôle de l’exploitation d’un des leurs, ou sur un juge des Prud’hommes prenant des décisions en faveur d’un salarié agricole au détriment du propriétaire. Dans cette veine, en 2004, avec des affiches « Non à l’inquisition », la CR 47 a soutenu un agriculteur de Dordogne qui avait abattu deux inspecteurs du travail enquêtant sur les conditions de travail de ses saisonniers. La CR 47 n’hésite pas non plus à menacer physiquement les militants écologistes, à interdire l’entrée des fermes aux contrôleurs de l’État, à défendre l’emploi sans contrôle des pesticides, à dénoncer les normes, européennes ou étatiques, ainsi que les importations de produits étrangers, et à se comporter en milice. En 2014, elle a envoyé ses membres affronter les zadistes qui s’opposaient à la construction du barrage de Sivens dans le Tarn. En 2018, contre l’État qui s’y opposait, elle a organisé la construction par les agriculteurs eux-mêmes d’une mégabassine à Caussade. Si les notables locaux ont su s’élever sur la colère des petits agriculteurs, la situation ne s’est guère améliorée pour eux. En vingt ans de gestion de la chambre d’agriculture locale par la Coordination rurale, les petits agriculteurs ont continué à être inexorablement broyés, le nombre d’agriculteurs passant dans le département de 12 000 à 5 000, la taille moyenne des exploitations augmentant au profit des plus grandes.

Les progrès de la Coordination rurale, son rejet des normes et des contrôles étatiques ainsi que sa capacité à entraîner dans des actions musclées des dizaines ou des centaines d’agriculteurs démontrent que, au sein de la petite bourgeoisie broyée par la marche du capitalisme, il y a un terreau sur lequel peuvent émerger des troupes prêtes à agir plus directement et plus durement. Les chefs potentiels d’un tel mouvement existent déjà. Les petits agriculteurs s’en prennent aujourd’hui de façon encore modérée aux politiciens et aux représentants de l’État mais, demain, eux ou d’autres catégories de la petite bourgeoisie pourraient le faire contre des travailleurs en grève pour leur salaire, contre les chômeurs, accusés de ne pas vouloir travailler, ou pour réclamer la réduction des droits sociaux, toujours trop coûteux à leurs yeux. La sympathie affichée pour le RN et les idées de souveraineté nationale par nombre d’agriculteurs mobilisés n’est pas anodine. Le fils de Bousquet-Cassagne a été responsable et candidat pour le FN à la fin des années 2010 dans le département. Le père, connu pour ses actions coups-de-poing et ses idées d’extrême droite, comme la suppression du RSA, des allocations-chômage et du smic, afin selon lui de « remettre les Français au travail », a proposé au RN ses services pour les prochaines élections européennes.

La violence du système capitaliste

Cependant, ce n’est pas en critiquant la violence avec laquelle ces agriculteurs enragés agissent que les travailleurs pourraient les détourner des notables et des démagogues qui se servent d’eux. La colère qui les anime est le retour de bâton quasi mécanique de la pression qu’exerce sur eux la société capitaliste. Cette colère s’oriente aujourd’hui contre les politiciens serviteurs du capital. Et il est certain que leur politique au service du grand capital n’a pu qu’alimenter la grogne paysanne depuis cinquante ans. Que les paysans s’en prennent aux institutions rentre dans la même logique. Le PS, qui se plaint de l’irruption de « factieux » au sein du conseil régional de Nouvelle Aquitaine, est tout aussi responsable de la ruine des petits agriculteurs que le gouvernement actuel et que les gouvernements de droite qui l’ont précédé. Pendant des années, les dirigeants socialistes ont tenu des discours démagogiques destinés à tromper les masses travailleuses, pour tenter de leur faire croire qu’ils gouvernaient dans leur intérêt, alors qu’ils prodiguaient leurs faveurs à la grande bourgeoisie. La petite bourgeoisie menacée de ruine les juge sur leurs actes, et il est dans l’ordre des choses qu’elle leur demande des comptes. Mais si la petite bourgeoisie met ses espoirs entre les mains de démagogues qui les envoient se battre contre les normes, l’Europe ou la concurrence étrangère, elle continuera à être inexorablement broyée, son combat tombera dans une impasse, elle ne servira que de troupes, de masse de manœuvre, à des politiciens ou à des notables qui ne rêvent que d’arriver au pouvoir pour se servir ou pour servir les maîtres d’aujourd’hui, la grande bourgeoisie, les capitalistes qui justement les étranglent.

La petite bourgeoisie est composite. Elle renferme en son sein des catégories dont les conditions de vie et de travail sont proches de celles du prolétariat, d’autres qui sont proches de la bourgeoisie capitaliste. Qu’ils soient derrière la CR ou derrière la FNSEA, les petits agriculteurs sont aujourd’hui le jouet de notables qui les utilisent pour régner sur leur pré carré, ou pour servir de masse de manœuvre pour les grands propriétaires qui, comme Rousseau, sont de véritables agro-capitalistes. Cela se mesure aux revendications et aux objectifs qu’ils mettent en avant, qui ne désignent que très peu les entreprises capitalistes, les trusts, les banques qui dominent le secteur, et jamais le capitalisme, le marché et la concurrence. Ce qui pèse dans la situation, c’est l’absence politique de la classe ouvrière. Agir pour que la classe ouvrière redevienne une force capable de changer la société, capable d’entraîner toutes les couches sociales broyées par la dictature du capital, y compris les petits agriculteurs, telle doit être la perspective des militants révolutionnaires.

26 mars 2024