L’Arctique, enjeu de rivalités entre grandes puissances

Yazdır
septembre-octobre 2020

La région arctique, qui entoure le pôle Nord,semblait à l’écart des conflits qui secouent la planèt. Elle est maintenant sous les feux de l’actualité en raison de catastrophes écologiques, et des rivalités entre grandes puissances, aiguisées par l’aggravation de la crise économique.

Début juin, 23 000 tonnes de gazole se sont échappées d’un réservoir d’une centrale thermique de Norilsk, une ville de l’Arctique sibérien. Une nappe rouge d’hydrocarbures a recouvert la rivière voisine jusqu’à la mer, comme l’ont montré des images satellites. Au manque d’entretien des infrastructures, datant parfois de l’ère soviétique, s’est ajouté un processus lié au réchauffement climatique : les infrastructures vétustes et corrodées reposaient sur un sol jusqu’à présent gelé de façon permanente, le pergélisol. Elles furent déstabilisées quand la hausse des températures fit fondre la couche superficielle du sol.

Le 20 juin 2020, la température a battu un record historique en atteignant 38 °C à Verkhoïansk en Sibérie, au-delà du cercle polaire. L’amplitude des températures y est toujours très importante, de - 57 °C à + 30°C, mais ce nouveau record s’inscrit dans le cadre du réchauffement climatique, qui explique aussi la récurrence des gigantesques incendies qui ravagent la Sibérie, comme en 2019.

La région arctique est en plein bouleversement. Le réchauffement climatique y est deux fois plus rapide que sur le reste du globe. Les hivers sont de moins en moins englacés. La superficie et l’épaisseur de la banquise diminuent chaque année. D’après certaines études, elle pourrait disparaître d’ici vingt ans. Cela ne va pas sans conséquences.

D’une part, la fonte de la banquise modifie le régime des courants marins.

D’autre part, ce phénomène de fonte, causé par le réchauffement global de la planète, a pour effet d’accélérer ce réchauffement. En effet, la banquise limite le réchauffement du climat mondial du fait qu’elle réfléchit les rayons solaires vers l’espace, tandis que l’océan les absorbe davantage et les convertit en énergie thermique.

De nombreux reportages grand public sur les conséquences écologiques du réchauffement évoquent aussi la manne qu’il pourrait fournir à un certain nombre de grandes sociétés capitalistes.

La fonte des glaces rend en effet navigable une voie maritime dite du Nord-Est, qui longe la Russie et relie la Norvège à la Chine et au Japon via le détroit de Béring. Partiellement libérée des glaces, elle reste dangereuse mais représente un gain de temps de trois semaines par rapport aux parcours contournant l’Eurasie par le sud. D’où une importante économie, notamment pour les sociétés de transport maritime, les affréteurs et les sociétés gazières et pétrolières. Quelques navires pétroliers ont déjà effectué ce trajet cette année. Par ailleurs les hydrocarbures, les minerais, dont les terres rares, et d’autres richesses des mers et territoires de l’Arctique deviennent aussi accessibles, les sciences et techniques qui permettent leur exploitation ayant beaucoup progressé. Les grandes sociétés de pêche et de transformation du poisson lorgnent aussi les ressources de la région boréale dont les eaux, réchauffement aidant, attirent des bancs de poissons.

Ces multiples richesses et nouvelles voies navigables potentielles attisent la convoitise des pays riverains : les États-Unis avec l’Alaska, le Canada, le Danemark avec le Groenland, la Norvège, la Suède, la Finlande, l’Islande et la Russie. Cette dernière est non seulement, par l’étendue de son littoral septentrional, la plus grande nation arctique, mais aussi celle qui a le plus développé ses infrastructures dans la région. Les perspectives de profit, réelles ou en partie fantasmées, que généreraient des terres et des mers libérées des glaces avivent les rivalités entre pays riverains. À qui appartiennent les fonds de l’océan Arctique ? Quels détroits resteront ouverts au passage des navires commerciaux, touristiques ou militaires ? Les États-Unis et les trusts qui leur sont liés sont attentifs aux espaces qui s’ouvrent et ne tiennent pas à y voir s’installer des rivaux. Les pays impérialistes européens et des pays d’Asie, la Chine au premier chef, espèrent eux aussi se tailler une part du gâteau.

Convoitises et rapport de force

Lorsque les grandes puissances se partagèrent le monde, la région arctique fut en partie protégée par les conditions extrêmes de vie qui y régnaient et rendaient son exploitation et sa colonisation difficiles. Cependant, dès le 16e siècle, les baleiniers ont sillonné les mers du Grand Nord. Les puissances de l’époque se disputaient les îles de la mer de Barents, à la frontière entre la Russie et la Norvège, ce qui donna lieu à une première bataille en 1693. Des explorateurs, aventuriers et négociants, se mirent à la recherche d’une route au nord-est, navigable pendant les mois d’été, reliant la Norvège au Pacifique en longeant les côtes russes. À partir du 18e siècle, les États occidentaux les plus développés économiquement et militairement y envoyèrent des expéditions scientifiques. Cette pratique se perpétue, mais ces bases ne sont pas à vocation uniquement scientifique : elles servent de points d’appui à la politique de ces États et bien souvent de leurs trusts. La volonté de ces États d’être représentés au sein du Conseil de gouvernance de l’Arctique, créé en 1996 à l’initiative de la Russie, traduit l’intérêt économique et stratégique qu’ils portent à l’avenir de l’exploitation de l’Arctique.

Ce conseil se veut un forum de coopération, dont les déclarations n’ont pas de caractère contraignant. Limité au départ aux États-Unis (avec l’Alaska), Canada, Danemark, Norvège, Russie, Islande, Suède et Finlande et aux représentants de certains peuples autochtones, il s’est élargi dans les années 2000 bien au-delà du cercle de ces États riverains. Ainsi, huit États européens, dont la France, ont obtenu le statut d’observateur au Conseil de l’Arctique. L’Union européenne souhaitait s’y engager, mais sa candidature fut repoussée du fait de certaines de ses positions, telle sa demande d’un moratoire de la pêche aux phoques. Elle a aujourd’hui un statut d’invité spécial permanent. En 2009, la France créa un poste d’ambassadeur chargé de la négociation internationale pour les pôles, qui fut un point de chute pour Michel Rocard, puis Ségolène Royal en 2017. En 2013, la Chine, la Corée du Sud, Singapour, l’Inde et le Japon obtinrent à leur tour le statut d’observateur au Conseil de l’Arctique.

Des ressources naturelles déjà exploitées

Certains pays de l’Arctique profitent déjà de l’exploitation des ressources du sous-sol et des mers. La Norvège doit son récent enrichissement à l’extraction de pétrole offshore depuis les années 1980, et elle occupe le deuxième rang mondial pour l’exportation du poisson et des produits de la mer. En Suède, la plus grande mine de fer se trouve à Kiruna. Son extension a été récemment contestée par la population autochtone du nord de la Scandinavie, les Samis. Ils se sont aussi opposés à l’exploitation d’une nouvelle mine de fer à Kallak.

Le Groenland, colonie de fait du Danemark, a été dès le 19e siècle une terre d’exploitation de minerais. Jusqu’en 1987, on en tirait de la cryolite, utilisée pour la fabrication de l’aluminium, de certains verres et de productions militaires stratégiques. Des mines de plomb, de zinc, d’or ou d’argent y ont été exploitées. Dans un certain nombre de cas, l’extraction s’est arrêtée dans un passé récent, les sociétés qui s’y étaient engagées laissant sur place leurs installations à l’abandon.

En Alaska, les gisements de pétrole furent mis en exploitation en 1977, et les hydrocarbures constituent la plus grande part des ressources de cet État américain, une région immense que la Russie avait vendue aux États-Unis au 19e siècle. Au Canada, la prospection du pétrole a commencé dans la province du Yukon malgré les protestations de la population locale. Les mines de ce pays occupaient la troisième place pour la production de diamant en 2017.

La Russie est cependant le pays le plus engagé dans le développement de ses territoires situés au-delà du cercle polaire, et depuis longtemps.

Les débuts du développement de l’Arctique sibérien

Du temps des tsars, l’exploration de ce vaste territoire attirait des aventuriers qui cherchaient à faire fortune en vendant des fourrures et des peaux de phoques. Avant la révolution russe, la Sibérie, un immense territoire de colonisation assez récente (17e et 18e siècles), peuplé de nomades, chasseurs de phoques ou éleveurs de rennes, était devenue au 19e siècle une prison à ciel ouvert, réservée à tous ceux qui contestaient l’autocratie. La Première Guerre mondiale poussa le pouvoir à construire des ports sur sa façade arctique.

Après la révolution russe, le pouvoir soviétique une fois stabilisé chercha à développer ces vastes territoires semi-­désertiques, riches en minerais et stratégiques d’un point de vue militaire. Mais bien vite, le pouvoir fut confisqué par une bureaucratie parasitaire. La démocratie ouvrière laissant place à la dictature du chef de la bureaucratie, Staline, le développement de la Sibérie et du Grand Nord soviétique furent alors marqués par une extrême violence policière et les incohérences bureaucratiques.

À la fin des années 1920, la collectivisation forcée décrétée par Staline donna les moyens humains à l’exploitation de ces zones. Pour leur opposition réelle ou supposée au régime, des millions de paysans et leurs familles furent déportés en Sibérie où ils durent, quand ils survivaient, tenter de mettre en valeur ces terres quasiment vierges et désolées. Les paysans tout comme les déportés politiques, trotskystes, socialistes ou anarchistes, durent travailler dans des mines, telle celle qui appartient aujourd’hui à la société Norilsk Nickel, ou à la fondation de la ville de Norilsk en 1935. Des centaines de milliers de déportés furent employés à la construction de lignes de chemin de fer servant au transport des minerais, et au creusement de la route maritime, le canal de la mer Blanche, reliant l’océan Arctique aux voies navigables de la Russie d’Europe du Nord. Les infrastructures restèrent cependant embryonnaires, voire inexploitées, et parfois inexploitables du fait de l’incurie et de la gabegie du pouvoir. Après la Deuxième Guerre mondiale, le développement du Grand Nord et de la Sibérie connut une accélération.

De la Deuxième Guerre mondiale à la guerre froide

Le Grand Nord fut une zone de combat car, à partir de juin 1941, date de l’invasion de la Russie par les armées d’Hitler, il fut une voie d’approvisionnement de l’URSS par ses nouveaux alliés américain et anglais. Dès l’été 1941, les forces armées allemandes lancèrent des attaques le long des voies d’accès à Mourmansk, port soviétique le plus proche du cap Nord en Norvège, et le seul qui n’est jamais bloqué par les glaces. Un front de plus de 1 000 km s’étendit alors de la mer de Barents jusqu’à Leningrad. Les troupes allemandes occupaient le nord de la Norvège et en particulier la zone de Kirkenes, à la frontière soviétique, où étaient produits du nickel et du fer indispensables à l’Allemagne. Dans la zone du cercle polaire, le Groenland et l’Islande servaient aux États-Unis de bases militaires contre l’Allemagne.

À l’issue du conflit mondial, les tensions entre les États-Unis et l’URSS, État issu d’une révolution ouvrière que l’impérialisme n’avait pas réussi à abattre, débouchèrent sur ce qu’on a appelé la guerre froide. Le cercle polaire se trouva hérissé de bases militaires soviétiques tandis que les États-Unis et leurs alliés de l’Otan en construisaient un peu partout sur la planète, pour contenir le communisme, disaient-ils.

Parallèlement, en URSS, la politique de terreur reprit en intensité. La bureaucratie ne voulait pas laisser croire qu’ayant vaincu le nazisme la population pouvait espérer une atténuation de la dictature. La répression fournit une innombrable main-d’œuvre servile affectée à la reconstruction du pays. Ces projets gigantesques furent aussi une tentative d’industrialiser les territoires les plus au nord de l’URSS. L’appareil stalinien y trouvait son compte, consolidé qu’il était en terrorisant la population, et sa police politique justifiait ainsi sa place et ses privilèges. Mais comme le chef de cette police politique, Beria, allait le constater en 1953, les camps étaient économiquement plus coûteux qu’efficaces.

Après la mort de Staline, la prospection et l’exploitation pétrolière et gazière, nouvel objectif, furent dévolues à des travailleurs libres que le pouvoir tentait, par des avantages salariaux et autres, d’attacher à une vie très difficile dans le Grand Nord et en Sibérie.

L’URSS, dépendante de ses ressources en pétrole et gaz

Au cours des années 1950, des milliers de géologues furent envoyés prospecter la Sibérie. Pendant la décennie suivante, commença l’exploitation de 250 puits de pétrole et de plus d’une centaine de poches de gaz. Des oléoducs et gazoducs toujours plus nombreux furent construits, malgré des difficultés techniques, les pipelines devant parcourir des milliers de kilomètres parfois dans des marécages. En vingt-cinq ans, seize villes surgirent près du cercle polaire.

Pour surmonter son isolement partiel du reste du monde et donc de la division mondiale du travail, l’URSS chercha à collaborer avec des sociétés occidentales plus avancées sur le plan technologique et prêtes à investir. Les deux chocs pétroliers des années 1970 facilitèrent le renforcement des liens entre les pays d’Europe occidentale et l’URSS. L’exportation, hors bloc de l’Est, de gaz et de pétrole soviétiques fut multipliée par quinze dans les années qui suivirent. Les ressources provenant de l’or noir prirent une place de plus en plus importante dans le budget de l’URSS, contrainte de se maintenir dans la course aux armements face à l’impérialisme et dont le parasitisme de sa couche privilégiée et dirigeante, la bureaucratie, entravait de plus en plus l’économie. Sur fond de demande croissante d’hydrocarbures de l’Occident, le Kremlin chercha à développer la production.

Après l’éclatement de l’URSS, la recherche de nouveaux gisements

Ruinée et affaiblie par la guerre en Afghanistan et la sclérose du système bureaucratique, l’URSS de Gorbatchev partit à la dérive pour finalement éclater en 1991. La population plongea dans la misère et l’économie soviétique fut dépecée par la bureaucratie. Dans le Grand Nord et la Sibérie, les infrastructures tombèrent à l’abandon ou furent accaparées par quelques bureaucrates et aventuriers liés au pouvoir, alors que les populations nomades perdaient les avantages de l’ère soviétique telles l’instruction et la médecine gratuites. Comme partout en ex-URSS, la prédation par une minorité d’oligarques, les magnats de la bureaucratie, rendit encore plus problématique la mise en place de plans d’investissements.

Donnant un coup d’arrêt à ce déclin fulgurant, à partir des années 2000, Poutine imposa, d’une main de fer, de nouvelles règles du jeu aux bureaucrates. La militarisation de la Sibérie arctique reprit, ainsi que la prospection, alors que s’épuisaient les gisements d’hydrocarbures déjà exploités dans le pays. Dmitri Medvedev, ancien PDG du géant gazier étatique Gazprom, qui fut Premier ministre de Vladimir Poutine, déclarait en 2008 : « Notre tâche la plus importante est la transformation de l’Arctique en base de ressources de la Russie du 21e siècle. » L’État, par la loi, a réservé les licences d’extraction du pétrole et du gaz aux entreprises au moins à 50 % étatiques. Ainsi, seuls les deux géants Gazprom et Rosneft peuvent obtenir ces licences, même si, ne possédant pas la technologie nécessaire, ils doivent trouver des partenaires occidentaux. En 2013, le taux d’impôts sur l’extraction en Arctique a été ramené de 30 % à 5 % pour attirer les investissements et favoriser les grands groupes pétroliers russes.

Ainsi en 2011, la plateforme Prirazlomnaïa fut édifiée en mer de Petchora, en zone polaire. En octobre 2014, le premier navire pétrolier embarquait 70 000 tonnes de brut malgré les protestations d’ONG défendant l’environnement. Les moyens techniques furent apportés dans un premier temps par une collaboration avec BP puis Exxon Mobil, dont un des pétroliers, l’Exxon Valdez, s’était échoué en 1989 en Alaska, provoquant une gigantesque marée noire. En 2014, un autre champ pétrolier fut découvert plus à l’est, en mer de Kara, là encore avec la participation d’Exxon Mobil et de Rosneft.

La société publique russe Rosatom a construit des brise-glace nucléaires, dont le plus performant peut se frayer un chemin dans des épaisseurs de glace de trois mètres. La Russie est de loin le pays arctique qui possède le plus de brise-glace, qui lui servent à ouvrir une voie à ses navires.

L’exploitation des ressources en Arctique, éloignées de tout, impose la construction de nouvelles bases logistiques et militaires pour permettre la navigation, protéger et sécuriser les installations. Pour alimenter ces bases et ces villes en électricité, une filiale de Rosatom construit des réacteurs nucléaires flottants, c’est-à-dire placés sur des navires, dont le premier a été inauguré en mai 2020. La fonte du pergélisol accroît en effet le risque d’accident avec des centrales construites sur ce qui n’est plus vraiment la terre ferme comme en Tchoukotka, à l’extrémité orientale de la Russie près du détroit de Béring. Ces prouesses, assorties de risques guère maîtrisables, restent de fait un peu isolées. Après 2010, la ruée vers l’Arctique a subi un coup de frein. En 2012, Total a renoncé aux forages pétroliers maritimes en Arctique, et Shell s’est détourné de l’Alaska en 2015.

Les rivalités des États impérialistes et de leurs multinationales

À la faible rentabilité des projets ayant connu un début de réa­li­sa­tion, aux espoirs déçus de matières premières facilement exploitables, s’est ajoutée une raison de nature plus politique. Les États-Unis ont menacé de sanction les entreprises occidentales qui commerceraient avec les entreprises russes, au prétexte du conflit qui a éclaté en 2014 entre la Russie et l’Ukraine. Ces sanctions n’imposent pas l’arrêt des projets communs, mais elles visent à priver les sociétés russes de financement en dollars et d’accès aux dernières technologies souvent indispensables. La Russie s’est alors tournée vers l’Asie. La Chine, qui cherche à garantir ses sources de matières premières et à transporter ses marchandises plus facilement vers l’Europe, a fait le choix d’investir dans ces projets. La Corée du Sud et le Japon, dans une moindre mesure, ont les mêmes préoccupations.

Cette collaboration s’est illustrée par exemple sur le chantier de l’usine de gaz naturel liquéfié construite à Bovanenkovo dans la péninsule de Yamal. Cet investissement colossal, extrêmement complexe du fait des obstacles propres à l’Arctique, comprend l’extraction, la liquéfaction et le transport du gaz. Il inclut la transformation du port de Sabetta et d’autres équipements. Il est mis en œuvre par un consortium comprenant Total (pour 20 % directement et 16 % au travers de sa participation à l’entreprise russe Novatek), la Chinese National Petroleum Company et un fonds chinois, Silk Road Fund, pour 30 %. Total a pu maintenir sa présence en trouvant de nouveaux investisseurs, non américains, pour financer sa participation. Une partie de l’usine a été construite dans des chantiers navals chinois, indonésiens ou malaisiens. Des super-méthaniers brise-glace ont été construits par Daewoo et achetés entre autres par la compagnie maritime commerciale russe Sovcomflot.

Du fait de la collaboration de la Russie avec certains pays asiatiques, la part de gaz russe destinée aux marchés asiatiques a atteint 54 %.

Une course à l’appropriation

D’autres États, européens, sont prêts à investir. L’État norvégien s’engage ainsi dans le projet russe de passage du Nord-Est. Le port de Kirkenes en Norvège vient de signer un accord avec une compagnie de services chinoise, spécialisée dans le pétrole. L’Islande, elle, a conclu des accords avec la Chine tandis que cette dernière négocie avec le Groenland.

En réaction, Trump a tout simplement proposé de racheter le Groenland en août 2019 ! Plus récemment, il a annoncé une aide de 11 millions de dollars à ce qui reste une province du Danemark, dans le but d’inciter le Groenland à refuser les capitaux chinois. Pour provocante qu’elle paraisse, l’attitude des États-Unis n’est pas différente de celle des autres États frontaliers de l’Arctique, qui veillent à garder un œil sinon la main sur les richesses qu’ils pourraient exploiter dans un avenir proche.

Les expéditions scientifiques ont en partie pour rôle de définir à qui appartiennent naturellement sinon juridiquement ces mêmes richesses. Les Zones d’exclusivité économique (ZEE) déterminent à qui appartiennent les richesses sous-marines en fonction des limites du plateau continental, tout au moins en théorie. En 2007, un bathyscaphe russe a même symboliquement planté un drapeau russe en titane à la verticale du pôle Nord, par 4 200 m de profondeur, sur des fonds sous-marins que ses relevés permettent à la Russie de revendiquer comme une extension de sa ZEE au détriment du Canada. De même, des conflits opposent les États-Unis au Canada quant à la définition des ZEE, en particulier en mer de Beaufort, à la frontière des deux États au nord-ouest du continent américain, où sont situés des gisements de pétrole. Le Danemark a, lui, planté son drapeau sur la petite île de Hans, inhabitée et équidistante de Qaanaaq (anciennement Thulé, au Groenland) et du Nunavut, au Canada, étendant ainsi son territoire. Pour l’heure, ces oppositions se règlent administrativement – ou pas –, devant les instances de gouvernance de l’Arctique, encore reconnues de tous.

Un tout petit obstacle

L’Arctique a une densité de population très faible, et le mode de vie de certains des peuples qui y vivent est bien peu compatible avec le développement des mines et autres exploitations.

Dans les années 1960, certains pays de l’Arctique furent confrontés à des mobilisations des peuples autochtones, qui ont parfois réussi à ralentir l’exploitation capitaliste de ces zones. Le Canada dut arrêter sa politique d’assimilation forcée (poursuivie jusqu’en 1996) et accorder aux Inuits des droits sur leurs terres et leurs richesses. Le Danemark a concédé une certaine autonomie au Groenland en 1979, renforcée en 2009, et les populations autochtones y ont obtenu un droit de regard sur l’exploitation de leurs sols, sous-sols et mers. Il en va de même en Alaska et dans les pays d’Europe du Nord.

Cependant, dans tous les pays capitalistes, les populations du Grand Nord ont été intégrées en position de colonisées puis de citoyennes de seconde zone, et en tout cas sans retour en arrière possible. Ces populations se retrouvent confrontées au chômage, aux ravages de l’alcoolisme, au manque d’infrastructures en tout genre. Dans l’espoir de se développer, de sortir de la misère, certaines ont choisi d’ouvrir l’exploitation des ressources de leurs territoires. Ainsi le Groenland autonome, après avoir résisté un temps à l’exploitation de ses richesses minières, dont l’uranium par une décision de 1988, a finalement accepté l’ouverture d’une mine en 2016. Mais son exploitation fut repoussée par le trust français Areva, au vu de la difficulté à prévoir l’évolution de la demande mondiale d’uranium et donc les profits.

La domination coloniale directe, combattue par la population, a pris fin, mais aujourd’hui ce sont les rapports capitalistes au sein du marché mondial qui contraignent la population à accepter ce qu’elle avait combattu.

Les peuples du Grand Nord russe ont connu une autre histoire. La révolution russe tenta de les intégrer au système soviétique et de les arracher à leur arriération multiforme. Même si cette politique fut dévoyée par le stalinisme, ces peuples eurent accès, malgré la dégénérescence bureaucratique, à l’éducation, à un certain nombre d’infrastructures et à une ouverture sociale à la vie moderne. Leur activité économique, leur mode de vie et leur environnement furent en même temps bouleversés sans ménagement, un temps par le goulag, et jusqu’à maintenant par l’exploitation des hydrocarbures et des mines.

***

La course à l’accaparement des richesses de l’Arctique reste encore limitée dans les faits. Elle a repris et s’est intensifiée depuis une vingtaine d’années mais son acuité fluctue en fonction du prix des ressources sur le marché mondial, et plus fondamentalement de l’évolution de l’économie mondiale, et donc de la crise. La course à la recherche d’hydrocarbures et de minerais s’est ainsi emballée lorsque les prix étaient au plus fort, pour retomber avec la baisse des prix, fragilisant la rentabilité des investissements. L’intérêt que la Chine porte aux sources de matières premières en Arctique ravive la rivalité commerciale qui l’oppose aux États-Unis. Parallèlement, des rivalités y opposent aussi les États-Unis, le Canada et la Russie comme sur d’autres terrains. La crise actuelle peut modifier les ambitions des différents États frontaliers et des puissances qui s’intéressent de près à l’Arctique. La chute du prix du pétrole et la contraction de la demande liée à la crise de l’économie peuvent conduire à l’abandon de certains gisements que lorgnent des États et des groupes capitalistes. Le capitalisme n’admet que des équilibres temporaires, précaires, ce que mettent en lumière les aléas de la politique des États et des investissements de leurs trusts.

Cependant, la concurrence entre les États impérialistes d’une part, et d’autre part entre eux tous et la Russie et la Chine, sur fond de volonté de contrôler les routes maritimes et les richesses potentielles de la région, porte en germe le risque de conflits dans l’Arctique. Ceux-ci seraient le prolongement de tensions et d’affrontements entre puissances rivales à l’échelle de toute la planète. La militarisation des différents protagonistes montre qu’ils s’y préparent, les États-Unis très loin en tête. Dans un monde dominé par l’impérialisme, confronté à l’aggravation de la crise, l’Arctique pourrait ainsi servir de prétexte à un affrontement qui ne se limiterait pas au cercle polaire.

11 août 2020