Allemagne : la montée de l’extrême droite

Yazdır
novembre 2018

Entre le 26 août et le 14 septembre, Chemnitz et Köthen, deux villes de l’est de l’Allemagne, ont successivement été le théâtre de manifestations d’extrême droite réunissant jusqu’à 6 000 personnes. Dans les deux cas, l’extrême droite s’est littéralement jetée sur des faits divers tragiques impliquant des demandeurs d’asile, pour les instrumentaliser à son profit.

Les premiers à réagir ont été divers groupements et partis de l’extrême droite violente : utilisant les réseaux sociaux, tout ce que le pays compte de nostalgiques du nazisme, identitaires, hooligans, habituellement rivaux, se sont cette fois regroupés.

Le pays a découvert, sidéré, des rassemblements dans lesquels des hommes faisaient le salut nazi, geste illégal en Allemagne, attendaient tout juste le crépuscule pour défiler en hurlant « National-socialisme ! » ou « Adolf Hitler ! » En marge des manifestations, certains se sont lancés dans des chasses collectives ; des groupes d’hommes cagoulés ont encerclé des personnes seules qu’ils prenaient pour des migrants, qui parfois étaient des Allemands d’origine immigrée ou des étudiants étrangers, pour les insulter ou exiger leurs papiers, parfois les tabasser. Des scènes qui auraient paru inimaginables il y a deux ou trois ans. Souvent, la police regardait et laissait faire.

L’AfD (Alternative für Deutschland), qui interdisait à ses membres toute manifestation en commun avec le mouvement anti-islam Pegida (fondé en 2014 dans la ville voisine de Dresde), celui-ci sentant trop le soufre, leva cet interdit au printemps 2018, notamment sous la pression de ses sections les plus radicales, à l’Est. Et le 1er septembre, pour la première fois, après plusieurs manifestations de néonazis, l’AfD assuma qu’un cortège emmené conjointement par AfD et Pegida défile dans les rues aux yeux de tous, cortège dans lequel prirent place de simples citoyens se disant en colère ou apeurés par l’insécurité, mais aussi des néonazis et autres hooligans. L’AfD a donc franchi ce qu’elle-même présentait comme une ligne rouge, amplifiant l’audience de la fraction la plus violente de l’extrême droite, jusque-là marginale.

Tout cela a créé un choc dans un pays que beaucoup pensaient vacciné contre le fascisme. De fait, jusqu’à récemment, l’Allemagne était l’un des rares pays d’Europe à rester largement épargné par la montée de l’extrême droite, le racisme et le mirage du repli sur soi. Suite à son histoire tragique et grâce à l’importance de l’éducation et de la dénonciation de la période nazie en Allemagne, l’antisémitisme, le racisme et le fascisme semblaient ne pas y avoir de place. Mais la manière même dont cette histoire a été racontée, rabâchant en permanence aux Allemands, depuis l’école primaire, que chacun porte personnellement et définitivement la responsabilité du génocide juif, a aussi créé un ras-le-bol que l’extrême droite ne se prive pas d’exploiter.

Quoi qu’il en soit, il est tragique de voir que, quatre-vingts ans après le cataclysme du nazisme, certains puissent ouvertement s’en réclamer aujourd’hui. Pour une partie sans doute, sans mesurer la portée de leur geste. Ainsi de cette femme qui, interrogée par une télévision dans une manifestation, répondait presque tranquillement : « Je suis pour la nation et pour le socialisme. Si c’est cela le national-socialisme, eh bien d’accord, alors je suis nationale-socialiste. »

Il existe, de longue date, plusieurs groupes ou groupuscules néonazis, mais ils étaient complètement marginalisés, traités en pestiférés. Les événements de septembre laissent penser qu’ils influencent désormais une partie de la population, encore très minoritaire certes.

Les réfugiés, une aubaine pour l’AfD

À la racine de la montée de l’AfD, comme partout, il y a la crise économique et la tentative d’hommes politiques de détourner de ses responsables la colère ou l’angoisse des populations qu’elle frappe.

La précarité a explosé ces dernières années en Allemagne, et avec elle les bas salaires, le nombre de travailleurs pauvres, celui des femmes à temps partiel et donc à salaire partiel imposé. Là-bas aussi la crise économique appauvrit les classes laborieuses, sans aucune perspective de voir la situation s’arranger. C’est ce qui fait le terreau de l’extrême droite et, en ce sens, ce qui se passe actuellement en Allemagne n’est pas original, ayant plutôt tendance à la rapprocher des pays voisins.

L’AfD, créée il y a cinq ans seulement, en février 2013, par des économistes, des universitaires et des petits patrons, dont beaucoup venaient de partis traditionnels, Union chrétienne-démocrate (CDU), Union chrétienne-sociale (CSU) ou Parti libéral-démocrate (FDP), se voulait eurosceptique. La presse la surnommait alors « le parti des professeurs ».

Elle connut une première rupture lorsque F. Petry, en en prenant la tête en 2015, l’orienta vers l’extrême droite, plaçant au premier plan le combat contre l’islam. L’AfD était en perte de vitesse et ce virage n’eut d’abord pas d’effet. À l’été 2015 ce parti était donné pour moribond par certains commentateurs, peu perspicaces au regard de ce qui se jouait dans d’autres pays. Mais à la fin de l’été 2015, la crise des réfugiés fut sa chance. Le président actuel de l’AfD, A. Gauland (membre de la CDU pendant trente ans), le dit d’ailleurs ouvertement, et exactement de cette manière : l’arrivée des réfugiés en Allemagne représenta « un magnifique cadeau » pour son parti.

S’il est faux de prétendre que l’arrivée des réfugiés aurait fait monter l’extrême droite en Allemagne, il est clair que l’AfD sut utiliser cette question en focalisant le débat sur les réfugiés et sur la haine des « élites ». L’AfD, observant le discrédit qui touchait l’ensemble de la classe politique, s’est en effet positionnée comme anti-système, anti-establishment, en essayant de se faire passer pour le renouveau.

Dès lors, l’AfD se mit à vociférer contre les migrants musulmans, « l’immigration de masse » ou « le chaos de l’asile ». Ce langage était inédit en Allemagne, comme le fait de rendre les migrants responsables des problèmes du pays. La violence des attaques contre Angela Merkel et sa politique d’accueil ébranlait également l’habitude de relations plus policées entre partis politiques. C’était là encore une attitude très étudiée, destinée à renforcer l’apparence d’un parti prêt à en découdre, disant tout haut ce que les hommes politiques n’osent jamais dire, faisant voler en éclats le consensus entre privilégiés.

L’AfD se nourrit de la crise gouvernementale et l’aggrave

Les partis qui depuis 1949 se succèdent au pouvoir (CDU, SPD, FDP), recueillant ensemble la quasi-totalité des voix, sont tous discrédités. Les institutions qui passaient pour solides et stables sont entrées en période de turbulences. L’usure des sociaux-démocrates est la plus ancienne, datant d’une quinzaine d’années : le SPD ne s’est jamais remis d’avoir dirigé la mise en place des lois Hartz s’attaquant aux chômeurs et répandant le fléau de la précarité. Les élections législatives de septembre 2017 ont montré une nette usure de la CSU (en Bavière), confirmée par le scrutin du 14 octobre 2018. Ce parti qui vitupère contre Merkel est celui qui a perdu le plus de voix au profit de l’AfD, bien plus que la CDU de Merkel. Mais l’électorat de tous les partis gouvernementaux a subi une érosion : en 2017, les partis de l’actuelle grande coalition, CDU, CSU et SPD, ne totalisaient plus que 53,5 % de l’ensemble des suffrages exprimés, niveau le plus bas jamais atteint.

Il y a un an, situation inédite, la chancelière a eu beau sortir encore une fois victorieuse des élections après treize ans de pouvoir, elle a mis près de six mois à former un gouvernement. Aucune majorité ne se dégageait clairement, tant les voix étaient éparpillées, et un peu tous les types de coalitions (sauf avec l’AfD) furent envisagés. C’est pourtant bien l’ombre du succès de l’AfD, forte de ses 12,6 % des voix, qui planait sur les négociations. Le FDP (libéraux) claqua la porte ; le SPD qui avait exclu d’entrer au gouvernement finit par s’y résoudre à contre-cœur, conscient qu’il allait accélérer son déclin.

Pendant ces négociations, les difficultés étaient aggravées, déjà, par l’attitude de la CSU qui multipliait ses exigences, toutes dans le sens de l’extrême droite. Son patron H. Seehofer s’arc-bouta sur un plafond annuel de migrants dans le contrat de coalition. Même si ce nombre, de l’ordre de 200 000 personnes, n’était pas négligeable et en tout cas était supérieur aux arrivées effectives en 2017, il en faisait une question de rapport de force avec la chancelière, qui de son côté refusait de plafonner par avance un droit aussi fondamental que le droit d’asile.

Dès la formation du gouvernement, la crise entre CDU et CSU porta donc surtout sur la politique migratoire. L’autre partenaire de la coalition, le SPD, était pour ainsi dire inexistant. Faisant la course à droite pour retrouver des électeurs partis vers l’AfD, Seehofer, devenu ministre de l’Intérieur d’A. Merkel, réclama toujours plus de restrictions au droit d’asile. Merkel, résistant un temps, finit en général par céder, pour sauver sa coalition. Fin juin, Seehofer alla jusqu’à déclarer qu’il sortirait unilatéralement des accords de Dublin, menaçant donc de renvoyer les migrants ayant transité par un autre pays européen vers ce pays. Il n’en avait absolument pas le pouvoir, mais qu’à cela ne tienne. Soutenant l’AfD pour faire des migrants le sujet dominant la vie politique, il la renforçait.

Un an après les élections, la chancelière, après avoir si souvent fini par céder aux exigences de la CSU, apparaît politiquement très affaiblie. La fragile coalition s’enfonce d’une crise gouvernementale dans l’autre, toutes plus ou moins provoquées par la CSU. La CDU se divise à l’extrême, écartelée entre la voie modérée qu’incarne Merkel et la tentation de l’extrême droite. Ainsi la montée de l’AfD, conséquence de la crise de confiance que traversent les partis traditionnels, amplifie grandement cette crise.

Au mois d’avril, dans une ville du Nord-Ouest, Brême, un scandale éclatait autour du BAMF, l’Office fédéral chargé d’accorder les titres de séjour et l’asile politique. Le BAMF de Brême était soupçonné d’accorder l’asile beaucoup trop largement. Le scandale fit la une de l’actualité pendant plusieurs semaines, monté en sauce par les conservateurs et l’extrême droite, toujours dans le but de polariser le discours public et d’affaiblir la chancelière. La directrice de cet office dut démissionner ; une violente campagne l’accusa, ainsi que les autres employés, d’avoir monté un système de fraude, d’avoir fait venir des réfugiés d’autres régions pour leur vendre des papiers sans examen de leur situation. Ils furent accusés de négligences graves, de tricheries, de corruption, traités comme des criminels. Le BAMF dans son ensemble fut mis sur la sellette et, une fois encore, l’objectif était d’atteindre, au-delà, la chancelière, que l’on présentait comme dépassée par une immigration chaotique.

Mais lorsque, après trois mois d’investigation, les réfugiés concernés eurent fait l’objet d’une révision de leur situation, le résultat fut éloquent : dans 99,3 % des cas, les précédentes décisions d’asile (du BAMF, donc) étaient validées ! Nulle erreur, encore moins de tromperie organisée. Évidemment, cette information-là, début septembre, ne fit pas la une des journaux, ne passa pas en boucle sur les médias, ne fut pas commentée par Seehofer : elle dut se contenter de notes laconiques en pages intérieures.

Une autre crise gouvernementale fut déclenchée lors des manifestations d’extrême droite par un homme jusque-là inconnu du public, le chef de l’Office fédéral de protection de la Constitution, Hans-Georg Maassen. Quelques jours après que Merkel eut dénoncé les fauteurs de haine et de lynchage à Chemnitz, Maassen, dont le rôle en tant que responsable du renseignement intérieur n’est absolument pas de prendre position publiquement, la contredisait dans une interview accordée au journal le plus lu d’Allemagne, le tabloïd Bild. Censé disposer du maximum d’informations, il niait que des personnes aient été traquées, parlant même de fausse vidéo destinée à détourner la colère légitime vers un fait secondaire au lieu de s’en prendre aux vrais criminels (sous-entendu les réfugiés). Plusieurs responsables politiques de la CDU et de la CSU choisirent de lui emboîter le pas. Le message destiné à l’extrême droite était on ne peut plus clair : au cœur de la haute administration, des gens sont de votre côté. Au-delà du cas de Maassen, les événements de septembre ont levé un coin du voile sur les liens entre l’extrême droite et une partie de l’appareil d’État, notamment dans la police, mais aussi l’armée, la justice, les milieux politiques de droite.

Merkel elle-même voulut aplanir les choses, minimiser le sens de l’incident, jusqu’au moment où les voix exigeant le limogeage de Maassen se firent plus fortes. La coalition gouvernementale menaçait à nouveau d’exploser. Jusqu’au bout, il conserva le plein soutien de son supérieur, le ministre de l’Intérieur Seehofer. Et lorsqu’il fut finalement destitué, Seehofer obtint de ses partenaires de coalition que, ultime provocation, Maassen devienne son secrétaire d’État au ministère de l’Intérieur ! Il lui offrait une promotion, envoyant par là-même aux nervis d’extrême droite le signal qu’ils pouvaient continuer en toute impunité. Devant le tollé, il dut finalement reculer, mais sans que Maassen ait été sanctionné. Les provocations de Seehofer, expressions de la crise politique, mettent en évidence l’impuissance de Merkel et du SPD ; aggravant la crise, cela donne en outre l’impression que ceux qui gouvernent sont des incapables ou des bouffons.

Un parti qui joue sur deux tableaux, entre respectabilité et provocations

L’AfD est actuellement le parti qui capitalise cette montée de l’extrême droite. Depuis son origine en 2013, il connaît à la fois une ascension très rapide et de profondes mutations.

Deux ans après avoir pris la tête du parti pour le radicaliser, F. Petry fut à son tour mise sur la touche. Lors des législatives de 2017, l’AfD mena une campagne ignoble contre les migrants, notamment à l’Est. Certains de ses porte-parole rompirent avec une autre forme de consensus, rejetant le discours officiel sur la culpabilité collective liée au nazisme, voire inaugurant un discours révisionniste. Alors que les néonazis, dans le but de relativiser les crimes nazis, commémorent chaque année les bombardements alliés ayant détruit Dresde en février 1945, réclamant pour le peuple allemand le droit de pleurer « ses victimes », l’AfD s’empara de cette vision du passé. Björn Höcke, un dirigeant de l’AfD de Thuringe passé par les jeunesses de la CDU et lié au mouvement identitaire autrichien, prononça un discours retentissant sur la politique mémorielle. Il s’indigna que son pays soit le seul à avoir placé au cœur de sa capitale un « monument de la honte » (celui aux victimes du génocide), puis revendiqua « une vision positive de notre histoire ».

C’en était trop pour Petry, qui craignait que de tels discours ne fassent fuir les électeurs. Elle-même cherchait une option réaliste pour arriver au pouvoir dès 2021 – par les élections, donc, et nécessairement dans le cadre d’une coalition. Elle tenta de faire exclure Höcke, mais c’était désormais elle qui se trouvait en minorité, ce qu’elle entérina en démissionnant à son tour de l’AfD dès le lendemain de son élection comme députée, en septembre 2017.

Forte de ses 12,6 % en moyenne nationale, le 24 septembre 2017 l’AfD entra au Bundestag (Parlement fédéral) avec 92 députés. Jamais depuis 1953, malgré la proportionnelle (avec barre à 5 %), un parti d’extrême droite n’y avait eu d’élu. Au tournant des années 1960-1970, le parti d’extrême droite NPD a pu siéger dans des Parlements régionaux, puis à l’Est ces dernières années, mais jamais il n’a été représenté au Bundestag. L’AfD, elle, y est bien présente, ainsi que, depuis l’élection bavaroise du 14 octobre, dans quinze des seize Parlements régionaux.

Le soir même des élections, Gauland déclara dans son registre de provocation permanente : « Nous allons changer ce pays, faire la chasse à Mme Merkel .» Le ton était donné.

Suivant Höcke, il s’attaqua à la version officielle du passé de l’Allemagne, déclarant à l’été 2018 : « Hitler et les nazis ne sont qu’une fiente d’oiseau à l’échelle de plus de mille ans d’histoire glorieuse. » Ces dérapages à la Le Pen père sont bien contrôlés, la stratégie assumée. En atteste un document interne de 2017 qui donne pour objectif de « planifier minutieusement des provocations ». L’AfD, parti à deux visages, veut voir jusqu’où il peut aller pour séduire les plus radicaux et garder la possibilité d’accéder à la mangeoire gouvernementale par les voies classiques. Ce faisant, le curseur de ce qui est ou non dicible en Allemagne s’est nettement décalé.

La fermeture des frontières, les amalgames entre migrants et criminels, la place de l’islam, etc., sont devenus des sujets centraux, ce qui n’était absolument pas le cas avant 2016. Les événements de Chemnitz et Köthen montrent que l’AfD a donné une visibilité à la fraction la plus violente de l’extrême droite qui attendait tapie dans l’ombre. Désormais, même les références au nazisme ou l’expression d’une admiration pour Hitler choquent moins. L’AfD exerce une influence, et est parvenue à polariser le débat politique national, bien au-delà de ses scores électoraux.

Ce parti, hétérogène et qui se radicalise rapidement, est composé d’anciens des partis conservateurs, CDU, CSU, FDP (et même quelques transfuges du SPD) ; tandis qu’une fraction de ses membres sont issus de groupes d’extrême droite (NPD, die Republikaner). Son hétérogénéité est également géographique, l’AfD étant globalement plus modérée à l’Ouest. Après le tollé provoqué par Chemnitz, la direction est ainsi revenue en arrière, demandant à ses adhérents de ne participer qu’à des manifestations du parti, pour ne pas être assimilés aux néonazis. Ce à quoi la direction régionale de Saxe a répondu qu’elle pensait ne pas se tenir à cette consigne et qu’elle continuerait de manifester avec Pegida. À l’inverse, le responsable du parti à Hamburg a claqué la porte de l’AfD suite aux mêmes événements.

Jusque-là, l’AfD existait surtout électoralement. Depuis un an, elle s’est servie de son audience, notamment par ses députés, pour populariser un discours de haine raciste, ­anti-islam surtout et antisémite. Par ses succès, elle a donné des ailes aux adeptes du coup de poing. Les événements récents mettent en évidence un processus, ils rendent concret le mécanisme, montrant comment la montée électorale de l’extrême droite peut brutalement se transformer en autre chose. L’AfD, qui malgré ses provocations se voulait parti respectable, refusant même l’étiquette d’extrême droite, a pour la première fois, malgré les tabassages et les chants nazis, manifesté avec des groupes pro-nazis déclarés. Et son audience a permis à ces gens-là de sortir du bois, pour menacer, invectiver, intimider. Mi-septembre, un groupe a d’ailleurs été démantelé à Chemnitz, qui préparait des attentats contre des migrants et contre des militants de gauche.

Avec l’approfondissement de la crise, ce genre de processus peut se reproduire et se généraliser, y compris bien sûr en France avec le Rassemblement national, qui compte également un certain nombre de nostalgiques ou de partisans de la manière forte. L’avenir n’est pas écrit, ni en Allemagne ni nulle part. Mais il est important de comprendre la signification de ce qui se joue et la menace que cela recèle.

La CSU se radicalise, la CDU écartelée

L’AfD cible beaucoup Merkel dans ses attaques et, depuis des années, « Merkel, dégage ! » est l’un de ses principaux slogans de manifestation. Pourtant, une partie de l’Union (CDU et CSU) est attirée par l’AfD. Certains responsables CDU locaux, notamment dans les régions où ils sont les plus à droite et où l’AfD est particulièrement forte, réfléchissent à un rapprochement avec elle. De l’autre côté, Gauland déclarait encore récemment que son parti était prêt à gouverner avec une CDU revenue à la raison.

Il n’est donc pas si étonnant qu’en septembre plusieurs dirigeants CDU-CSU aient été prompts à exprimer leur compréhension à l’égard des manifestants d’extrême droite, ni qu’ils aient minimisé les violences commises.

Depuis le succès électoral de l’AfD il y a un an, la CSU est habitée par une obsession : le risque de perdre sa majorité absolue au Parlement régional de Bavière. Ce n’est arrivé qu’une seule fois depuis 1962, et pour elle Bavière et CSU sont synonymes. Elle a en conséquence considérablement durci son discours contre les migrants, jusqu’à adopter le langage de l’AfD. Lancées dans cette surenchère, les deux formations n’ont eu de cesse de radicaliser leur discours. À la manière de l’extrême droite, les Seehofer, Markus Söder (ministre-président de Bavière), Alexander Dobrindt ont multiplié les sorties racistes. Söder a imposé des crucifix dans tous les bâtiments publics de Bavière, ce qui a été unanimement interprété comme un geste dirigé contre les musulmans – même l’Église l’a critiqué. Le Parlement bavarois a fait voter une loi renforçant considérablement les pouvoirs de la police, permettant par exemple de mettre sur écoute n’importe quel habitant de Bavière, ce qui au printemps 2018 a fait descendre dans la rue une foule considérable, notamment à Munich.

Le moins que l’on puisse dire est que la tactique de la CSU ne lui réussit absolument pas. Ce parti, qui en 2013 recueillait encore 47,7 % des suffrages (déjà en baisse), n’a cessé de s’enfoncer dans les sondages depuis qu’il suit ce cours. Les électeurs attirés par l’extrême droite préfèrent voter pour l’original, l’AfD, tandis que les modérés de son camp, en désaccord avec l’évolution politique récente, fuient vers les Verts ou l’abstention.

Le témoignage du capitaine du Lifeline, navire humanitaire de sauvetage, est à cet égard intéressant. Ce Bavarois de 57 ans, électeur de la CSU, dénonce la situation des ONG de sauvetage qu’on empêche de sauver de la noyade des femmes, des hommes et des enfants. Il est révulsé par le cynisme des hommes politiques, citant par exemple la petite phrase de Söder sur « le tourisme de l’asile ». Il explique que les dirigeants CSU « essayent de dépasser l’AfD par la droite, et sont en train de payer l’addition de cette politique ». On ne le prendra plus à voter pour ce parti, il lui souhaite de plonger lors des élections.

Alors, trois semaines avant le scrutin, la CSU a pris un virage à 180 degrés. Tout à coup, faisant comme si l’AfD s’était dévoilée à Chemnitz et comme s’ils avaient soudainement compris sa vraie nature, les Seehofer et Söder se sont mis à l’attaquer, prenant un ton dramatique sur le danger du fascisme. Des attaques assez peu crédibles, après qu’ils se furent, pendant des mois, alignés sur l’AfD.

Le 14 octobre, jour des élections en Bavière, la CSU a finalement recueilli 37,2 % des voix. Elle reste de loin le premier parti mais, à son échelle, après des décennies de majorité absolue, c’est un recul catastrophique. Le SPD perd tout autant de voix, mais en partant de beaucoup plus bas : il passe de 20,6 % à 9,7 %, sous la barre symbolique des 10 % donc. Les Verts (écologistes) profitent le plus de la dispersion des voix et de la désaffection qui touche les grands partis gouvernementaux : ils doublent leur score et se retrouvent en deuxième position, avec 17,5 % des voix. L’AfD n’était pas encore présente lors du précédent scrutin de 2013 ; avec 10,2 % des voix, au moins elle n’améliore pas le score réalisé en Bavière lors des législatives de 2017, mais pour la première fois le Parlement bavarois comptera des élus d’extrême droite.

La veille des élections bavaroises, samedi 13 octobre, une manifestation monstre a réuni à Berlin une foule considérable, peut-être plus de 200 000 personnes, protestant contre l’extrême droite. Depuis la fin août, ce genre de contre-manifestations a émaillé l’actualité, se déroulant dans de nombreuses villes, Chemnitz et Köthen d’abord, et aussi Munich, Hambourg, Essen ou Cologne. À Berlin, à l’initiative de la manifestation il y avait un collectif d’ONG, des syndicats, des partis dont Die Linke et des organisations religieuses (chrétiennes, musulmanes). Les organisateurs appelaient à protester non seulement contre l’extrême droite mais contre la montée des inégalités et de la misère, contre toutes les discriminations, contre la mort des réfugiés en mer Méditerranée. Des pancartes portaient comme slogans « Pas de place pour les nazis », « Le sauvetage en mer n’est pas un crime », ou encore « Seebrücken au lieu de Seehofer », qui est un jeu de mot très populaire sur le nom du ministre de l’Intérieur, signifiant à peu près « des ponts maritimes plutôt que des Seehofer ».

Tout le monde fut surpris par le raz-de-marée, et cette mobilisation est certes réconfortante. Il n’en reste pas moins que, pour arrêter l’extrême droite, aucune manifestation, si imposante soit-elle, ne pourra suffire. Comme partout ailleurs, pour empêcher la peste brune de plonger la société dans la barbarie, il sera indispensable que les exploités s’emparent d’une politique de classe, seule à même d’ouvrir un avenir à l’ensemble de la société.

14 octobre 2018