Algérie - À la veille de l’élection présidentielle

Yazdır
avril 2014

L'élection présidentielle du 17 avril en Algérie ne comporte pas d'enjeu politique réel, à la différence des échéances électorales qu'ont connues récemment la Tunisie et l'Égypte. La vague de révoltes et de contestations qui a emporté les régimes de dictature de Ben Ali en Tunisie et de Moubarak en Égypte a touché à des degrés divers de nombreux pays arabes, tandis que le régime algérien, lui, n'a pas vacillé. L'Algérie est restée globalement en dehors de ce qu'on a appelé le « printemps arabe ». Malgré la contestation sociale, le régime algérien semble ainsi un modèle de stabilité politique.

En 2011, le régime algérien présentait des traits différents des régimes tunisien ou égyptien. Ces derniers prenaient la forme de la dictature personnelle de Ben Ali ou de Moubarak. Ils avaient fait main basse sur une partie de la richesse de leur pays et étaient honnis de leur population. Les deux dictateurs cristallisaient sur leur personne la colère des classes populaires, mais aussi d'une fraction des classes aisées qui supportait mal l'absence de libertés. D'après ce que nous en savons, c'était loin d'être le sentiment de la population algérienne vis-à-vis de Bouteflika. À sa réélection en 2009, Bouteflika jouissait d'une popularité certaine. Il avait bénéficié de l'embellie financière. Élu depuis 1999, après dix ans d'une crise politique ouverte par la révolte populaire de 1988, il apparaissait comme l'homme qui avait ramené la paix et mis un terme à une guerre civile traumatisante qui avait fait plus de 100 000 morts. Les classes populaires algériennes avaient vu défiler cinq chefs d'État depuis 1992, elles savaient qu'il ne suffisait pas que Bouteflika « dégage » pour que le système change. Outre l'image paternaliste et populaire dont bénéficiait Bouteflika, la stabilité actuelle du régime prend donc racine dans le passé récent de l'Algérie.

De la révolte populaire d'octobre 1988 au « processus » de démocratisation

D'une certaine manière, on peut comparer le « printemps arabe » qu'ont connu l'Égypte et la Tunisie en 2011 à ce qui eut lieu en Algérie en 1988, quand des grèves et des émeutes secouèrent le pays. Le FLN, qui avait engagé la lutte contre le colonialisme français et porté les espoirs de tout un peuple, était devenu l'objet de la haine populaire. Face à la révolte, le président de la République Chadli Bendjedid, qui exerçait le pouvoir avec le soutien du FLN et de l'armée, fit alors le choix d'entamer un processus dit de démocratisation.

À l'origine des événements de 1988, il y avait la baisse du niveau de vie des classes populaires, à la suite de l'effondrement du prix du pétrole sur le marché mondial en 1985-1986. Cette baisse prit à la gorge l'Algérie, dont la production pétrolière représentait 98 % des exportations.

Dans les années 1970, l'État algérien avait contracté des prêts auprès des banques internationales pour financer l'industrialisation du pays. D'énormes complexes industriels, sidérurgiques, pétrochimiques, surgirent de terre, avec des entreprises de 10 à 20 000 salariés. Cela eut pour conséquence de faire surgir une classe ouvrière jeune, concentrée. Les dirigeants algériens avaient entrepris cette industrialisation au nom du progrès et du socialisme dont ils se réclamaient. Ils avaient le soutien du syndicat UGTA (Union générale des travailleurs algériens) qui était inféodé au FLN. Encadrés par l'UGTA, les travailleurs avaient consenti à des efforts importants. Après l'oppression coloniale, ils aspiraient à sortir leur pays de l'état de sous-développement dans lequel l'avait laissé la France. Ils considéraient ces entreprises nationales comme les leurs et beaucoup en étaient fiers.

Quand les ressources du pays s'effondrèrent, les puissances impérialistes n'en exigèrent pas moins le remboursement de la dette, dont les intérêts absorbaient en 1988 les trois quarts des exportations. Pour rembourser ses créances, l'État algérien au bord de la faillite imposa des sacrifices à la population. Il réduisit de façon drastique les importations alimentaires, de médicaments ou de pièces détachées pour l'industrie. La pénurie de produits de première nécessité se généralisa. Les prix flambèrent, alors même que les salaires étaient gelés. L'État réduisit les moyens attribués aux services publics, et supprima les aides aux classes pauvres. Le chômage s'aggravait. Mais les classes populaires n'acceptaient plus les sacrifices qu'on leur imposait. Alors qu'elles avaient le plus grand mal à se nourrir, à se loger, des riches hommes d'affaires s'enrichissaient sans complexe.

En 1988, ce fut l'explosion. Tout partit d'une grève à la SNVI, usine de camions située dans la zone industrielle de Rouïba près d'Alger. Commencée pendant l'été, cette grève fut totale, entraînant en septembre les 9 000 ouvriers de l'usine. Elle s'étendit aux autres entreprises de cette immense zone industrielle. Les grévistes furent bientôt rejoints par les postiers d'Alger. La police intervint contre les grévistes de Rouïba. Les lycéens de la ville voisine d'El Harrach, où vivaient de nombreux travailleurs, appelèrent à la grève et protestèrent contre cette répression. Le 5 octobre, au centre d'Alger, la jeunesse lycéenne fut rejointe par les chômeurs et tous ceux que le régime excédait. Ce fut le début d'une révolte qui se généralisa aux grandes villes du pays et qui dura près d'une semaine. Les symboles du pouvoir furent pris d'assaut : commissariats, sièges du FLN. Mais la colère visait aussi les privilégiés du régime vivant dans le luxe et les affairistes enrichis par la spéculation. L'état de siège fut déclaré et l'armée déploya ses blindés. La répression fit au moins 500 morts, sans compter les disparus et les blessés. Dans les jours qui suivirent, le pouvoir procéda à des arrestations massives tandis que la police recourait à la torture.

Après 26 ans de pouvoir sans partage, les dirigeants du FLN apparaissaient complètement discrédités. Pour la nouvelle génération de travailleurs qui n'avait pas connu la période de la guerre d'indépendance, les cadres du FLN formaient une caste de privilégiés qu'ils vomissaient. Confrontée aux licenciements, aux bas salaires et à une inflation galopante, la classe ouvrière allait occuper la scène sociale jusqu'au printemps 1989. Dans de nombreuses entreprises, les travailleurs faisaient reculer leur patron ou leur directeur. La contestation ouvrière ne prit pas un caractère général, mais elle fut suffisamment menaçante pour que le président Chadli Bendjedid fît le choix de lâcher du lest. Il annonça une nouvelle Constitution reconnaissant la séparation de l'armée et du FLN, la liberté d'expression, le multipartisme, ainsi que le droit de grève dans le secteur public.

Il s'agissait d'un recul du pouvoir sans précédent, inimaginable sans la mobilisation populaire. La nouvelle Constitution fut massivement approuvée par référendum en février 1989. C'en était fini du régime du parti unique en vigueur depuis 1962. Un vent de liberté soufflait sur le pays. Les journaux se multiplièrent et des partis politiques interdits apparurent au grand jour : le Front des forces socialistes (FFS) d'Aït Ahmed, le Mouvement pour la Démocratie en Algérie (MDA) de Ben Bella, le Parti de l'avant-garde socialiste (PAGS, héritier du Parti communiste algérien). Mais aussi de nouvelles organisations comme le Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD) de Saïd Saïdi ; le Parti des travailleurs (PT) de Louisa Hanoun et le Parti socialiste des travailleurs (PST), qui se revendiquaient du trotskysme ; et un parti en plein essor, le Front Islamique du Salut (FIS) dirigé par Abassi Madani et Ali Belhadj. Au total, plus de 50 partis virent le jour.

Aucun de ceux qui se réclamaient de la classe ouvrière, que ce soit le PST, le PT ou même le PAGS, qui avait une certaine implantation dans les grandes entreprises, n'avait les cadres, l'influence et le crédit nécessaires pour représenter les aspirations sociales surgies dans le mouvement de 1988. Ils avaient subi une longue période de répression, et il n'existait pas de tradition politique dans la classe ouvrière. Tout comme aujourd'hui en Égypte et en Tunisie, tout était à faire et les islamistes avaient une longueur d'avance.

Les islamistes tirent profit de la crise

Depuis le début des années 1980, les islamistes avaient utilisé le réseau des mosquées pour étendre leur influence. Les prêches organisés à travers le pays leur permettaient de tenir de véritables meetings politiques. C'était de fait, la seule force politique organisée, pas légale, mais que le régime avait tolérée, et utilisée contre les partis de gauche, notamment le PAGS.

Face à un État défaillant, les mosquées organisaient de plus en plus la vie sociale, prenant le relais des pouvoirs publics, au travers d'associations caritatives, de l'aide aux devoirs, en passant par le secours aux victimes des tremblements de terre. Les islamistes pesaient dans la vie sociale et politique. L'adoption en 1984 du Code de la famille, qui faisait de la femme une mineure à vie, en était le symbole. Les intégristes se faisaient aussi les champions de la lutte contre l'alcool, contre la « dissolution des mœurs », contre l'influence de la culture occidentale et l'athéisme. Ils fustigeaient le communisme, assimilé à l'économie étatisée mise en place par le régime.

Le FIS disposait du soutien de toute une partie de la bourgeoisie, qui aspirait à plus de libéralisme, et de la petite bourgeoisie paupérisée. Pour ces catégories, le FIS paraissait capable aussi de faire régner l'ordre dans les quartiers. Ses troupes, le FIS les recruta parmi les jeunes, diplômés ou non, amers contre le régime qui ne leur assurait aucun avenir. Face à des partis qui n'avaient que le mot démocratie à la bouche mais se souciaient peu des difficultés des plus pauvres, le FIS apparut comme un parti intègre, radical, prêt à en découdre avec un pouvoir qui venait de réprimer sa jeunesse. Il devint un parti de masse, candidat au pouvoir.

Il remporta son premier grand succès électoral lors des élections municipales de juin 1990. Dans certaines villes, il recueillit 40 à 70 % des suffrages. Il gagna 850 municipalités dont Alger, Oran, Constantine et la quasi-totalité des grandes villes. Cependant, l'influence du FIS était moindre dans la classe ouvrière des grandes entreprises. Dans ces années 1990-1991, il échoua dans sa tentative d'y implanter le SIT (Syndicat islamiste du travail). Le SIT s'opposait aux grèves, à la lutte de classe, et prônait la collaboration avec les patrons. Les travailleurs en firent l'expérience lorsque les nouveaux élus du FIS brisèrent la grève des éboueurs à Alger.

En mai 1991, l'agitation politique entretenue par le FIS conduisit le pouvoir à annuler les élections législatives prévues pour le 27 juin. Finalement fixées au 26 décembre 1991, elles furent pour le FIS un succès. Dès le premier tour, il était certain de disposer de la majorité absolue au second tour. Mais il n'y eut jamais de second tour ! L'armée obligea Chadli Bendjedid à démissionner et reprit le pouvoir en main. Le FIS fut interdit et ses dirigeants arrêtés.

L'armée reprend la main

Le « processus de démocratisation » commencé trois ans plus tôt virait au cauchemar pour les classes populaires. Le FIS prolongea le combat sur le terrain militaire et créa l'Armée islamique du salut. L'affrontement avec l'armée tourna à la guerre civile. La population fut prise en étau : subissant la pression réactionnaire des intégristes d'un côté, celle de l'armée de l'autre. Les méthodes terroristes, les intimidations, le racket, les viols, sans compter les massacres de civils, firent perdre aux islamistes une partie du crédit qu'ils avaient su gagner. Mais sur le plan des exactions, l'armée n'était pas en reste.

En réalité, ce climat facilitait la guerre sociale sans merci que le pouvoir menait contre la classe ouvrière. Pour rembourser la dette, l'État imposa une baisse des salaires et procéda à des centaines de milliers de licenciements dans les grandes entreprises publiques. Ces dernières furent privatisées partiellement, ainsi qu'une partie des terres des grands domaines nationaux, répondant aux exigences de la bourgeoisie algérienne.

En octobre 1998, l'état-major conclut un accord avec l'Armée islamique du salut.

Après dix ans de crise politique du régime, les généraux, contestés non seulement par les islamistes, mais aussi par toute une partie de la population, firent le choix de passer au second plan de la scène politique. L'armée allait trouver préférable de s'abriter derrière un paravent, et le paravent trouvé fut Bouteflika. Cet homme choisi par le régime devint le point d'équilibre de toutes les forces opposées. Fort de cette position d'arbitre, Bouteflika sous le mot d'ordre de paix et de réconciliation nationale, tendit la main aux islamistes. Des mesures d'amnistie permirent aux repentis de reprendre une place dans la vie sociale. La population était lasse, cela faisait près de huit ans qu'elle subissait la terreur de la guerre civile, aussi la « charte pour la paix et la réconciliation nationale » fut-elle approuvée massivement lors du référendum de 1999. Cela sanctionnait la défaite politique du FIS dans la guerre civile mais aussi une forme de compromis politique entre le régime militaire et les islamistes, dont l'influence dans la population était durablement renforcée.

L'ère Bouteflika, révolte contenue et islamisme domestiqué

Cela ne signifiait pas que les classes populaires se rangeaient passivement derrière le pouvoir, ni qu'elles comptaient sur lui pour améliorer leur sort. À partir du printemps 2001, la Kabylie fut le théâtre d'une contestation. Bien que la mobilisation fût circonscrite à la Kabylie, ses motifs n'étaient pas pour l'essentiel régionalistes. La jeunesse réclamait la fin du mépris, du chômage et de la misère. Des grèves éclatèrent dans nombre d'entreprises, pour des motifs variés, salaires non payés, refus des licenciements, ou par solidarité pour appuyer les grèves en cours. En juin 2001, des centaines de milliers de personnes manifestèrent à Alger. La répression fut sévère, faisant 6 morts et 500 blessés. La mobilisation qui persistait connut bien des rebondissements, avec des grèves et une répression qui au total aurait fait plus de 100 morts. Pour calmer le jeu, le pouvoir recula sur des symboles : la langue tamazight (berbère) reçut le statut de langue nationale, et les brigades de gendarmerie qui avaient participé à la répression furent déplacées.

En 2003, le régime était fort d'une croissance économique retrouvée et notamment d'une rente pétrolière importante. Il avait réussi à éviter une contestation sociale générale et explosive, et réussi par la même occasion à « domestiquer » le courant islamiste. La petite bourgeoisie commerçante et terrienne, clientèle du courant islamiste, était satisfaite du climat économique propice aux affaires et se rallia au régime.

Si le FIS était interdit, d'autres partis islamistes, comme le Hamas ou le Mouvement de la société pour la paix (MSP), avaient pignon sur rue. Bouteflika les associa au pouvoir, en leur laissant un rôle d'encadrement moral de la population, sachant bien que ce pouvait être facteur de stabilité sociale. Leur influence politique resta cependant limitée. En 2011, espérant profiter des succès des Frères musulmans en Égypte et en Tunisie, les islamistes démissionnèrent du gouvernement. Aux élections législatives du 10 mai 2012, le FLN et le Rassemblement national démocratique (RND), un parti qui avait les faveurs du régime, arrivaient en tête, mais les partis islamistes, bien qu'unis au sein de l'Alliance verte, reculaient. C'était un succès pour Bouteflika.

En Algérie, l'évolution vers le multipartisme, amorcée après la révolte d'octobre 1988, fut interrompue par la décennie de guerre civile. Ellle a mis des années à déboucher sur une certaine stabilité. Mais celle-ci a finalement permis au régime algérien de ne pas être atteint par la vague de révoltes populaires qui a touché les pays voisins.

La rente pétrolière pour apaiser la contestation sociale

Un autre facteur important contribua à la stabilité du régime. Contrairement à ses voisins égyptien et tunisien, l'Algérie a été relativement épargnée par les retombées de la crise économique mondiale de 2008. En 1999, à l'arrivée de Bouteflika au pouvoir, le pays était lourdement endetté auprès du FMI. En 2005, sa dette publique était résorbée. Cette embellie financière reposait en grande partie sur l'exploitation des ressources en hydrocarbures et surtout en gaz. Le baril de pétrole qui valait autour de 25 dollars en 2000 atteignait 147 dollars en 2008. Le prix du gaz étant indexé sur celui du pétrole, les ressources liées aux hydrocarbures s'étaient considérablement accrues. La rente pétrolière, correspondant à 35 à 40 % du revenu national, a permis à l'État algérien de se constituer une réserve de change qui atteignait en 2011 environ 180 milliards de dollars.

En 2012, le FMI a classé l'Algérie parmi les pays les moins endettés des vingt États de la région MENA (Moyen-Orient et Afrique du Nord), et au deuxième rang des plus gros pays détenteurs de réserves officielles de change, après l'Arabie saoudite.

Si le « printemps arabe » n'a pas débouché sur une contestation politique du régime, il a cependant exacerbé la contestation sociale durant toute l'année 2011. Conscients que le régime disposait d'une manne pétrolière considérable, toutes les catégories de travailleurs, les retraités et les chômeurs manifestèrent à un moment ou un autre pour améliorer leurs conditions de vie. Émeutes, grèves, manifestations et sit-in se succédaient pour défendre l'emploi, les salaires, le logement, l'accès à l'eau ou à l'électricité. La jeunesse était au cœur des mobilisations, dans un pays où 70 % des 38 millions d'habitants ont moins de 30 ans. La contestation toucha toutes les régions, gagna même les populations des villes pétrolières du sud. Encore plus touchée par le chômage, la jeunesse du sud avait le sentiment d'être abandonnée par l'État, alors même que la richesse des champs pétrolifères était sous ses pieds.

Un peu inquiet du vent de révolte qui soufflait dans les pays voisins et craignant la contagion, le régime algérien disposait d'une marge de manœuvre financière appréciable. Il réagit en distribuant une rente pétrolière de manière plus ample sous la forme d'augmentations des salaires et des retraites, de distributions de logements, de prêts et de crédits. Pour soutenir le pouvoir d'achat, l'État continua à subventionner les produits de première nécessité, comme le lait, le sucre, l'huile ou les céréales.

Dans le secteur public, des augmentations de salaires conséquentes furent concédées, de l'ordre de 10 à 50 %, rétroactives sur trois années. Même les retraités virent leurs pensions revalorisées de 15 à 30 %, avec un montant plancher de 15 000 dinars (150 euros) par mois, soit l'équivalent du salaire minimum.

Le gouvernement facilita l'accès au crédit bancaire pour les jeunes par la création d'un organisme créé à cet effet, l'Agence nationale de soutien à l'emploi des jeunes (ANSEJ). De nombreux jeunes purent ainsi s'acheter une voiture pour faire le taxi, ou un véhicule utilitaire pour se faire transporteurs-livreurs. D'autres se lancèrent dans le commerce.

Des dizaines de milliers de jeunes diplômés purent trouver un travail dans le cadre du « pré-emploi ». Ce dispositif toujours en vigueur permettait aux entreprises de les embaucher pour une durée de cinq ans, en échange de mesures fiscales très avantageuses pour leur patron. Disposant de ressources financières comme jamais auparavant, l'État continua sa politique de grands travaux. Les chantiers fleurirent un peu partout avec les emplois qui leur sont liés : chantiers de construction du tramway et du métro à Alger, chantier pour la construction d'une autoroute reliant l'Est à l'Ouest, construction de stations d'épuration, d'usines de dessalement d'eau de mer, de la plus grande mosquée d'Afrique... et surtout construction de logements.

Car c'est sans doute l'accès au logement qui a fait l'objet de plus de protestations. Avec l'exode rural et l'explosion démographique, l'urbanisation a été massive et rapide. L'Algérie connaît depuis des décennies une pénurie de logements qui attise la colère, notamment des jeunes en âge de fonder un foyer. Le gouvernement dit avoir fait construire un million de logements entre 2009 et 2014. Ainsi, dans la wilaya (collectivité territoriale) d'Alger, 62 000 familles, soit 300 000 personnes, auraient été relogées. Mais, les opérations de relogement sont souvent source de contestation. En effet, la population n'accepte pas d'être logée dans des localités où certes les logements sont flambant neufs, mais où il n'y a ni collège, ni hôpital, ni ligne de transport. Le plus souvent, c'est la publication des listes des bénéficiaires qui provoque la colère. Soupçonnant le favoritisme et la corruption, ceux qui restent sur le carreau se font entendre.

Durant toute cette période, le pouvoir n'a jamais tenté de réprimer, craignant qu'un incident local provoque un embrasement général. Ainsi grâce à l'aisance financière, le pouvoir algérien a pu jusqu'à présent, acheter la paix sociale.

Bouteflika, malade, au point que certains se demandent s'il est encore capable d'exercer le pouvoir, se présente pour la quatrième fois. Si en France, la presse relaie largement la campagne de ceux qui sont contre un quatrième mandat, en Algérie c'est plutôt avec indifférence que la population assiste à cette agitation surtout médiatique. Lors de tous les scrutins précédents, l'abstention a été énorme, et cette fois encore il est vraisemblable que beaucoup n'iront pas voter. Mais, quoi qu'en disent ses détracteurs, Bouteflika jouit toujours d'une certaine popularité. De plus, il bénéficie d'un consensus parmi les classes dominantes algériennes et les puissances impérialistes, les unes et les autres lui sachant gré de la stabilité propice à leurs affaires. Sans surprise, le Forum des chefs d'entreprise (FCE, l'organisation patronale algérienne) lui a apporté son soutien.

Une bourgeoisie avide

Ils peuvent en effet se frotter les mains, car la manne pétrolière, dans laquelle le pouvoir a puisé pour calmer la contestation sociale, a profité avant tout à la bourgeoisie algérienne et aux multinationales.

Les industriels de l'agro-alimentaire ont aussi profité de la subvention sur les matières premières comme l'huile, le sucre, le lait et les céréales. Le milliardaire algérien Issad Rebrab vient ainsi de faire son entrée au classement Forbes des hommes les plus riches d'Afrique. Son groupe Cevital contrôle, entre autres, 70 % des parts de marché dans l'huile et le sucre.

Avec la privatisation, des grandes compagnies de pétrole et les multinationales ont fait leur entrée en force sur le marché algérien : le groupe indien Mittal, le géant français du BTP Lafarge, l'entreprise égyptienne de télécommunication Orascom, le groupe Suez et bien d'autres. Tous les constructeurs automobiles profitent largement de ce marché dopé par les crédits à la consommation accordés par l'État.

Malgré le « patriotisme économique » défendu par le pouvoir algérien et sa volonté affichée de favoriser les entreprises algériennes, l'économie du pays est soumise à l'impérialisme. Quant à la bourgeoisie algérienne, la crainte que les révoltes des pays arabes avaient suscitée s'éloignant, elle se sent plus assurée pour imposer ses conditions.

La classe ouvrière doit défendre ses propres intérêts

Pour se défendre, les travailleurs ne peuvent pas compter sur le syndicat UGTA. Son actuel secrétaire général, Sidi-Saïd, a toujours accompagné le pouvoir de Bouteflika et il fait jouer à l'appareil syndical le rôle de courroie de transmission du pouvoir.

Dans les grandes entreprises publiques, l'UGTA gère les œuvres sociales. Cela lui confère un rôle important car c'est par ce biais que les travailleurs peuvent obtenir une aide au logement, un prêt pour une voiture. Les responsables locaux jouent surtout un rôle d'encadrement, et s'opposent souvent aux grèves. Lorsque les travailleurs entrent en lutte pour les salaires ou les conditions de travail, il est fréquent qu'ils exigent le renvoi de la section syndicale. Ce fut le cas récemment à l'Etusa, société de transport d'Alger, et à Arcelor Mittal à Annaba (ex-El Hadjar)

Les travailleurs du secteur public n'ont pas accepté les privatisations, parce qu'elles se sont traduites par des licenciements, comme au complexe sidérurgique d'Annaba, racheté pour un prix symbolique par Mittal, où les effectifs sont passés de 20 000 à 5 000 travailleurs. Mais aussi parce qu'elles sont le symbole des efforts consentis après l'indépendance du pays. Ils estiment qu'ils ont leur mot à dire sur le fonctionnement de ces entreprises, et des grèves pour exiger le renvoi de leur directeur ne sont pas rares.

Les travailleurs du secteur public ont les moyens de se défendre, ils ont le droit de grève, de s'organiser dans des syndicats, sans risquer d'être licenciés. Ils ont aussi accès à la Sécurité sociale qui prend en charge 80 % des soins médicaux.

Dans le secteur privé, par contre, les patrons ont les mains libres, et ne s'embarrassent pas avec le Code du travail. Les syndicats y sont inexistants. Pour ne pas gêner les patrons, l'UGTA n'a jamais cherché à s'implanter dans ce secteur qui compte aujourd'hui des millions de travailleurs. Les salaires y sont très bas, la moitié en moyenne de ceux du secteur public. Une vendeuse, qui travaille six jours sur sept, ou un agent de sécurité en horaires de travail 3x8 peut gagner 10 à 15 000 dinars (100 à 150 euros). Les ouvriers d'une usine de céramique peuvent gagner 18 000 dinars en 3x8, dont 3 000 dinars de prime. Même en rajoutant les primes, les travailleurs ont du mal à survivre.

Les semaines de cinquante heures sont fréquentes et le patron « oublie » de payer les heures supplémentaires. Formellement la loi autorise le droit de grève dans le privé, mais la précarité généralisée le rend caduc. L'emploi précaire est la règle, le patron peut du jour au lendemain licencier un travailleur. 78 % des ouvriers du privé ne sont pas déclarés.

Les travailleurs du chantier de la prison de Draâ El Mizan, près de Tizi Ouzou, en Kabylie, en savent quelque chose. Pas déclarés, sans fiches de paie, des cadences insupportables, des contrats renouvelés chaque mois, ils s'étaient mis grève en 2013, pour dénoncer cette précarité. 21 d'entre eux furent licenciés. En février dernier, les 61 travailleurs du chantier se sont de nouveau mis en grève, pour défendre leurs conditions de travail et exiger la réintégration de leurs camarades de travail.

La précarité concerne aussi les établissements publics. En février, au port d'Alger, les dockers contractuels ont suivi une grève de quatre jours pour exiger les mêmes primes que celles accordées aux travailleurs embauchés. Déterminés, les dockers ont obtenu gain de cause. L'UGTA a dénoncé la grève des dockers, la qualifiant d'irresponsable.

Selon le journal El Watan, en 2011, trois millions de salariés avaient un revenu inférieur à 10 000 dinars (100 euros) par mois. Malgré les miettes lâchées par le pouvoir, la majorité des travailleurs sont aujourd'hui dans la survie. Les familles ouvrières consacrent la moitié du salaire à l'alimentation et se loger est toujours un casse-tête. Dans les banlieues populaires d'Alger, des marchands de sommeil s'enrichissent en louant des logements hors de prix. Il faut compter près de la moitié d'un salaire d'ouvrier pour une simple chambre de 12 m2, sans sanitaire et sans possibilité de cuisiner. Pour faire face à cette dépense, les jeunes travailleurs s'y entassent à deux ou trois et il n'est pas rare que plusieurs familles vivent dans le même appartement.

Le patronat, le gouvernement et l'UGTA se sont rencontrés à plusieurs reprises pour négocier un « pacte social de stabilité ». Ce nouvel accord prévoit carrément la remise en cause du droit de grève et de l'emploi permanent dans la fonction publique. Le patronat voudrait une classe ouvrière plus docile et plus exploitée. Les patrons réclament une plus grande compétitivité, une modification du Code du travail qui faciliterait leurs affaires. En contrepartie, le gouvernement promet une augmentation du salaire minimum de 15 000 à 18 000 dinars en y intégrant les primes. Mais le patronat refuse ces augmentations de salaires qui selon lui mettraient en péril ses profits.

Le FMI incite fortement le pouvoir algérien à « contenir la masse salariale et à la suppression des subventions, à améliorer la compétitivité et la productivité du travail et à accroître la flexibilité du marché du travail ». Le pouvoir algérien navigue entre les exigences de la bourgeoisie nationale et les intérêts du capital étranger d'une part et la contestation qui s'exprime dans les classes populaires d'autre part. Le pouvoir est prudent et temporise. Instruit par la révolte d'octobre 1988, il sait qu'une répression peut vite transformer une contestation en crise politique aiguë.

La stabilité du régime est précaire. Le pays n'est pas à l'abri d'un effondrement de la rente pétrolière, qui aurait des conséquences dramatiques pour les classes populaires. De leur côté les travailleurs et les classes populaires ne se résignent plus à leur sort. Ils ont maintenant une certaine conscience de leur force et qu'il est possible d'imposer des concessions au régime et au patronat lui-même. C'est un élément positif de la situation actuelle, un gage pour l'avenir. Certes, tout comme en Égypte ou en Tunisie, la contestation sociale reste sur un terrain économique, elle ne se traduit pas par l'émergence d'un mouvement politique pour la défense des intérêts sociaux et politiques des travailleurs en tant que classe. Mais le rapport de force entre les classes a changé et la dictature algérienne n'est plus ce qu'elle était. On peut espérer qu'au sein de la jeunesse ouvrière et étudiante des hommes et des femmes profitent des possibilités offertes par la situation actuelle pour ouvrir la voie à des perspectives ouvrières révolutionnaires.

29 mars 2014