Allemagne - Derrière le prétendu modèle économique, une exploitation accrue des travailleurs

Yazdır
juillet-août 2013

En mai dernier, les dirigeants du Parti social-démocrate d'Allemagne (SPD) réunis à Leipzig prétendaient célébrer, en compagnie d'ailleurs de la chancelière de droite Angela Merkel (CDU) et de chefs d'État du monde entier, les 150 ans de la fondation de leur parti. Mais ce parti dont ils célébraient l'origine en grande pompe, l'Association générale des Travailleurs allemands (l'ADAV en allemand), un des premiers partis ouvriers de l'histoire, avait été fondé en 1863 par Ferdinand Lassalle justement pour que les travailleurs possèdent leur propre organisation, politiquement séparée de la bourgeoisie. C'est l'unification, en 1875, de ce parti avec celui créé par le courant marxiste, qui a été à l'origine du Parti socialiste allemand. Et pendant le demi-siècle qui suivit, l'une des grandes réussites des socialistes (marxistes) allemands fut d'implanter et de faire vivre dans l'esprit et le cœur de générations de travailleurs une conscience de classe, la fierté d'appartenir à la classe sociale qui portait en elle la capacité de renverser la bourgeoisie, pour offrir à tous un avenir débarrassé de l'exploitation.

D'un parti révolutionnaire au XIXème siècle au SPD de 2013

Autant dire que le SPD de 2013 n'a pas grand-chose en commun avec ce parti du XIXe siècle ; et ses notables soucieux de leur carrière n'ont pas grand-chose à voir avec les fondateurs du parti des années 1860, militants désintéressés de l'émancipation de la classe ouvrière, qui plus d'une fois firent de la prison pour leurs idées. Depuis un siècle maintenant, le parti social-démocrate est devenu parti de gouvernement et s'est mis entièrement au service des intérêts de la bourgeoisie. Voulant ajouter le symbole au symbole, en mai 2013 le SPD se déplaça pourtant à Leipzig pour ces festivités, la ville où avait été créé l'ADAV 150 ans plus tôt, faisant même déposer une plaque à l'endroit supposé exact de cette fondation. Ville industrielle la plus importante de Saxe, elle-même une région précocement industrialisée et bientôt un bastion du socialisme allemand, Leipzig joua un rôle important pour ce mouvement. C'est là que les futurs dirigeants August Bebel et Wilhelm Liebknecht se rencontrèrent, qu'ils furent élus députés au Reichstag pour la première fois, dès 1867, et qu'ils militèrent pendant de nombreuses années. Plus que toute autre peut-être, Leipzig symbolise la puissance du mouvement ouvrier socialiste pendant les décennies de 1860 à 1930. Mais du mouvement ouvrier, de la classe ouvrière et de sa combativité, il fut naturellement très peu question en mai dernier.

À l'évidence, cette mémoire qu'ils prétendaient fêter n'appartient pas aux professionnels de la politique réunis là, dont le métier est de défendre les intérêts de la bourgeoisie, et n'importe quel militant socialiste, communiste ou syndicaliste a dû ressentir ces festivités et les discours auxquels elles ont donné lieu, comme une dérisoire imposture.

Hollande, laudateur de la politique de Schröder

Présent lui aussi le 23 mai à Leipzig, François Hollande ne s'est évidemment pas réclamé de Bebel ou de Lassalle, et n'a rien trouvé de mieux que de faire l'éloge de Gerhard Schröder et de ses fameuses lois Hartz, ces « réformes » du marché du travail menées au début des années 2000 par l'ancien chancelier social-démocrate, en réalité une série d'attaques brutales contre le monde du travail. Dans son discours en présence de Schröder, le président français a osé déclarer : « Le progrès, c'est aussi de faire dans les moments difficiles des choix courageux pour préserver l'emploi, pour anticiper les mutations industrielles, et c'est ce qu'a fait Gerhard Schröder ici en Allemagne et qui permet à votre pays d'être en avance sur d'autres. »

Le message, qui fait allusion en particulier aux lois Hartz, ne risquait pas de rendre Hollande populaire en Allemagne. Car outre-Rhin, Hartz et Schröder restent vomis dans les classes populaires, leurs noms sont synonymes de casse des allocations-chômage, du danger de plonger dans la misère, de lois coercitives envers les salariés. En un mot, ils sont associés à une politique qui a démultiplié la pauvreté et les inégalités et brutalement aggravé la situation des travailleurs.

C'est donc cela que Hollande prend pour modèle et appelle « être en avance » ? À l'époque, Schröder s'était servi à plein de son étiquette d'homme de gauche et du soutien apporté par les directions syndicales pour imposer des reculs d'une brutalité telle qu'un chancelier de droite aurait sans doute eu beaucoup de mal à les faire passer sans avoir à affronter des réactions d'ampleur. Des réactions, il y en eut d'ailleurs dès 2003 et le vote de Hartz 4, travailleurs au chômage, salariés et retraités reprenant spontanément la tradition des « manifestations du lundi » qui en 1989 avaient précipité la chute du régime d'Allemagne de l'Est. Pendant plusieurs mois, ils furent des dizaines de milliers à se réunir le lundi en fin d'après-midi dans la plupart des villes surtout de l'ancienne Allemagne de l'Est, criant leur indignation et leur sentiment d'avoir été trahis par le SPD, mais il n'y eut pas de grève et le patronat n'étant pas touché au portefeuille, les manifestants ne réussirent pas à faire fléchir le gouvernement. Peu à peu, les manifestations refluèrent.

Jusqu'à aujourd'hui cependant, le SPD ne s'est jamais remis du discrédit profond, du dégoût même, causés par ces lois. Le passage de Schröder au pouvoir, sa politique de libéralisation ouvertement au service des plus riches ont provoqué une vague de désaffections et de démissions de son parti, ainsi qu'une augmentation de l'abstention aux élections. De ce point de vue, ses sept années à la chancellerie, entre 1998 et 2005, ont marqué une rupture dans l'histoire récente du SPD, qui en l'absence de parti communiste, était resté jusque dans les années 1990, par son électorat et par sa composition sociale, un parti populaire, dont une grande partie des adhérents étaient des salariés. Jusqu'à récemment, les militants syndicaux étaient bien souvent « naturellement » encartés au SPD. Ce parti de gouvernement avait certes ses notables, mais à la base, il avait gardé cette assise populaire bien davantage que le Parti socialiste en France. Une partie des déçus est alors allée rejoindre Die Linke (La Gauche).

Espérant être réélu avant que Hartz 4 ne montre tous ses effets et que sa popularité ne s'effondre complètement, Schröder provoqua des élections législatives anticipées en 2005, qu'il perdit contre Angela Merkel. Hollande ne peut l'ignorer : est-ce à dire que par avance il est prêt, lui aussi, dans une longue tradition des hommes politiques de gauche, à sacrifier sa réélection sur l'autel de « choix courageux » à la Schröder ?

La politique sous Schröder : un profond recul pour les travailleurs

En réalité, Schröder était l'instrument politique d'un durcissement dans l'attitude de la bourgeoisie à l'égard des travailleurs. Pendant toute la période d'après-guerre et de guerre froide, pour les besoins de la propagande et pour donner aux travailleurs des raisons d'être satisfaits de se trouver à l'Ouest plutôt qu'à l'Est, la bourgeoisie avait fait le choix de s'acheter la paix sociale en donnant plus souvent de la carotte que du bâton. La période d'expansion économique des années cinquante à soixante-dix lui en donna la possibilité, permettant que le niveau de vie des travailleurs et des retraités augmente régulièrement. Parallèlement, toute une série de mesures vint améliorer la protection sociale.

Avec le début de la crise économique, un certain nombre d'entre elles furent remises en cause. Mais c'est la chute du Mur et la réunification qui permirent à la bourgeoisie de changer d'attitude et de devenir vraiment insolente. Elle n'avait désormais plus de raison politique de maintenir une protection sociale un peu supérieure à ce qui se pratiquait dans les pays voisins. Les reculs se firent d'abord au nom du coût prétendument exorbitant de la réunification.

Ensuite, à partir de 1999, expliquant que l'économie allemande n'était décidément plus compétitive, Schröder réunit représentants du patronat et organisations syndicales pour négocier, ce qui aboutit, en particulier au début des années 2000, à son « agenda 2010 ». C'était, sous prétexte qu'il n'y avait plus d'argent dans les caisses, une remise en cause radicale et violente de l'ensemble du système de protection sociale, concernant à la fois l'emploi, le chômage, l'assurance-maladie et les retraites. La « réforme » du système de santé, entrée en vigueur en janvier 2004, consistait, sous prétexte que l'assurance-maladie était en léger déficit, à faire payer toujours plus les assurés. L'accès jusque-là totalement gratuit des patients aux médecins fut supprimé : ils durent payer un forfait par consultation jusqu'à hauteur d'une franchise trimestrielle (forfait auquel Merkel a mis fin en janvier 2013). Des actes médicaux, examens et analyses furent déremboursés, de même que des médicaments : quelques-uns au début, et depuis lors la liste s'allonge. Les malades doivent acquitter un forfait hospitalier, nombre de prestations ont été réduites de façon drastique et ne sont plus couvertes que par des complémentaires privées.

Quant aux retraites, le gouvernement a introduit leur privatisation partielle, en même temps que le taux de remplacement était abaissé par différentes mesures, de sorte qu'il est aujourd'hui de seulement 50 % environ du salaire. Plus de 600 000 personnes âgées sont contraintes de travailler pour compléter leur maigre pension. Et cela ne pourra qu'empirer quand les lois Hartz auront eu le temps de faire tous leurs dégâts, avec un nombre croissant de travailleurs qui auront connu des périodes sans cotiser (chômage, mini-jobs, etc.).

Et l'« agenda 2010 » contenait bien sûr les tristement célèbres lois Hartz. Il s'agissait là d'un plan d'attaques global et perfectionné conçu conjointement par le patronat et le gouvernement, qui fut volontairement mis en œuvre par étapes entre 2002 et 2003, de sorte que toute sa nocivité ne se révéla qu'après que la dernière pièce de l'édifice, la fameuse Hartz 4, eut été posée.

Il y a une dizaine d'années encore, alors que l'intérim était beaucoup moins répandu en Allemagne qu'en France, et très encadré, la loi Hartz 1 permit de déréguler le travail temporaire et l'intérim, qui s'offrirent désormais aux employeurs presque sans limitations. Dans l'un des pays les plus riches au monde, Hartz 2 élargit ensuite les possibilités pour les entreprises (et les particuliers) de proposer des emplois sous-payés, en particulier les mini-jobs, ces contrats à temps partiel pratiquement exonérés de cotisations sociales, dont la seule condition est de ne pas dépasser le plafond de 400 euros de salaire par mois, relevé à 450 euros cette année. Aujourd'hui, dix ans plus tard, nombre d'ouvriers et surtout d'ouvrières, qui ne touchent que 200 ou 300 euros pour leur mini-job, reçoivent un complément pour arriver au maigre niveau de l'aide sociale (Hartz 4), tout en travaillant. D'autres doivent en cumuler deux ou trois pour survivre. Ces travailleurs pauvres préparent des générations de retraités dans la misère, car avec un mini-job on ne cotise guère non plus pour la retraite.

En même temps, en une période de chômage massif, les employeurs obtenaient le droit de licencier beaucoup plus facilement, naturellement sous prétexte de leur permettre d'embaucher. Hartz 3 accentuait les sanctions contre les chômeurs refusant d'accepter un emploi mal payé.

Restait enfin à trouver suffisamment d'ouvriers « volontaires » pour travailler en échange d'un salaire dérisoire, devenir intérimaires à quarante-cinq ans ou signer des contrats de très courte durée. Hartz 4 allait remplir ce rôle. En 2003, avec Hartz 4 la durée de versement des allocations-chômage, qui était de 32 mois auparavant, tomba directement à douze mois au maximum (seuls les travailleurs de plus de 55 ans peuvent parfois être indemnisés jusqu'à 18 mois), avec un durcissement des conditions pour être indemnisé. L'allocation de fin de droits fut supprimée. Depuis, au bout d'un an de chômage seulement, les salariés licenciés ne touchent plus que l'allocation minimum, l'aide sociale baptisée également Hartz 4, soit 382 euros par mois en 2013 pour une personne seule (avec en général une aide de l'État pour le loyer et le chauffage), cela même après une vie passée à l'usine ou sur les chantiers, à cotiser pour le chômage.

Des millions d'ouvriers n'avaient plus d'autre choix que de signer pour un mini-job ou un contrat d'intérim et étaient livrés aux entreprises, pieds et poings liés. Pour la première fois en Allemagne, des centaines de milliers d'entre eux allaient prendre le chemin des agences d'intérim : grâce à Hartz 4, la loi Hartz 1 dérégulant l'intérim pouvait déployer tous ses effets néfastes. Hartz 4 est la loi la plus connue, mais n'aurait pas pu avoir ce pouvoir de nuisance sans l'arsenal législatif qui l'avait précédée. Le prétexte de cette agression sans précédent était, déjà, la lutte contre le chômage et la nécessaire « compétitivité » de l'économie allemande.

Depuis, les travailleurs tombés dans Hartz 4 ont appris qu'on peut encore tomber plus bas, puisque même alors, ils sont forcés d'accepter n'importe quelle proposition de l'Agence pour l'emploi, y compris un CDD court, y compris un travail à 3 euros de l'heure, y compris dans une branche ou à un niveau de qualification sans rapport avec ce qu'ils ont fait auparavant. En cas de refus, la misérable aide sociale de 382 euros est encore réduite de 30 % durant trois mois.

Exploitant à plein la peur du chômage, patronat et syndicats, sous l'égide du gouvernement, ont encore établi des clauses permettant aux entreprises de modifier les conditions de travail et de salaires, les rendant plus défavorables que celles prévues par les conventions collectives (auxquelles ils ne sont donc plus obligés de se tenir). Les patrons ont alors pu imposer sans cesse encore plus facilement aux travailleurs de nouveaux reculs et d'autres sacrifices.

Depuis lors, bien des travailleurs licenciés sont réembauchés dans la même entreprise via une société d'intérim, un sous-traitant ou une filiale, parfois au même poste, sur la même machine, mais en étant payés bien moins, jusqu'à la moitié du salaire antérieur. Avec le danger de perdre toute aide, les chômeurs ne peuvent se permettre de refuser un emploi. On comprend que pour la population, le mot Hartz 4 signifie une calamité, la menace permanente de plonger dans la misère.

Les chômeurs ont été stigmatisés comme des fainéants devant être encouragés à reprendre le chemin du travail, voire des profiteurs menant grand train avec l'argent public... Et le même gouvernement de gauche a introduit des contrôles tatillons sur le niveau de vie et sur tous les avoirs des bénéficiaires de Hartz 4 : le livret d'épargne ou la vieille voiture d'occasion sont comptabilisés comme source de revenus et doivent être déclarés à l'administration. Les autorités considèrent en effet qu'ils doivent vivre de leurs économies, c'est-à-dire qu'ils sont forcés de les dépenser. De même, les membres de la famille, y compris les enfants, leur doivent assistance. Dans un premier projet, l'allocataire était censé consommer son épargne et aussi celle de ses enfants dès qu'elle dépassait... 750 euros ! Cette disposition a tant fait scandale que le gouvernement a relevé ce seuil à 4 100 euros. Et il existe d'autres critères tout aussi choquants pour vérifier la « fortune » des chômeurs. Que leur voiture vaille plus de 5 000 euros et il faut la vendre sous peine de voir ses allocations baisser, ce qui ne facilitera certes pas la recherche d'un travail. Que l'appartement dépasse de quelques mètres carrés la norme autorisée, et il faut déménager pour louer plus petit (même si c'est aussi cher). Plus humiliant, les contrôleurs censés vérifier le niveau de vie des chômeurs peuvent s'immiscer dans la vie intime, essayer de déterminer si le célibataire vivant en colocation ne serait pas plutôt en couple, auquel cas l'un des partenaires doit subvenir aux besoins de l'autre. La disposition des brosses à dents dans la salle de bains ou des pots de confiture dans le réfrigérateur (un seul pot plaidant pour la relation de couple !) peuvent servir alors à décider s'il s'agit ou non d'un célibataire, et s'il faut couper ou réduire Hartz 4... Les dirigeants politiques qui imaginent ce genre de contrôles et s'engagent pour qu'ils soient mis en œuvre sont les mêmes qui s'offusquent à l'idée de contrôler, un tant soit peu, l'enrichissement des élus ou la fortune des riches, et osent crier alors au voyeurisme ou à la dictature.

Le but des mesures coercitives est de contraindre les chômeurs à accepter un de ces emplois qu'on compte désormais par millions, payés 4 ou 6 euros de l'heure dans le privé, et souvent 1 euro de l'heure dans les services publics (communes, écoles), les maisons de retraite et associations caritatives (Caritas, Croix-Rouge...), en bref tous les organismes déclarés sans but lucratif, dans lesquels les emplois traditionnels ont été massivement remplacés par les jobs à un euro.

Dans le même temps, toutes les taxations pour les plus riches baissèrent. Pour les particuliers, le taux le plus élevé de l'impôt sur le revenu était diminué de 51 % à 42 % (il existe des taux marginaux de 45 % et 47 % pour les très hauts revenus - au-dessus de 250 000 euros annuels). Les entreprises, elles, acquittèrent de moins en moins d'impôts : non seulement les taux, mais l'assiette furent réduits. Il n'est pas si facile d'y voir clair, car les gouvernants sont devenus experts dans l'art de masquer leurs cadeaux au patronat. Pour résumer, le taux d'imposition des entreprises, qui en 1990, était encore le plus élevé de l'Union européenne à 52 %, fut abaissé à 39 % en 2001 sous Schröder, puis à environ 30 % en 2009 sous Merkel. Parmi ces impôts, la baisse radicale de la taxe professionnelle est responsable de l'endettement qui asphyxie nombre de communes.

Merkel au pouvoir : la continuité politique

En 2005, Schröder battu dut quitter le pouvoir, mais son parti, le SPD, participa quatre ans de plus au gouvernement, comme partenaire du principal parti de droite dans une « grande coalition » CDU-SPD dirigée par Angela Merkel. En 2009, le SPD céda la place à un gouvernement formé par les deux partis de droite CDU et FDP. Il n'avait alors recueilli que 23 % des voix, contre 40,9 % lorsque Schröder était arrivé au pouvoir en 1998. En onze ans de participation gouvernementale - sept ans avec les Verts puis quatre ans avec la droite - le SPD s'était tellement discrédité qu'il enregistrait son plus mauvais score depuis... 1893. En 1893 toutefois, loin d'être un parti de gouvernement, il était un parti ouvrier se réclamant du marxisme, combattu par les autorités.

Merkel (CDU), aujourd'hui au pouvoir depuis huit ans, a donc gouverné avec le SPD jusqu'en 2009, et depuis avec les libéraux de droite (FDP). Mais sans connaître ces étiquettes on serait bien en peine de deviner la couleur politique des gouvernements qui se sont succédé, ce serait même chose impossible. Merkel n'eut plus guère besoin de mener d'attaques d'envergure contre le monde du travail, elle put se contenter de poursuivre la même politique sans états d'âme, amplifiant ou aggravant certaines dispositions, pour continuer à dévaliser les classes travailleuses et à drainer encore l'argent public vers les grandes entreprises et les banques, et observer les effets dévastateurs de cette politique.

La continuité entre gauche et droite est d'ailleurs inscrite dans la personne même du candidat choisi par le SPD pour mener les élections législatives de septembre 2013, Peer Steinbrück. Celui qui postule aujourd'hui à la fonction de chef de gouvernement fut entre 2002 et 2005 ministre-président du Land politiquement le plus important et le plus peuplé de la République fédérale, la Rhénanie-du-Nord-Westphalie, et en tant que tel il contribua à mettre en œuvre l'Agenda 2010, c'est-à-dire entre autres Hartz 4 et les jobs à un euro, la diminution des retraites et la démolition des protections contre le licenciement. Ensuite, entre 2005 et 2009, il fut rien moins que le ministre des Finances de Merkel dans la grande coalition. C'est ensemble qu'ils firent passer le taux de TVA de 16 à 19 % au 1er janvier 2007, puis dénichèrent 450 milliards d'euros pour sauver les banques. Leur nouvelle attaque contre les retraites, qui d'ailleurs se trouvait déjà dans les tiroirs de l'équipe Schröder, repoussait progressivement l'âge de départ officiel, de 65 ans jusqu'alors, d'un à deux mois par an à partir de janvier 2012 pour atteindre 67 ans en 2031.

Et depuis 2009 également, le rôle de Merkel a consisté pour l'essentiel à distribuer encore l'argent aux plus riches. Une fois que les finances des communes et des Länder (les 16 régions allemandes) ont été asséchées par la crise et les conséquences de la politique fédérale, Merkel les a laissés s'en débrouiller. À eux d'assumer les conséquences liées au pillage des caisses publiques. C'est ici, au niveau des municipalités et des Länder, souvent surendettés, que l'austérité se fait particulièrement sentir, avec des suppressions de postes et des économies de bouts de chandelles dans tous les services sociaux. Dans les quartiers populaires, piscines, terrains de sport, bibliothèques, centres sociaux, et aussi des écoles, ferment les uns après les autres. Il manque de l'argent pour embaucher les infirmiers, employés du nettoyage, aides-soignants nécessaires dans les hôpitaux, des enseignants, chauffeurs de bus, des ouvriers chargés de l'entretien des écoles ou lycées, des aires de sport ou de la voirie. Pour économiser des milliers d'emplois d'enseignants, le gouvernement a supprimé... une année scolaire pour arriver au bac ! En 2013, dans certains Länder deux classes d'âge passent donc le bac en même temps, l'une ayant eu treize années de scolarité, l'autre douze ans.

Pour le reste, la chancelière et son gouvernement ont observé tranquillement comment banques et grandes entreprises supprimaient des emplois, en transformaient des millions d'autres en mini-jobs. Ces dernières semaines, quand une multinationale comme ThyssenKrupp annonça comme en passant la destruction de 3 000 emplois supplémentaires, le gouvernement n'y trouva rien à redire. Serein, il contemple comment les Thyssen, Daimler, EON (énergie) ou Ikea détruisent des CDI à temps plein pour « embaucher » par intérim ou à travers des sous-traitants, versant des salaires si misérables que les ouvriers doivent les compléter en demandant Hartz 4. En résumé, un géant comme Daimler (ses profits se comptent en milliards) se fait donc payer une partie de ses salaires par l'État.

La situation des classes populaires aujourd'hui

Le grand argument des médias pour convaincre qu'il y a bien un modèle allemand est le bas niveau du chômage : ici comme outre-Rhin, certains évoquent un niveau « historiquement faible », d'autres osent même écrire que c'est le plein emploi ou qu'il y a un « miracle de l'emploi » (Jobwunder). C'est ridicule.

Officiellement, le chômage a baissé pour atteindre en 2010 son plus bas niveau depuis 1991, 3 millions de chômeurs. Il est resté à peu près constant depuis, à environ 7 %, ce qui n'a rien à voir avec le plein emploi. Et puis, que dire des 8 millions de travailleurs pauvres, parmi lesquels ceux qui travaillent pour 1 euro de l'heure ou ceux en mini-job, payés au maximum 450 euros, quasiment sans couverture sociale, et qui sont donc au niveau de l'aide sociale (Hartz 4), tout en travaillant ? Où passe alors réellement la frontière entre travailleur et chômeur ? Les estimations évaluent le chômage réel à au moins 6 millions de personnes. Le tiers de ceux ayant un emploi travaille soit à temps partiel (en moyenne moins de 16 heures par semaine), soit en CDD ou en intérim.

Le nombre de chômeurs partiels a également explosé. Il est passé de 130 000 en novembre 2008 à 1,5 million en 2009. Le chômage partiel est gratuit pour les patrons (qui payent parfois une partie des cotisations sociales), tandis que les travailleurs y perdent jusqu'à 40 % de salaire. Les 60 % restants sont payés par l'État. C'est tout bénéfice pour les patrons, puisqu'en cas de reprise des commandes, nul besoin de recruter et de former du personnel, il leur suffit de rappeler ceux qui ont été renvoyés temporairement à la maison...

D'après une vaste étude (de la fondation Hans-Böckler) parue en juin 2013, près d'un quart (22,5 %) des salariés touchaient en 2010 un salaire faible (est considéré comme faible un salaire inférieur aux deux tiers de la moyenne nationale, en RFA c'est 9 euros de l'heure). Cela fait de la République fédérale, parmi les 27 membres de l'Union européenne, l'un des pays ayant la plus forte proportion de travailleurs à bas salaires ! Seuls six pays, les trois pays Baltes, la Roumanie, la Pologne et Chypre ont une proportion plus élevée. Bien entendu, être travailleur à bas salaire en Allemagne ne signifie pas la même chose que l'être en Roumanie : le premier vit encore beaucoup mieux. Mais savoir qu'en 2010 le pourcentage de travailleurs à bas salaires était moins élevé en Espagne, au Portugal ou encore en Hongrie qu'en Allemagne est significatif d'une dégradation importante. Cela permet de réaliser le recul subi par les classes populaires allemandes depuis une décennie.

L'intérim, la précarité, les temps partiels imposés, qui n'existaient guère avant, se sont répandus avec une rapidité effroyable, comme une épidémie, avec leurs salaires bas, voire très bas. La misère, qui avait pratiquement disparu en Allemagne depuis les années 1960, est réapparue, a gagné le pays et s'est même généralisée pour les chômeurs. D'après Eurostat, institut de statistiques européen, 70 % des chômeurs allemands sont « en risque de pauvreté » (33 % en France). Et la situation est particulièrement dégradée pour les femmes, pour lesquelles tous les indicateurs sont encore plus alarmants : écarts des salaires et retraites par rapport aux hommes particulièrement importants, précarité plus élevée - les trois quarts des minijobbers sont des femmes, etc. Le recul est net aussi pour nombre de personnes âgées et de jeunes : la moitié des actifs de moins de 25 ans occupent un emploi précaire. L'espérance de vie des pauvres a commencé à reculer dans les régions les plus touchées, et elle recule même beaucoup (de quatre ans sur la dernière décennie) dans certaines régions de l'Est.

Les inégalités se sont donc beaucoup creusées en Allemagne. D'après l'OCDE (Organisation de Coopération et de Développement économique), « les inégalités salariales et la pauvreté se sont développées [entre 2000 et 2005] plus vite en Allemagne que dans n'importe quel autre pays de l'OCDE ». D'un côté beaucoup n'arrivent pas à boucler les fins de mois, et le nombre s'accroît de ceux qui survivent avec des salaires ou des retraites de misère. D'après les associations caritatives, on serait passé de 10 % de travailleurs pauvres en 2000 à environ 20 % aujourd'hui. Dans les milieux populaires, une « boutade » fait son chemin, qui dit que quand tout le salaire est dépensé, il reste encore beaucoup de jours pour finir le mois. Tout ce désarroi, cette misère, pourquoi ? Les millionnaires et même les milliardaires se comptent toujours plus nombreux, les profits des grandes entreprises battent un record après l'autre.

Les élections législatives du 22 septembre 2013

Face à cette situation dégradée, que promettent les ténors des grands partis ? Vraiment pratiquement rien. Angela Merkel soigne son image, celle de la chancelière qui est là pour tous, qui agit efficacement pour que l'économie allemande soit forte, qui travaille en bonne intelligence avec les grands patrons, et qui forte de ses succès, peut être « sociale » et protéger les petites gens, se préoccupant de leur bien être, qu'ils soient victimes d'inondations, locataires ayant du mal face aux augmentations récentes des loyers, mères de famille ou retraités... En voyant combien la situation est catastrophique pour les peuples grec ou espagnol, certains se disent que malgré les difficultés, ils sont un peu épargnés.

Pendant ce temps, le SPD met en avant le fait que le gouvernement Schröder a accompli seul le plus difficile avant 2005, tandis que de ce fait Merkel n'a pratiquement pas eu à se salir les mains, et que c'est vraiment trop injuste ! Ainsi, plutôt que de les taire, il ose mettre en avant ses bons et loyaux services. Même dix ans après, Schröder a gardé l'image du chancelier ami des patrons, ce qui complique la tactique du SPD, bien en peine pour faire passer une image de parti « protecteur » du petit peuple. Il ne risque pas d'y arriver en se plaignant de ce que Merkel lui vole son programme, lorsque celle-ci développe, un peu, le nombre de places en crèche.

Le SPD aurait d'ailleurs difficilement pu trouver un candidat qui évolue davantage dans les milieux d'affaires que Peer Steinbrück. Rien qu'en 2009, il a touché pour une activité professionnelle somme toute secondaire, de conseil auprès de sociétés d'assurances, de banques et autres entreprises, un million d'euros. Sa réputation est de n'avoir jamais hésité à choisir, alors qu'il était député, entre une séance au parlement et ce genre de conférence grassement rémunérée. Difficile alors de faire croire à l'alternance... Le SPD plafonne actuellement à 26 % des intentions de votes, contre 40 % pour la CDU dont la chancelière brigue un troisième mandat.

Pour faire mine de se préoccuper quand même des travailleurs, le SPD promet désormais de créer un salaire minimum généralisé à toute l'Allemagne et à toutes les branches. Sachant que 8 millions de salariés gagnent moins de 8,50 euros brut de l'heure, une telle mesure générale serait un progrès. Débattue depuis plusieurs mois, elle a finalement été rejetée par le gouvernement. Mais le candidat du SPD propose pour ce smic - sa seule promesse en direction des travailleurs - un montant de seulement 8,50 euros de l'heure.

À l'origine du recul profond de la situation du monde du travail, il y a donc la série de lois et réglementations imposées par le gouvernement Schröder. En permettant une exploitation accrue, elles sont également à l'origine de l'enrichissement de la bourgeoisie et de profits accrus pour les grandes entreprises, ce que les commentateurs d'ici appellent le « modèle allemand » sans doute. Si au début des lois Hartz, seuls des militants sans doute pouvaient anticiper les conséquences néfastes qu'elles auraient, patronat et gouvernement par contre agissaient très consciemment et avaient conçu un plan d'attaques global. Justement, cet épisode permet de se souvenir que face à la rapacité de la bourgeoisie, il ne suffira pas, pour la classe ouvrière, d'essayer de se défendre. Dès que par la riposte, elle aura repris des forces, elle devra passer à l'offensive. Face à des classes possédantes qui dans leur guerre sans merci, possèdent un plan d'action, ne désarment jamais et calculent toujours plusieurs coups à l'avance, il est indispensable que la classe ouvrière se donne également un plan de lutte, qui sera alors autrement plus ambitieux que celui de la bourgeoisie.

20 juin 2013