Qatar : exploitation féroce et contrats mirobolants à l’ombre de la dictature

печать
novembre 2022

La Coupe du monde de football, organisée au Qatar à partir du 20 novembre prochain, ainsi que la guerre en Ukraine et la question de l’approvisionnement de l’Europe en gaz ont placé ce petit émirat au centre de l’actualité de ces derniers mois. À peine plus grand qu’un département français, ce territoire reflète pourtant à lui seul nombre des tares de l’économie capitaliste et du système de domination impérialiste.

Un Mondial organisé sur un cimetière

L’organisation du Mondial de football au Qatar, qui sera probablement suivi par des centaines de millions de téléspectateurs, fait l’objet aujourd’hui de nombreuses critiques. Beaucoup se contentent il est vrai de pointer du doigt le non-sens écologique et le gâchis que représentent à leurs yeux la construction d’installations sportives, en partie climatisées, en plein désert.

D’autres dénoncent le sort des travailleurs morts durant les travaux. En février 2021, une enquête du journal britannique The Guardian avait, la première, révélé que la seule construction des infrastructures hôtelières et sportives avait fait près de 6 500 morts. À ce jour, malgré les 15 000 décès d’étrangers officiellement recensés par lui entre 2010 et 2019, le pouvoir qatari ne reconnaît que trois accidents du travail mortels. Il prétend, contre toute évidence, que ces décès proviennent des suites de maladies ou de crises cardiaques sans rapport avec leur activité.

Des dizaines de milliards d’euros ont été dépensés depuis l’attribution du Mondial en 2010, pour le plus grand profit notamment des géants du BTP, dont Bouygues, Eiffage et Vinci. Des millions de tonnes de béton et de verre tachées de sang. Au total, ce sont plus de 200 milliards qui devraient être engloutis à la faveur de cette compétition. La majeure partie reviendra, sous forme de profits, aux actionnaires des entreprises occidentales qui prospèrent, depuis des décennies, à l’ombre de la dictature qatarie et sur les cadavres de ces damnés de la terre d’aujourd’hui. Les mirifiques contrats que les grands groupes capitalistes ont signés à l’occasion du Mondial ne sont en effet que l’expression la plus visible de la place actuelle de cet émirat dans le système de domination impérialiste.

Une création de l’impérialisme britannique

Pour mieux contrôler les voies commerciales vers l’Asie, les colonisateurs britanniques, par l’entremise de l’East India Company, s’étaient emparés dès 1820 de ce que les navigateurs et commerçants désignaient alors comme la Côte des pirates.

En 1867, pour faire pièce à la famille des Khalifa, qui contrôlait alors l’archipel de Bahreïn et qu’ils accusaient de se livrer à des actes de piraterie, les Anglais s’appuyèrent sur le clan rival des al-Thani pour créer le territoire du Qatar. Ils officialisèrent leur protectorat au cours de la Première Guerre mondiale, avant d’étendre ensuite leur emprise dans la région, se partageant avec l’impérialisme français les dépouilles de l’Empire ottoman.

Jusqu’en 1947, cet émirat fit partie, comme les autres micro-émirats du golfe Persique, de l’Empire britannique des Indes et demeura pour l’essentiel administré depuis New Dehli. Même ses frontières ne furent délimitées qu’au milieu des années 1930, après la découverte des premiers champs pétroliers qui rendait ce bornage indispensable au partage des ressources d’hydrocarbures et des profits futurs. Leur exploitation effective n’ayant démarré qu’au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, l’émirat demeura longtemps l’un des territoires les plus pauvres du Moyen-Orient, la seule activité faisant l’objet d’un véritable commerce restant la pêche des huîtres perlières. La capitale, Doha, était une bourgade misérable aux maisons en pisé, sans téléphone ni électricité.

L’extraction du pétrole et son transport nécessitant une main-d’œuvre importante, dont le Qatar était dépourvu, l’impérialisme britannique eut recours au recrutement massif de travailleurs dans ses anciennes colonies d’Asie. Il s’appuya sur le système de la kafala (le tuteur en arabe) qui plaçait ces migrants sous la tutelle exclusive et sans limite de leurs employeurs. Ce système traditionnel transforma en ­quasi-esclaves les travailleurs qui affluèrent dans l’espoir d’économiser de quoi faire vivre leur famille restée au pays. Il offrait notamment la possibilité à tout patron de priver ses salariés de leurs passeports et de leur interdire de quitter l’entreprise ou le pays. Quant à l’esclavage, au sens plein de ce terme, qui demeurait essentiellement domestique, il ne fut aboli que dans les années 1950 !

La dictature des al-Thani

Devenu indépendant en 1971, et ayant refusé de rejoindre la fédération des Émirats arabes unis qui se formait à cette occasion, le Qatar est resté, de coup d’État en coup d’État, sous la coupe de la dynastie princière des al-Thani. Ce clan familial dispose toujours de tous les postes clés et, jusqu’à une période très récente, ne s’était pas même donné la peine d’essayer de se parer du moindre vernis démocratique.

Les premières élections à une Assemblée, par ailleurs purement consultative, ne se sont tenues qu’en… 2021. Elles furent entièrement verrouillées, les partis (tout comme les syndicats) étant tout bonnement interdits. Ce scrutin ne concernait de surcroît qu’une fraction des 250 000 « citoyens » qataris, en l’occurrence les hommes majeurs dont les grands-parents étaient nés au Qatar, sur les 3 millions d’habitants que compte le pays. Depuis des décennies, l’immense majorité des habitants de cet État sont des travailleurs émigrés venus d’Afrique, du Proche-Orient et du Moyen-Orient, et surtout d’Inde et du Népal, qui demeurent privés de presque tous les droits.

Comme l’Arabie saoudite, dont elle a été longtemps une sorte de vassale au sein du système de domination britannique, le régime se réclame du wahhabisme, ce mouvement politique et religieux de l’islam sunnite particulièrement rétrograde et impitoyable, notamment à l’encontre des femmes. Depuis sa création, le Qatar n’a pas ménagé son soutien financier à divers mouvements islamistes, notamment aux Frères musulmans, mais aussi, dans la période récente, à Daesh et ses affidés, en Libye, au Mali, en Égypte ou en Syrie. Et ce au point d’être accusé en 2017 d’être un soutien du terrorisme par l’Arabie saoudite et la majorité des membres du Conseil de coopération du Golfe, qui ne sont pourtant pas les derniers dans ce domaine ! Cela vaudra d’ailleurs au Qatar d’être écarté brièvement du jeu politique dans la région et de subir un blocus économique de ses rivaux jusqu’en 2021. Mais cela ne l’a pas empêché de devenir une pièce importante dans le jeu mené par les grandes puissances dans la région.

Un gisement gazier fait État

La découverte il y a une cinquantaine d’années du gigantesque gisement gazier de North Field (6 000 km2 de superficie et 13 % des réserves de la planète), dont le Qatar partage encore aujourd’hui l’exploitation avec l’Iran voisin, a fait de lui un des tout premiers producteurs et exportateurs de gaz au monde (notamment du gaz naturel liquéfié, le GNL). Il est devenu par là même un rouage important de l’économie capitaliste. En outre, sa situation géographique fait qu’un cinquième de la production mondiale de pétrole y transite. Depuis une cinquantaine d’années, des fortunes se sont donc déversées dans les coffres-forts de la classe dirigeante. D’autant que le Qatar, dont l’essentiel des ressources ont été exploitées après l’indépendance, a gardé en grande partie la main sur l’ensemble de la chaîne de production : trains de liquéfaction, flotte de navires méthaniers et gestion des ports. La Qatar Investment Authority (QIA), le fonds souverain de l’émirat, pèse de son côté plus de 400 milliards d’euros.

Mais cette manne est retournée pour l’essentiel vers les pays riches, sous forme de dépenses fastueuses, de commandes et de placements en actions.

Dans la période récente, ­Bouygues a notamment obtenu, pour un milliard d’euros, la réalisation à Doha d’un des plus vastes et luxueux projets immobiliers du monde, ainsi que de deux tunnels d’assainissement. Vinci, via sa coentreprise Qatari Diar Vinci Construction (QDVC), a pour sa part construit deux lignes de métro, une autoroute et un hôtel de luxe pour plus de 4 milliards. Quant à TotalEnergies, présent depuis l’implantation pionnière de son ancêtre, la Compagnie française des pétroles (CFP), en 1935, il y possède de multiples activités, liées notamment à l’exploitation du gisement de North Field. Dans les années 1970, Total aurait directement renfloué à plusieurs reprises les caisses de l’État. Un placement qui s’est avéré très rentable depuis. Les témoignages, les plaintes recueillis sur les conditions de travail et de vie de la main-d’œuvre, pas plus que les procès engagés par les ONG, n’ont à aucun moment éteint la soif de profit de ces trusts.

Un enfer pour les travailleurs

À la source de ces richesses se trouve un prolétariat d’environ deux millions de travailleurs étrangers employés dans les hydrocarbures, le bâtiment, la sécurité, les transports, le commerce, etc. Ces migrants sont de longue date recrutés dans leur pays d’origine par des agences spécialisées qui leur imposent des contrats léonins, après leur avoir fait miroiter des revenus ou des tâches bien différents de ce qu’ils trouveront au Qatar. Il leur faut en outre acquitter des milliers d’euros pour obtenir ces documents. Entassés dans des conditions indignes, des « blocs d’habitation » (« labor camp » en anglais), bidonvilles souvent sans accès à une eau véritablement potable, leurs salaires n’excèdent le plus souvent pas le salaire minimum (introduit seulement en 2019), qui représente aujourd’hui 230 euros environ pour une semaine de travail officielle de 48 heures.

La zone industrielle de la capitale, Doha, éloignée volontairement des hôtels et des centres commerciaux fastueux du centre, regroupe à elle seule 400 000 de ces travailleurs. La majorité sont employés dans les travaux du BTP, parfois jusqu’à 14 heures par jour, avec de très rares pauses, sous des températures qui frôlent les 50°C. Pour les projets considérés comme urgents, cette exploitation se prolonge jour et nuit sans interruption. Pas étonnant que nombre des décès recensés le soient par crise cardiaque. Le vocabulaire médical ne connaît pas les mots surexploitation ou assassinat patronal. Des dizaines de milliers de femmes, également venues de l’étranger et recrutées comme domestiques, sont surexploitées, maintenues elles aussi dans un quasi-esclavage et victimes de viols qui restent impunis.

Privés par leurs employeurs de leur passeport dès leur arrivée, interdits de quitter leur entreprise, malgré l’abolition toute récente des règles traditionnelles de la kafala, ces travailleurs demeurent corvéables à merci mais aussi expulsables, sans recours possible ni indemnités. La simple ouverture d’une ligne téléphonique nécessite encore le plus souvent d’en passer par un intermédiaire.

Les fortunes les plus folles, les constructions et les technologies les plus modernes côtoient l’exploitation la plus brutale et prospèrent sur un océan de misère.

Tous ceux qui ont tenté de dénoncer ces faits ont été jusque-là brutalement mis hors d’état de nuire à la bonne marche des affaires ou expulsés. En avril 2006, la révolte de plusieurs milliers de travailleurs d’origine asiatique pour l’amélioration de leurs conditions de travail avait été écrasée par l’armée à coups de fusil. Quant à l’Organisation internationale du travail (OIT), censée observer les conditions de travail dans le monde et faire respecter un minimum de droits, elle a récemment décidé de fermer les yeux sur cette réalité, au motif que des garanties avaient été introduites dans la loi « pour préserver les droits des travailleurs », mais non sans avoir encaissé de l’émirat 25 millions de dollars entre 2017 et 2020 !

Un paradis pour les capitalistes et un relais de l’impérialisme

Si les grandes fortunes du Qatar ont par exemple acquis il y a quelques années le club du Paris-Saint-Germain et les joueurs de football les plus chers de la planète, le pays est surtout devenu une manne pour les capitalistes du monde entier, et en premier lieu français. L’émirat est un véritable paradis pour les affaires : pas d’impôt foncier ni sur le revenu, pas de droits de mutation, pas d’imposition sur les bénéfices durant dix ans pour tous les investissements étrangers à compter de la réalisation du projet, pas d’impôt sur les sociétés ni de droits de douane durant vingt ans et un accès à une énergie très bon marché…

Les capitalistes de l’armement y placent leurs engins de mort comme des petits pains, l’armée qatarie étant équipée à hauteur de 80 % par la France, au point de devenir le pays aux dépenses militaires les plus élevées au monde par nombre d’habitants. De quoi combler les actionnaires de Thales, Airbus Helicopters ou Dassault. Ce dernier lui a vendu, par l’entremise de François Hollande, près de 24 Rafale en 2015, auxquels s’en sont ajoutés encore 12 deux ans plus tard, avec une option pour 36 autres ! Depuis Mitterrand, dont les deux septennats virent littéralement exploser les échanges commerciaux avec le Qatar, jusqu’à Macron, en passant par Hollande et Sarkozy, tous les présidents français ont maintenu ces liens privilégiés et les exemptions d’impôts et de taxes multiples protégeant les placements qataris dans l’Hexagone1. Depuis les années 1990, la France est de facto devenue une sorte de paradis fiscal pour les capitaux qataris, au point de provoquer des réactions aussi délirantes que chauvines d’une partie de la classe politique et des médias, accusant le Qatar de vouloir « acheter la France » ! Comme si l’achat d’un club de football, de quelques propriétés, de chevaux de course et de la complicité d’une nuée d’hommes politiques de droite comme de gauche faisaient du Qatar une puissance économique d’envergure mondiale ! Comme si toutes ces sortes de notes de frais n’étaient pas le prix payé (avec l’argent public) pour permettre à TotalEnergies et autres groupes de continuer à puiser dans les richesses naturelles de l’émirat !

Mais le Qatar reste par-dessus tout un État qui, pour son intégration dans le commerce mondial et la politique au Moyen-Orient, dépend de ses bonnes relations avec les États-Unis. En 2011, au début des soulèvements contre le régime syrien, en se vantant de ce soutien de poids, le ministre des Affaires étrangères qatari Hamad Bin Jassem, dit HBJ, avait quelque peu interloqué ses interlocuteurs en assénant : « De toute façon, vous n’avez rien d’autre à faire que de me suivre, j’ai les Américains derrière moi ! 2 » Après avoir flirté durant des années avec le régime de Bachar al-Assad, le Qatar, se posant en parrain de la rébellion, devint la base arrière de certaines des milices islamistes qui le combattaient, avec la bénédiction des Américains. Ceux-ci disposent depuis 2003 au Qatar de l’immense base d’al-Udeid, la plus vaste hors de leur territoire national (10 000 hommes), où est établi, pour la région, l’US CENTCOM, le commandement central américain. Une tête de pont idéale pour ses interventions au Moyen-Orient, en Afrique comme en Asie. À Silia, dans le sud de l’émirat, une base de l’armée qatarie abrite par ailleurs des entrepôts géants de l’armée américaine. Le Qatar s’est associé en 2011 aux États-Unis, à la France et à la Grande-Bretagne pour renverser Kadhafi, entraînant et équipant une partie des milices islamistes libyennes. Pour la première fois, des unités et des avions de chasse du Qatar ont même alors participé directement à une opération extérieure. Pour le compte de l’impérialisme, le Qatar est également intervenu militairement jusqu’en 2017 au Yémen voisin, aux côtés de l’Arabie saoudite, malgré la rivalité qui les oppose : cette guerre a fait à ce jour plus de 400 000 morts. Il a été enfin l’un des tout premiers États du monde arabe à nouer des relations diplomatiques et commerciales officielles avec Israël. Ces preuves d’engagement ont permis au Qatar de jouer un rôle d’intermédiaire dans plusieurs crises politiques dans la région. Avec l’ouverture d’un bureau des talibans à Doha dès 2011, les États-Unis ont également pu négocier plus discrètement avec leurs représentants et signer un accord assurant leur retour au pouvoir à Kaboul. La chaîne d’information continue Al-Jazeera, largement diffusée dans tout le monde arabe, est un autre relais de cette politique.

Dictature moyenâgeuse, forte du soutien des plus grandes puissances impérialistes, le Qatar est, à l’instar des autres pétro­monarchies du Golfe, l’une des expressions les plus révoltantes de la pourriture grandissante de l’économie capitaliste. Mais l’existence d’un prolétariat nombreux venu de plusieurs pays représente une force considérable, à même d’en finir avec cet ordre social et politique d’un autre âge.

Le 23 octobre 2022

1Elles ont été estimées entre 150 et 200 millions par an en 2015, par le rapport de la commission des Finances de l’Assemblée nationale. Dans les faits, toutes les familles des pétromonarchies du Golfe bénéficient de ces largesses. La « haute courtoisie internationale » veut en effet que l’on ne taxe pas les chefs d’État et de gouvernement. Or famille régnante et État se confondent très largement dans ces régimes, ce qui ouvre de larges possibilités d’exemption.

 

2Cité par Christian Chesnot et Georges Malbrunot dans Qatar. Les secrets du coffre-fort, Michel Lafon, 2013.