Protectionnisme : une arme des capitalistes dans la concurrence, un piège pour les travailleurs

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avril 2018

L’annonce par Trump de l’imposition de droits de douane de 25 % sur l’acier et de 10 % sur l’aluminium, puis sa menace de taxer les importations chinoises aux États-Unis, ont relancé les polémiques sur le protectionnisme. Dans les milieux économiques ou patronaux, certains agitent la menace du retour de la guerre commerciale et réclament des mesures de rétorsion par l’Union européenne (UE). De leur côté, des courants politiques qui prétendent représenter les intérêts des classes populaires, du PCF à la France insoumise, mais aussi des représentants syndicaux réclament eux aussi des mesures protectionnistes.

Libre-échange et protectionnisme, deux armes complémentaires pour les capitalistes

Selon les périodes, les rapports de force, les secteurs économiques et les pays, les capitalistes peuvent être libre-échangistes ou protectionnistes. Généralement, quand ils sont puissants ou capables de produire à plus bas coûts que leurs concurrents, les capitalistes sont partisans de la libre circulation des marchandises. À l’inverse, quand ils sont plus faibles et moins compétitifs, ils cherchent à protéger leur marché domestique derrière des barrières douanières et des taxes à l’importation.

Pendant une grande partie du 19e siècle, les industriels britanniques, hégémoniques, furent libre-échangistes face à leurs concurrents français et surtout allemands et américains. Cette politique douanière résulta, en Grande-Bretagne même, d’un long bras de fer entre les industriels de Manchester, partisans du libre-échange, et les propriétaires terriens cherchant à empêcher les importations de céréales pour protéger leur monopole sur le marché intérieur. Comme toujours, chaque fraction de la bourgeoisie chercha à présenter ses intérêts propres comme l’intérêt général. Les industriels libre-échangistes faisaient mine de se préoccuper du pouvoir d’achat des ouvriers, tandis que les protectionnistes invoquaient, déjà, la sauvegarde des emplois. Le mouvement ouvrier naissant, incarné par les chartistes, profita de l’effervescence politique qui agitait le pays pour mettre en avant les intérêts de classe des travailleurs, sans se laisser entraîner dans un des deux camps bourgeois. Dans ce débat, Marx ne défendait pas le protectionnisme mais, se projetant vers l’avenir, cherchait ce qui allait renforcer numériquement et socialement le prolétariat. En janvier 1848 il déclarait : « En général, de nos jours, le système protecteur est conservateur, tandis que le système du libre-échange est destructeur. Il dissout les anciennes nationalités et pousse à l’extrême l’antagonisme entre la bourgeoisie et le prolétariat. En un mot, le système de la liberté commerciale hâte la révolution sociale. C’est seulement dans ce sens révolutionnaire, Messieurs, que je vote en faveur du libre-échange. » (Discours sur la question du libre-échange).

Les États-Unis furent longtemps protectionnistes, pour assurer à l’industrie américaine en développement le quasi-monopole sur leur vaste marché intérieur face aux industriels européens. Après la Deuxième Guerre mondiale, devenus la première puissance impérialiste incontestée, les États-Unis se firent les champions du libre-échange face à des bourgeoisies européennes qui avaient hérissé le continent de droits de douane ou de quotas d’importation et qui tentaient de s’accrocher à leurs prés carrés coloniaux. Outre le libre accès à tous les marchés jusque-là protégés, les États-Unis firent pression pour que les pays européens unifient leurs normes techniques ou sanitaires, afin de pouvoir écouler leurs marchandises dans un marché pas trop morcelé. Ces pressions américaines, le rôle central du dollar dans le commerce mondial et surtout le formidable développement des échanges internationaux après les années de replis nationaux des années 1930, de la Deuxième Guerre mondiale et de ses destructions, accélérèrent la mise en place de zones de libre-échange, dont l’UE. La construction de ces zones de libre-échange fut à chaque fois l’objet d’interminables marchandages, au cours desquels les lobbyistes au service de tel ou tel groupement capitaliste manœuvrèrent sans fin.

En réalité, à toutes les époques, les États n’ont cessé de pratiquer les deux politiques en même temps, selon les secteurs économiques et selon leurs partenaires commerciaux. Mesures protectionnistes et accords commerciaux sont deux armes complémentaires mises en œuvre par les États dans la guerre commerciale permanente que se livrent les capitalistes dont ils défendent les intérêts. Les traités internationaux comme le Tafta ou le Ceta, dénoncés bien à tort comme responsables du chômage et de la désindustrialisation par les partisans du protectionnisme, ne font que consacrer un rapport de force, à un moment donné, entre des groupes de capitalistes. Malgré les accords commerciaux laborieusement négociés depuis plusieurs décennies entre États ou groupements d’États, le protectionnisme n’a jamais cessé et prend des formes multiples. Les échanges ne sont ni libres ni équitables, ils sont régis par la loi de la jungle du capitalisme.

Le commerce international est régi par la loi du plus fort

C’est ainsi que les capitalistes européens sont suspendus depuis des mois à la décision de Trump de prolonger ou non l’accord sur le nucléaire iranien. Alléchés par un marché iranien prometteur, avec ses 80 millions d’habitants, Airbus, Renault, PSA ou encore la BNP sont entravés par la menace latente de mesures de rétorsion américaines en cas de violation de l’embargo. En 2014, la BNP-Paribas avait dû payer une amende de 9 milliards de dollars au Trésor américain pour ne pas avoir respecté cet embargo, tout en faisant des affaires aux États-Unis. Comme les firmes européennes ne veulent pas être écartées du marché américain, et comme elles sont dépendantes du dollar et du système bancaire international, incontournables pour le commerce mondial, elles ne peuvent pas faire fi des décisions politiques ou diplomatiques américaines. À l’inverse, le gouvernement américain peut à tout moment décider de lever temporairement l’embargo pour Boeing ou d’autres entreprises américaines. Les États-Unis, parce qu’ils dominent l’économie mondiale et parce qu’ils restent les gendarmes du monde, disposent ainsi d’armes protectionnistes que n’ont pas leurs concurrents.

Mais ils ne sont pas les seuls à user du protectionnisme. Depuis la crise de 2008, l’association Global Trade Alert a recensé 2 500 mesures protectionnistes. Par divers moyens, taxes, subventions, quotas, normes sanitaires, la France protège ainsi plus d’une centaine de produits. Aux États-Unis, bien avant l’élection de Trump et ses discours à l’emporte-pièce, Obama a instauré une taxe de 520 % sur l’acier laminé chinois. L’UE n’est pas en reste, avec 47 mesures protectionnistes contre l’acier chinois, alors que la Chine a rejoint depuis 2001 l’Organisation mondiale du commerce, ce qui est censé lui garantir un libre accès au marché mondial avec des droits de douane limités. Il faut une sacrée dose d’hypocrisie aux porte-parole des puissances impérialistes, et pas seulement l’imprévisible Trump, pour dénoncer la « concurrence déloyale » de la Chine ou ses prétendues violations de la propriété intellectuelle. Depuis la réintégration de la Chine dans le marché mondial, au début des années 1980, celle-ci l’a été en position subordonnée. Les puissants groupes industriels occidentaux ont exploité les ouvriers chinois pour assembler les iPhones et autres produits destinés in fine au marché occidental. Une partie non négligeable des exportations chinoises vers les États-Unis, rendues responsables du déficit commercial américain, sont en fait réalisées par des filiales ou des sous-traitants de firmes japonaises, coréennes mais aussi américaines, implantées en Chine. À l’inverse, depuis une vingtaine d’années, les capitalistes occidentaux ont écoulé leurs automobiles, leurs TGV ou leurs avions dans ce marché chinois en pleine expansion, longtemps sans concurrents locaux sérieux. Les transferts de technologie vers la Chine, réalisés à travers les joint-ventures aujourd’hui décriés par la presse propatronale, ne sont finalement qu’un faible rattrapage du pillage par les capitalistes occidentaux de la plus-value extorquée aux travailleurs chinois. Quant aux subventions versées par l’État chinois à ses sidérurgistes, dénoncées par les capitalistes occidentaux comme de la concurrence déloyale, c’est l’hôpital qui se moque de la charité. Comme si leurs États respectifs ne leur versaient pas chaque année des centaines de milliards de crédit d’impôt ou d’aides à la recherche !

Les grands groupes capitalistes s’adaptent toujours

La concurrence prétendument déloyale de la Chine, ou d’autres pays comme la Russie, est constamment invoquée par les capitalistes pour obtenir de l’UE ou de leur gouvernement national de nouvelles aides. À les entendre, les industriels de l’acier ou de l’aluminium seraient les plus grands pourfendeurs du dumping social illimité et les champions de la défense de l’emploi ! En 2013, Lakshmi Mittal était venu réclamer à l’Assemblée nationale « des mesures pour empêcher l’importation d’aciers à prix bas, comme le font les États-Unis avec leur Buy American Act ». Il a été entendu. Le même groupe ArcelorMittal est l’un des principaux producteurs d’acier américain depuis le rachat, en 2004, des aciéries possédées par Wilbur Ross, l’actuel secrétaire au Commerce de Trump. Aux États-Unis, Mittal bénéficiera des mesures protectionnistes instaurées par Trump, tandis qu’en Europe il crie à la concurrence déloyale pour justifier de nouvelles suppressions d’emplois, imposer des sacrifices aux travailleurs tout en réclamant des subventions.

Les grands groupes comme ArcelorMittal sont implantés dans de multiples pays. S’ils peuvent compter sans réserve sur leur État d’origine pour défendre leurs intérêts, ils s’adaptent et profitent de toutes les circonstances favorables. Ainsi Michelin, champion national du pneumatique, possède 68 usines dans dix-sept pays, dont quinze aux États-Unis et une, très récente, au Mexique. Juste après l’élection de Trump, lequel avait promis de taxer à 35 % les produits importés du Mexique, Dominique Sénart, PDG de Michelin, déclarait : « Si on ne pouvait plus vendre ces pneus aux États-Unis, on les vendrait au Mexique et en Amérique Latine ! » Le même, interrogé sur les conséquences du Brexit pour son usine écossaise, répondait : « La baisse de la livre sterling nous a amenés à réagir rapidement, en augmentant nos prix. Elle a été un booster très favorable en matière de compétitivité pour notre usine en Écosse. Je n’ai donc pas d’inquiétude particulière pour Michelin par rapport au Brexit. » Pour les travailleurs écossais, le Brexit signifie une aggravation de leurs conditions de travail ; pour les consommateurs, des hausses de prix. Mais, pour Michelin, le Brexit est un bon prétexte pour augmenter encore sa productivité et ses profits.

Défendre le protectionnisme, un piège pour les travailleurs

Les travailleurs ont tout à perdre à s’aligner derrière les revendications de leurs patrons. En 2016, une vingtaine de syndicats européens, dont la CFDT ou l’IG-Metall, avaient rassemblé 10 000 sidérurgistes à Bruxelles pour réclamer « des instruments de défense commerciale efficaces, une politique industrielle proactive qui soutient l’industrie sidérurgique, des emplois plus nombreux et de meilleure qualité ainsi qu’une augmentation des capacités de production d’acier ». On peut dire que la Commission européenne les a entendus, pour le plus grand bonheur d’ArcelorMittal, Riva ou ThyssenKrupp, les patrons de la sidérurgie implantés en Europe. Deux ans après s’être déclarés au fond du trou, grâce aux mesures anti-dumping de l’UE, à la reprise des ventes et à la remontée des cours, tous ces groupes annoncent des bénéfices historiques, avec par exemple 4,6 milliards d’euros pour ArcelorMittal. Pour les travailleurs, le chômage partiel, les fermetures d’usines et les suppressions d’emplois se sont poursuivis. Mittal a fermé plusieurs usines en Lorraine tandis que 100 000 emplois ont été supprimés dans la sidérurgie européenne depuis dix ans. Dans l’acier comme dans tous les secteurs, les profits des capitalistes riment avec exploitation, augmentation de la productivité, polyvalence et bas salaires.

Ceux qui, comme les députés de la France insoumise et du PCF ou, de l’autre côté de l’échiquier politique, Le Pen ou Asselineau, font des traités de libre-échange ou de l’UE la principale cause des suppressions d’emplois et réclament « des taxes aux frontières, des barrières douanières, des quotas d’importation » attachent les travailleurs à leurs exploiteurs avec de lourdes chaînes. Opposer une politique protectionniste au libre-échange, c’est laisser croire qu’il existerait un intérêt « national » et que le salut des travailleurs pourrait venir des sommets de l’État. C’est cacher la nature sociale de l’État, c’est cacher qu’il est au service des classes possédantes qui en ont fait leur instrument. C’est enfoncer dans la tête des travailleurs l’idée que Mittal, Michelin, Bolloré auraient les mêmes intérêts que les travailleurs qu’ils exploitent. C’est distiller le poison de la division entre les travailleurs en leur désignant des boucs émissaires, les travailleurs détachés polonais, les ouvriers chinois, les migrants africains, à la place des véritables responsables du chômage et du dumping social que sont les capitalistes. Et pourquoi pas demain opposer les travailleurs aux chômeurs privés d’indemnités par Macron et qui seront contraints d’accepter un boulot sous-payé pour survivre ? En outre, si l’économie mondiale devait renouer avec des mesures protectionnistes massives, les classes populaires le paieraient sous forme de hausses de tous les prix des marchandises.

Renouer avec l’internationalisme et les perspectives communistes

La mondialisation de l’économie est consubstantielle au capitalisme. C’est la mondialisation précoce du capitalisme marchand, avec son cortège de pillage et d’exploitation, qui a permis l’accumulation initiale des capitaux et la révolution industrielle. Les crises cycliques, le chômage de masse, la mise en concurrence des travailleurs sont aussi anciens que la révolution industrielle. Le patronat n’a jamais cessé de jouer sur les divisions entre travailleurs, d’opposer par exemple les migrants irlandais catholiques crevant la faim aux ouvriers anglais, protestants et qualifiés.

Mais la réponse du mouvement ouvrier, sous l’influence des militants socialistes, n’était de proposer ni un repli national ni le protectionnisme. Un tel repli leur paraissait même inconcevable, tant le développement des forces productives, la recherche de marchés ou de matières premières ont exigé, d’emblée, l’arène du marché mondial. Pour les marxistes, la mondialisation de l’économie n’était pas une menace, mais au contraire la base économique qui rendait possible la socialisation de la production et, du coup, la satisfaction des besoins de toute l’humanité. Autrement dit, la base économique d’une société communiste est absolument inconcevable dans un seul pays !

Dès 1848, Marx et Engels constataient : « Au grand désespoir des réactionnaires, la bourgeoisie a enlevé à l’industrie sa base nationale. » À cette date, ces lignes étaient une anticipation d’un processus irréversible en train de se réaliser sous leurs yeux. Mais, en 2018, ce n’est plus une anticipation, c’est une évidence. L’Airbus A380, assemblé à Toulouse et présenté comme le fleuron de la technologie européenne, sinon française, comporte trois millions de pièces détachées issues de 77 pays différents. Deux éléments aussi fondamentaux que les réacteurs et les pneumatiques viennent des États-Unis, la patrie de son concurrent Boeing. Cet exemple, parmi des milliers d’autres, montre l’absurdité de prétendre vouloir « produire français » ou « acheter français ». La mondialisation est un processus irréversible. Ce n’est pas la mondialisation qu’il faut combattre, c’est le capitalisme ! Ce n’est pas en arrière qu’il faut aller, mais en avant !

La réponse des marxistes à la mise en concurrence des travailleurs entre eux n’était pas le protectionnisme, mais l’organisation internationale pour combattre l’exploitation et finalement pour prendre le contrôle de la société. Leur réponse était : « Travailleurs de tous les pays, unissez-vous ! » À l’échelle internationale comme à l’échelle nationale, l’extension du capitalisme renforçait le prolétariat, son nombre, son rôle central dans la production des richesses et du même coup les possibilités révolutionnaires. Par exemple, en investissant dans d’immenses usines neuves à Petrograd ou dans des puits de pétrole à Bakou vers 1900, les capitalistes occidentaux ont permis la concentration d’un jeune prolétariat en Russie. Ce sont ces délocalisations qui allaient rendre possible l’explosion révolutionnaire de 1917. À cette époque, le mouvement ouvrier ne proposait pas de « produire en France », ne s’opposait pas à ce que les capitalistes investissent des capitaux à l’étranger. Ils constataient, pour s’en réjouir, l’interdépendance de tous les peuples et l’étroitesse obsolète des États nationaux.

Le capitalisme, c’est la concurrence, les rivalités, la guerre, commerciale mais aussi militaire, pour les marchés et les débouchés. Et d’un autre côté, en interne, les principales firmes, dans tous les domaines de la production planifient, rationalisent la production, réalisent des économies d’échelle spectaculaires. Elles le font pour le seul bonheur de leurs actionnaires, et donc au mépris des peuples, des travailleurs, des consommateurs, de la nature. Pour sortir de la contradiction, il faut exproprier ces actionnaires qui possèdent les multinationales et les banques, pour les faire fonctionner au service de toute la société. Autrement dit, il faut une révolution sociale. Le capitalisme a transformé la planète en une seule et unique entité économique où toutes les régions sont interdépendantes. C’est un processus irréversible. La seule porte de sortie, c’est d’aller de l’avant en mettant en commun les richesses de la société, les moyens de les produire et de les répartir. Toute autre politique revient à laisser les capitalistes continuer à ravager la planète et exploiter des travailleurs partout dans le monde.

La seule voie pour éviter de plonger vers l’abîme où l’économie capitaliste et ses multiples contradictions menacent de nous entraîner, c’est de renouer avec l’internationalisme prolétarien, c’est-à-dire avec l’idée selon laquelle les ouvriers n’ont pas de patrie. Cet internationalisme n’est pas seulement un slogan. Il doit être une boussole et un programme. Au libéralisme, il faut opposer le communisme, pas le protectionnisme. Des jeunes, des intellectuels, des militants doivent s’attacher à réimplanter les idées et les raisonnements marxistes au sein du monde du travail. C’est la seule façon pour que les luttes collectives qui ne manqueront pas de venir permettent aux travailleurs d’apprendre qu’ils ont des intérêts communs par-delà leur corporation, leurs origines, leur religion, par-delà le pays où ils résident ; de comprendre qu’ils ont en face d’eux une même classe possédante, bien accrochée au pouvoir mais à qui il faut arracher la propriété sur les moyens de production.

27 mars 2018.