Allemagne : vers une coalition plus ouvertement antiouvrière

печать
novembre 2017

Lors des législatives du 24 septembre dernier, les scores des deux principaux partis gouvernementaux, CDU/CSU et SPD, ont baissé de manière significative. À eux deux, qui ont gouverné ensemble durant huit des douze dernières années, ils ne recueillent que 53,5 % des suffrages, un score historiquement bas. L’usure du pouvoir a profité d’abord au parti d’extrême droite Alternative pour l’Allemagne (AfD), qui se présente comme étranger au petit monde politique alors que plusieurs de ses dirigeants sont issus de la CDU voire du SPD. Dans un pays où la xénophobie et le nationalisme étaient restés jusque-là des tabous, des interdits, 12,6 % des suffrages se sont cette fois portés sur l’AfD, qui porte ces idées, contre 4,7 % la première fois qu’il se présentait en 2013. L’AfD, en plus d’être présent dans quatorze parlements régionaux sur seize, l’est désormais également au Bundestag, le parlement fédéral.

À ses débuts en 2013, l’AfD, créé par des économistes et des entrepreneurs, s’était fait connaître comme un parti anti­euro ancré dans une frange de la petite bourgeoisie. Puis, cherchant à élargir son audience et son électorat, il a instrumentalisé pour son propre intérêt la vague migratoire de 2015-2016. Prenant la mesure du désarroi qui habite une partie de la population, sentiment d’être abandonné par les pouvoirs publics, peur de la misère ou du déclassement, ressentiment disant quelque chose comme « Nous existons nous aussi, mais vous les hommes politiques vous nous ignorez, vous nous méprisez », l’AfD s’est posé en représentant des petites gens qui souffrent, contre un gouvernement qui ne se préoccuperait que du bien-être des migrants. C’est dire aussi que son succès est inconcevable sans la crise. Cette année, l’AfD est allé plus loin, faisant une campagne exclusivement dirigée contre l’islam, contre les réfugiés, accessoirement contre la chancelière « traître au pays », et s’est emparé enfin de la sécurité intérieure, un sujet qui n’existait guère en Allemagne. Affiches électorales n’ayant rien à envier au Front national dans le mauvais goût, propos provocants voire orduriers des porte-parole participèrent de cette campagne odieuse. Ainsi, quand la ministre d’origine turque chargée de la Migration et de l’Intégration a contesté l’existence, en dehors de la langue, d’une culture allemande spécifique, Alexander Gauland, tête de liste de l’AfD, a proposé de se débarrasser d’elle « par son éloignement en Anatolie ». Le succès de l’AfD a donc lieu dans un contexte où ce parti se situe plus nettement qu’auparavant à l’extrême droite de l’échiquier politique et ne se gêne pas pour briser des tabous (racisme, nationalisme, passé nazi).  

L’audience accrue de l’AfD et l’inflation de propos réactionnaires

Mais tandis que les partis politiques (mis à part l’AfD) n’ont pas fait de la question des réfugiés un sujet central de campagne, la question est revenue au centre des débats après l’annonce des résultats. Depuis lors, les médias répètent que Merkel paye pour sa politique migratoire. La réalité est bien sûr plus compliquée. Le parti de la chancelière (CDU) continue d’arriver en tête, devançant largement, de 12,5 points, le second parti, le SPD. Quant aux raisons du vote pour l’AfD, notons que les régions accueillant le plus de réfugiés, comme la Rhénanie-du-Nord-Westphalie ou Berlin, ne sont pas du tout celles où le vote en faveur de l’AfD est le plus fort, c’est même le contraire. De même, les disparités restent très importantes entre les régions de l’ex-Allemagne de l’Est et de l’Ouest : l’AfD obtient deux fois plus de voix à l’Est, alors même qu’il y a là-bas moins de migrants et moins de réfugiés (voir diagramme). C’est qu’au-delà de l’arrivée des migrants, il y a aussi d’autres raisons.  

D’ailleurs la CSU en Bavière, le parti frère – plus conservateur – de la CDU, a encaissé le recul le plus important de tous les partis, 10,5 points de moins qu’en 2013, et cela au terme d’une campagne très à droite, se situant sur des positions parfois proches de l’AfD. Or, c’est là où la CSU était d’habitude la plus forte qu’elle a le plus baissé et que l’AfD, à l’inverse, a fait ses meilleurs scores : en Basse-Bavière (est de la Bavière), la CSU a perdu 15 points tandis que l’AfD obtenait 16,7 % des voix. Visiblement, une partie de l’électorat très conservateur a préféré l’original (l’AfD) à la copie (la CSU). Loin de se sentir remis en cause par cette sanction des urnes, son chef de file H. Seehofer n’est pas le dernier à marteler que la politique migratoire de la chancelière a causé son échec, et il utilise le succès de l’AfD pour peser dans un sens rétrograde.

S’il est vrai que nombre d’électeurs ont choisi l’AfD notamment pour ses positions sur les réfugiés, il serait simpliste de réduire les difficultés de Merkel à cette cause. D’autres, comme certains électeurs traditionnels du SPD, ont choisi de voter Merkel justement pour la soutenir sur ce point. Il faut d’ailleurs lui reconnaître qu’à la différence de tant d’hommes politiques qui se droitisent pour récupérer des voix, A. Merkel n’a jamais cédé jusqu’à maintenant à cette facilité, restant arrimée sur ses positions et ne se laissant pas aller aux bassesses ni aux amalgames sur les migrants ou l’islam.

La démagogie autour des réfugiés a bien sûr joué un rôle dans le transfert de voix de tous les partis vers l’AfD, mais d’autres facteurs aussi. Certains électeurs de l’AfD sont des travailleurs pauvres ou sans emploi, dont le vote est loin d’être toujours un vote d’adhésion, se voulant parfois aussi cri de rage contre ceux qui au pouvoir rendent leur vie de plus en plus pénible. Interrogés sur les raisons de leur vote, les électeurs tous partis confondus ont répondu à 63 % que le parti choisi les avait convaincus, et à 30 % que leur choix découlait de leur déception vis-à-vis des autres partis. Or c’est exactement le rapport inverse pour l’AfD : 31 % de ses électeurs déclarent l’avoir choisi par conviction, pour 61 % avançant non une adhésion, mais la déception vis-à-vis des autres partis. Des travailleurs pauvres qui ont voté pour l’AfD déclarent ainsi être déçus par les partis qui n’ont rien fait contre le bas niveau des salaires, les deux ou trois jobs qu’il faut cumuler, la précarité, les retraites lamentables ou la peur de se retrouver à la rue... Tandis que la déception vis-à-vis de Merkel d’électeurs traditionnels de la CSU issus de la petite bourgeoisie sera probablement tout autre : estimant que les ouvriers travaillent trop peu, s’opposant au fait que les homosexuels aient obtenu (cet été) le droit de se marier ou que les migrants soient « si bien accueillis »... De fait, une partie de l’électorat traditionnel de la CSU, la droite réactionnaire, bien-pensante, pétrie de préjugés religieux et autres, a choisi cette fois l’AfD. Pour ces gens-là, le problème n’est pas seulement l’arrivée des migrants, mais ce qu’ils appellent la politique trop sociale de Merkel ! Autant dire que les motivations et intérêts des électeurs AfD sont aujourd’hui très variables.

Droitisation des partis et positions plus ouvertement antiouvrières

Le problème est que le succès de l’AfD encourage une évolution réactionnaire du climat politique : l’ensemble de la classe politique glisse vers la droite. Dans les pourparlers pour former une coalition gouvernementale, les partis les plus rétrogrades font le plus entendre leurs exigences. Seehofer de la CSU assène : « Nous avons laissé notre flanc droit découvert et il nous appartient à présent de combler le vide avec des positions tranchées ». Les positions tranchées signifient l’aggravation de la politique migratoire, de nouveaux durcissements du droit d’asile et du regroupement familial, la pression pour davantage d’expulsions. Pour les migrants arrivés parfois au péril de leur vie, qui ont vécu déjà tant de tragédies, cela signifie plus d’incertitude, l’épée de Damoclès d’un renvoi dans leur pays, même quand ce pays est l’Afghanistan et ses attentats, ou dès demain peut-être la Syrie. Merkel, qui ne voulait pas entendre parler de quotas, a cette fois accepté que CDU et CSU s’accordent sur l’objectif d’un maximum de 200 000 nouvelles arrivées par an imposé comme préalable à toute coalition par la CSU. Et même si c’est plus propagandiste qu’autre chose, c’est bien sûr un recul. 

Mais ces hommes politiques qui blâment la trop grande humanité de Merkel envers les réfugiés sont les mêmes qui lui reprochent une politique « beaucoup trop sociale » à l’égard des ouvriers, réclament qu’elle cesse « les cadeaux sociaux » (!) et exigent à cor et à cri qu’on pense enfin au bien-être des entrepreneurs. Outre la CSU et une partie de la CDU, c’est le cas du parti libéral FDP. Pour eux, les mesures introduites par l’ancien gouvernement de grande coalition sont des cadeaux inutiles aux milieux populaires. Un cadeau, le salaire minimum ? Un cadeau, que des livreurs ou des coiffeuses touchent 8,84 euros brut de l’heure, ou que certains travailleurs à la carrière longue aient le droit de partir en retraite à 63 ans... à condition d’avoir cotisé 45 ans ? Le FDP parle de repousser l’âge de la retraite, et son mot d’ordre est de « libérer de leurs chaînes les entreprises ». C’est bien le monde à l’envers, et on voit vers où le vent souffle. Ce programme ne gênerait pas les Verts qui, au gouvernement avec le SPD, ont mis en œuvre les attaques Hartz, responsables de la précarisation de toute une partie du monde du travail. Si une coalition gouvernementale dite Jamaïque, aux couleurs noir (CDU/CSU), jaune (FDP) et vert (écologistes) voit le jour, elle annonce donc d’ores et déjà qu’elle assumera une politique plus ouvertement antiouvrière et propatronale. 

L’aggravation de la précarité et de la misère

Car en Allemagne aussi, derrière le mirage économique qu’on nous vante, la crise s’approfondit et la bourgeoisie la fait payer aux classes populaires. Le pays souffre d’un retard d’investissements chronique : de la part des entreprises, qui préfèrent gagner de l’argent à court terme plutôt que d’investir dans la production ; et de la part de l’État et des communes, qui ont laissé se dégrader les infrastructures, le réseau routier (routes défoncées, six mille ponts qui nécessiteraient d’urgence des travaux de maintenance), les transports publics (tramways, chemin de fer), l’adduction d’eau. Dans les écoles, des parents dénoncent les conséquences du manque d’entretien : plafonds qui menacent de s’effondrer, toilettes inutilisables, murs moisis, salles de classe à l’intérieur desquelles il arrive qu’il pleuve... Toutes choses qu’on n’imaginerait pas dans la première économie de l’Union européenne.

La misère et les inégalités s’aggravent. Selon Destatis, l’office fédéral des statistiques, un travailleur allemand sur cinq occupait un emploi précaire en 2016. Parmi eux, des emplois de moins de vingt heures par semaine, des intérimaires, des minijobbers rémunérés 450 euros par mois, des contrats à durée déterminée. Au total, ils sont 7,7 millions à occuper ce genre d’emplois, que les dirigeants osent appeler « atypiques », alors que, loin de l’être, ils sont en train de devenir beaucoup trop typiques.

Devant les jobcenters, Pôle emploi, les files d’attente s’allongent. Pourquoi autant de monde, alors que le chômage est censé être à un niveau ridiculement bas ? La réponse est simple. La majorité des gens qui font la queue ont un travail mais sont des travailleurs pauvres. Ils postulent aux aides sociales, nommées Hartz IV, en complément de leurs modestes salaires. Leur vie est faite d’emplois précaires et mal payés, de temps partiels, même quand ils ont une bonne formation, et de contrôles tatillons et humiliants du jobcenter en échange du petit complément versé. Avec l’augmentation du nombre de travailleurs pauvres, le nombre de retraités pauvres augmente aussi, mécaniquement. Des périodes de chômage, de minijobs, de petits salaires… tout cela conduit à des retraites faibles, parfois de l’ordre de 350 euros par mois. Cette pauvreté chez les personnes âgées, tristement répandue et plus élevée encore qu’en France, touche majoritairement les femmes.

Pour peu qu’elles aient connu des périodes de maladie, ou qu’elles aient dû arrêter de travailler pour élever des enfants, que plus tard elles se retrouvent séparées ou veuves, elles peuvent vite basculer dans la misère. Il leur reste l’aide alimentaire des Tafel, l’équivalent allemand des Restos du cœur, dans les queues desquels les retraités se mêlent aux réfugiés. Et toute l’ignominie de rendre les uns responsables de la détresse des autres saute aux yeux.

Choqués que ces préjugés racistes et réactionnaires s’expriment ouvertement, des femmes et des hommes, dont ceux engagés dans l’aide aux réfugiés, n’ont pas envie de rester les bras croisés ; des manifestations ont eu lieu et une petite fraction d’entre eux cherche des réponses politiques. Dans ce contexte il est nécessaire que, même à une échelle réduite pour le moment, il existe un courant affirmant que les travailleurs ont les mêmes intérêts, quelle que soit leur origine ; c’est de cette conscience collective que pourra émerger une perspective favorable à l’ensemble de la société.

22 octobre 2017