Grèce - Épreuve de force après la victoire de Syriza

печать
mars 2015

Le présent article date du 18 février, c'est-à-dire deux jours avant la réunion de l'Eurogroupe, où la délégation du gouvernement grec a, en substance, accepté les conditions que leur ont posées les ministres de l'Économie de la zone euro. Cette acceptation répond à un certain nombre de questions que pose cet article sur la capacité du gouvernement Tsipras à résister à la pression des grandes puissances impérialistes.

En revanche, nous ignorons tout de la façon dont Tsipras s'expliquera auprès des électeurs des classes populaires qui ont porté Syriza au pouvoir, et surtout de leur réaction. Cet électorat acceptera-t-il les reculades de Tsipras ? En quoi celles-ci consisteront-elles au juste et dans quelle mesure concerneront-elles les promesses faites aux travailleurs pendant la campagne ? Les jours qui viennent répondront à ces questions. C'est de ces réactions des classes populaires - révolte ou acceptation résignée ? envie de réagir à l'attitude provocante des institutions européennes ou démoralisation ? - dont dépendra la situation politique en Grèce. Y compris l'éventualité que l'extrême droite fascisante d'Aube dorée tire profit des évènements et se renforce.

21 février 2015

Avec la victoire de Syriza aux élections législatives du 25 janvier, pour la première fois dans un pays d'Europe depuis la crise financière de 2008, le mécontentement populaire s'est traduit, sur le plan électoral, par un déplacement des voix vers la gauche.

Syriza est une coalition d'une dizaine d'organisations de gauche et d'extrême gauche, constituée au début des années 2000 pour des raisons essentiellement électorales. La plupart sont issues d'une scission du KKE (le Parti communiste grec) regroupant les « eurocommunistes » qui, affirmant rejeter l'inféodation à Moscou, cherchaient surtout à se rapprocher de la social-démocratie. L'actuel dirigeant de Syriza, Alexis Tsipras, a commencé à militer dans les Jeunesses communistes.

Aux élections législatives de 2009, Syriza n'avait recueilli que 4,6 % des suffrages. Le Pasok, le Parti socialiste grec, l'avait emporté en obtenant plus de 44 % des voix. Son dirigeant d'alors, Georges Papandréou, avait proclamé sa volonté de changement mais, quelque temps après son accession au pouvoir, la Grèce entrait dans la tourmente de la crise de la dette. Papandréou tourna alors le dos à toutes ses promesses et se soumit aux diktats des dirigeants européens qui imposèrent à la Grèce des plans d'économies drastiques en échange de leur « aide ». Discrédité, le Pasok dut céder la place à la droite à la tête du gouvernement et celle-ci poursuivit la même politique, avec le soutien des socialistes, toujours au nom de la nécessité de rembourser la dette. Aujourd'hui, ces partis se retrouvent rejetés par une fraction croissante de la population.

Le principal parti de droite, la Nouvelle démocratie, dont le dirigeant Antonis Samaras était le Premier ministre sortant, est parvenu à limiter son recul par rapport aux précédentes élections législatives, ne perdant que deux points et obtenant un peu plus de 27 % des voix. Par contre, le Pasok, lui, s'est effondré, passant de 12 % à 4,6 %. L'électorat des milieux populaires s'est massivement détourné de lui. Avec 36 % des voix, soit plus de 2,2 millions d'électeurs, Syriza a très nettement devancé tous les autres partis. Ses candidats sont arrivés en tête dans des circonscriptions populaires qui constituaient des bastions du Parti socialiste.

Un vote contre l'austérité

Syriza a mené campagne contre les plans d'austérité, contre les privatisations, contre la « crise humanitaire » subie par la population grecque.

Ce petit pays de 11 millions d'habitants a été complètement ravagé par la crise et brutalement ramené des années en arrière. D'après des statistiques de la fédération des commerçants et artisans grecs publiées en décembre 2014, une entreprise sur quatre avait cessé son activité, soit 230 000 entreprises, entrainant 750 000 licenciements. D'après les chiffres officiels, le taux de chômage dépasse le quart de la population active, 15 % des familles ont tous leurs membres au chômage. Sur environ 1,4 million de chômeurs officiellement recensés en décembre 2014, seuls 110 000 ont perçu une indemnisation, de 350 euros en moyenne, pour une période de cinq à douze mois. Plus de la moitié des chômeurs le sont depuis plus de deux ans et ne perçoivent plus rien. Parvenus en fin de droits, ils ont aussi perdu toute couverture sociale. D'après Médecins du monde, un tiers des Grecs seraient dans cette situation, de plus en plus nombreux à devoir se rendre dans les structures de cette ONG pour bénéficier des soins de base. D'autant que les hôpitaux, manquant eux-mêmes cruellement de moyens et de personnel, sont de plus en plus incapables de les assurer.

En février 2012, le gouvernement a réduit le salaire minimum de 22 %, et même de 32 % pour les moins de 25 ans. D'après la principale caisse d'assurance sociale du pays, l'IKA, entre 2009 et 2013, le salaire moyen dans le privé serait passé de 1 014 à 817 euros par mois, soit une baisse de 20 %. Un rapport de l'Institut des statistiques grecques de septembre 2014 confirmait que les salaires auraient baissé d'un quart en quatre ans. 800 000 salariés du privé, soit 57 % du total, ne toucheraient leur paie qu'avec un retard compris entre trois et quinze mois. La déréglementation du marché du travail a provoqué une envolée des emplois précaires, très nombreux à ne pas être déclarés.

Une étude de la commission du budget du Parlement cherchant à établir le nombre de personnes vivant sous le seuil de pauvreté ou « menacées par la pauvreté » arrivait au chiffre de six millions, soit plus de la moitié de la population grecque. D'après le médiateur pour les enfants, 40 % des enfants seraient en situation de pauvreté ou menacés de l'être. À Athènes, près de la moitié des foyers ne seraient pas chauffés cet hiver, faute de moyens. Alors, en effet, il y a tout lieu de parler d'une catastrophe sociale et humanitaire !

C'est donc cette situation que Syriza a dénoncée pendant sa campagne. Il a pris le contre-pied d'un certain nombre de mesures d'austérité décidées par le gouvernement de droite en place, en promettant notamment de rétablir le salaire minimum à son niveau antérieur, d'augmenter les retraites, de réembaucher certaines catégories de fonctionnaires récemment licenciées. En votant massivement pour Syriza, les classes populaires ont dit qu'elles n'en pouvaient plus et ont exprimé leur rejet de ces politiques d'austérité. Elles ont refusé de céder au chantage qui leur était fait par la plupart des dirigeants des États ou des organismes européens qui leur prédisaient le chaos en cas de victoire de Syriza. Le chaos, la faillite d'un système économique incapable de garantir le minimum vital, les soins, le logement, c'est précisément ce qu'ont connu depuis six ans les travailleurs et les plus pauvres !

La dette grecque : faite par les banquiers, reprise par les États... et payée par la population !

En portant Syriza au pouvoir, qu'elles en aient ou pas conscience, les classes populaires ont engagé une épreuve de force. Toutes les politiques d'austérité résultent de la volonté de la bourgeoisie de faire payer la crise aux travailleurs. Et la bourgeoisie ne reculera pas sans y être contrainte. Pour cela, pas plus en Grèce que nulle part ailleurs, un vote n'a jamais suffi.

Cette épreuve de force s'est engagée avec les dirigeants de l'Union européenne sur la question de la dette. Dans les jours qui ont suivi leur victoire électorale, Tsipras et son ministre des Finances, Yanis Varoufakis, ont entamé une tournée des capitales européennes. Ils ont pu vérifier qu'ils n'avaient aucun cadeau à attendre de la part des dirigeants des États européens. Certains se sont certes montrés plus souriants que d'autres. Hollande a accueilli Tsipras en affirmant qu'il fallait respecter « le vote du peuple grec qui a été clair, fort et qui a voulu signifier que l'austérité comme seule perspective n'était plus supportable ». Mais c'était pour conclure sur « le respect des engagements qui ont été pris notamment par rapport à des dettes qui concernent les États ».

La dette grecque, qui se monte à 320 milliards d'euros au total, est détenue à 80 % par les États - 52 milliards d'euros dans le cadre de prêts bilatéraux - et surtout par les institutions publiques européennes, principalement le Mécanisme européen de stabilité (MES), mis en place à la suite de la crise de l'euro et qui en a acquis pour plus de 141 milliards d'euros. Le Fonds monétaire international (FMI), convié à participer à la résolution de la crise de la dette grecque, possède lui aussi des titres de la dette grecque dont la valeur se monte à 35 milliards d'euros.

Mais à l'origine, ce sont les banques, principalement françaises et allemandes, qui détenaient ces titres de dette. Pour toutes ces banques et pour les fonds financiers, la dette de l'État grec a été une source d'enrichissement pendant plusieurs années. Après 2007 et la crise des subprimes, inondées de liquidités par les États qui avaient ouvert les robinets pour éviter l'effondrement du système financier, les banques ont prêté à tous les États en mal de financement, en particulier de la zone euro. Même ceux qui étaient les plus fragiles apparaissaient comme des placements sûrs puisqu'ils étaient censés bénéficier de la protection des États les plus riches.

En 2009, devant les difficultés rencontrées par l'État grec, les marchés commencèrent à douter de sa capacité de rembourser. Pour se financer, celui-ci devait emprunter à des taux de plus en plus élevés, jusqu'à 20 % alors qu'ils n'étaient que de 4 % quelque temps auparavant. Les banques prêtèrent alors à des taux usuraires de l'argent qu'elles-mêmes empruntaient à taux nul auprès de la Banque centrale européenne (BCE). Une véritable aubaine... qui ne pouvait toutefois durer éternellement car l'État grec se retrouva rapidement au bord du défaut de paiement. Ce risque obligea les dirigeants de l'Union européenne à intervenir pour prêter à la Grèce l'argent que les marchés lui refusaient. Ce faisant, ils ne « sauvaient » pas la Grèce mais leurs banquiers, fortement engagés dans ce pays. Finalement, en octobre 2011, les dirigeants des États de la zone euro décidèrent de restructurer la dette privée de la Grèce et d'en reprendre à leur compte la plus grande partie.

Dans cette opération, les créanciers privés ont dû accepter une décote de 50 % à 70 % sur la valeur des bons du trésor qu'ils détenaient. Mais là encore ce fut une bonne affaire car ces titres étaient bien plus dévalués encore sur les marchés. Et c'est ainsi que la charge de la dette privée a été transférée aux États européens et que les contribuables européens ont été invités à payer pour sauver les profits des banquiers.

Les dirigeants de l'Union européenne ont imposé des contreparties pour « l'aide » apportée à la Grèce. Les deux plans de sauvetage de 2010 et de 2012 ont été accompagnés de « mémorandums », textes détaillant les mesures destinées à faire payer la population grecque. Le financement européen était découpé en tranches et chaque versement dépendait de l'avancement de l'application de ces mémorandums, évalué tous les trois mois par des experts de la troïka, ce trio constitué par la Commission européenne, la BCE et le FMI.

Avec acharnement, sans se soucier des conséquences, les représentants de la troïka ont exigé toujours plus d'austérité, ressemblant à ces médecins de Molière qui tuaient leur patient plus qu'ils ne les soignaient. La Grèce est entrée en récession, son PIB a reculé de 25 % par rapport à 2008. Pour rembourser sa dette, la Grèce était contrainte d'emprunter encore et toujours. La spirale de l'endettement n'a fait que s'emballer : la dette représentait 113 % du PIB début 2009 ; en 2015, elle en représente plus de 176 %. La Grèce est victime d'un capital financier qui atteint un tel stade de parasitisme qu'il saigne sa victime jusqu'à la faire quasiment mourir.

Une campagne a commencé dans plusieurs pays d'Europe sur le coût que représenterait pour les contribuables l'effacement de la dette grecque. En France, des prétendus experts l'ont estimé à 600 euros, d'autres à 1 000 euros par Français. Ceux qui tiennent ce genre de discours sont les mêmes qui justifient les sacrifices qui sont imposés aux travailleurs de France, d'Espagne et de tous les pays d'Europe, toujours au nom du paiement de la dette. Mais nulle part, pas plus en Grèce qu'ailleurs, ce ne sont les travailleurs qui sont responsables de ces dettes. Alors ce n'est pas à eux de les payer ! Les travailleurs grecs ont affirmé par leur vote qu'ils ne voulaient plus supporter cela.

Quels sont les objectifs de Syriza ?

Tsipras et Syriza n'ont jamais mis en cause l'ordre capitaliste. Ils ne prétendent pas le combattre et encore moins chercher à le renverser. Ils se situent entièrement sur le terrain de la bourgeoisie. Ils ne font cependant pas partie du personnel politique auquel la bourgeoisie grecque est liée matériellement et humainement. Rien que pour cela, la bourgeoisie impérialiste comme la grande bourgeoisie grecque les regardent avec méfiance. La bourgeoisie l'a montré en se servant de son argent comme d'un bulletin de vote et en retirant plus de vingt milliards d'euros des banques grecques pour les transférer à l'étranger.

L'originalité de l'équipe Tsipras par rapport à ses prédécesseurs, c'est d'avoir annoncé par avance qu'elle n'accepte pas de passer sous les fourches caudines de la troïka devenue le symbole de l'austérité. Mais, derrière ce symbole, il y a la réalité des puissances impérialistes d'Europe qui dominent l'Union européenne et dont les banques ont ligoté la Grèce avec la dette et l'obligation de verser des intérêts. L'État grec est sommé de se faire l'huissier des institutions internationales de la bourgeoisie vis-à-vis de son propre peuple.

Tsipras a voulu incarner une politique de refus de cette soumission ou, du moins, d'atténuation de celle-ci.

L'histoire du capitalisme impérialiste est riche de ces conflits qui opposent certains États des pays non impérialistes et des pays sous-développés à l'impérialisme et à la loi de la jungle, pour se faire une petite place au soleil ou, tout simplement, pour survivre. Même dans la jungle, les proies attaquées par les prédateurs essaient de fuir et parfois de se défendre... L'impérialisme, c'est la loi de la jungle et cela le restera jusqu'à sa destruction, c'est-à-dire la fin du capitalisme. Dans cette jungle, le destin réservé par l'impérialisme non seulement aux pays arriérés mais aussi aux pays capitalistes semi-développés, c'est d'accepter la mainmise sur leur économie des grands trusts et des banques des pays impérialistes, le pillage de leurs ressources, et d'accepter également que les puissances impérialistes foulent aux pieds leur souveraineté étatique. La domination coloniale est aujourd'hui remplacée par des formes plus subtiles mais tout aussi féroces. Le rôle dévolu par l'impérialisme aux équipes dirigeantes de ces pays est celui de fantoches dont la fonction se limite à donner une couleur locale aux décisions prises ailleurs. Innombrables sont les régimes de pays non impérialistes qui acceptent ce rôle et s'y complaisent dans la mesure où l'impérialisme leur laisse tout loisir de s'enrichir en volant leur propre peuple.

Mais pas tous. Il arrive même à des régimes qui n'ont nullement pour ambition de renverser l'impérialisme et ses lois de tenter d'éviter autant que faire se peut d'en être victimes.

Quelques rares pays pauvres, de la Chine de Mao à Cuba de Castro en passant par le Vietnam de Hô Chi Minh, portés au pouvoir par de puissants mouvements d'émancipation nationale ou par des révolutions paysannes, ont réussi à échapper à la domination politique directe de l'impérialisme. Mais, au-delà de ces situations, les régimes d'un certain nombre de pays sous ou semi-développés, du Mexique de Lazaro Cardenas, dans les années 1930, au Venezuela de Chavez en passant par l'Égypte de Nasser, ont fait preuve, dans le passé, d'une capacité plus ou moins grande, plus ou moins durable, à s'opposer à la pression de l'impérialisme.

Il ne s'agit évidemment pas d'assimiler les unes aux autres des situations très diverses. Certains de ces régimes ont été portés au pouvoir par des élections plus ou moins démocratiques, d'autres, par des coups d'État militaires. Certains d'entre eux ont été des régimes paternalistes à l'égard des classes exploitées, capables de prendre des mesures améliorant leur sort, voire s'appuyant sur des organisations ouvrières réformistes. D'autres ont été des dictatures féroces vis-à-vis de leur peuple tout en incarnant l'aspiration à une certaine souveraineté nationale.

Que la Grèce ait été intégrée dans l'Union européenne et même dans la zone euro ne doit pas occulter le fait que cette intégration n'a pas mis fin à l'intérieur de leurs limites aux relations pays impérialiste/pays semi-développé. L'Union européenne reste un condominium d'impérialismes, avant tout allemand, français et britannique, soumettant à leur loi la partie orientale de l'Europe, de la ceinture des anciennes Démocraties populaires à la Grèce et à Chypre.

Rien ne permet de prévoir jusqu'où Tsipras veut et peut aller même simplement pour faire respecter un minimum la souveraineté de son État. À plus forte raison, jusqu'où il est prêt à aller face à la pression des brigands du grand capital pour défendre les mesures favorables qu'il avait promises à la majorité pauvre de sa population. Pour le moment, face à la coalition unanime des ministres de l'Économie, le principal argument de Varoufakis, le ministre de l'Économie grec, a été, en substance, d'affirmer que la zone euro est un château de cartes et qu'en retirant la carte grecque, c'est l'ensemble qui risque de s'effondrer.

Et, en effet, la principale sinon la seule raison susceptible d'inciter à la modération les institutions représentatives de la bourgeoisie impérialiste est qu'une défaillance de la Grèce, dans le paiement de sa dette et des intérêts, risque d'entraîner des mouvements spéculatifs incontrôlables qui ne s'arrêteront pas aux frontières de ce pays et qui risquent de rééditer, peut-être en plus grave, la crise de l'euro de 2010-2011.

Syriza et la bourgeoisie grecque

Avant leur arrivée au pouvoir, les dirigeants de Syriza ont proclamé leur volonté de s'attaquer à « l'oligarchie grecque », désignant ainsi la minorité privilégiée qui contrôle la plupart des grandes entreprises du pays et qui a su tirer parti de la crise pour continuer à prospérer. Les Latsis sont considérés comme la première fortune de Grèce, estimée à quelque trois milliards d'euros. Cette riche famille d'armateurs a su diversifier ses investissements. Ainsi Spiro Latsis contrôle la plus grande raffinerie de Grèce, Lamda Development, qui vient en partie de racheter le site de l'ancien aéroport d'Elliniko, au sud d'Athènes, qui devrait être transformé en un grand centre de loisirs et de tourisme, avec constructions d'hôtels, d'immeuble de luxe, d'un casino... Il est aussi actionnaire de la banque EFG Eurobank, l'un des quatre établissements bancaires qui contrôlent aujourd'hui 90 % du marché après avoir absorbé leurs concurrents, victimes de la crise. Ces grandes banques qui ont été recapitalisées grâce aux dizaines de milliards d'euros versés par des fonds européens n'ont, elles, pas eu à se plaindre de l'action de la troïka.

Depuis ses premiers succès électoraux cependant, Syriza a tenu à apparaître comme une alternative crédible et comme un parti prêt à gouverner. Il a cessé de revendiquer l'annulation de la dette. Dans le programme rendu public à la foire de Thessalonique en septembre 2014 - d'où le nom qui lui est resté de « programme de Thessalonique » - Syriza se limite à exiger son allégement afin de la rendre « viable ».

Dans ce texte, il y est question de « reconstruire l'économie », du « retour au plein-emploi » au moyen d'investissements publics et aucune des mesures ne fait preuve d'un grand radicalisme. Tsipras ne remet pas davantage en cause en cause les institutions de l'Union européenne. Il se contente souvent de critiquer la domination de l'Allemagne, « l'Europe de Merkel », désignée comme responsable de l'austérité subie par les peuples d'Europe. Les sentiments anti-allemands sont répandus dans un pays ayant payé un lourd tribut humain à l'occupation allemande pendant la Deuxième Guerre mondiale. En les reprenant à son compte, Syriza situe son combat sur le terrain du nationalisme et se pose en champion de l'indépendance nationale de la Grèce.

C'est ce qui lui a permis de justifier son alliance avec le parti des Grecs indépendants, un parti ouvertement xénophobe, antisémite et homophobe, dont le principal dirigeant occupe le poste de ministre de la Défense dans le gouvernement de Tsipras.

Mais ce n'est pas pour autant qu'il est prêt à se faire le maître d'œuvre des desiderata des grandes puissances impérialistes contre son peuple. C'est en cela que les révolutionnaires ne peuvent qu'être solidaires de Tsipras quand, afin de consacrer plus d'argent à la santé et au logement, il refuse d'obéir.

Tsipras a annoncé qu'il voulait « sortir » du plan d'aide en cours, en renonçant même au versement de la dernière tranche de sept milliards d'euros devant intervenir à la fin du mois de février. Souhaitant retrouver une marge de manœuvre dans ses décisions, il souhaite renégocier un nouveau plan d'aide, débarrassé des contreparties qui imposaient aux précédents gouvernements une politique drastique de coupes budgétaires et de privatisation.

Engagé dans une confrontation avec les bourgeoisies impérialistes qui dominent l'Union européenne, Tsipras cherche à trouver des solutions de compromis. Concernant par exemple les privatisations, il a annoncé qu'il supprimait le programme de vente des entreprises publiques. Le directeur du Taiped, l'agence grecque de privatisations, a été limogé. Mais, dans le même temps, le ministre des Finances Varoufakis a multiplié les déclarations pour rassurer les investisseurs en les assurant qu'« il ne serait pas sage de revenir sur des privatisations terminées ». Dans une interview au journal Le Monde, prenant l'exemple du port du Pirée, concédé en partie au groupe chinois Cosco, Varoufakis a déclaré que les « investissements » de ce dernier « sont très positifs pour la Grèce ». Et Varoufakis de terminer son interview par un appel aux investisseurs étrangers, qui peuvent être assurés de trouver des « esprits ouverts ».

Tsipras ne demande pas la lune. Il ne cherche pas à léser les intérêts impérialistes. Dans le passé, bien des pays ont bénéficié de la réduction, voire de l'effacement de leur dette à partir du moment où il devenait clair que son remboursement intégral était impossible. Après tout, il n'est pas dans l'intérêt de l'usurier de tuer son débiteur. Il faut le laisser en vie pour qu'il puisse continuer à payer...

Les dirigeants européens peuvent bien accepter de ne plus employer le terme de troïka ou de mémorandum. Mais par contre, ceux-ci ne veulent pas donner l'impression que Tsipras les a obligés à reculer. Ils ne veulent pas qu'après Tsipras, d'autres puissent se sentir encouragés à contester le paiement de leurs dettes et, surtout, que les peuples se mettent à croire que cette contestation puisse être victorieuse.

Pour cette raison, la BCE a commencé par fermer l'un des robinets des financements des banques grecques. Celles-ci ne pourront plus compter sur les prêts de la BCE pour acheter de la dette grecque et financer l'État grec. L'objectif de cette décision n'est pas de mettre les banques en faillite car celles-ci pourront encore se financer auprès de la BCE, avec des taux certes plus élevés. C'est sur le gouvernement de Tsipras que la BCE entendait faire pression en réduisant ses possibilités de financement.

Les dirigeants de l'UE ne veulent pas pousser la Grèce à quitter la zone euro. Les conséquences pourraient être graves pour la stabilité de l'ensemble de l'échafaudage communautaire et les bourgeoisies européennes en ont besoin. Les dirigeants grecs sont conscients de cet atout.

Les représentants de la bourgeoisie impérialiste se montrent prudents. Ils savent qu'ils ne maitrisent pas les réactions de leur classe et, en particulier, les agissements de ceux qui spéculent sur les marchés financiers, capables de faire preuve d'une totale irresponsabilité. Bien des gestes et des déclarations des responsables européens sont destinés à les « rassurer » et, pour le moment, ils le sont. Les Bourses européennes, qui avaient eu le temps de se préparer à la victoire de Syriza, n'ont marqué aucune émotion quand elle s'est produite. Et pour le moment, les négociations en cours ne les alarment pas davantage. Même la Bourse d'Athènes n'a connu qu'une ou deux journées un peu agitées. Mais rien ne dit qu'il en sera toujours ainsi.

Tsipras a proclamé son intention de lutter contre la fraude fiscale. Sous cette forme générale, il rencontre l'assentiment des responsables européens. Depuis le début de la crise, ceux-ci, relayés par les médias, ont propagé l'idée que les Grecs refuseraient de se soumettre à l'impôt et que ce serait l'une des causes principales de leurs problèmes. Si c'est vrai pour une partie de la grande bourgeoisie et pour l'Église, ce n'est pas vrai pour les classes exploitées qui payent la TVA que les mémorandums ont fait passer de 19 à 23 %. Les salariés grecs n'ont pas la possibilité, eux, de se soustraire à l'impôt sur le revenu qui est prélevé à la source par les entreprises pour le compte de l'État, directement sur leur fiche de paie. Les Grecs ont été soumis à une taxe foncière, l'EFIA, payée avec la facture d'électricité, qui touche durement les milieux populaires dans un pays où la majorité des gens sont propriétaires de leur habitation principale.

Tsipras se montre pour le moment d'une extrême modération vis-à-vis de cette grande bourgeoisie malgré l'hostilité de celle-ci à son égard dont témoignent, entre autres, les fuites de capitaux.

Pourtant, d'après une estimation réalisée par l'agence Bloomberg en décembre 2012, le total du non-paiement d'impôts représentait 54 milliards d'euros, dont les deux tiers relevaient de la responsabilité de 1 500 Grecs.

Tsipras n'a pas non plus évoqué pour le moment de mettre fin à l'exemption fiscale dont bénéficient les armateurs grecs, qui ne payent pas d'impôt sur les sociétés alors qu'ils sont à la tête de la première flotte mondiale. Pas plus qu'il n'a envisagé de faire payer l'Église orthodoxe, qui échappe elle aussi à l'impôt alors qu'elle est pourtant à la tête d'un important patrimoine immobilier.

Le conflit entre le gouvernement Syriza et les institutions internationales de la bourgeoisie tient pour le moment du poker menteur dans la forme. Il n'en est pas moins une épreuve de force dans le fond. Dans cette épreuve de force, même simplement pour empêcher la bourgeoisie impérialiste de traiter l'État grec comme une semi-colonie, la grande bourgeoisie grecque est et sera du côté de la bourgeoisie impérialiste à laquelle elle est liée par mille liens. Ni l'une ni l'autre ne feront de cadeaux au nouveau gouvernement. Tsipras aura-t-il le courage politique de l'affronter en lésant ne fût-ce que certains de ses intérêts ? Aura-t-il le courage d'utiliser pour cela le crédit dont il bénéficie dans cette partie, majoritaire, de la population grecque qui a le plus souffert de la politique imposée par la grande bourgeoisie ? Et jusqu'à quel point ? C'est la question-clé des semaines qui viennent.

Les travailleurs doivent s'organiser pour défendre leurs intérêts et pour se transformer, dans la lutte, en une force politique indépendante

Si les travailleurs veulent que, dans cette épreuve de force qui s'engage, leurs intérêts soient pris en compte, ils doivent intervenir sur la scène politique en tant que force autonome, en défendant en particulier les revendications qui les concernent directement.

Le programme de Thessalonique comportait plusieurs mesures visant à « faire face à la crise humanitaire », destinées à « ériger un bouclier de protection pour les couches sociales les plus vulnérables ». Il leur promettait l'électricité gratuite, un programme de repas subventionnés, la garantie du logement, la gratuité des soins médicaux et pharmaceutiques. Il s'engageait à abolir l'ENFIA (la nouvelle taxe foncière), à « étendre à l'infini la suspension des saisies de résidences principales ».

D'autres mesures concernent directement les travailleurs. Ainsi Syriza a promis d'annuler la baisse du salaire minimum décidée en février 2013 et de le ramener à 750 euros (il est de 427 euros pour les jeunes, de 586 euros pour les autres). Il s'est aussi engagé à rétablir toute la législation du travail remise en cause ces dernières années, notamment les conventions collectives.

Il est de l'intérêt des travailleurs de ne pas se contenter d'attendre passivement que le gouvernement de Tsipras respecte ses promesses. Celui-ci peut considérer qu'elles ne constituent pas une priorité. Dans son discours de politique générale prononcé devant le Parlement, évoquant l'augmentation du smic, Tsipras a parlé d'un « rétablissement graduel ». Rien ne garantit que les travailleurs ne soient pas invités à patienter le temps que le gouvernement trouve un financement... s'il le trouve ! Rien ne garantit aux travailleurs que les compromis trouvés par Tsipras et son équipe avec les bailleurs internationaux ne se feront pas aux dépens de ce qui a été promis aux classes populaires.

En outre, même si Tsipras respecte par exemple son engagement d'augmenter le smic, le patronat grec, lui, n'acceptera pas. Il faudra que les travailleurs se donnent les moyens de l'imposer et d'en contrôler l'application. Comment ?

Il serait présomptueux et totalement impossible de prévoir quel chemin pourra prendre la mobilisation des classes exploitées grecques, ni même si elle se produira avec l'ampleur et l'intensité nécessaires. Les manifestations qui ont eu lieu ponctuellement pour soutenir le gouvernement Tsipras ne permettent pas de faire la part entre les illusions sur le fait que c'est au gouvernement d'agir et la capacité de mobilisation propre des exploités. En outre, le degré de détermination peut s'accroître devant l'attitude provocante de la bourgeoisie impérialiste.

La seule chose que l'on peut affirmer est que cette mobilisation autonome des victimes des politiques d'austérité est indispensable. Prendra-t-elle la forme de comités d'actions pour le contrôle de l'application de l'augmentation du smic, ainsi que d'autres mesures favorables aux travailleurs, aux chômeurs et aux retraités ? Dans l'histoire des luttes ouvrières, les travailleurs mobilisés ont su créer bien des formes d'organisation à travers lesquelles ils ont pu déployer leur propre énergie, de simples comités de grève ou des comités d'action surgis à la base... jusqu'aux conseils ouvriers.

Même s'ils accordent du crédit à Tsipras et s'ils sont prêts à l'appuyer, les travailleurs doivent s'organiser de façon à pouvoir contrer l'opposition prévisible de la bourgeoisie et de ses représentants politiques, lesquels chercheront à dresser contre le gouvernement des fractions de la petite bourgeoisie et tout ce que le pays compte de courants réactionnaires. Ceux-ci comptent de nombreux soutiens dans l'appareil d'État, dans la police et l'armée. Mais, par leur nombre et leur place dans la société, les travailleurs sont capables de représenter une force bien supérieure à toutes ces catégories. Ils ont laissé entrevoir cette force à l'occasion des nombreuses mobilisations et des journées de grève générale organisées depuis 2010 pour s'opposer aux attaques gouvernementales. Les travailleurs des transports, de la santé, les marins et bien d'autres services publics ont fait preuve de combativité et de détermination, même quand, en 2013, ils ont dû affronter la police envoyée contre eux pour mettre fin à la grève après que le gouvernement avait décidé la réquisition des personnels.

L'intérêt des travailleurs qui ont exprimé leur colère en votant pour Syriza est de se donner les moyens de continuer à se faire entendre.

C'est une nécessité objective pour être en situation de lutter en solidarité avec le gouvernement de Tsipras tant que celui-ci s'en tient aux mesures favorables aux travailleurs qu'il avait promises et contre lui s'il tourne le dos à ses promesses. C'est en tout cas la politique que devraient mettre en avant des militants qui ont à cœur de défendre les intérêts politiques et matériels des travailleurs.

18 février 2015