Philippines - Après le typhon Haiyan : le prix exorbitant de la domination impérialiste

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février 2014

Deux mois après le passage du super-typhon Haiyan (appelé Yolanda aux Philippines), le bilan est pire que celui d'abord annoncé par le président Benigno Aquino dans sa vaine tentative de sous-estimer l'ampleur de la catastrophe : vraisemblablement de 7 500 à 10 000 morts, sans compter les corps qui, emportés par les vagues, ne seront jamais retrouvés. Sur 100 millions d'habitants dans le pays, 10 à 15 millions ont été affectés à un degré ou à un autre par la catastrophe du 8 novembre ; parmi eux 4 millions de déplacés et 1 million de sans-abri. Chacun a vu les images du désastre diffusées en boucle à la télévision : le typhon balayant la partie centrale de l'archipel d'est en ouest, sur un couloir large de 500 kilomètres ; les îles Visayas ravagées, Tacloban et d'autres villes détruites, où ne restaient debout que les rares bâtiments en dur (les nombreuses églises, les moins nombreux hôpitaux ou écoles) ; les survivants dans les ruines avec leurs panneaux « help » (« à l'aide ») ou « we need food » (« à manger ») ; les cadavres en décomposition jonchant le sol ou alignés par dizaines dans des sacs. Des îles de Samar, Leyte, Cebu ou encore Iloilo, les journalistes ont rapporté des visions « pires que l'enfer », pour reprendre les termes des travailleurs humanitaires.

Au moment même où Haiyan déferlait, se tenait à Varsovie un sommet international sur le changement climatique, où le représentant des Philippines a immédiatement mis la catastrophe sur le dos de « la crise du climat » et du réchauffement planétaire, thèse que la presse dans son ensemble s'est empressée d'embrasser. Pourtant, s'il semble prouvé que depuis quelques décennies le climat se réchauffe, rien ne permet, dans l'état actuel des connaissances scientifiques, d'y voir la cause directe d'une multiplication des catastrophes naturelles ou de leur aggravation. Dans le cas des Philippines, on sait en tout cas que la seconde moitié du 19e siècle a connu des cyclones plus fréquents et plus violents que la seconde moitié du 20e siècle. Difficile de ne pas voir, dans la précipitation du porte-parole philippin, une manière de nier l'incapacité de son gouvernement à faire face à la situation.

En plus d'invoquer le réchauffement climatique, les médias français ont insisté sur l'aide apportée par les pays riches, en particulier par les États-Unis, aux victimes de l'ouragan. Entre concerts de soutien et déploiement immédiat, dans les parages des Visayas, d'une demi-douzaine de navires de guerre censés faciliter les secours humanitaires, les autorités américaines ont posé aux bons samaritains. Or la présence de croiseurs de l'US Navy dans cette partie du monde ne devait rien au hasard : depuis son élection en 2010, le président Aquino a en effet obtenu de la part du Pentagone un soutien à la fois financier (12 millions de dollars par an pour l'armée des Philippines) et technique (organisation régulière d'exercices militaires en commun), en échange de l'acceptation d'une présence permanente des vaisseaux américains dans les eaux de l'archipel. Autant dire que l'envoi d'un porte-avions dans les environs de Tacloban n'a rien à voir avec l'action humanitaire : non seulement l'aide promise par les États-Unis aux Philippins est dérisoire comparée aux sommes qu'ils dépensent pour occuper l'Afghanistan, mais il s'agit, avant tout, d'une démonstration de force vis-à-vis de l'Asie du sud-est.

La couverture médiatique du passage du typhon et de ses conséquences (qui, en deux semaines, s'est réduite à peau de chagrin) a certes permis de mesurer la puissance extraordinaire de Haiyan : avec des vents de plus de 300 kilomètres par heure et des vagues de plus de 5 mètres de haut, il s'est agi d'un phénomène météorologique comme les Philippines n'en avaient pas connu depuis longtemps. Mais présenter les choses exclusivement sous cet angle, c'est cacher la responsabilité de la pauvreté du pays dans l'ampleur du désastre. Comme l'a souligné un observateur, « tous les pays ne sont pas égaux devant le déchaînement des forces naturelles » et le Japon, confronté à un ouragan d'une telle force, n'aurait pas souffert autant, car son développement lui a permis depuis un siècle de se doter d'immeubles aptes à résister. Aux Philippines, Haiyan n'est pas seul coupable pour les dizaines de milliers de vies perdues ou brisées. La géographie éclatée et abrupte du pays, formé de 7 000 îles si inhospitalières que seules 150 sont habitées, n'est pas non plus la seule raison pour le retard et l'insuffisance des secours. Aux Philippines, c'est aussi le sous-développement qui a tué, un sous-développement hérité de la soumission de longue date des Philippines à l'impérialisme et plus spécialement à l'impérialisme américain.

Les Philippines sous les jougs espagnol, américain et japonais

Il fallut cinquante ans à l'empire espagnol pour asseoir sa domination sur cette kyrielle d'îles à la population très disparate (chasseurs, pêcheurs et agriculteurs négritos, artisans malais, commerçants musulmans ou chinois), située au carrefour de l'océan Indien et de l'océan Pacifique. Saisies en 1521 pour le compte de la couronne espagnole par l'explorateur portugais Magellan, elles furent unifiées pour la première fois dans un même cadre administratif en 1571, avec la nouvelle ville de Manilla (Manille) pour capitale. Conquises dans le cadre de la course aux épices, les Philippines ne connurent guère de développement propre pendant leurs deux premiers siècles espagnols. Ce n'est qu'au cours de la seconde moitié du 18e siècle que des efforts furent engagés pour exploiter plus systématiquement les richesses du sous-sol (or, étain, cuivre, coprah) et substituer à l'agriculture jusqu'alors vivrière des cultures destinées aux marchés européens : indigo, coton, tabac, café, chanvre, canne à sucre.

Les grands travaux, la mise en valeur du sol et du sous-sol se firent sur le dos des populations indigènes, avec leur sang et leur sueur, en les asservissant, en leur interdisant de parler leurs langues et en leur extorquant, par-dessus le marché, des impôts écrasants. En quelques décennies seulement, les Espagnols firent voler en éclats les vieilles structures sociales et, à l'exception notable de l'île de Mindanao qui resta musulmane, imposèrent à tous les « Indios » (comme ils les nommaient) la religion chrétienne, ce qui fait des Philippines, encore aujourd'hui, le seul pays d'Asie où 85 % des habitants se déclarent catholiques. La férocité de l'exploitation coloniale provoqua des révoltes innombrables, jusqu'à ce qu'une nouvelle insurrection, démarrée en 1896, fasse sauter pour de bon le joug espagnol. Paysanne à sa base, cette explosion fut dirigée par des petits-bourgeois nationalistes, autonomistes ou indépendantistes, descendants (métissés ou non) de colons espagnols, qui aspiraient à commercer librement avec les empires britannique et français, ainsi qu'à garder pour eux une part plus substantielle du gâteau, au lieu de voir les pesos siphonnés par Madrid.

La guerre d'indépendance aboutit certes au départ des Espagnols, mais non à l'émancipation du peuple philippin : en fait à sa soumission à un nouveau maître, américain celui-là. Les Philippines tombèrent sous la coupe des États-Unis au moment où se faisait le partage du monde entre les plus grandes puissances et où, à défaut de concurrencer la Grande-Bretagne ou la France en Afrique, ils faisaient main basse sur les vestiges de l'empire espagnol, comme Cuba et Puerto Rico. En 1898, face à un mouvement populaire explosif qui effrayait la bourgeoisie autochtone elle-même, les États-Unis mirent les dirigeants nationalistes dans leur poche, les assurant de leur soutien à la cause de l'indépendance. L'indépendance fut bien déclarée, le 12 juin 1898. Mais le 13 août, c'est à l'armée américaine, non aux guérilleros philippins, que les Espagnols remirent les clés de Manille, au terme d'un simulacre de bataille navale. Dans les coulisses, les diplomates espagnols et américains s'étaient mis d'accord sur la passation de pouvoir, et même sur un prix de vente : les premiers cédèrent les Philippines aux seconds pour 20 millions de dollars. En février 1899, les Philippines furent proclamées protectorat des États-Unis, mais il fallut quatre ans d'une guerre menée par 100 000 soldats américains (et entre 200 000 et un million de morts côté philippin) pour que la conquête soit effective.

Sur le plan économique, l'occupant américain poursuivit sur une échelle plus grande, avec des moyens techniques plus modernes, la politique initiée par les Espagnols : celle de faire produire par les ouvriers philippins autant de marchandises que pouvaient en absorber le marché métropolitain, voire les marchés chinois et européens. Or, charbon, bois, riz, sucre, noix de coco, chanvre, tabac : la liste était longue des ressources commercialisables. Peu importait que cela passe par la liquidation de l'agriculture vivrière : voilà qui forcerait les Philippins à acheter, pour se nourrir comme pour se vêtir, des produits importés des États-Unis, une mutation profitable elle aussi. Le libre-échange entre les deux pays était tout sauf équitable : liberté absolue pour les entreprises américaines d'inonder le marché philippin de leurs marchandises, tout en excluant d'office toute intrusion de la concurrence européenne ; liberté pour les Philippines d'exporter leurs produits agricoles vers les États-Unis... à condition de ne pas faire de concurrence déloyale aux agriculteurs du sud et du Midwest ! En 1934, quand le délai pour l'indépendance du territoire fut enfin fixé (à dix ans), ce fut à la condition que les compagnies américaines puissent y conserver tous leurs avantages économiques et que les États-Unis puissent y implanter autant de bases militaires qu'ils le jugeraient bon. Dans sa période « hollywoodienne », selon une appellation ironique usitée chez les Philippins, l'archipel constitua donc une vache à lait pour l'économie américaine.

Le 7 décembre 1941, quelques heures après Pearl Harbor, l'armée japonaise s'en prenait aux Philippines. Le gouvernement japonais, comme le gouvernement américain en 1898, se présenta au peuple en libérateur et courtisa les nationalistes qui voulurent bien se prêter au jeu (en l'occurrence Benigno Aquino, le grand-père de l'actuel président). La prise de Manille en janvier 1942 devait inaugurer l'entrée des Philippines dans une « sphère de coprospérité ». Mais en lieu et place de cette solidarité asiatique, les Philippins eurent à subir trois années d'une occupation pas moins brutale que les occupations espagnole et américaine. Le Japon, comme les autres protagonistes de la Deuxième Guerre mondiale, y était entré pour étendre les limites de son empire économique, un empire où les rôles étaient d'avance définis : à lui la production industrielle, aux colonies (Corée, Mandchourie... et Philippines) la production de matières premières à pas cher. Le coton délogea le riz, l'ingrédient de base du régime philippin, engendrant une pauvreté sans précédent. Dans cet océan de misère, une bourgeoisie affairiste, désormais autant japonaise que chinoise, sut tirer son épingle du jeu, y compris d'ailleurs quand le général MacArthur fit son grand retour, le 20 octobre 1944.

1946 : une indépendance de façade

Avec deux ans de retard sur leur engagement de 1934, les États-Unis octroyèrent l'indépendance aux Philippines le 4 juillet 1946, date choisie (non sans perversité) pour coïncider avec celle de la fête nationale américaine [[Pour gommer l'affront, l'État philippin a depuis déplacé sa fête nationale, mais le 4 juillet rest « le jour de l'amitié américano-philippine ».]]. Comme il avait été contracté avant-guerre, l'indépendance ne fut accordée qu'en échange de privilèges économiques et militaires exorbitants. Le traité, synthèse de deux lois adoptées au Capitole (le Tydings Rehabilitation Act et le Bell Trade Relation Act), stipulait qu'une part de 50 % devait être réservée aux capitaux américains dans tous les secteurs-clés : exploitation des terres, des forêts, des mines et du pétrole ; il légalisait en même temps le libre-échange à sens unique qui permettait aux entreprises américaines de tout à la fois protéger leur marché intérieur, envahir le marché philippin et accaparer les richesses naturelles de l'archipel pour une bouchée de pain. Avec près de 75 % de leur commerce intérieur et international sous contrôle américain, les Philippines continuaient à être l'objet d'une véritable prédation. Sur le plan militaire, les États-Unis obtinrent le droit d'installer 23 bases (les plus grosses, Clark et Subic Bay, à deux pas de Manille) pour une durée de 99 ans. Sur le plan diplomatique, ils obtinrent le droit de représenter les Philippines dans tous les pays où elles n'avaient pas d'ambassade.

L'homme de paille des États-Unis, Roxas, proclama un blocage du prix des produits de première nécessité qui ne fut jamais appliqué et laissa libre cours aux profiteurs du marché noir. Mais il tint vite sa promesse de faire la chasse aux Huks, des paysans nationalistes et anti-latifundistes, mettant les campagnes à feu et à sang, avec la bénédiction et surtout le support technique, par exemple en matière d'utilisation du napalm, des experts militaires américains. Ce déchaînement de violence légale vida collines et forêts de leurs habitants et les poussa à s'agglutiner autour des villes, au premier rang desquelles Manille. En dépit de leur indépendance formelle, les Philippines jouèrent à partir des débuts de la guerre froide un rôle de plus en plus évident d'appendice de l'impérialisme américain. Ce territoire servit de rampe de lancement aux opérations américaines pendant les guerres de Corée (1950-1953) et du Vietnam (1965-1975), ainsi que de terrain de recrutement, puisque les Philippins fournirent des bataillons dans ces deux conflits. En 1969, le Parti communiste philippin, ex-stalinien devenu maoïste, forma une guérilla, la NPA (New People's Army, Nouvelle armée populaire). Voilà qui donnait une raison de plus à Washington pour consolider ses attaches avec l'appareil militaire. Et puis évincer les paysans de leurs montagnes, c'était libérer un espace précieux pour les industries forestières et minières.

La période suivante dans l'histoire des Philippines (1972-1986), celle de la dictature de Ferdinand Marcos, ne marqua pas de rupture dans la subordination du pays aux intérêts du capital américain. Élu président en 1965, réélu en 1969, il instaura la loi martiale, avec l'aval du Pentagone, en 1972. Son combat contre ces ennemis intérieurs allait faire 100 000 morts. Si les trusts américains n'avaient rien à reprocher à Marcos (la part des avoirs étrangers qui leur revenait, 80 %, était plus importante encore que sous le protectorat), il poussa l'art du « self-service » au-delà du tolérable pour une partie de la bourgeoisie philippine, favorisant sans discrétion l'ascension sociale de ses proches au détriment de privilégiés plus anciens. Il se dit que Ferdinand Marcos et sa femme Imelda accumulèrent en quinze ans de règne près de 100 milliards de dollars, plongeant l'État philippin dans la dette, pour le plus grand bonheur de Wall Street, mais au risque de provoquer des réactions populaires incontrôlables.

Les années 1970 virent aussi les Philippines tenter de créer des liens avec les pays alentour, pour essayer de desserrer l'emprise de l'Oncle Sam. Après des alliances peu concluantes en 1961 avec la Thaïlande et la Malaisie, puis en 1963 avec la Malaisie et l'Indonésie, l'ASEAN (Association des nations d'Asie du sud-est) vit le jour en 1967, mais, sans marché ni gouvernement communs, l'ASEAN ne fut guère plus qu'un forum inégalitaire où Singapour tenait le haut du pavé avec ses 3 000 dollars de revenus annuels par habitant, tandis que les Philippines jouaient la lanterne rouge, avec pas plus de 400 dollars (chiffres de 1978). La seule nouveauté introduite par l'ASEAN fut d'ouvrir le pays aux spéculateurs australiens, néo-zélandais et surtout japonais, ce qui n'était pas de nature à rendre l'économie du pays plus autonome ou équilibrée. En 1979, le FMI (Fond monétaire international) imposa aux Philippins son premier plan d'ajustement structurel, synonyme de fin des subventions au prix de l'essence et de coupes claires dans des services publics déjà exsangues.

Pour l'impérialisme américain, l'usure de Marcos devint visible dès 1984, avec la poussée dans les élections parlementaires des partis d'opposition et la multiplication des grèves ouvrières. Tout le problème pour le gouvernement américain était que cette mobilisation ne s'en prenne pas aux intérêts des multinationales implantées dans le pays et il choisit pour cela de miser sur un nouveau cheval, une dénommée Corazon (« Cory ») Aquino, la femme d'un opposant assassiné par les hommes de Marcos en 1983 et la fille de ce Benigno Aquino qui, durant la Deuxième Guerre mondiale, avait collaboré avec l'occupant japonais. Élue présidente en 1986, elle eut à déjouer six tentatives de coups d'État en six ans. Si Aquino parvint à se cramponner à son siège, c'est grâce au soutien des dirigeants de l'impérialisme américain, qui préféraient tolérer ses discours sur « la révolution du peuple » plutôt qu'introniser trop visiblement un de leurs serviteurs historiques, par exemple un ces généraux des années Marcos qu'ils connaissaient si bien. Tout en accueillant l'ex-dictateur à Hawaï, ils firent poursuivre par la nouvelle élue la chasse aux guérilleros maoïstes, qui aboutit dès l'année suivante à la décapitation de la NPA et à son éclatement. Sur le terrain social, « Cory » fit donner la police pour briser la grève des 22 000 travailleurs civils employés dans les bases militaires américaines et ne fit pas un pas dans le sens d'une réforme agraire. Comme le disait une blague de l'époque, « Ali Baba est parti, mais les 40 voleurs sont restés ».

Après Marcos, l'exploitation impérialiste continue

Au cours des années 1990, au régime ouvertement autoritaire de Marcos succédèrent de nouvelles institutions, garantissant élections « libres » et multipartisme. Mais, comme dans bien des pays sous-développés au même moment, il ne s'agissait que d'un ravalement de façade. Les élections « libres » portèrent à la présidence deux généraux (Ramos en 1992, Estrada en 1998), l'un et l'autre formés sous Marcos et liés au Pentagone. Les Philippines continuèrent d'exporter pour pas cher leurs richesses naturelles (le cuivre, les bois précieux) vers les marchés américains et japonais, et d'importer des produits finis hors de prix de ces mêmes pays. La privatisation de l'eau et de l'électricité, une aubaine pour les affairistes écartés de la mangeoire par Marcos, fut un coup de canif de plus dans le niveau de vie des pauvres. Mais le départ de Marcos ne fut pas sans conséquence d'un point de vue économique : l'instauration d'un régime plus stable attira des capitaux étrangers à la recherche d'investissements sûrs, notamment dans l'industrie (construction navale, électronique, textile), qui passa d'un tiers à la moitié des exportations en l'espace d'une décennie. Comme les voisins thaïlandais et indonésien, les Philippines présentaient des atouts indéniables : des matières premières abondantes, une main-d'œuvre peu onéreuse et des dégrèvements fiscaux pour les investisseurs étrangers. La relative croissance de l'économie philippine dans ces années-là en fit aux yeux de la presse patronale mondiale un nouveau « tigre », voire un « dragon ».

Cependant, frappée de plein fouet par la crise des banques asiatiques de 1997, la société philippine fut aussitôt ramenée en arrière : le peso s'effondra, les usines fermèrent les unes après les autres, le crédit aux entreprises comme aux particuliers se raréfia, et le FMI exigea de nouveaux « ajustements », au prétexte de faire redémarrer l'économie. À la fin des années 1990, le dragon philippin comptait désormais un travailleur sur deux au chômage total ou partiel. Dans ce contexte, gouvernants et patrons travaillèrent de concert à reprendre aux salariés ce qu'ils avaient dû leur céder, autour de 1986, sous la pression de la rue. Sous la présidence de Gloria Arroyo (élue en 2001 puis réélue en 2004), une offensive anti-ouvrière de grande envergure fut entreprise. Des syndicalistes (dont Diosdado Fortuna, le leader du syndicat KMU - en tagalog : Mouvement du 1er Mai - chez Nestlé) furent assassinés par dizaines, plus probablement par centaines si on inclut les « disparitions ». C'était pire que sous Marcos, dont la cible privilégiée était la NPA plus que le mouvement ouvrier. Curés rouges, étudiants contestataires et journalistes engagés ne furent pas non plus épargnés. Ce durcissement était au fond un corollaire du développement accéléré de zones franches, censées attirer les capitaux du monde entier par l'absence de droits de douane et par l'absence de droits pour les travailleurs. Chez Chong-Won, un sous-traitant du géant américain de la grande distribution Wal-Mart, où les salaires étaient aussi bas que les horaires délirants, la direction mena une lutte implacable contre la création d'un syndicat : non contente de la surveillance militaire assurée au jour le jour par le gouvernement, elle eut recours en 2006, contre une grève prolongée, à la police municipale puis à des milices privées. Quand le responsable du WAC (Workers Assistance Centre : le centre d'assistance aux travailleurs) fut éliminé, ni Chong-Won ni Wal-Mart ne furent inquiétés.

Aux petits soins envers les trusts américains, Arroyo ne fut pas moins accommodante avec les intérêts géopolitiques des États-Unis. Les exercices militaires conjoints devenus monnaie courante sous ses prédécesseurs galonnés se poursuivirent et l'accord « temporaire » autorisant la présence d'officiers et de soldats américains pour former l'armée philippine fut prolongé de fait (il reste en vigueur à ce jour). De même que Marcos avait secondé l'intervention américaine au Vietnam, Arroyo se voulut la meilleure alliée régionale de George W. Bush dans sa « guerre contre le terrorisme » au lendemain du 11 septembre. Elle accorda ainsi son feu vert à une opération des marines sur l'île de Mindanao en 2002, leur donnant carte blanche pour éradiquer la guérilla islamiste, dont une branche, Abu Sayyaf, se réclamait d'al-Qaida. En 2006, une version philippine du Patriot Act permit aux autorités d'assigner à résidence à Manille des féministes américaines pour leurs liens supposés avec des talibans ! En acceptant en 2007 la construction par une compagnie texane d'une base militaire à 14 millions de dollars, Arroyo confirmait sa soumission tant aux généraux qu'aux businessmen américains.

Les Philippines sous Benigno Aquino III : « l'étoile montante de l'Asie » ?

Quelques semaines avant le passage de Haiyan, l'hebdomadaire The Economist présentait les Philippines comme un « nouveau géant » et l'agence de notation Moody's célébrait pour sa part « l'étoile montante de l'Asie ». Pourquoi ces étiquettes flatteuses ? Parce qu'au lendemain de la crise des banques asiatiques de 1997, la combinaison de pressions sur le monde du travail et de cadeaux aux capitalistes étrangers avait permis au pays d'afficher chaque année une croissance supérieure à 5 %. Sous Arroyo puis sous Benigno Aquino III, le fils de « Cory » Aquino (élu en 2010), des capitaux américains et japonais, mais aussi singapouriens et hongkongais avaient trouvé à s'investir dans l'agro-alimentaire (par exemple la transformation d'algues et de poissons), le textile, le cuir, la chimie ou encore dans les plateformes téléphoniques, où les jeunes Philippins, rarement syndiqués mais tous anglophones, étaient exploitables sur le champ.

Mais il fallait porter des lunettes patronales pour oser parler de « miracle » philippin. Car les quinze dernières années ont aussi vu le nombre de travailleurs contraints de s'expatrier augmenter : à Singapour ou dans les émirats arabes, les femmes se font embaucher comme domestiques, les hommes comme manœuvres, et les uns et les autres se saignent pour pouvoir envoyer à leurs familles un maximum du peu qu'ils gagnent quand ils sont payés (les cas d'esclavage sont légion, dans la domesticité comme dans le bâtiment). 10 % des Philippins vivent aujourd'hui hors de leur pays, et les 20 milliards de dollars qu'ils injectent tous les ans dans l'économie philippine représentent 10 % du PIB du pays, un flux qui est tout sauf un signe de prospérité. Ironie suprême, une fraction des Philippins obligés de s'exiler finissent dans les rangs de la marine américaine.

Avec l'installation d'Aquino dans le fauteuil de président, il est donc difficile de parler d'une nouvelle ère. Certes, il s'est fait élire sur un programme anti-corruption. Mais dès le mois d'août 2012, des manifestations de masse contre son propre affairisme ont éclaté et l'été 2013 a vu sa réputation déjà ternie éclaboussée par le pire scandale depuis son élection : il a en effet été révélé que les députés de son parti avaient détourné 50 % des 600 millions de dollars placés entre leurs mains au titre du PDAF (Fonds prioritaire pour l'assistance au développement) au lieu de les affecter à l'amélioration des infrastructures de leurs circonscriptions. Comme si cela ne suffisait pas, Aquino aurait versé 25 millions de dollars sur les comptes de 18 sénateurs pour qu'ils votent contre l'un de ses principaux rivaux. Il est donc manifeste que le leitmotiv de la lutte contre la corruption a surtout constitué pour le nouveau président un moyen d'affaiblir les clans rivaux, en particulier celui de l'ex-présidente Gloria Arroyo, pas pour mettre un terme aux pratiques népotistes, qui valent aux Philippines d'être classées par Transparency International parmi les pays les plus corrompus au monde.

La mise au pas de l'armée et de la police, après les exactions des années Arroyo (2001-2010), est demeurée purement verbale. Les responsables des « disparitions » n'ont pas été punis et la torture dans les commissariats et les prisons reste banale. À côté des forces de répression officielles, qui emploient souvent des adolescents et n'hésitent pas à réquisitionner des écoles pour en faire des casernes, pullulent les groupes paramilitaires privés, au service de tel ou tel politicien ou homme d'affaires. Aucun propriétaire foncier qui se respecte ne songerait à s'en passer et le gouvernement lui-même fournit de telles milices aux groupes miniers qui le réclament. Dans bien des villes, la police est secondée par des « escadrons de la mort », que le patronat local charge de « nettoyer » les rues des enfants errants et des petits délinquants. À Davao City, une grosse agglomération sur la côte sud de Mindanao, l'ordre nécessaire à la bonne marche de l'exploitation fut assuré dans les années 1990 par un aventurier surnommé Dirty Harry, qui ne se contenta pas de liquider les dealers mais se chargea aussi de faire la peau aux guérilleros islamistes et maoïstes, au choix abattus au colt ou jetés dans la mer par hélicoptère. Chouchou de la bourgeoisie locale, il fut élu maire puis député, avec la bénédiction du pouvoir central.

Alors, dans la société philippine d'aujourd'hui, la démocratie parlementaire n'est pas grand-chose d'autre qu'un paravent pour la dictature du peso et du dollar. La domination impérialiste a accumulé l'opulence à un bout de la société (les 10 % les plus fortunés possèdent 33 % des richesses) et la pauvreté à l'autre (les 10 % les plus misérables ne possèdent quant à eux même pas 3 % des richesses). Il n'existe pas un, mais des dizaines de salaires minimum, plus ou moins respectés, qui diminuent à mesure qu'on s'éloigne de Manille : le plancher est de 10 dollars par jour autour de la capitale, mais de 5 dollars par jour quand on approche de la Malaisie. Plus élevés dans les services et l'industrie (250 pesos, soit 6 dollars par jour) que dans l'agriculture, et plus élevés sur les plantations (autour de 230 pesos) que dans le reste du secteur agricole (200 pesos, soit moins de 5 dollars par jour), les salaires minimum ne permettent guère de dépasser les 150 dollars mensuels.

Manille, avec ses dix millions d'habitants, offre un concentré des contradictions du pays. Dans les embouteillages quasi permanents, au milieu des nuages de gaz d'échappement, les 4x4 climatisés de la minorité privilégiée croisent des bus et des taxis collectifs saturés. La ségrégation sociale y est criante : d'un côté des quartiers riches sous haute surveillance, de l'autre des bidonvilles invivables. Manille est aussi la capitale du travail des enfants : ceux qui tous les matins s'agglutinent sur les montagnes des déchetteries pour y ramasser des objets à revendre ; ceux qui sont la proie des proxénètes et des touristes sexuels. Signalons que le travail des enfants dépasse les frontières de Manille : ils seraient cinq millions dans tout l'archipel à se faire exploiter, l'un des cas les plus choquants étant celui des pêcheurs de perles employés par des patrons japonais dans les îles Sulu et dont les yeux et les tympans se consument à petit feu.

Une économie destructrice des hommes et de leur environnement

D'Aquino mère à Aquino fils en passant par Arroyo, l'agriculture philippine est restée la chasse gardée des multinationales. La propriété des terres s'est même concentrée car au fil des ans, les compagnies exportatrices de riz, de banane, de canne à sucre, etc., ont racheté leurs terres aux petits paysans. Résultat : un tiers d'entre eux ne possèdent plus aucune terre (et le riz, denrée jadis productible par tous et accessible à tous, a vu son prix grimper en flèche). Réduits au statut de fermier, les petits agriculteurs se voient souvent réclamer par le propriétaire foncier un loyer de la terre compris entre la moitié et les trois quarts de la récolte : un prélèvement insupportable qui les force à déguerpir et à migrer vers les seuls espaces laissés disponibles, c'est-à-dire vers les territoires à risques que sont les pentes des volcans et les zones inondables du littoral. Inutile de préciser que dans ces contrées les plus hostiles de l'archipel, aucun logement social ne les attend et que c'est le règne de la débrouille. Pour se chauffer, les habitants des flancs de montagne, dépourvus de gaz et d'électricité, coupent le bois qu'ils ont sous la main, ce qui contribue à l'érosion du sol sous leurs pieds et à la multiplication des glissements de terrain. Dans les bidonvilles de Manille, où la municipalité ne collecte pas les déchets, leur prolifération sauvage finit par boucher les canalisations d'eau. Dans ses conditions il est facile pour la classe riche d'accuser les pauvres de faire leur propre malheur, bien que les premiers responsables de la destruction de l'environnement soient les patrons eux-mêmes. La déforestation est moins le fait des migrants et des petits exploitants forestiers illégaux que des gros « coupeurs de bois » avec pignon sur rue. Protégés par les pouvoirs publics, quand ils ne sont pas eux-mêmes directement aux commandes d'une localité ou d'une région, ils font abattre du bois en quantités industrielles pour les marchés étrangers ; et après eux le déluge, au sens propre comme au figuré ! Quant aux inondations dans les plaines du littoral, elles sont d'abord un sous-produit du pompage sans limites dans les nappes phréatiques effectué par les planteurs pour alimenter leurs cultures, pompage qui accélère la sédimentation des deltas.

Le tableau de l'industrie minière n'est pas moins cauchemardesque par les dégâts humains et environnementaux qu'elle occasionne. Là aussi, tout ce qui peut s'exporter (nickel, chrome, zinc, cobalt, etc.) est bon à produire, mais les multinationales préfèrent faire rapatrier le traitement des minerais, moins sale et plus lucratif. Un reportage réalisé en 2012 à propos de l'extraction de l'or à Diwalwal, sur l'île de Mindanao, est édifiant [[« Diwalwal : l'or maudit des Philippines », documentaire de Philippe Couture, 58 minutes, DVD Zaradoc éditions, 2013.]]. Cette ville champignon de 50 000 habitants, qui selon le documentariste ne figure pas encore sur les cartes, est une zone de non-droit, où trois grandes compagnies, dont une américaine, se partagent le gâteau. Longtemps elles ont accordé des concessions à des petits mineurs indépendants, des veines qu'elles sous-traitaient en quelque sorte, sans évidemment leur donner les moyens de se protéger. Combien sont morts suite à des effondrements de galerie ou empoisonnés par le mercure, nul ne le sait. Récemment, trouvant ces sous-traitants trop peu productifs, les « trois grands » les ont convaincus de renoncer à leurs concessions en finissant par gazer les plus récalcitrants pour les faire sortir. Sur cette guerre sociale, l'État a fermé les yeux d'autant plus volontiers que le gouverneur du district est l'un des trois rois de la mine. Dans la jungle de Diwalwal, l'ordre est assuré tant bien que mal par un ancien chef de milice patronale, qui se verrait bien passer de la fonction de shérif à celle de maire...

L'exemple de Diwalwal illustre bien une autre caractéristique de l'ordre impérialiste : dans les pays sous-développés, l'État est plus qu'ailleurs réduit à sa pure fonction de répression ; et son absence de base sociale large, son rôle de courroie de transmission, le rend excessivement fragile, même quand le régime se veut autoritaire. Aux Philippines, le fait que l'armée constitue la colonne vertébrale de l'État et fonctionne de manière quasi autonome par rapport aux instances élues est un secret de polichinelle. De ce point de vue, c'est moins l'élection des généraux Ramos (au pouvoir de 1992 à 1998) et Estrada (de 1998 à 2001) qui a constitué une parenthèse que l'élection de civils qui a constitué (et constitue toujours) un cache-sexe. Pour autant, le pouvoir de l'armée n'est pas aussi efficace que les trusts le souhaiteraient pour maintenir l'ordre. Le sous-développement que leur emprise engendre est synonyme de pauvreté et donc, nécessairement, de corruption à tous les étages de l'appareil d'État. Le moindre officier détenteur d'un morceau de pouvoir et de budget s'en sert pour favoriser ses proches, ce qui fait que l'État et l'armée philippins, malgré leur prétention à la centralisation, sont une collection de féodalités. Et chaque petit suzerain, dans son fief, use sans frein de son droit à exercer la répression, quitte à user de méthodes mafieuses qui peuvent servir, mais parfois aussi déranger, les intérêts des investisseurs étrangers. L'appui aux expulsions de paysans est certes vu d'un bon œil à Wall Street, mais chaque paysan chassé de sa terre est une recrue potentielle pour la New People's Army (Nouvelle armée du peuple) maoïste ou les groupes armés islamistes. La répression contre les uns et les autres a certes le soutien du Pentagone, mais il n'est pas si simple de faire des affaires dans un pays où les guérillas menacent. De fait, Aquino III a essayé de corriger le tir en négociant des cessez-le-feu plus ou moins durables avec la NPA d'une part et le Front Moro Islamique de Libération de l'autre. Mais les Philippines restent un État fragmenté, incapable de contrôler tous les territoires qui le composent. Ainsi les 500 îles Sulu, au sud-ouest, sont-elles un repaire relativement autonome de pirates et de contrebandiers.

L'État philippin, ce sont donc « des bandes d'hommes armés » (pour reprendre la formule d'Engels), plus ou moins obéissantes au pouvoir central. Le remboursement de la dette absorbe 10 % du PIB tous les ans. La condition des femmes, à qui l'avortement reste interdit, fait du surplace, l'Église catholique jouant de tout son poids pour freiner les progrès de l'éducation sexuelle et de la contraception. Le prix de la déliquescence de l'État, c'est aussi la négligence envers les infrastructures collectives. Chaque roitelet accorde les marchés publics qui dépendent de lui à ses protégés, ce qui garantit que les protégés en question toucheront l'enveloppe, pas qu'ils mèneront à bien les travaux. En conséquence, par rapport aux autres pays de l'ASEAN, les Philippines comptent beaucoup moins de lignes téléphoniques, de câbles électriques et de routes goudronnées. Aux Sulu, le réseau routier étant inexistant, on se déplace comme avant Magellan : en pirogue.

La gestion désastreuse du typhon

Les commentateurs ont eu beau insister sur la malchance des populations frappées par le supertyphon, la malchance n'explique pas la profondeur du désastre. À bien des égards, celle-ci est au contraire un reflet logique de l'état de la société philippine, telle que des siècles d'oppression et d'exploitation l'ont façonnée. La comparaison avec les effets de Haiyan au Vietnam en dit long. Dans ce pays, de taille équivalente et lui aussi sous-développé, le typhon a fait moins de 20 morts, pas seulement parce que les vents y ont soufflé moins violemment. En fait, la population a bénéficié des restes d'un certain étatisme mis en place sous Ho Chi Minh, dirigeant nationaliste radical qui chercha en son temps à soustraire son pays à la mainmise de l'impérialisme : dans les jours qui ont précédé le passage de Haiyan, c'est le gouvernement qui a pris en main, avec une efficacité certaine, l'évacuation des habitants des zones littorales vers des zones plus protégées. Rien de tel aux Philippines, où l'évacuation s'est faite beaucoup trop tard et trop partiellement et où le président Aquino a tout de même osé affirmer à la télévision nationale, 24 heures avant la catastrophe, que « tout (était) sous contrôle ». Tout aurait dû l'être, tant l'archipel est connu pour être au cœur de « l'allée des tornades », ce couloir naturel où se déclenchent chaque année la moitié des cyclones dans le monde. Mais ni l'État philippin, rachitique, ni surtout les pays enrichis sur le dos des Philippines n'ont mis les moyens pour prévenir le pire.

Si la ville de Tacloban a payé le plus lourd tribut au passage de Haiyan, c'est certes parce que, située sur l'île de Leyte, elle a pris la tempête de plein fouet. Mais l'incurie des autorités y est aussi pour beaucoup. Au cours du demi-siècle écoulé, la ville est en effet passée de 50 000 à plus de 200 000 habitants, attirés par les emplois créés dans les plantations alentour et aussi par le développement du commerce, sans que rien ne soit fait pour les accueillir dignement. La population s'est agglutinée dans des bidonvilles insalubres, dans des logis aux murs de bois et aux toits en herbe, et les pouvoirs publics n'ont rien trouvé de mieux à faire que de raser ces habitations au bulldozer, une éradication à chaque fois éphémère, car elles ont repoussé aussi vite qu'elles avaient disparu. Clairement, à Tacloban, c'est l'absence de logements en dur qui a mis les classes populaires à la merci du typhon. D'ailleurs au cours des jours qui ont suivi Haiyan, des dizaines de femmes et d'enfants sont allés trouver refuge dans la prison de Leyte, d'où leurs maris et pères s'étaient gardés de fuir, malgré les grilles ouvertes.

Alors la lenteur des secours n'a, hélas, elle non plus, pas de quoi surprendre. Ils sont arrivés moins lentement dans les zones touristiques, les mieux dotées en infrastructures, que dans les villages les plus reculés, déjà coupés de tout avant le typhon. Pour accueillir les secouristes sur Leyte et en faire repartir les survivants, la seule option était l'aéroport de Tacloban, très vite engorgé. Les véhicules transportant eau, vivres et médicaments ont souvent été pris d'assaut, quelquefois par des gangs, le plus souvent par des victimes au bout du rouleau à force d'attente. Face à de telles scènes, les médias occidentaux n'ont pas manqué de blâmer les pauvres, évoquant les « violences et pillages » où se seraient donnés libre cours « les plus bas instincts ». Comme si leur survie n'était pas en jeu ! En tout cas, les priorités du gouvernement dans ce moment critique ont sauté aux yeux. Aquino avait certifié que bulldozers et tractopelles seraient prêts à lancer le déblaiement une fois l'ouragan passé, mais s'ils ont en effet plutôt bien résisté à Haiyan, manquaient les fonctionnaires suffisamment nombreux et qualifiés pour les mettre en mouvement ! Là où il n'y a pas eu pénurie de personnel, en revanche, c'est pour boucler le centre commercial Gaisano et empêcher manu militari les victimes d'aller se servir en nourriture et boisson. La propriété privée, ça, c'est sacré !

Quand le caractère calamiteux de la gestion du typhon est apparu au grand jour, Aquino a essayé de faire porter le chapeau au maire de Tacloban, Alfred Romualdez (un ancien proche d'Imelda Marcos) et en a profité pour chanter les louanges d'un de ses poulains locaux, le libéral Mar Roxas. Cette manipulation politicienne de la situation a choqué, comme a choqué le cinéma du président, quand il a prétendu prendre en personne le commandement des opérations d'assistance. En fait, son gouvernement, au lieu d'apporter de l'aide directe, a organisé une « discount caravan », proposant des vivres moins onéreux mais pas gratuits. Pas de gratuité des secours du côté de la sécurité sociale non plus : dans l'urgence elle s'est bornée à proposer des prêts. Pas sûr que ces mini-mesures suffisent à prévenir la multiplication des cas de malaria ou de typhoïde dans les régions les plus dévastées. En somme, les tâches les plus indispensables à la survie des victimes, comme le déblaiement et les débuts de reconstruction, ont d'abord été assumées par la population elle-même, qui savait ne pas pouvoir compter sur le gouvernement. C'est à juste titre que le 22 novembre, au cours d'une manifestation initiée par le syndicat KMU, des parents de victimes ont crié leur colère à Manille contre « le président du désastre ». Ils se refusent à gober les sornettes des évêques, qui voient dans les typhons des punitions divines et ont surfé sur la vague Haiyan pour conforter fatalisme et superstitions. Ils n'acceptent pas plus qu'Aquino tire argument de la catastrophe pour justifier le renforcement en cours de la présence militaire américaine.

Un avenir qui restera sombre... tant qu'on ne touchera pas à la domination du capital

L'évaluation des destructions matérielles occasionnées par le typhon, 14 milliards de dollars, est révélatrice, à la fois du sous-développement imposé par les États-Unis aux Philippines au cours du siècle passé et du développement inégal imposé par eux au sein même du pays. Elles s'élèveraient à dix fois moins que celles engendrées aux États-Unis par l'ouragan Katrina (150 milliards), alors que Haiyan a fait trois fois plus de morts, preuve qu'il n'y avait, dans les Visayas, pas grand-chose de solide à détruire. Autre comparaison parlante : le typhon Megi, en 2010, d'une violence similaire, avait lui détruit pour 700 milliards de dollars de bien (50 fois plus), ayant touché la région la plus riche, celle de la capitale Manille.

Selon Lawrence Jeff Johnson, le directeur de l'OIT (Organisation internationale du travail) aux Philippines, plus de cinq millions de travailleurs auraient perdu leurs moyens d'existence après le passage du typhon : la moitié dans les « services » (ce qui inclut moins les cols blancs que les petits vendeurs de rue et les conducteurs de taxis collectifs), un gros quart dans l'agriculture (les fermiers et les pêcheurs) et un petit quart dans l'industrie [[Le Monde du 27 décembre 2013 rapporte : « Posé sur l'eau, un réfrigérateur flotte. C'est le nouvel outil de travail des pêcheurs de Tacloban. On les voit partir sur l'océan juchés sur les appareils électroménagers, avançant sur l'eau à l'aide de pagaies bricolées. »]]. Toujours selon l'OIT, la moitié d'entre eux étaient déjà dans une situation d'extrême vulnérabilité avant le typhon, « effectuant n'importe quel travail selon ce qu'ils trouvent pour survivre et subvenir aux besoins de leur famille. [...] Ces personnes ont perdu le peu qu'elles possédaient. Elles n'ont plus de maison, de revenu, d'épargne, et personne vers qui se tourner pour demander de l'aide. » L'ONU et les ONG estiment à 300 millions de dollars l'aide immédiate nécessaire (l'Unicef et la Croix-Rouge réclament par exemple 60 millions chacune). Pour l'instant, les États les plus riches de la planète ont fait plus de promesses de dons (250 millions) que de dons effectifs (on approche des 200 millions). La Banque asiatique de développement et la Banque mondiale vont verser un milliard de dollars chacune, mais il s'agit de prêts et non de dons, qui se traduiront en commandes sonnantes et trébuchantes pour les géants du BTP mais n'arriveront probablement jamais jusqu'à la population en souffrance, tant les détournements sont prévisibles à tous les étages de l'appareil d'État.

Aquino se vante de la mise en place de « programmes d'emplois d'urgence », qui visent à concilier lutte contre le chômage et rétablissement du pays. Mais les contrats de travail proposés durent 15 jours et sont payés au salaire minimum. Pas de quoi « stimuler la croissance économique », contrairement à ce que fait mine de croire L.J. Johnson. Le second type de mécanisme mis sur pied est le programme dit « travail contre rémunération » patronné par les Nations unies. Visant à affecter 10 000 personnes au déblayage et au recyclage avant la fin 2013, ce programme ne concernait à la fin novembre que 345 personnes. Selon Haoliang Xu, directeur de l'OIT pour le secteur Asie-Pacifique, ces programmes ont vocation à permettre aux Philippins de « retrouver un train de vie normal » et de « rouvrir les hôpitaux et rétablir les services publics ». Mais le train de vie « normal » aux Philippines, c'est un salaire de 150 euros par mois. Quant aux services publics, dire qu'il faut les « rétablir », c'est faire comme s'ils existaient avant Haiyan ! Si c'est de l'humour, c'est sinistre.

Une délégation de parlementaires américains s'est rendue sur place après le typhon. Ces bonnes âmes ont exprimé leurs inquiétudes : ne risque-t-on pas de voir des milliers de femmes et d'enfants, déplacés des Visayas à Manille, tomber entre les mains de trafiquants d'être humains ? Les plus désespérés ne vont-ils pas être précipités vers la prostitution ou le travail forcé sous toutes ses formes ? L'Agence américaine pour le développement (en anglais : USAID) s'est jointe à ces mises en garde. Mais sur les responsabilités des États-Unis dans le sous-développement des Philippines, ni les uns ni les autres n'ont pipé un mot. La moindre des justices, pour un peuple pillé depuis des décennies par les États-Unis et plus généralement par l'impérialisme, ce serait pourtant que soient mobilisés à son service tous les moyens, financiers, matériels et humains, nécessaires à son sauvetage. Mais quand on entend les grands de ce monde énoncer comme une fatalité que « la reconstruction prendra des années », on comprend que les urgences de la classe ouvrière et celles des propriétaires de capitaux ne sont pas les mêmes.

6 janvier 2014