Afrique du Sud : en 2024, des élections sans enjeu pour la classe ouvrière

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février 2024

Cet article est adapté de celui paru dans la revue Class Struggle (n° 120, hiver 2023) publiée en Grande-Bretagne par nos camarades du groupe Workers’ Fight.

En Afrique du Sud, l’année 2024 sera marquée par les élections législatives, les sixièmes depuis la fin de l’apartheid, dans lesquelles le parti au pouvoir, l’ANC (Congrès national africain), obtiendra vraisemblablement de mauvais résultats.

Les sondages publiés fin novembre prédisent ainsi à l’ANC, le parti de Nelson Mandela, un score de 33 %, soit une chute de 50 % par rapport à son score moyen au cours des trente dernières années.

Jusqu’à présent l’ANC, allié au Parti communiste sud-africain et au Congrès des syndicats, a conservé sa majorité et donc le pouvoir sans être menacé par aucun autre parti politique. Cette majorité s’est néanmoins érodée, surtout depuis 2014, et elle pourrait être remise en question aujourd’hui.

En effet, l’image de l’ANC est désormais celle d’un parti corrompu, dirigé par des escrocs qui ont « capturé l’État » pour leur compte. Distribuant contrats et emplois publics selon leurs intérêts, ils ont laissé la pauvreté s’envoler et les services à la population s’effondrer, si bien que le dégoût à l’égard des politiciens et même de la politique s’est généralisé.

Une enquête, réalisée à l’été 2023 par l’Institut pour la justice et la réconciliation auprès de 2 000 Sud-Africains, indiquait que 79 % des personnes interrogées « se méfient des dirigeants nationaux » ; 75 % pensaient que « la plupart des hommes politiques n’ont pas la volonté réelle de lutter contre la corruption » et 80 % « que les fonctionnaires corrompus s’en tirent souvent à bon compte ». Certes, 70 % ont exprimé leur intention d’aller voter aux prochaines élections législatives, mais 47 % « ne se sentent pas suffisamment qualifiés pour participer à la vie politique ». Quelle que soit la valeur d’un tel sondage, une abstention plus élevée que jamais en 2024 paraît très probable.

En fait, l’abstention n’est pas un phénomène nouveau en Afrique du Sud, même si le droit de vote y a été conquis au prix de durs combats et de nombreux morts. Le caractère répugnant de la « démocratie » née au lendemain de la chute de l’apartheid a brisé l’essentiel des illusions qui avaient accompagné ces luttes.

En 2014 et 2019, le vote en faveur de l’ANC était déjà en chute libre. En 2014, le parti était sous la direction du président Jacob Zuma, alors accusé de viol et déjà condamné pour détournement de fonds publics1. Aux législatives de 2014, à l’étonnement de certains, le parti obtint quand même 65,9 % des voix, sur la base d’un taux de participation de 73,5 %. Mais en 2019 l’ANC n’était plus qu’à 57,5 % des voix. Et, lors des élections locales de novembre 2021, il est passé pour la première fois sous la barre des 50 %, avec 47,52 % des voix. Moins d’un électeur inscrit sur trois avait pris la peine de se déplacer.

Derrière le désenchantement électoral, le désastre social

Pour le commun des mortels, il est tout à fait incroyable que le président Cyril Ramaphosa ait pu en août 2023 organiser un somptueux sommet des BRICS et prétendre faire partie des « grands », aux côtés de la Russie et de la Chine, alors que la situation sociale et économique du pays est si désastreuse.

Sur 62 millions d’habitants recensés en 2022, 18,2 millions, soit près d’un tiers, vivaient dans la pauvreté absolue, et près des deux tiers vivaient sous le seuil de pauvreté, fixé à seulement 50 euros par mois.

C’est pourquoi même la dérisoire allocation de 350 rands par mois (même pas 20 euros !) mise en place pendant la pandémie pour répondre à la « détresse sociale » des plus pauvres fait une telle différence pour ceux qui la touchent, qui restent reconnaissants au gouvernement ANC de l’avoir introduite.

Avec des prix alimentaires presque équivalents à ceux des supermarchés d’Europe de l’Ouest et une inflation de 6 %, il est heureux qu’il y ait au moins quelques points de vente dans les townships2 où l’on peut trouver de la nourriture moins chère. Mais il n’existe pas de magasins subventionnés par l’État, contrairement à ce qui se fait en Inde par exemple. Les pauvres ne survivent qu’en partageant le peu qu’ils ont avec d’autres, et en se joignant aux mendiants sur les carrefours. Surtout, il n’y a pas d’emploi. Des emplois sont supprimés tous les jours, en particulier dans l’industrie minière, dont les activités après la pandémie n’ont repris que très inégalement. Le secteur reste affecté par les problèmes désastreux d’approvisionnement énergétique, et par la baisse de la demande de pots catalytiques, et donc de platine, liée au passage de l’industrie automobile à la voiture électrique. Selon les chiffres de la Banque mondiale, le taux de chômage des adultes est de 32,6 % et celui des jeunes atteint 64 %. C’est la raison pour laquelle les vols à main armée se multiplient. De nos jours, un job auprès des gangsters, surtout dans les grandes villes, est parfois le seul « emploi » proposé.

Le niveau culturel et éducatif est également en baisse, selon les statistiques officielles elles-mêmes. Dans les provinces les plus pauvres, Mpumalanga et Limpopo, respectivement 11,7 % et 14,1 % de la population n’a jamais été scolarisée. Sur l’ensemble de la population sud-africaine, 1 % n’a pas été scolarisée et l’analphabétisme s’élève à 6,9 %. Selon le recensement de 2022, un peu moins de 60 % de la population a accès à de l’eau potable à l’intérieur de son domicile. Cependant, étant donné les coupures répétées dans l’approvisionnement du fait des ruptures de canalisations, des pompes en panne, de la sécheresse et de la pollution, les robinets sont bien souvent à sec.

Infrastructures : décrépitude à tous les étages

Les coupures d’électricité, dues à ce que l’on appelle par euphémisme les délestages, sont devenues une réalité quotidienne pour la population, privée de courant pendant 6 à 12 heures sur 24, voire des journées entières. Peu de régions échappent à ces coupures programmées, car la capacité de production d’électricité n’a jamais été suffisante pour répondre à la demande nationale. De plus, les travaux de maintenance sont insuffisants, voire inexistants, le matériel, les câbles en particulier, est régulièrement volé, avec pour conséquence des accidents parfois mortels.

De ce fait, ménages et entreprises doivent attendre leur tour chaque jour pour obtenir leur petite ration d’électricité. Ceux qui en ont les moyens sont obligés d’utiliser des générateurs fonctionnant au diesel ou des panneaux solaires, beaucoup plus coûteux.

Au cours des deux dernières années, les coupures d’électricité se sont multipliées, et la Banque mondiale estime qu’elles coûtent à l’économie 6 à 15 % de son PIB (produit intérieur brut).

On l’a dit, c’est parfois l’approvisionnement en eau qui est coupé, y compris dans la capitale commerciale du pays, Johannesburg, et même dans ses riches banlieues. Johannesburg était autrefois connue sous le nom d’Egoli, la Cité de l’or. Mais l’Afrique du Sud n’est plus numéro un de la production d’or : elle est tombée à la huitième place d’un classement dominé par la Chine, l’Australie et la Russie.

Les Sud-Africains ne disposent ni d’un service postal ni d’un système de transport public. Il existe un réseau privé de taxis-minibus, dirigé par des mafieux : se livrant à de violentes guerres de territoire, ils font exploser les gares et brûlent les rares bus publics pour tenter d’éliminer la concurrence…

Les chemins de fer ont été systématiquement vandalisés, leurs câbles et leurs rails pillés, au point que le fret ne circule plus d’un bout à l’autre du pays. Les routes sont défoncées par les poids lourds transportant du minerai métallique, qui restent bloqués dans de longs embouteillages sur le chemin des ports, et les nids-de-poule ne cessent de s’agrandir, multipliant les risques d’accidents. En l’absence d’électricité, les feux de signalisation ne fonctionnent évidemment pas, ce qui aggrave encore le chaos. Les routes ne sont plus réparées, car les municipalités dysfonctionnent, en proie à d’interminables rivalités politiques qui se terminent souvent par des meurtres.

Quoique superficiel, le ravalement opéré à l’occasion du sommet des BRICS dans la ville de Sandton a montré qu’il était possible de faire quelque chose pour remédier à cette situation dramatique. Les routes menant à l’aéroport international de Johannesburg ont été refaites et l’électricité a été rétablie pour l’occasion. C’est à Sandton, riche banlieue nord de Johannesburg, que la plupart des entreprises ont désormais leur siège social. Quant à l’ancien cœur de la ville de Johannesburg, il est désormais à l’abandon et ses solides bâtiments Art déco, ses grandes tours, sont aujourd’hui occupés par des sans-abri.

Le 31 août 2023 à Johannesburg, un incendie dans un bâtiment public abandonné du quartier de Marshallstown a tué 77 personnes, dont de nombreux travailleurs immigrés, et en a blessé 88 autres. Ce bâtiment avait été le siège du Département des affaires non européennes, l’organisme chargé sous l’apartheid de l’application des lois sur les laissez-passer3. En 2019, le bâtiment vide avait été occupé par des sans-abri. Mais, même à cette époque, il était géré comme une entreprise lucrative par des gangsters, qui l’avaient cloisonné et avaient installé des barrières verrouillées. Aussi, lorsque l’incendie s’est déclaré, les résidents sont-ils restés bloqués à l’intérieur.

Malgré l’état de délabrement de Johannesburg, jadis carrefour commercial relativement aisé, « Jo’burg » reste un terminus de transport pour les taxis, les bus et les rares trains, qui partent encore de Park Station. Mais même ce quartier a littéralement explosé : le 19 juillet 2023, une fuite de méthane dans des canalisations situées sous la rue Lillian Ngoyi a provoqué une énorme explosion qui a propulsé taxis et voitures dans les airs, heureusement sans faire de victimes. Cela illustre l’absence totale d’entretien des infrastructures essentielles. Quatre mois plus tard, l’énorme cavité dans la route était toujours là. Selon la municipalité, elle pourrait être réparée d’ici 2025.

La catastrophe d’Implats et les difficultés de l’industrie minière

Qu’en est-il de l’industrie minière, censée être la colonne vertébrale de l’économie sud-africaine ? Là aussi, la situation se dégrade. Si le secteur continue à produire des profits pour les actionnaires, c’est au prix d’une détérioration considérable des emplois et des conditions de travail. Sur le site web de la société minière Implats on peut lire : « Le lundi 27 novembre 2023, 86 employés ont été victimes d’un accident de câble de treuil au puits 11 du site d’Impala Rustenburg. Tragiquement, 13 de nos collègues ont perdu la vie. Cet accident marque le jour le plus sombre de l’histoire d’Implats. »

À l’heure où nous écrivons ces lignes, 50 mineurs blessés sont toujours à l’hôpital et 8 en soins intensifs. La mine d’Impala est l’une des plus grandes, des plus profondes et des plus anciennes mines de platine du pays. Apparemment, le câble s’est rompu – la direction parle d’une défaillance mécanique – et la cabine a plongé de 200 mètres dans ce puits de 1 000 mètres de profondeur. C’est le pire cauchemar d’un mineur. La chasse aux dépenses systématique menée par l’entreprise a conduit à une diminution des opérations de maintenance. Le 7 novembre, trois semaines avant la catastrophe, les patrons d’Implats, qui avaient déjà mis en place un plan de licenciements, annonçaient des suppressions de postes supplémentaires. Le prétexte invoqué était une « réduction drastique des prix des métaux ». Mais si le prix du palladium a chuté de 40 % en 2023, celui du platine n’a baissé que de 14 %.

Au cours des deux dernières années, les revenus générés par la production de platine ont diminué de moitié. Cela s’explique en partie, comme mentionné plus haut, par le passage aux voitures électriques, qui a réduit la demande de pots catalytiques. Le secteur minier dans son ensemble continue toutefois d’employer 500 000 personnes, dont 200 000 dans le secteur du platine.

La mécanisation, par exemple au sein d’Amplats, filiale de l’entreprise Anglo American, a entraîné des coupes claires dans les effectifs. Toutefois, les machines nécessitant une alimentation électrique fiable, cette tendance a été interrompue par la défaillance des générateurs d’électricité du pays. La poursuite des investissements, par exemple dans les usines de raffinage et de traitement des minerais, s’est donc arrêtée.

Une autre multinationale minière, Sibanye-Stillwater, qui a repris à Lonmin ses mines de Marikana et à Anglo American ses activités nécessitant le plus de main-d’œuvre, a lancé une procédure dite « article 189 », exigée par le droit du travail sud-africain lorsque des compressions d’effectifs sont en vue. Cette procédure lui permettra de supprimer jusqu’à 4 000 emplois dans les mines de platine de Kroondal, Marikana et Rustenburg. Son PDG a admis que chaque emploi de mineur fait vivre jusqu’à dix personnes et que « les licenciements auront donc un profond impact social et économique ». Mais qu’à cela ne tienne, les profits doivent passer en premier.

Ces dernières années, Sibanye a également licencié des milliers de travailleurs dans le secteur de l’or, principalement en raison de l’épuisement des réserves. De nombreuses mines d’or ont été fermées. Mais le désespoir des chômeurs a conduit à la réouverture d’anciens puits par des mineurs illégaux, appelés zama-zamas, qui espèrent trouver suffisamment d’or à vendre sur le marché noir pour se faire un salaire. Ils peuvent passer des jours voire des semaines sous terre, afin d’échapper à la police. Leur travail extrêmement dangereux est souvent rendu mortel par la police et les gangsters – parfois les mêmes – qui bétonnent l’entrée des mines, voire y déversent de l’eau pour les débusquer. Certains sont piégés sous terre par des éboulements et ne sont secourus qu’à contrecœur par les autorités. Aujourd’hui, de nombreux cadavres gisent dans les tunnels désaffectés des mines d’or du Witwatersrand et des récifs aurifères du Freestate.

Protestations ouvrières et rivalités syndicales

Malgré ce contexte sinistre, ces derniers mois ont vu nombre d’ouvriers relever la tête. Ici ou là des travailleurs sont restés au fond de leur mine, refusant de remonter tant que leurs revendications sur les hausses de salaire ou contre les plans de licenciements ne seraient pas satisfaites. Ainsi, à la mine de Bakubung (propriété de Wesizwe Platinum), le 9 décembre 2023, 200 mineurs se sont mis en grève pour des augmentations de salaire et des congés maternité. Non, les luttes ne sont pas mortes, au moins chez les mineurs !

Le problème vient d’ailleurs. Dans le secteur minier, la rivalité mortelle entre le vieux syndicat NUM (National Union of Mineworkers), fidèle au gouvernement, et l’AMCU (Association of Mineworkers and Construction Union), qui a scissionné du NUM en 1998, reste malheureusement d’actualité. Cette rivalité a donné lieu à des affrontements menés par des responsables syndicaux, au cours desquels des mineurs ont perdu la vie.

Il faut se souvenir que le président actuel, Cyril Ramaphosa, faisait partie de la direction de la mine de platine détenue par Lonmin à Marikana en août 2012, et qu’il a alors personnellement donné le feu vert à la police pour ouvrir le feu sur les travailleurs qui revendiquaient, hors du cadre syndical, des hausses de salaire. L’affrontement fit 34 victimes chez les mineurs. À l’époque, les responsables du NUM avaient justifié la décision de déloger les grévistes par la force, défendant leurs plates-bandes contre la concurrence de l’AMCU. Il y a donc un passif explosif dans le monde des syndicats de mineurs.

L’un des rassemblements récents, à la mine Modder Gold One, à Springs, s’est transformé en ce que des journalistes ont qualifié de « prise d’otages » : environ 400 mineurs, dont des membres du NUM, auraient été « détenus » sous terre pendant quatre jours par des responsables de l’AMCU. Mais une autre version des faits circule : les mineurs auraient juste été « convaincus », de façon plus ou moins forcée, de ne pas remonter à la surface et de ne pas se désolidariser de l’action de grève contre la direction, dans un geste de solidarité obligée… Des articles ont raconté que des cadres blancs auraient été emmenés de force au fond, puis déshabillés et battus. Mais rien n’est vérifié.

Apparemment, les responsables syndicaux ont utilisé de nombreuses occupations de mines de platine et d’or pour contraindre les directions à reconnaître un syndicat contre l’autre, lors de négociations. Pour les bureaucrates syndicaux, il y a beaucoup à gagner dans ces manœuvres, en termes de pots-de-vin et d’à-côtés divers. Ces actions syndicales puent donc la corruption. C’est un symptôme bien triste de dégénérescence politique du mouvement syndical.

La corruption caractérise également le fonctionnement du NUMSA (National Union of Metalworkers of South Africa), le syndicat de la métallurgie. Sous la direction d’Irvin Jim, ce syndicat a joué un rôle moteur et au départ progressiste parmi les travailleurs, notamment après le massacre de Marikana. Mais lui aussi s’est complètement délité dans un contexte de virulentes luttes intestines. Il ne faut pas s’en étonner : ce syndicat était dirigé par des permanents bien payés, disposant de véhicule de fonction, etc. Et cela n’a été possible qu’avec un financement extérieur provenant de sources douteuses.

Cette corruption systématique a sapé l’esprit de révolte qui avait ressurgi il y a quelques années, même si l’histoire n’est pas terminée. Si le vent de la révolte se remet à souffler, il faudra que la reconstruction vienne « d’en bas ». C’est tout à fait possible, car il existe encore suffisamment de militants politisés, au sein de la classe ouvrière ou hors d’elle, pour œuvrer en ce sens.

Le capitalisme sud-africain, exception qui confirme la règle

Dans un tel contexte, que penser de la prochaine élection, c’est-à-dire de la « démocratie » sud-africaine ? Depuis la première élection à laquelle les Noirs ont pu participer, en 1994, l’Afrique du Sud est considérée comme une exception parmi les pays anciennement colonisés. Dans les pays du tiers-monde, aucune démocratie pratiquant le multipartisme n’existe réellement, faute de base sociale pour cela. L’Afrique du Sud étant plus riche que les autres anciennes colonies, elle était au départ perçue comme plus capable que d’autres de se doter d’une classe moyenne suffisamment importante pour servir d’assise à un gouvernement stable.

Contrairement à bien des anciennes colonies, l’Afrique du Sud a fourni des superprofits aux multinationales, mais également à sa propre bourgeoisie compradore : les Oppenheimer, De Beer, Anton Rupert… Cela a duré pendant les 50 ans du régime d’apartheid, et même tout un siècle si l’on compte les régimes racistes de ses prédécesseurs britanniques.

L’Afrique du Sud était l’économie subsaharienne la plus forte et la plus riche. Sur la base de son système d’apartheid, de l’exploitation d’une main-d’œuvre très bon marché et de la richesse de ses ressources naturelles, elle a connu un développement inégalé sur tout le continent de la fin des années 1950 au début des années 1970.

Après l’abolition de l’apartheid en 1989 et l’installation d’un gouvernement noir sous la direction de Nelson Mandela en 1994, les puissances impérialistes ainsi bien sûr que la nouvelle classe dominante noire (qui s’est saisie du pouvoir presque sans heurts), sont parties du principe que les choses allaient continuer ainsi. Mais cela ne fut pas le cas, et cela n’était pas possible, pour des raisons évidentes : la classe ouvrière noire n’était guère disposée à accepter de continuer de servir de force de travail quasiment réduite en esclavage sous le talon de fer de la bourgeoisie blanche. Cette évolution menaçait directement la situation spéciale dont bénéficiait le capital sud-africain. Autrement dit, il fallait à ce dernier écraser les travailleurs sous un talon de fer « non raciste ». C’est précisément ce qu’il a essayé de faire, et pour partie ce à quoi il est arrivé.

Le plus chancelant des BRICS

Aucune ancienne colonie n’a été en mesure de constituer une classe moyenne suffisamment large et riche, et une classe ouvrière assez stable et bien nourrie, pour prétendre égaler les pays riches d’Amérique du Nord et d’Europe membres du G7 : ni l’Inde, ni le Brésil, ni l’Afrique du Sud. La Chine et la Russie non plus, pour des raisons différentes. Aujourd’hui, l’appartenance de l’Afrique du Sud au regroupement des BRICS ne l’empêche pas d’être un pays à part, qui reste l’un des plus inégalitaires au monde. Si elle demeure plus riche que les autres pays africains, cela s’est fait par un retour en arrière, par la surexploitation d’une large partie de sa classe ouvrière, par la destruction des « solides » organisations syndicales que celle-ci s’était données, ainsi que le montrent les exemples des mines évoqués plus haut.

Aujourd’hui, les Blancs, qui constituent une minorité légèrement plus faible qu’à l’époque de l’apartheid, continuent d’occuper les rangs de la haute bourgeoisie et possèdent la plus grande partie des richesses du pays. La bourgeoisie noire, dont l’émergence a été favorisée entre 1994 et 2005 par la politique de discrimination positive intitulée Black Economic Empowerment (BEE), a vu ses effectifs reculer. Mais dans ses rangs on trouve encore des individus qui maintiennent leur prospérité en « redéployant » des fonds publics vers leurs propres poches. L’homme le plus riche du pays n’est plus Cyril Ramaphosa mais son beau-frère Patrick Motsepe, milliardaire propriétaire d’un conglomérat minier.

Quant à Ramaphosa, il fait actuellement l’objet d’une enquête à la suite de la découverte chez lui d’une somme équivalant à plusieurs millions de dollars, cachée dans un canapé…

La prochaine élection : une voie sans issue pour la classe ouvrière

Quelle est la situation de la classe ouvrière à la veille de ces élections générales ? Le déclin économique et la fragmentation de ses organisations la laissent sans représentation politique. Elle n’a aucun parti pour lequel voter. Le paysage politique regorge de nouveaux partis. Un arrêt de la Cour constitutionnelle a favorisé leur émergence, en empêchant le président de faire passer de 1 000 à 11 000 le nombre de signatures à collecter pour se présenter en tant que parti ou en tant que candidat isolé.

Parmi les nouveaux venus, on trouve un mouvement politique baptisé South Africa Change Now (Changer l’Afrique du Sud maintenant), lancé par Roger Jardine, ancien responsable du groupe bancaire FirstRand. Cet individu a d’ores et déjà gagné le soutien de personnes importantes. Il a déjà un axe politique : « Il nous faut redresser le bilan de l’entreprise Afrique du Sud SA ! » La bourgeoisie entend déboulonner l’ANC, dont le bilan au pouvoir est catastrophique et qu’elle considère comme incapable de garantir un approvisionnement stable en électricité.

Democratic Alliance (Alliance démocratique), parti libéral blanc et principal parti d’opposition, essaie à nouveau de battre l’ANC, en s’alliant cette fois à huit autres partis, dont la plupart sont représentés au Parlement. Cette coalition ne promet rien de bon pour la classe ouvrière.

Et puis il y a les déçus de l’ANC, ces ex-piliers qui constituent désormais une menace pour celui-ci, tel Mavuso Msimang. Haut placé dans l’ANC pendant près de 60 ans, vice-président de la ligue des vétérans de l’ANC, Msimang a publié une lettre de démission fracassante début décembre 2023, protestant contre la possible sélection comme candidats de l’ANC d’individus du calibre de Jacob Zuma et de figures de la corruption dont la fortune a été bâtie sur l’accaparement des biens publics. Dès qu’il a reçu l’assurance que ce ne serait pas le cas, il est rentré dans le rang… mais il ne pouvait plus retirer sa lettre de démission ! Celle-ci contient des perles particulièrement croustillantes, y compris pour un lecteur européen : « Comment se fait-il que les eaux usées soient déversées dans le fleuve uMngeni puis dans la mer, polluant les plages d’eThekwini ? » ; « Ces bourgeois laissent de côté les plus faibles, qui meurent avant même qu’une ambulance vienne les chercher ou dans les couloirs surpeuplés des hôpitaux publics sous-financés. » Il y dénonce également la décision des autorités de santé de la région du Gauteng « d’envoyer des personnes âgées fragiles et très vulnérables dans des lieux sous-équipés, mal préparés et mal financés, gérés par des ONG incompétentes, ce qui a entraîné la mort d’environ 160 personnes. » Il en conclut que la chute de popularité de l’ANC est liée à « sa très grande tolérance vis-à-vis de la corruption […] et à des services publics déplorables ». Il est possible que les pauvres et les très pauvres aient fait montre d’une très grande tolérance vis-à-vis de l’ANC en lui donnant leurs voix pendant 30 ans. Mais on peut en dire autant de Msimang.

Retour vers le futur ?

Même si l’ANC obtient un mauvais résultat aux élections, il arrivera en tête et il est probable qu’il sera tout de même en mesure de former un gouvernement. Au pire, il formera une coalition avec un autre parti, et les candidats ne manqueront sûrement pas.

D’après les sondages, la coalition menée par Democratic Alliance regrouperait 31 % des suffrages. En troisième position, les Economic Freedom Fighters (EFF), parti fondé en 2013 par Julius Malema, ancien responsable de l’organisation de jeunesse de l’ANC, recueillerait 9 %, avec une tendance à la hausse. Mais, même si Malema est connu pour sa capacité à interrompre de manière spectaculaire les séances parlementaires et pour son refus de porter des vêtements conventionnels – leur préférant vestes rouges, tuniques et treillis militaires –, il reste un vrai démagogue, tout aussi corrompu que ceux qu’il critique. Il ne rechigne pas à adopter un discours socialiste ou à en appeler au nationalisme noir, mais il ne sera jamais rien d’autre qu’un opportuniste avide. Lui et son parti vont capitaliser des voix au détriment de l’ANC, et certains commentateurs évoquent même une possible alliance ANC-EFF, malgré les attaques répétées des députés EFF contre l’ANC dans l’arène parlementaire.

Cela dit, l’espoir n’est pas du côté de ces élections. Il est du côté de ceux qui gardent en tête les mobilisations de centaines de milliers de travailleurs de la fin des années 1980 et du début des années 1990, et qui affirment qu’il faut repartir de zéro. Aujourd’hui, les organisations de la classe ouvrière sont fragmentées et ont dégénéré, il faudra donc les reconstruire, comme dans pratiquement tous les pays du monde. Pour ce qui concerne l’Afrique du Sud, la période de luttes intenses des années 1980 est dans la mémoire de nombreux militants. Il est donc possible que la construction du parti révolutionnaire dont la classe ouvrière a besoin ne soit pas aussi difficile que certains le pensent. Quoi qu’il en soit, elle reste indispensable.

19 décembre 2023

1La justice le considère aujourd’hui comme « trop malade » pour purger sa peine en prison.

 

2Les townships étaient, sous l’apartheid, les bidonvilles où logeaient les travailleurs noirs. Ces zones souvent immenses, surpeuplées et sous-équipées, n’ont pas disparu avec l’apartheid (note LDC).

 

3Sous l’apartheid, les Noirs n’étaient pas autorisés à se déplacer sans un laissez-passer : sans cette pièce d’identité obligatoire, on risquait l’arrestation et la prison.