Les 35 heures : le cadeau du Parti socialiste au patronat

Imprimer
septembre octobre 2014

L'opinion du ministre de l'Économie, Emmanuel Macron, sur les 35 heures, telle qu'il l'a exprimée sans fard dans une interview au Point quelques jours avant sa nomination, a relancé le débat sur les 35 heures. Macron proposait d'« autoriser les entreprises et les branches, dans le cadre d'accords majoritaires, à déroger aux règles de temps de travail et de rémunérations », c'est-à-dire d'en finir avec la loi régissant le temps de travail, d'en finir avec toute réglementation générale puisque de simples accords d'entreprise régiraient les horaires et les salaires. Évidemment cette déclaration va dans le sens du démantèlement du Code du travail réclamé à cor et à cri par le Medef.

La loi sur les 35 heures a été présentée comme le symbole des réalisations sociales du gouvernement Jospin, elle a servi aussi d'épouvantail à la droite, qui en fait la responsable de tous les maux frappant l'économie du pays, du manque de compétitivité au « coût trop élevé » du travail qui plomberaient les entreprises. Les 35 heures seraient donc responsables de la faible croissance économique et de l'impossibilité de résorber le chômage... Pourtant la droite, une fois revenue au pouvoir, ne s'est pas empressée d'abolir une loi présentée comme si néfaste pour le patronat !

La flexibilité, tant réclamée par le patronat, enfin réalisée

C'est que les lois sur les 35 heures, préparées par Martine Aubry, ministre de l'Emploi et de la Solidarité du gouvernement Jospin, et adoptées en 1999 et 2000, sont en fait un gros cadeau au patronat sous couvert d'une mesure qui a une apparence très sociale.

La première loi Aubry, dite Aubry I, adoptée en juin 1998, s'inspirait largement du dispositif mis en place deux ans plus tôt par la loi de Robien, du nom du député de droite qui l'a proposée au gouvernement Juppé. Elle rendit en outre le passage aux 35 heures obligatoire à partir du 1er février 2000 pour les entreprises de plus de 20 salariés et à partir du 1er janvier 2002 pour les entreprises de moins de 20 salariés. La deuxième loi Aubry, dite Aubry II, promulguée en janvier 2000, fixa les modalités de ce passage aux 35 heures.

Les lois Aubry ne font pas des 35 heures un horaire maximum autorisé, ni même un horaire réel, mais seulement l'horaire légal au-delà duquel les heures supplémentaires doivent être majorées.

Le gros cadeau au patronat est que cet horaire légal de 35 heures peut être calculé en moyenne sur l'année correspondant à 1 600 heures annuelles (1 607 heures depuis la suppression du lundi de Pentecôte comme jour férié). Elle permet ainsi au patron de faire travailler jusqu'à 48 heures une semaine, ou jusqu'à 44 heures douze semaines consécutives, sans avoir à payer d'heures supplémentaires, ou au contraire de faire chômer sans avoir à payer le chômage partiel. C'est la flexibilité réclamée par les patrons depuis des dizaines d'années, qui oblige le salarié à se plier aux à-coups de la production. Cela permet au patron de faire face à un afflux de commandes sans avoir à embaucher. Certaines branches comme la chimie, la métallurgie, les mines ou les banques ont obtenu des dérogations pour porter le contingent annuel d'heures à 1 645. Au-delà, ce sont des heures supplémentaires majorées dont le contingent autorisé était de 130 heures.

Cette flexibilité ne fut pas la seule attaque contre les conditions de travail et de vie des salariés. En effet la loi Aubry II a institutionnalisé ce qu'elle appelle « le temps de travail effectif », permettant aux employeurs de décompter les temps de pause, d'habillage, de douche, les jours fériés, les ponts, etc. On estime que passer d'un horaire de travail de 39 heures à un « temps de travail effectif » de 35 heures équivaut en moyenne à une réduction du temps de travail de 3 heures et non pas de 4 heures. Les patrons ont gagné une heure. Une partie des salariés y a gagné des jours de RTT, mais tous ont subi de nouvelles contraintes, augmentation de l'intensité du travail, désorganisation de leur vie personnelle...

Grâce à la flexibilité, les patrons ont réalisé des gains de productivité estimés à 4 % à 5 %. D'autre part ils ont augmenté la durée d'utilisation de leurs installations, qui est passée de 51 % en 1997 à 55 % en 2 000. Cela leur a permis de créer 8 % de richesses supplémentaires sans avoir à investir dans de nouveaux équipements.

Un flot d'argent public pour « dédommager » les patrons

L'autre gros cadeau du gouvernement au patronat est d'ordre financier, sous forme d'exonérations de cotisations sociales. Dégressives en fonction du salaire, elles se montaient à 3 278 euros par an et par salarié payé au smic - ce qui représentait 26 % du smic - alors que l'augmentation du smic horaire dû aux 35 heures n'était que de 11,5 % et représentait 1 333 euros par an ! Ces exonérations diminuaient progressivement jusqu'à 610 euros pour les salaires payés 1,8 smic et au-delà. D'ailleurs Martine Aubry a reconnu : « Nous avions profité de la loi sur les 35 heures pour offrir aux entreprises de nouvelles baisses de charges. » Entre 1998 et 2002, le montant des exonérations de cotisations patronales a littéralement bondi de 11,1 milliards d'euros à 19,4 milliards d'euros.

Enfin, les modalités de l'application de la nouvelle loi devaient se négocier au niveau des branches ou de l'entreprise entre le patron et les organisations syndicales, multipliant ainsi les situations particulières rendant plus difficile une unification des travailleurs. Mais cela offrait aux organisations syndicales d'innombrables séances de négociations, qui ont abouti à de nombreux accords contenant des clauses d'annualisation du temps de travail contraires aux intérêts des salariés.

Si les patrons ne se sont pas risqués à exiger une baisse de salaire en échange des 35 heures, ils ont néanmoins imposé dans de nombreuses entreprises une « modération salariale », c'est-à-dire un blocage des salaires sur un, deux ou trois ans.

On peut dire que le passage aux 35 heures n'a rien coûté au patronat. Martine Aubry s'en félicite : « Nous avons posé un principe : la réduction du temps de travail devait se faire sans augmentation des coûts salariaux. Ainsi, l'accroissement mécanique du coût horaire du travail (compte tenu du maintien des salaires) devait être financé peu ou prou en trois tiers : un tiers de gains de productivité, un tiers d'aides, un tiers de modération salariale. Cet objectif a été tenu, avec toutefois des gains de productivité un peu supérieurs et une modération salariale inférieure, les aides représentant bien le tiers de la compensation des coûts horaires. Les 35 heures n'ont donc pas eu d'impact négatif sur les coûts salariaux. Les coûts salariaux ont baissé de 10 % entre 1996 et 2002, grâce aux allégements de charges et aux gains de productivité. »

Les lois sur les 35 heures ont été faites sur mesure pour le patronat, et pas du tout dans l'intérêt des travailleurs. D'ailleurs leur application a suscité dans de nombreuses entreprises des grèves contre la détérioration des conditions de travail des salariés.

Quant aux créations d'emplois qui devaient mécaniquement découler d'une réduction de 11,5 % du temps de travail, elles furent beaucoup plus modestes qu'annoncées : alors que le passage aux 35 heures concernait potentiellement 15 millions de salariés dans le secteur privé, et que Martine Aubry n'avait envisagé la création que de 700 000 emplois, les 350 000 emplois créés grâce aux 35 heures sont bien loin du compte. Ce n'est guère étonnant, puisque la modulation du temps de travail permet justement d'éviter des embauches. Dans les trois fonctions publiques, ce sont 200 000 emplois qui auraient dû être créés pour faire face aux 35 heures, et qui ne l'ont pas été. Ainsi, dans les hôpitaux, les 35 heures sans embauche supplémentaire se sont traduites par une accumulation de jours de congés impossibles à prendre... et des conditions de travail particulièrement dégradées..

Si la droite s'est emparée des 35 heures pour en faire un axe de sa démagogie, le patronat, lui, s'est bien gardé de réclamer l'abrogation de la loi : il ne s'est plaint que pour obtenir encore un peu plus d'aménagements à son avantage. Et comme les gouvernements de droite comme de gauche sont à son écoute, il a obtenu satisfaction et la portée de la loi a été de plus en plus limitée.

Les lois Aubry, d'assouplissement en assouplissement....

Dès 2002, lorsque la loi s'applique aux entreprises de moins de 20 salariés, elle est assouplie pour ces dernières, qui n'auront à majorer les heures supplémentaires que de 10 % au lieu de 25 %, et ceci à partir de la 37e heure et non de la 36e. Des accords de branche permirent à d'autres entreprises de bénéficier elles aussi d'une majoration des heures supplémentaires à 10 %.

La droite, de retour au pouvoir en 2002, s'appliqua à assouplir la limitation du temps de travail. Ainsi le contingent d'heures supplémentaires autorisé passa de 130 heures à 180 en octobre 2002, puis à 220 heures en 2004.

En 2003 Fillon, en tant que ministre des Affaires sociales, du Travail et de la Solidarité du gouvernement Raffarin, s'est empressé de pérenniser les exonérations de cotisations sociales accordées par Aubry, en les déconnectant complètement du passage aux 35 heures et en les liant aux bas salaires.

En 2007 la loi TEPA (en faveur du travail, de l'emploi et du pouvoir d'achat), pour inciter les patrons à recourir aux heures supplémentaires et les salariés à les accepter, rétablit la majoration à 25 % pour toutes les entreprises, en même temps qu'elle exonérait les heures supplémentaires de cotisations sociales et qu'elle les défiscalisait. Le gouvernement Fillon a traduit ainsi le slogan de Sarkozy « travailler plus pour gagner plus » et il a autorisé les entreprises à aller au-delà du contingent légal d'heures supplémentaires à condition de consulter les syndicats.

La gauche, de retour au pouvoir en 2012, n'est pas revenue sur cette dernière disposition : les salariés pouvaient toujours travailler autant mais gagnaient moins, car elle a supprimé la défiscalisation des heures supplémentaires et n'a laissé qu'aux petites entreprises le bénéfice des exonérations de cotisations sur ces heures. En 2013, Hollande a mené une nouvelle attaque contre les salariés avec la loi dite de « sécurisation de l'emploi », qui accorde aux entreprises en difficulté la possibilité de modifier le temps de travail et les salaires. Le patron peut réduire les salaires de tous ceux qui sont payés au-dessus de 1,2 smic à condition de ne pas les abaisser en dessous de ce seuil !

Vers de nouvelles attaques contre les travailleurs

Le nouveau gouvernement Valls a affirmé qu'il n'avait pas l'intention de revenir sur les 35 heures, mais il a ajouté que les modifications du dispositif « relèvent des discussions entre partenaires sociaux ».

En fait, le débat sur les 35 heures est un débat complètement biaisé. D'abord parce que, en dépit de ces lois sur la réduction de temps de travail, le temps de travail moyen effectué par les salariés à plein temps n'a jamais été de 35 heures et est encore aujourd'hui de 39 heures et demie ! Du point de vue de la réduction du temps de travail, ces lois sont un trompe-l'œil. Leur seul rôle est d'indiquer l'horaire légal au-delà duquel il faut majorer les heures supplémentaires.

Si la droite veut en finir avec les 35 heures, ce n'est pas seulement une posture politicienne contre le symbole de la gauche. Et ce n'est pas seulement pour que les entreprises ne payent pas de majoration sur les heures supplémentaires. Oh certes, c'est toujours bon à prendre. Mais l'exigence qui ne s'affiche pas encore ouvertement c'est de généraliser sans condition le fait de travailler plus sans être payé plus, de faire faire 39 heures et plus, payées 35 par exemple ! Ou encore de supprimer arbitrairement et sans compensation des jours de RTT. Ce qui revient à officialiser ce qui s'est fait depuis des années dans certaines entreprises.

Le patronat a déjà obtenu ce qu'il réclamait depuis la fin des années 1970 : la flexibilité de l'horaire de travail. Les premières négociations sur l'aménagement du temps de travail ont en effet commencé sous Raymond Barre, en 1978, mais ont capoté à plusieurs reprises devant la résistance des organisations syndicales. On peut dire que c'est Mitterrand qui a réussi à débloquer la situation pour les patrons en imposant, par les ordonnances de janvier 1982 puis par la troisième loi Auroux de novembre 1982, l'obligation de négocier l'organisation du temps de travail selon un rythme annuel au niveau de l'entreprise. C'est donc la gauche gouvernementale qui a ouvert la voie à la flexibilité des heures de travail, en remettant en cause pour la première fois depuis 1936 le calcul de l'horaire de travail par semaine. Ce cadeau au patronat a été occulté en 1982 par la mise en avant de mesures prétendument très sociales : les 39 heures et la cinquième semaine de congés payés, tout comme vingt ans plus tard, les 35 heures serviront de feuille de vigne à la mise en œuvre de la flexibilité.

C'étaient des mesures sociales en trompe-l'œil puisque les patrons n'étaient pas obligés de payer les salaires en réduisant à 39 heures le temps de travail et qu'ils avaient la possibilité d'intégrer dans la cinquième semaine toutes sortes de jours de congés déjà acquis par les salariés. En réalité c'est une vague de grèves spontanées, qui a touché de très nombreuses entreprises, qui a fait reculer patronat et gouvernement.

Au cours des années suivantes, les négociations entre patronat et syndicats sur l'aménagement du temps de travail échouèrent à plusieurs reprises devant le refus des organisations syndicales, jusqu'à ce que le gouvernement Fabius fasse passer en février 1986 la loi Delebarre, instaurant une modulation annuelle du temps de travail en échange d'une réduction de la durée du travail. La droite, revenue le mois suivant au pouvoir, reprit la loi Delebarre sans la contrepartie, sous le nom de loi Seguin. Pendant dix ans, jusqu'à la loi Robien de 1996, c'est la droite qui s'est efforcée de satisfaire les revendications de flexibilité du patronat. Mais il revient à Mitterrand d'avoir bien préparé le terrain et à Jospin d'avoir finalement réussi à conclure avec les lois Aubry.

Hollande et Valls feront-ils un pas de plus vers l'abolition de toute réglementation en matière de temps de travail ? Supprimer toute durée légale du travail, laisser le patron de chaque entreprise libre d'adopter les règles qu'il souhaite en matière de temps de travail, d'organisation du travail, de salaire, c'est évidemment ce à quoi veut tendre le patronat, tout en continuant bien entendu à percevoir, sans contrepartie, les aides publiques. Il faut bien reconnaître que, gouvernement après gouvernement, de droite comme de gauche, chacun s'est efforcé d'approcher au plus près les exigences des patrons.

19 septembre 2014