Russie - Derrière la gloire éphémère des "oligarques"

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Avril 2006

Le palmarès 2006 des milliardaires en dollars que vient de publier le magazine américain Forbes ne cite plus deux magnats russes du pétrole parmi les 25 plus grandes fortunes mondiales, mais un seul, Roman Abramovitch. L'autre, Mikhaïl Khodorkovski, qui était le plus riche des deux, a disparu du classement. Ces dernières années, il avait fait la "Une" de revues le présentant comme le prototype des nouveaux capitalistes que la privatisation de l'économie russe aurait propulsés au zénith. Mais, depuis, il a eu quelques ennuis avec la justice de son pays. Et si Forbes l'a rayé de ses tablettes, il figure désormais sur le registre d'écrou d'une prison sibérienne. Il y purge une condamnation à huit ans de détention pour "vol [de l'État] par escroquerie à grande échelle, évasion fiscale à grande échelle, non-respect d'une décision de justice, atteinte aux intérêts des actionnaires par tromperie, faux en écriture, dilapidation des biens d'autrui", et surtout pour s'être mis en travers du chemin du clan autour de Poutine qui dirige la Russie. La justice lui a en outre repris la compagnie pétrolière Ioukos, sur laquelle il avait assis sa fortune, qui a, du coup, fondu comme neige au soleil, passant en un an de huit milliards de dollars à un demi-milliard.

En 1995, lors de la grande braderie des joyaux de l'économie russe, c'est en usant de ses relations étroites avec le maître d'alors du Kremlin, Eltsine, que Khodorkovski avait pu acheterIoukos pour 350millions de dollars, Ioukos pourtant estimée alors à 9milliards de dollars!

Étoiles... filantes

Khodorkovski, hier au "top-25" de la richesse mondiale, aujourd'hui à l'ombre... Abramovitch a, lui, préféré prendre les devants.

La carrière de cet affairiste -devenu le plus riche du pays, mais, et c'est caractéristique de ces gens, ne possédant plus grand-chose en Russie et résidant prudemment à l'étranger- prit son envol sous la présidence d'Eltsine. Il était alors le "banquier de la Famille", c'est-à-dire des proches de celui qui présidait la Russie depuis la fin de l'URSS, en décembre 1991. En 1999, sentant venir la fin d'une époque (car Eltsine s'apprêtait à passer la main), Abramovitch choisit de se faire élire gouverneur-pour l'immunité- mais de la province la plus éloignée de Moscou, la Tchoukotka, face au détroit de Behring-pour signifier au Kremlin n'avoir nulle visée sur le siège du pouvoir. Deux précautions valant mieux qu'une, à cet éloignement politique symbolique, il en ajouta un plus concreten s'installant à Londres. Et il entreprit de se débarrasser de la plupart de ses actifs en Russie, qu'il revendit à des groupes dépendant de l'État russe, y compris Sibneft, compagnie pétrolière dont il contrôlait 72% du capital. L'argent obtenu partit, pour partie, dans des dépenses somptuaires: achat de yachts de très grand luxe, d'une écurie de chevaux de course et, à grand renfort de publicité, d'un club vedette du football britannique, Chelsea.

C'était une façon d'afficher sa volonté de concentrer désormais ses ambitions sur des activités et latitudes n'ayant plus grand rapport avec la Russie. Dans le démantèlement judiciaire de la compagnie pétrolière de Khodorkovski, auquel il avait été lié en affaires, Abramovitch se garda de faire quoi que ce fût que le Kremlin aurait pu interpréter comme hostile. Au contraire, il se prêta à toutes les manœuvres politico-financières visant à réintégrer le navire-amiral de l'ex-empire Khodorkovski dans le giron de l'État russe. Ainsi, il cassa l'accord de fusion entre sa compagnie Sibneft et celle de Khodorkovski, Ioukos, qui, s'il s'était concrétisé, aurait débouché sur une nouvelle "major" de droit international, ce qui aurait rendu plus difficile la reprise en main du secteur pétrolier par les cercles du pouvoir. Puis, il accepta de revendre ses parts dans Sibneft au géant du gaz, Gazprom, que contrôle l'État russe.

En guise de remerciement, Poutine ayant décidé que les gouverneurs ne seraient plus élus, mais désignés par lui-devenant ainsi, selon l'expression du journal libéral russe Nezavissimaïa Gazeta, "les intendants du pouvoir suprême moscovite"-, le président russe vient d'offrir au désormais londonien Abramovitch un second mandat de gouverneur-"intendant" de la Tchoukotka, un territoire presque vide d'habitants mais riche en matières premières.

En fait, parmi la dizaine d'individus richissimes qui, à la fin des années quatre-vingt-dix, apparaissaient comme ayant fait main basse sur des morceaux de choix de l'ancienne propriété d'État soviétique et se targuaient de faire et défaire les gouvernements, la plupart ont été écartés, emprisonnés ou poussés à l'exil, avec plus ou moins d'égards selon leur docilité envers le pouvoir actuel.

Principal magnat de cette époque révolue, Boris Berezovski avait, pour se caractériser ainsi que ses pareils, remis au goût du jour, en 1996, le terme "oligarques"-autrement dit, "ceux, peu nombreux, qui commandent". En toute immodestie, et surtout précipitation comme on ne tarda pas à le constater, car quelques mois plus tard, il se retrouvait incarcéré. À peine libéré, il préféra fuir la Russie. Établi en Grande-Bretagne-où il a obtenu le statut de réfugié politique, évitant ainsi jusqu'à présent d'être extradé vers la Russie, alors que la justice russe en fait régulièrement la demande-, il a dû céder à des proches du pouvoir russe une grande partie de ses anciennes entreprises. Même chose pour son ancien rival devenu comparse, Goussinski: Poutine lui fit tâter de la prison pour l'obliger à lâcher son empire médiatique, puis l'autorisa à filer en Europe de l'Ouest. Parrain-au sens propre comme au figuré- de l'aluminium sous Eltsine, Lev Tchernoï a été contraint par Poutine de se dessaisir d'une partie de ses affaires, puis alla chercher refuge en Israël pour échapper à l'extradition judiciaire (réclamée par la Russie, mais aussi par les États-Unis). Lié au précédent, et surtout aux services spéciaux de l'ex-KGB, l'homme d'affaires Arkadi Gaydamak, qui dirige un groupe de presse (Moscow News) protégé par le Kremlin, refait parler de lui. Mi-mars, il a annoncé avoir racheté la holding éditant France-Soir, cela depuis Tel-Aviv. En effet, toujours sous le coup d'un mandat d'arrêt international d'Interpol pour trafic d'armes avec l'Angola, Gaydamak ne circule qu'entre les rares pays d'où il ne risque pas d'être extradé. Il ne pourrait donc venir acheter, ici, un exemplaire de ce quotidien dont il serait devenu propriétaire! En fait, France-Soir se trouvant au bord de la faillite, son rachat est d'abord, pour Gaydamak et ses mandants, un moyen de recycler en Occident une partie des fonds qu'ils ont amassés en Russie. Parmi d'autres moins connus car de moindre importance, Smolenski a fait savoir qu'il avait été fortement incité par les cercles du pouvoir à passer la main. Alors, il a préféré liquider ses affaires en Russie et coule, en France, une retraite autant involontaire que dorée.

Cela ne signifie pas que les barons-larrons de la fortune de l'ère Eltsine aient tous disparu sous Poutine, en tout cas pas leurs groupes, ni ce qui se trouvait derrière. Car mettre au pas ceux qui se comportaient le plus ostensiblement comme en pays conquis dans l'État russe affaibli d'Eltsine, Poutine pouvait le faire. Il pouvait même, et il ne s'en est pas privé, essayer de rééquilibrer la distribution des parts du gâteau des privatisations en faveur de clans, essentiellement ceux auxquels il est lié, qui estimaient avoir été lésés dans la période précédente. Mais Poutine n'aurait pas pu supprimer tous ces États dans l'État que sont les grands corps et grands clans de la bureaucratie pour leur reprendre les morceaux de l'économie qu'ils se sont appropriés. Car ce sont eux qui contrôlent, collectivement, les plus importants secteurs de l'économie qu'ils ont transformés en des fiefs privés, même si se sont mis ou ont été mis en avant des individus super-riches, fondés de pouvoir autant que paravents de ces clans.

Le cas de Piotr Aven est caractéristique. Richissime co-président du groupe Alpha (banque et pétrole), il paraît plutôt bien en cour. Ancien ministre du Commerce extérieur soviétique-ayant pour adjoint celui qui est devenu l'actuel Premier ministre, Fradkov-, en 1992, il organisa, avec les principaux responsables ministériels et la couverture des chefs du KGB, la privatisation de diverses firmes dépendant de son ministère. L'une des plus rentables car spécialisée dans l'exportation de produits pétroliers, Soyuzneftexport, dont on estimait à un milliard de dollars les biens et avoirs à l'étranger, se retrouva ainsi aux mains de ces hauts fonctionnaires et de leurs alliés du KGB pour 2000dollars. Quant au groupe Alpha, il participe notamment aux opérations financières du numéro1 mondial du gaz, le groupe russe Gazprom (privatisé, lui, par les hauts responsables de l'ex-ministère soviétique du Gaz), et serait, dit-on, une des vitrines économiques des hauts responsables des services du renseignement. Issu de ce même vivier en eaux troubles, Poutine pourrait régler des comptes avec Aven (ou avec l'autre co-président d'Alpha, Mikhaïl Fridman, qui a, un temps, été dans son collimateur), mais certainement pas s'en prendre au groupe Alpha lui-même. Le voudrait-il qu'il n'en aurait pas les moyens. La même chose vaut pour le groupe Interros de Vladimir Potanine, qui fut vice-Premier ministre d'Eltsine, mais dont le groupe a surtout été parrainé par le haut état-major du KGB. Ou encore pour le "père des privatisations" du temps d'Eltsine, Anatoli Tchoubaïs, devenu président de RAO-EES (l'équivalent d'EDF).

Quant à Oleg Deripaska, que l'on qualifiait de roi de l'aluminium sous Eltsine (il était son beau-fils, ça aide), il s'occupe maintenant d'immobilier. À Moscou, il contrôlerait un tiers du secteur de la construction, ayant su ajouter au patronage du clan de l'ex-président russe celui de l'actuel Premier ministre. Prudent, cependant, il habite une partie du temps loin de Moscou, dans son palais londonien ou dans la villa que Staline avait fait construire à Gagra, en Abkhazie, une république géorgienne indépendante de fait qui sert de plate-forme à de multiples trafics.

Bien sûr, il n'y a rien de surprenant "à voir [ces gens] s'inquiéter de la reprise en main de l'économie par le Kremlin", selon une chronique du Monde du 21 février, intitulée "Russes et milliardaires".

À l'époque où ils volaient leurs premiers milliards, dans ces années quatre-vingt-dix où les clans dirigeants de la bureaucratie se battaient autour de la propriété d'État, ces prédateurs étaient souvent décrits comme de grands financiers et des capitaines d'industrie. Ils auraient été la preuve vivante de l'émergence, voire du renforcement d'une "nouvelle Russie". Cette Russie des "nouveaux riches" avait achevé sa "transition", affirmaient certains commentateurs. Autrement dit, elle serait passée avec succès de l'économie soviétique, étatisée et planifiée, à celle de marché, gouvernée par la loi du profit.

En fait, une quinzaine d'années après la disparition de l'Union soviétique, bien des choses ont changé-l'État, sous Poutine, semble notamment moins privé de force et de volonté que sous Eltsine pour tenter de rééquilibrer en sa faveur les rapports de forces politico-économiques entre lui et les grands clans de la bureaucratie. Mais il reste frappant de constater que, dans les rapports entre la sphère économique et celle de la politique, à travers divers aléas et péripéties, le dernier mot revient toujours en fin de compte au pouvoir politique. En Russie, c'est lui qui prime, dont les décisions sont déterminantes, alors que, partout ailleurs dans les pays qui pèsent d'un quelconque poids dans l'économie mondiale, la relation est inverse.

Les premières privatisations russes

Que la soif d'enrichissement ait été le moteur de la ruée d'une nuée de bureaucrates-affairistes-gangsters sur la propriété étatisée soviétique, c'est une évidence. Cette soif est aussi ancienne que la bureaucratie elle-même. Dans le passé, elle n'avait été contenue que par la crainte du prolétariat dont la bureaucratie usurpait le pouvoir et parasitait les conquêtes; puis -ce qui était encore une expression lointaine de cette crainte- par la dictature des sommets politiques de la bureaucratie, y compris sur sa base sociale de bureaucrates petits et grands. Mais, depuis au moins la mort de Brejnev en 1982, la lutte ouverte pour le pouvoir dans les sommets de la bureaucratie avait affaibli le pouvoir central.

L'issue incertaine de la lutteentre Gorbatchev, élu Secrétaire général en 1985, et ses rivaux du Bureau politique, aucun arbitre suprême n'émergeant qui s'imposât à tous les autres bureaucrates, permit à ces derniers de monnayer leur soutien aux hiérarques du régime rivalisant autour du pouvoir central. Cela ne pouvait qu'affaiblir encore plus ce pouvoir central et, finalement, le mettre dans l'incapacité de s'opposer à ce que les bureaucrates s'approprient, chacun à son niveau, un pouvoir politique, en morceaux, mais qui restait la clé de la main-mise de la caste dirigeante sur les sources de revenus relevant de sa juridiction. C'est ce qui explique la précipitation dans laquelle l'équipe entourant Eltsine décida de privatiser 240000 entreprises appartenant à l'État, pratiquement dès la signature de l'acte de dissolution de l'URSS, en décembre 1991.

Certaines institutions du monde impérialiste, dont la Banque mondiale et la BERD (la banque chargée d'aider l'Europe centrale et orientale à passer à l'économie de marché, et les trusts occidentaux à s'y implanter), reprochent maintenant aux dirigeants russes la façon dont ils ont privatisé. Dans un rapport de 2002, la BERD, constatant que la productivité des entreprises russes (généralement privatisées) reste inférieure à ce qu'elle était du temps de l'URSS, se désole que "les pathologies présentes à l'époque soviétique, la corruption et la délinquance économique, se sont aggravées avec les privatisations, tandis que la fortune est devenue associée durablement, dans l'imaginaire populaire, au vol". À écouter, aujourd'hui, certains critiques occidentaux, cette mise à l'encan de l'économie serait à l'origine de l'incapacité de la Russie à fonctionner "normalement" sur la base de la propriété privée.

Rappelons quand même, qu'il y a une quinzaine d'années, les chefs du monde impérialiste et, derrière eux, une cohorte d'hommes politiques, d'intellectuels, de "spécialistes" (dont ceux de la BERD, du FMI, de la Banque mondiale) et de journalistes applaudissaient aux privatisations et à la "thérapie de choc" des gouvernants russes, ainsi qu'à leurs déclarations tonitruantes sur le rétablissement, à la hussarde, du capitalisme en Russie!

Mais, au-delà des mensonges de ces gens-mensonges d'hier, quand ils promettaient un rapide développement économique à une Russie qui privatiserait; mensonges d'aujourd'hui, quand ils font porter la responsabilité de l'effondrement social et économique du pays aux seules "erreurs" des dirigeants russes d'alors-, il reste un constat indiscutable. Non seulement la Russie n'a pas connu une nouvelle ère de développement sur les bases de la propriété privée, mais sa production a fortement reculé, de même que les conditions d'existence de la majorité de la population, tandis que s'accentuaient les traits de sous-développement du pays: contraction de l'économie autour de la production et de l'exportation de matières premières; fuite des capitaux (200milliards de dollars pour la seule décennie 1994-2004); aggravation de l'inégalité entre les villes et les campagnes, et des régions entre elles (un Russe sur cinq, essentiellement en milieu rural, survit avec l'équivalent de moins de deux dollars par jour, tandis que Moscou se situe juste derrière New York pour le nombre (33) de milliardaires en dollars qui y résident), etc.

Cette situation a des causes bien plus profondes que celles évoquées, aujourd'hui ouvertement, dans les milieux financiers et dirigeants mondiaux. Ces causes renvoient à l'histoire de l'URSS, puis de la Russie et de la bureaucratie qui y domine la société; des causes dont les privatisations à la façon du gouvernement Eltsine furent certes un facteur aggravant, mais avant tout une conséquence.

Anatoli Tchoubaïs, l'organisateur du programme russe de privatisations, a maintes fois expliqué ensuite que ceux qui se retrouvaient à la tête de la Russie après 1991 n'avaient guère le choix. À défaut de pouvoir s'opposer à un processus de privatisation du pouvoir sous toutes ses formes, processus qui sapait l'État et la propriété étatisée depuis des années, Eltsine et son équipe prirent acte d'une situation de fait. En cherchant, par la loi, à rendre cette situation irréversible, ils voulurent s'attacher des soutiens parmi ceux qui étaient à l'origine de cette situation et y avaient le plus à gagner-les membres de l'appareil dirigeant de l'État- car Eltsine et les siens savaient leur tout nouveau pouvoir fortement contesté de l'intérieur même de la caste dirigeante dans un État réduit à la seule Russie.

Pour cela, le gouvernement d'Eltsine donna un cadre officiel à ce qui reste le plus grand hold-up du 20esiècle: la main-mise privée d'un nombre finalement plus ou moins important de hauts bureaucrates sur la propriété d'État ex-soviétique. Il permit aux bureaucrates de l'économie de s'approprier leur part de pouvoir (le contrôle privatisé des entreprises), comme d'autres bureaucrates-qui avaient dirigé les républiques ou régions de l'URSS- avaient déjà confisqué leur part de pouvoir, lui territorial. Ce dernier processus avait fait éclater l'URSS en quinze États, souvent eux-mêmes minés par des tendances sécessionnistes attisées par les bureaucrates locaux. La privatisation de l'économie allait rejeter celle-ci loin en arrière.

Dès 1992, le nouveau pouvoir russe annonça donc une "privatisation de masse". Elle concerna d'abord surtout les petites et moyennes entreprises. Celles-ci échurent généralement entre les mains, qui de leurs dirigeants-camouflés ou pas derrière tout ou partie du personnel, chaque habitant de la Russie ayant reçu un "coupon de privatisation"-, qui de responsables politiques locaux (municipalité, région, etc.).

La privatisation d'un ministère

C'est à cette époque que la plus grande entreprise du pays fut privatisée. L'appareil de ce qui s'appelait le ministère du Gaz du temps de l'URSS-avec sa multitude de bureaucrates de rang moyen ou élevé, dans les régions d'extraction comme dans celles de transit des gazoducs et, bien sûr, au "centre", à Moscou- décida, ministre en tête, de privatiser l'activité de son ministère en créant Gazprom. 15% des actions furent réservés au personnel et 35% vendus dans des enchères "fermées", accessibles aux seules personnes agréées par le personnel dirigeant du ministère et ses relais dans les régions, qui purent ainsi acquérir à vil prix et sans risque un "paquet de contrôle", comme on disait alors. L'État conserva le reste des actions. Avec une mise initiale très faible, l'appareil tentaculaire de la bureaucratie ex-soviétique du secteur gazier restait maître chez soi, sous une raison sociale privatisée. Ce lui fut d'autant plus aisé que l'ex-ministre soviétique du Gaz, Viktor Tchernomyrdine, devint Premier ministre, et allait le rester durant plusieurs années.

À l'époque, des revues telles que Time présentaient Tchernomyrdine comme "l'homme le plus riche de Russie". En effet, raisonnant selon le schéma de ce qui existe ailleurs dans le monde, des journalistes en quête de sensationnel lui attribuaient la propriété d'une part décisive du capital du premier producteur-distributeur-exportateur mondial de gaz. Décisive sur le papier, peut-être, mais pas dans la réalité sociale et politique de la Russie. Car, statut privé de Gazprom ou pas, quand, dans la lutte pour la succession d'Eltsine, Tchernomyrdine fut défait par l'étoile montante Poutine, celui-ci l'éjecta de la direction de Gazprom. L'y remplaça un homme du clan pétersbourgeois de Poutine, lié comme lui aux "organes", autrement dit à l'ex-KGB (police politique et services secrets), dont les chefs estimaient ne pas avoir reçu une assez belle part de gâteau lors des privatisations eltsiniennes.

L'entrée en scène des bureaucrates-milliardaires

Celles-ci culminèrent dans le bradage de la propriété d'État après 1994, quand le Kremlin décida de vendre des entreprises industrielles géantes qui n'avaient pas encore trouvé preneur. Pas grand-monde, hormis leurs dirigeants et les responsables politiques des régions où elles se trouvaient, n'était intéressé par la plupart de ces entreprises, conçues pour fonctionner à l'échelle d'un pays immense comme l'URSS, avec un système planifié et centralisé de prescriptions, de commandes, d'allocations matérielles et de dotations financières pour les faire fonctionner. Le Plan ayant disparu en même temps que l'URSS, elles étaient des géants aux ailes brisées. L'État central n'avait plus les moyens de les faire fonctionner; aucun investisseur, russe ou étranger, non plus. Et quand bien même l'un d'eux aurait trouvé son intérêt à reprendre ces combinats gigantesques, il lui aurait fallu les dépecer pour les faire fonctionner sur la base du profit, en jetant à la rue une grande partie du personnel. Or cela, les autorités locales s'efforçaient de l'éviter. Non pas, bien sûr, par souci des intérêts de la population, mais par crainte de provoquer des explosions de colère dont elles auraient été les premières à faire les frais.

Finalement, ce sont le plus souvent les responsables économiques et politiques régionaux avec, derrière eux, directement ou indirectement intéressée à cela toute une fraction de l'appareil étatique, qui gardèrent la direction de ces entreprises une fois qu'elles furent privatisées.

Il en alla différemment dans des secteurs d'exportation fort rentables-pétrole, aluminium, nickel, etc. Là, la guerre fit rage entre candidats repreneurs, de véritables batailles rangées opposant parfois, les armes à la main, les bandes de flics et de gangsters de tout poil soutenant un camp contre un autre. Mais plus que tout, ce qui fut déterminant dans cette mêlée généralisée pour s'approprier les meilleurs morceaux de l'économie, ce fut la faveur du prince, en l'occurrence le feu vert donné à tel ou tel par un Eltsine malade ou des membres de la Famille.

Les favoris du pouvoirmirent la main pour presque rien sur des entreprises comme Norilsk, numéro 1 mondial du nickel, et plusieurs compagnies pétrolières. C'était ce qui pouvait rapporter le plus, le plus vite et sans autre investissement que des complicités au sommet de l'État. Grâce au programme, lancé par le gouvernement en 1994, nommé "prêt contre actions", les Goussinski, Berezovski, Potanine, Aven, Deripaska, etc., et dans leur ombre les appareils politico-administratifs de la bureaucratie d'État qui les avaient propulsés et dont ils représentaient les intérêts, finirent de s'emparer des secteurs les plus profitables de l'économie.

Ce n'était pas là le résultat de réussites individuelles, comme certains commentateurs le crurent, ou feignirent de le croire. Berezovski n'avait pas bâti son empire à la façon dont l'avait fait, un siècle plus tôt en Amérique, un Rockefeller, auquel certains n'hésitaient pas à le comparer. Rockefeller s'était hissé au sommet comme capitaine d'industrie et baron de la finance dans une guerre de concurrence féroce avec d'autres candidats à la prééminence, des capitalistes eux-mêmes issus d'un terreau fertile où agissait et se développait déjà une multitude d'entreprises avec leurs propriétaires et actionnaires. Berezovski, lui, n'est en rien le produit d'un tel processus de maturation sociale impliquant des centaines de grands bourgeois, des milliers de capitalistes d'envergure moyenne et des centaines de milliers d'autres de toute petite taille, qui non seulement préexistaient à l'émergence outre-Atlantique des Rockefeller, Morgan et autres Du Pont de Nemours, mais dont toute l'activité avait été nécessaire à leur surgissement. En URSS, les grandes entreprises, les trusts contrôlant tel ou tel secteur de l'économie, ne résultaient pas de l'évolution organique de l'économie capitaliste. Ils résultaient au contraire d'une politique volontariste de l'État soviétique, sur les bases sociales établies par l'expropriation radicale de la classe capitaliste par la révolution prolétarienne. Après la disparition de l'URSS, Berezovski et ses pareils se contentèrent de rafler des entreprises, des secteurs de l'économie d'État. Cela ne fut possible que parce qu'ils avaient des complices au plus haut niveau, mais surtout parce qu'ils n'étaient que la partie émergée d'énormes icebergs bureaucratiques qu'ils représentaient.

Des signatures qui peuvent tout changer

À court d'argent, au milieu des années quatre-vingt-dix, le gouvernement russe emprunta de l'argent à ceux-là mêmes de ces bureaucrates-affairistes qu'il avait laissés piller les caisses de l'État. L'État s'engageait à leur restituer ces sommes, gonflées des intérêts, dans les deux ans, sinon, il leur cédait des entreprises lui appartenant. L'échéance arrivait en 1996, année où Eltsine, briguant un second mandat, se trouvait au plus bas dans les sondages et craignait de ne pas être réélu.

Les plus riches affairistes du pays mirent donc leurs journaux, leurs chaînes de télévision et leurs fonds au service de la réélection d'Eltsine. En retour, celui-ci non seulement leur céda toutes les entreprises qu'ils voulaient, mais fit entrer l'un d'eux au gouvernement, Potanine, tandis que Berezovski accédait au Conseil de sécurité. Ce dernier avait commencé à s'enrichir en revendant, à l'étranger et au prix occidental, des voitures achetées dans les usines russes au prix local. Bien sûr, cela ne pouvait se faire qu'avec la collaboration des autorités. Il fut aussi le premier à proposer, en Russie, des voitures vendues par souscription, empochant l'argent sans livrer de véhicules, et sans être inquiété, grâce à ses relations. Associé au gendre d'Eltsine, il capta les recettes en devises de la compagnie aérienne nationale Aeroflot. Puis, il mit la main sur la principale chaîne de télévision publique et acheta pour cent millions de dollarsla troisième compagnie pétrolière du pays, qu'on estime aujourd'hui valoir 150 à 200 fois plus! Sous Eltsine, disait-il dans un reportage télévisé récent sur la période, "un responsable de l'État pouvait déterminer par sa simple signature qui était propriétaire de quoi". Le signataire changeant, le propriétaire pouvait également changer, comme Berezovski et ses pareils le vérifièrent à leurs dépens.

Les médias n'ont plus guère l'occasion de relater les tristes exploits des plus en vue de ces super-parvenus. Auraient-ils été "liquidés en tant que classe", comme Poutine en avait évoqué l'intention, en paraphrasant ce que Staline disait, en son temps, de la classe des paysans riches, les koulaks? En tout cas, à la différence des "barons-voleurs" américains d'il y a un siècle-les Morgan, Rockefeller, Ford, etc.- qui fondèrent et développèrent des empires industrialo-financiers, indissociables du capitalisme à l'époque impérialiste,les magnats de l'époque d'Eltsine ont sinon disparu, du moins se font plus petits devant le pouvoir politique.

Le krach financier d'août 1998 en Russie allait marquer le début d'un tournant pour ces tristes héros de l'époque eltsinienne. Il se produisit dans la foulée de la vague spéculative internationale qui avait provoqué l'effondrement des places financières asiatiques en 1997, et surtout après une décennie de pillage des caisses de l'État et de l'économie russes par la bureaucratie. Les travailleurs, les retraités, les petites gens, que l'effondrement de l'URSS avaient plongés dans la misère et le désespoir, s'y enfoncèrent encore plus profondément. Quant à la petite bourgeoisie, la crise la balaya, même si, depuis, elle a repris du poil de la bête. La bureaucratie et les affairistes de haut vol, eux, profitèrent largement du krach de 1998.

Divers mécanismes financiers leur permirent de rembourser en monnaie de singe (le rouble ayant perdu les deux tiers de sa valeur) les emprunts contractés pour spéculer sur les obligations d'État, de ne pas payer ce qu'ils devaient à leurs salariés et à leurs fournisseurs. Beaucoup d'affairistes mirent leurs sociétés en faillite pour les recréer aussitôt, mais sous un autre nom et en les domiciliant à Gibraltar, aux îles Vierges ou dans tout autre paradis fiscal, pourvu qu'il soit hors d'atteinte des autorités russes. Après avoir raflé tout ce qu'ils pouvaient en Russie, les privilégiés du régime tentaient, dans la foulée d'une crise qu'ils avaient largement provoquée, de mettre à l'abri à l'étranger, non seulement tout leur butin, mais ce qui devait garantir la perpétuation de leur pillage-la propriété des entreprises qu'ils avaient accaparées.

L'économie russe étant en ruines, l'État en faillite, dans tous les sens du terme, un pillage de pareille envergure ne pouvait pas durer. Des tentatives, en haut lieu, avaient eu lieu pour redresser la barre. Ainsi, en 1997, Tchoubaïs avait organisé la privatisation de l'opérateur téléphonique Sviazinvest dans des conditions tout autres que précédemment. Présentée comme la première privatisation transparente, elle fut emportée par un consortium international et non par les habituels favoris de la Famille. En une fois, elle rapportait à l'État plus que toutes ses opérations précédentes. Furieux, les "oligarques" obtinrent le renvoi de Tchoubaïs.

L'économie et son contrôle par la bureaucratie

Dès qu'il accéda à la présidence, début 2000, Poutine tint à peu près ce langage aux magnats des affaires: payez vos impôts, ne vous mêlez pas de politique et tout ira bien. Pour que tout le monde comprenne bien que les bureaucrates-affairistes n'avaient pu en prendre à leur aise qu'en profitant de la faiblesse de l'État, Poutine fit retransmettre par la télévision les rencontres qu'il organisait avec eux. Des millions de téléspectateurs virent ainsi le nouveau président les sermonner. Piqûre de rappel, les jours suivants, on leur montra des commandos des forces spéciales effectuant, en plein Moscou, une descente au siège du groupe de tel ou tel affairiste de haut vol accusé de malversations ou de fraude fiscale. Les procès intentés à Berezovski et Goussinski, celui, à grand spectacle, contre Khodorkovski, furent, de la part du pouvoir central, autant d'étapes dans la mise au pas des super-riches, à défaut de pouvoir le faire pour les grands pans de la bureaucratie auxquels ces gens sont adossés.

Poutine a donc fait place nette des principaux anciens favoris de son prédécesseur, ou en tout cas a neutralisé des gens qui ne lui devaient rien et dont certains, tel Khodorkovski, voulaient lui rappeler que c'est à eux qu'il devait son élection. Les plus en vue de ces privilégiés de l'ère Eltsine apparaissant comme des voleurs aux yeux de la population, Poutine pouvait espérer qu'en faisant tomber quelques têtes son pouvoir gagnerait en popularité. De plus, nombre d'anciens "nomenklaturistes", qui n'avaient pas réussi à s'enrichir aussi rapidement que ces milliardaires, regardaient ces derniers comme des parvenus occupant indûment des places profitables. Il n'a donc guère coûté à Poutine de chercher à s'attacher ces bureaucrates s'estimant lésés au dépens de certains nouveaux-riches même si, depuis 2000, il a surtout placé à des postes de responsabilité politique ou économique des gens appartenant à son clan.

Parmi ces hommes du président, il y a d'abord ceux qu'en russe on appelle les "siloviki". Il s'agit des représentants des appareils des ministères "de force"(armée, police, services secrets) sur lesquels Poutine, qui est un des leurs, s'appuie depuis des années. Selon une étude parue en 2004, 60% des dirigeants de l'entourage de Poutine et un tiers des hauts fonctionnaires appartiennent à ce milieu. C'est en son sein qu'ont été recrutés les sept super-préfets fédéraux chargés de chapeauter les gouverneurs de région. On retrouve ces gens à la tête du gouvernement, aux postes de vice-Premier ministre, de ministre de la Défense, de responsable de toutes les firmes de l'énorme secteur militaro-industriel. Ils détiennent aussi la présidence de Zaroubejneft, la société d'État chargée des opérations pétrolières à l'étranger; d'Aeroflot, l'une des plus importantes compagnies aériennes du monde; de Rosoboronexport (exportation de matériel militaire); d'Almaz-Antei (production de systèmes de défense antiaérienne) ou du Service fédéral de commandes publiques pour la Défense. Et encore, il ne s'agit que d'un des cercles rapprochés du clan présidentiel.

En effet, aux "siloviki" s'ajoutent des gens appartenant au clan dit de Saint-Pétersbourg, où Poutine est né, a fait ses études, a été recruté par le KGB et où, à la veille de la disparition de l'URSS, il se lança dans la politique et les affaires, comme maire-adjoint chargé des relations économiques internationales. C'est là une vieille habitude des dirigeants de la bureaucratie que de s'appuyer sur des clans territoriaux. Staline recruta ainsi ses premiers soutiens contre Lénine et Trotsky au sein du "groupe de Tsaritsyne" qu'il avait formé autour de lui, dans la ville du même nom, durant la Guerre civile. Quant à Brejnev, il s'appuya sur le "clan de Dniepropetrovsk", une grande ville industrielle d'Ukraine où il s'était fait les dents comme premier responsable local de la bureaucratie.

Dans un article publié en décembre 2005, intitulé "Comment Poutine a fait main basse sur l'économie nationale", le journal Novaïa Gazeta, décrivait en ces termes les cercles du pouvoir sous Poutine: "Les amitiés personnelles, le dévouement et l'esprit de clan du KGB ont créé la plus grande holding de Russie [...] homogène à la fois sur ses principes de choix des dirigeants (tous des proches du président) et sur la forme de la propriété (publique)". Après avoir précisé que, secteur pétrolier et gazier, complexe militaro-industriel et énergie nucléaire, transports, industries mécaniques, "secteurs d'avenir: avant tout les gazoducs, les oléoducs et la métallurgie", "la plupart des branches les plus rentables et porteuses de l'économie russe sont "chapeautées""par les hommes du Président, les rédacteurs ajoutaient: "Contrairement aux oligarques de la première époque, les "amis" du Président ne possèdent rien. Ils contrôlent".

Une bourgeoisie inconsistante face à une bureaucratie bien plus puissante

Que ce journal, d'opposition libérale, le déplore ne change rien au tableau qu'il dresse. C'est celui d'une économie où la majeure partie des entreprises a été privatisée, mais où les plus importantes d'entre elles, même quand elles fonctionnent avec un statut privé, restent sous le contrôle des hommes et clans qui tiennent l'appareil d'État. Quand, à l'occasion du G8 sur l'énergie tenu pour la première fois sous la présidence de la Russie, Libération du 11 février qualifiait Gazprom d'"instrument politique aux mains du Kremlin", en rappelant son rôle dans la "guerre du gaz" qui venait d'opposer la Russie à l'Ukraine, ce journal prenait acte d'une réalité sociale, politico-économique bien plus puissante, en tout cas jusqu'à présent, que la forme privée sous laquelle Gazprom est enregistrée comme première entreprise de Russie.

Dans le reportage télévisé cité plus haut, le chef du parti libéral Yabloko, Grigori Yavlinski-qui prétend que la démocratie est indissociable du rétablissement du capitalisme- commentait en ces termes le rôle joué par le pouvoir central dans les privatisations en Russie: "Choisir cent personnes et leur offrir de contrôler ensemble l'économie, cela ne donne pas naissance à une classe d'entrepreneurs. Cela n'engendre aucune classe, cela crée seulement un clan".

Le fonctionnement clanique du pouvoir, tenu par la bureaucratie, face à l'inconsistance d'une bourgeoisie russe qui peine à se développer de façon significative, est un fait récurrent, une donnée permanente du fonctionnement de la Russie. C'est même un des traits caractéristiques de ce qu'est devenu ce pays. Et c'est lui, d'ailleurs, qui explique avec quelle facilité, finalement, les secteurs les plus profitables de l'économie russe, qui avaient été privatisés et qui le restent en général, ont pu être repris en mains par les hauts appareils de la bureaucratie d'État les plus liés au pouvoir politique central.

À ce sujet, il est également significatif que la confusion la plus grande continue à régner sur qui possède ces entreprises. Entretenant la confusion, les médias occidentaux ont tendance, comme nous l'avons déjà signalé, à confondre l'individu mis en avant à la tête de tel ou tel groupe-auquel on peut alors prêter, sur le papier, une fortune considérable en le présentant comme le propriétaire de l'ensemble- et le clan qui, précisément, l'a propulsé, et sans lequel il ne serait rien. Cette confusion, quand elle n'est pas volontairement entretenue pour brouiller les pistes, peut se comprendre car, elle aussi résulte d'un mode de fonctionnement des couches dominantes et dirigeantes russes qui n'a d'équivalent nulle part ailleurs. Cette "opacité" (sur qui possède réellement quoi, sur la différence éventuelle entre ceux qui contrôlent un groupe industriel et ceux qui, formellement, en sont les propriétaires...) fait régulièrement l'objet des récriminations des partenaires occidentaux des grands groupes russes, car ils perdent leur latin, sinon leur russe des affaires dans ces nébuleuses bureaucratiques. Bien heureux, d'ailleurs, quand ils n'y perdent pas plus, tel le directeur de l'édition russe de Forbes, assassiné en juillet 2004, juste après avoir publié une enquête sur les cent premières fortunes du pays...

Celles-si sont assises sur le contrôle, plus d'ailleurs que sur la possession, des secteurs les plus rentables de l'économie russe. Ces secteurs, essentiellement d'exportation de matières premières, sont indispensables au redressement des finances publiques et, de façon plus générale, à tout le fonctionnement de l'État (90% des exportations russes, en 2005, ont concerné des matières premières et rapporté en taxes plus de la moitié du budget fédéral). Outre la volonté des clans de la bureaucratie actuellement les plus proches du pouvoir central de prendre place autour de ces sources de revenus que d'autres clans dirigeants monopolisaient jusqu'alors, cela explique que l'État central, dès qu'il en a eu la possibilité, a lui aussi voulu soustraire ces secteurs aux magnats de la période précédente. Dans son étude de 2004 sur la richesse mondiale, Forbes affirmait en effet que les deux tiers de la fortune de la trentaine de milliardaires russes en dollars provenaient de secteurs exportateurs de matières premières, ces mêmes individus-en fait, les groupes se tenant derrière eux- contrôlant 24% du produit intérieur russe.

Mais ces secteurs exportateurs de gaz, pétrole, or, diamants, métaux rares..., qui n'ont cessé de prendre une importance grandissante dans l'économie russe, au point d'en devenir les pivots, s'ils peuvent enrichir de façon fabuleuse certains groupes et individus, sont surtout certains des traits caractéristiques du sous-développement. Avec, cependant, cette originalité dans ce cas que ces formes-là de sous-développement sont apparues ou se sont considérablement aggravées depuis la disparition de l'URSS, qui n'était pas à la pointe de la technologie dans tous les domaines, mais qui exportait quand même bien plus de produits finis-ne serait-ce que vers les pays de son glacis- qu'actuellement la Russie. Ainsi, par exemple, les ventes russes à l'étranger de machines-outils et de biens d'équipement, seul poste des industries de transformation qui tienne une place non négligeable dans les exportations, ont encore reculé de 10% en 2005.

Alors, cette économie de la Russie est devenue encore plus fragile, comme celle de tous les pays semi-développés exportateurs de matières premières, car elle dépend désormais étroitement des marchés mondiaux et de leurs retournements de tendances. Qui plus est, la priorité donnée par l'État au secteur des matières premières exportables (tenu par des hommes proches du pouvoir) assèche les possibilités financières de développer d'autres secteurs dans lesquels pourrait se fortifier une classe capitaliste tant soit peu consistante. Et ces secteurs se développent d'autant moins que d'éventuels investisseurs privés savent bien qu'ils sont beaucoup moins profitables, à court et moyen termes, que ceux des matières premières qui constituent une véritable rente pour les nantis du régime.

Si, avec la flambée des prix des hydrocarbures, la Russie a réussi à se sortir assez rapidement des suites du krach de 1998, elle n'a toujours pas retrouvé le niveau de production qu'elle avait à la veille de la disparition de l'URSS. Et, malgré l'afflux de la manne gazière-sous contrôle de l'État- et pétrolière-en grande partie revenue sous contrôle étatique-, en termes de pouvoir d'achat par habitant, la Russie se situe au 82erang du classement de la Banque mondiale: derrière le Mexique, la Malaisie, derrière aussi la Lettonie (75erang), une ex-république balte de l'URSS, qui n'a pas de pétrole mais qui a été réintégrée pleinement dans le fonctionnement de l'économie capitaliste mondiale, mais bien sûr en position subordonnée des grandes puissances européennes.

La Russie de Poutine n'est certes pas aussi mal en point que celle du temps d'Eltsine. Ses plus grandes villes ont parfois des airs de métropoles de pays riches et, selon la revue Forbes qui recense 793 milliardaires en dollars dans le monde, la Russie en compterait 36, soit 7 de plus en un an. Ce formidable enrichissement de quelques-uns, tel Abramovitch passé de la 21eplace mondiale à la 11een un an, a eu pour prix l'appauvrissement général de la population, même si, avec la flambée des prix des matières premières, les salaires sont versés plus régulièrement. Ils auraient même augmenté en termes réels, officiellement en tout cas: de 13,2% en 2004, de 8,7% en 2005, avec, parfois, des "rattrapages", comme au 1er janvier dernier, de 130 à 150% pour les enseignants et le personnel médical hospitalier, des secteurs où les salaires étaient encore plus misérables qu'ailleurs. Cela s'est accompagné d'un certain regain de combativité (grèves, manifestations) dans la classe ouvrière et, plus largement, dans la population travailleuse, dont le mécontentement s'est largement exprimé, durant l'hiver 2004-2005, contre les conséquences d'une série de "réformes" s'en prenant au niveau de vie des plus démunis (suppression d'avantages en nature dans les domaines de la santé et des transports pour les retraités, les invalides, les jeunes scolarisés; privatisation de certains services sociaux, notamment liés au logement). Des manifestations, blocages du trafic routier et ferroviaire ont ainsi touché plus de 70 des 89 "sujets" (régions) de la Fédération de Russie.

La loi et le droit réel

Mais, une quinzaine d'années après la disparition de l'URSS, l'économie de la Russie ne fonctionne toujours pas, en tout cas pas dans ses secteurs décisifs, sur les mêmes bases que l'économie des pays capitalistes où c'est le caractère privé de la propriété des moyens de production qui détermine en dernier ressort la marche de la société.

Ce n'est pourtant pas faute que, en Russie, les dirigeants de la bureaucratie aient même essayé d'anticiper sur le cours des événements. Dès la disparition de l'Union soviétique, ils ont adopté des lois sur la propriété privée des moyens de production, de transport et d'échange, et même, plus tard, de la terre; ils ont mis à l'encan la propriété de l'État au fil de plusieurs vagues de privatisation. Mais plusieurs années après ces bouleversements, les nouveaux rapports sociaux qu'ils ont commencé à faire apparaître ne se sont toujours pas stabilisés.

Ils ne sont toujours pas stabilisés, parce que, pour que le droit du propriétaire soit légitimé, et devienne intangible, il ne suffit pas qu'il s'enracine dans la loi. La propriété est l'expression de rapports sociaux. Mais ce sont précisément les rapports sociaux qui ne sont pas -encore- stabilisés en Russie. Avec le rétablissement de la propriété privée des entreprises, la loi a anticipé sur une évolution qui n'est pas encore achevée. Et la "propriété privée" reconnue par un clan au pouvoir peut être retirée par un autre.

Alors que, dans les pays capitalistes, la propriété privée est, de très longue date, confortée, en plus des lois et des institutions, par le conformisme social, en Russie, où le secteur privé est, officiellement, très majoritaire (70%) dans l'économie, le conformisme social joue en sens contraire.

Quant à l'appareil d'État, qui serait chargé en théorie de faire appliquer la loi, on a vu comment son plus éminent représentant s'asseyait sur le droit de propriété, quand il en allait de l'intérêt de ses mandants, la bureaucratie et ses hommes. On l'a constaté à grande échelle lors du bras-de-fer juridique international qui a opposé le Kremlin aux actionnaires et administrateurs de la holding de droit gibraltarien qui détenait, en principe, la compagnie pétrolière Ioukos et ses filiales. En, effet, voyant se refermer sur lui l'étau policier du régime russe, Khodorkovski avait cru trouver la parade en plaçant des citoyens américains, qui plus est proches de la Maison Blanche, à la tête de certaines de ses sociétés de droit étranger. Ceux-ci organisèrent, bien sûr, des campagnes en faveur du "pauvre" Khodorkovski auprès des médias occidentaux, qui ne se firent pas prier pour affirmer que, s'il était un voyou et un voleur, il n'était pas le seul de son espèce et que, surtout, le droit de propriété, même mal acquise, restait sacré. On a aussi vu des sommités politiques des États-Unis, de l'Union européenne, du Canada, etc., en appeler à Poutine pour qu'il relâche Khodorkovski et donne suite aux décisions de cours américaines qui déniaient à un tribunal russe le droit de dépouiller le magnat de sa compagnie. Interventions au sommet, campagnes de presse, jugements aux États-Unis: rien n'y fit, Khodorkovski a été privé et de sa liberté et de Ioukos.

On sait aussi comment les hommes de l'appareil d'État russe, à tous les niveaux, monnayent systématiquement leurs interventions et décisions contre des pots-de-vin, y compris leur interprétation du droit de propriété. Sous cet angle, ils apportent la preuve vivante du succès de la privatisation... de l'État et de ses fonctions. Car, en Russie, tout est à vendre ou presque. C'est dramatique pour la population qui paie quotidiennement au prix fort la cupidité de la bureaucratie. Mais c'est aussi un problème majeur pour les tenants d'un retour-en fait, d'une régression- vers l'économie de marché. Car "une économie de marché a besoin d'un État et d'activités non marchandes pour fonctionner: des juges, des inspecteurs de police... qui ne soient pas régis par l'argent", comme le constate François Benaroya dans un ouvrage paru début 2006, "L'économie de la Russie". L'expérience concrète de cet économiste, qui a été en poste en Russie à plusieurs reprises ces dernières années, lui a en tout cas servi à coécrire un "business-polar" sur la question ("Crimes sans châtiments"), où hauts bureaucrates, hommes d'affaires et gangsters se mêlent et s'étripent à qui mieux-mieux...

La Russie n'est certes pas la seule dans ce cas, bien qu'en matière de corruption, elle ne le cède qu'à peu de pays. Mais surtout, en Russie, cette corruption généralisée ne se greffe pas, comme ailleurs, sur une économie de marché déjà existante et qui fonctionnerait déjà tant bien que mal. Cette corruption est un des aspects du mode de fonctionnement prédateur de toute la bureaucratie. Elle est l'expression du caractère fondamentalement parasitaire de cette couche sociale qui s'est développée, il y a longtemps, comme une tumeur sur le corps de l'État soviétique-un État ouvrier, car né d'une révolution prolétarienne victorieuse, celle d'Octobre 1917, mais qui dégénéra parce que la révolution socialiste, qui frappait alors à la porte dans nombre de pays, ne parvint à triompher nulle part ailleurs qu'en Russie.

L'instauration d'une économie de marché n'est pas, en tout cas pas seulement, affaire de lois. Encore que, quand, une quinzaine d'années après la disparition de l'URSS, les investisseurs étrangers ne cessent de déplorer "le manque de visibilité concernant les droits de propriété" ou "les fortes incertitudes pesant sur les droits de propriété et l'avenir des oligarques", pour reprendre les termes d'une étude co-signée par un "expert risque pays"de la Coface (l'organisme para-public qui, en France, assure les échanges commerciaux internationaux), cette situation finit par créer, aux yeux du capital international, un obstacle majeur. Et cela s'inscrit et dans la faiblesse persistante des investissements étrangers en Russie et, en sens inverse, dans la fuite persistante des capitaux provenant de Russie, les propriétaires en titre des entreprises et les nantis du cru n'ayant toujours aucune confiance en leur propre système, en tout cas pas au point d'y investir ce qu'ils ont volé.

Et un des aspects de la chose, d'ailleurs tout sauf négligeable, se trouve non pas dans les livres de droit, ni dans ce cadastre des propriétés physiques que la Russie n'a toujours pas fini d'établir, mais dans la tête même de millions et de millions de citoyens du pays. Ainsi, selon un sondage national récent, 78% de la population russe, toutes catégories et tranches d'âge confondues, considèrent qu'il faut remettre en cause au moins les privatisations des grands groupes. Pour paraphraser Proudhon, à la question: "Qu'est-ce que la propriété?", elle répond toujours très majoritairement: c'est le vol.

Ce que l'on sait, c'est qu'en Occident, dans les principaux pays capitalistes, le développement de l'économie de marché a été une affaire de plusieurs siècles. Les grands trusts qui y dominent, les grands groupes comme Suez, qui a récemment fait l'actualité en France, ne sont pas surgis de rien. Ils sont le produit de tout un tissu qui n'a cessé de se densifier de petites, moyennes et grandes entreprises. Des petites entreprises innombrables qui font encore tellement défaut en Russie qu'en juillet 2005, Global, le "magazine d'information du groupe Renault", expliquait que, pour produire quelques milliers de Logan en Russie, il faut que l'usine Avtoframos, commune à Renault et à la mairie de Moscou, et inaugurée en avril 2005, "assemble des pièces détachées qui proviennent du centre CKD [Renault] roumain de Pitesti, situé à 2000km", ce qui ne va "pas sans difficultés"! Avec un "taux d'intégration locale de l'usine" (ce que des PME locales lui fournissent) qui "reste faible, de l'ordre de 25 à 30% car le tissu de fournisseurs y est en cours de constitution", pas étonnant qu'"aucune décision d'investir dans l'extension du site n'est encore prise" et que Renault comme ses concurrents importent en Russie bien plus qu'ils ne produisent sur place.

Ces nombreuses petites et moyennes entreprises qui n'existent pas, ou pas encore, en Russie ont été et sont, dans les pays capitalistes développés, non seulement tout à la fois le squelette, les muscles et les nerfs de l'économie, mais ont également façonné toute la vie politique et sociale, en l'organisant autour d'elles et autour des valeurs (justification de la propriété privée, glorification du profit, etc.) qui sont, d'un bout à l'autre de la planète, celles de la bourgeoisie, des valeurs plus ou moins acceptées comme "naturelles" par l'ensemble de la société en temps normal.

Or, si les quinze années qui se sont écoulées depuis la fin de l'URSS montrent une chose, c'est que faire, en Russie, que l'économie et la société fonctionnent sur des bases capitalistes, faire que les lois garantissant la propriété privée s'appliquent, n'est pas seulement une question de droit et d'intervention de la justice-qui, certes, peinent à s'appliquer, comme continuent à le déplorer les investisseurs occidentaux en Russie-, mais aussi, sinon surtout, une affaire de consensus social, de légitimité, reconnue par l'immense majorité de la société, du droit des propriétaires.

Eh bien, en Russie tel n'est ou n'est pas encore le cas.

La Russie ne fait pas non plus partie de ces régions de la planète qui se trouvaient à l'écart du mouvement général du capitalisme, et qui le sont restées le plus souvent, et où l'introduction de l'économie de marché s'est effectuée sous la pression des puissances coloniales, puis de l'impérialisme qui ont fait place nette devant leurs trusts. La Russie, elle, ne s'inscrit pas dans un tel tableau. Ce n'est pas un pays sous-développé, mais au contraire un pays auquel la révolution ouvrière a permis, et elle seule le pouvait, de sortir de l'arriération dans laquelle la maintenaient le joug du tsarisme et la domination des grandes puissances du continent européen.

Quant à la couche dirigeante, qui s'identifie depuis des décennies à la couche sociale privilégiée, la bureaucratie, elle n'est nullement prête à sacrifier tout ou partie de ses privilèges sociaux sur l'autel de la pénétration impérialiste. Certains de ses membres y trouveraient-y trouvent déjà- leur compte, mais une grande partie des bureaucrates auraient plus à y perdre qu'à y gagner. Ainsi, les ennuis de Khodorkovski ne sont pas étrangers au fait qu'il nourrissait des projets (notamment de construction de pipe-lines vers l'Est asiatique ou d'alliances avec des "majors" américaines) qui entraient en conflit avec la politique pétrolière que défend le Kremlin, avec l'assentiment, apparemment, des autres groupes pétroliers russes.

Même quand la bureaucratie pourrait avoir certains avantages à ce que la Russie adhère à l'OMC (Organisation mondiale du commerce), le prix à payer-le démantèlement des "monopoles naturels" (du gaz, de l'électricité, de certains métaux: précisément ceux, hautement profitables, que tiennent en main de hauts commis de la bureaucratie); la fin des systèmes de subventions étatiques à la production en matière d'énergie, etc.- lui paraît exorbitant. À un point tel que la Russie, bien qu'elle ait entamé les négociations avec l'OMC en 1992, n'en est toujours pas membre, à la différence d'autres pays, dont la Chine, qui avaient pourtant été admis bien plus tard qu'elle à poser leur candidature. Et, en décembre dernier, devant l'exigence mise par les négociateurs de l'OMC d'une liberté d'installation en Russie pour les banques occidentales, on a entendu Poutine refuser cette demande qu'avait accueillie un tollé de la part des directions du millier de banques russes (dites "de poche" car créées par la bureaucratie pour organiser la fuite des capitaux).

URSS, Russie: une analyse trotskyste qui reste d'actualité

Et puis, la Russie est un pays dont l'économie, pendant plus de trois quarts de siècle, n'a pas fonctionné selon les lois du marché et du profit, mais s'est développée sur d'autres bases matérielles, avec d'autres relations entre les groupes sociaux. L'humanité n'a aucune expérience de la façon dont, après une telle coupure et dans un pays de la taille de la Russie-le plus étendu de la planète et, malgré le recul démographique actuel, un des plus peuplés-, pourrait s'effectuer la liquidation complète de tout ce qui, dans l'organisation sociale et l'économie, porte encore les traces lointaines des transformations entreprises en son temps par la révolution ouvrière. Tout ce que l'on sait, c'est que les tentatives faites en ce sens en Russie n'ont débouché, et ne pouvaient déboucher-comme nous étions bien peu nombreux à l'affirmer lors de la disparition de l'URSS- que sur une formidable régression sociale et économique. Ce que l'on constate, c'est que, dans les conditions concrètes prises par cette régression, la société russe reste, telle qu'elle est sortie des ruines de l'URSS, dominée par une bureaucratie de l'appareil d'État qui est la principale, et de loin, couche sociale privilégiée en Russie.

Alors, pour nombre de commentateurs, la Russie reste "inclassable", selon la tête du chapitre que lui consacre la parution 2006 de l'Institut français des relations internationales-inclassable, en tout cas, parmi les pays qui, de droit comme de fait, fonctionnent selon les règles de l'économie de marché.

Depuis son origine, notre tendance s'est revendiquée du combat de Trotsky contre la trahison des idéaux communistes et des acquis de la révolution d'Octobre par la bureaucratie stalinienne. Partie prenante de ce combat, car destiné à aider les travailleurs restés fidèles au bolchevisme à s'orienter face à la politique de trahisons de la classe ouvrière par le stalinisme, Trotsky avait analysé, en militant révolutionnaire, ce que devenait l'URSS stalinienne, résumant son analyse de ce phénomène complexe, sans précédent et hautement contradictoire, en une formule caractérisant l'URSS comme un État ouvrier dégénéré.

Dès le milieu des années vingt, bien des choses avaient changé dans l'État ouvrier né de la victoire révolutionnaire d'Octobre 1917-à commencer par le fait que le prolétariat avait été dessaisi du pouvoir par la bureaucratie de l'État et que, représentant cette dernière, la fraction stalinienne dirigeante avait entrepris d'éliminer systématiquement tous ceux, notamment dans le Parti communiste, qui, restés fidèles aux idéaux des bolcheviks, auraient pu faire obstacle à la réaction bureaucratique. Et les choses avaient si radicalement, si définitivement changé que Trotsky en était venu à considérer la dégénérescence de l'URSS comme parachevée dans les années trente.

Pendant près de trois quarts de siècle, la bureaucratie a donné toute la mesure de sa nature foncièrement contre-révolutionnaire et antiouvrière, tant en URSS même que dans l'arène internationale. Bien sûr, dans la dernière période, elle a franchi un pas supplémentaire considérable dans la voie de la régression avec la dissolution de l'Union soviétique par ceux-là mêmes qui se trouvaient à sa tête et avec le fait que, en Russie comme dans le reste des anciennes républiques ex-soviétiques, les dirigeants de la bureaucratie ont pris le parti, non seulement de louanger le capitalisme, mais de déployer une politique se donnant explicitement pour objectif le rétablissement de l'économie de marché.

Mais, une quinzaine d'années après ce nouveau tournant de la bureaucratie, force est de constater que bien des aspects de la vie économique, politique, sociale du pays resteraient incompréhensibles si l'on méconnaissait son passé et ce que l'évolution de cette société a de particulier, d'unique en son genre. Et l'on ne comprendrait rien à ce qu'elle est devenue, si on ne se souvenait pas que cet État ouvrier dégénéré, qui renoue aujourd'hui avec le capitalisme, conserve, malgré tous les changements récents, des traits, des caractéristiques hérités de son passé, qui n'ont pas tous, loin de là, été éliminés et qui s'expriment notamment dans les difficultés rencontrées par une Russie désormais ouverte au capitalisme pour fonctionner sur la base de ce même capitalisme.

Et force est de constater que, pour apprécier les ressorts, les blocages de ce processus, l'analyse que nous a léguée Léon Trotsky, avec sa méthode et sa démarche, est et reste plus riche que tout autre que l'on connaisse ou puisse imaginer.

Bien sûr, en son temps, l'analyse de Trotsky avait été produite pour des militants révolutionnaires qui, et d'abord en URSS même, avaient une expérience de la lutte de masse à la tête du prolétariat. Cette analyse trotskyste était destinée à leur servir de guide pour montrer à la classe ouvrière, si elle avait réussi à relever la tête malgré la dictature, dans quel sens elle aurait pu peser sur les événements, comment elle aurait pu retourner à son profit les contradictions de l'État ouvrier dégénéré, notamment le manque d'enracinement de la bureaucratie dans l'économie.

Cela ne se fit pas. Et, dans les deux décennies qui viennent de s'écouler, on n'a pas vu non plus la classe ouvrière de l'ex-Union soviétique mettre à profit l'affaiblissement du pouvoir central de la bureaucratie pour relever la tête.

Bien sûr, au fil du temps, avec l'accélération de la marche en arrière depuis l'implosion de l'URSS, ce qui faisait l'originalité de la société soviétique s'efface aussi bien dans la réalité sociale que dans les consciences. S'effaceront parallèlement les tâches et les objectifs particuliers que Trotsky, dans le "Programme de transition", proposait au prolétariat révolutionnaire dans une URSS dominée par la bureaucratie -tâches et objectifs qu'il était d'une importance capitale de défendre lors de l'ébranlement de la société soviétique dans les années précédant et suivant l'éclatement de l'URSS.

Si le prolétariat ne redevient pas une force politique capable d'offrir à l'humanité une autre alternative que le capitalisme et sa gestion du monde de plus en plus catastrophique, irrationnelle et ana-chronique, la question de la nature de la société et de l'État soviétiques, et du pourquoi de son originalité, finira évidemment par perdre sa pertinence.

Mais pour les militants, l'analyse marxiste sert à comprendre la réalité sociale pour guider l'action présente, et pas pour tenter de deviner la forme que prendra la barbarie au cas où le prolétariat se révélerait, pour toute une période historique, incapable de jouer son rôle dans la transformation nécessaire de la société. Mais la question dépasserait alors le cadre du seul devenir de la Russie.

30 mars 2006