La situation intérieure

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Décembre 2005

Texte approuvé par 97% des délégués présents au congrès

Si l'on en jugeait seulement par les commentaires de la presse, l'événement marquant de l'année 2005 fut le référendum sur la constitution européenne du 29 mai, qui aurait constitué un séisme politique. C'est pourtant attribuer bien trop d'importance à une simple péripétie politicienne.

En choisissant en juillet 2004 de soumettre le projet de constitution européenne à un référendum, alors que tous les sondages à l'époque donnaient dans une telle éventualité le "oui" largement majoritaire, Chirac ne cherchait qu'à faire plébisciter sa personne et sa politique, et à contraindre le Parti socialiste, traditionnellement favorable à tous les textes visant à organiser l'Europe telle que la souhaitent les capitalistes, à approuver sa politique.

La campagne pour le référendum a cependant donné lieu au sein du Parti socialiste à un nouvel épisode d'une guerre des chefs ayant plus de rapport avec la préparation des prochaines élections présidentielles qu'avec le fonctionnement de l'Union européenne, le leader de l'aile droite, Fabius, s'employant à doubler ses concurrents en prônant le rejet de la constitution européenne et en se présentant comme le plus capable de "rassembler à gauche", comme l'indique le titre de sa motion.

La campagne référendaire a vu se constituer une sorte de cartel de ceux qui se proclamaient les partisans d'un "non de gauche", réunissant les dirigeants socialistes favorables au "non", une minorité des Verts, le Parti communiste français et la LCR (même si la présence de son porte-parole n'était visiblement pas toujours la bienvenue dans les meetings où figuraient certains dirigeants socialistes).

Mais nos raisons d'appeler à voter "non" n'étaient pas les mêmes que celles du PCF, et a fortiori de Fabius. Et nous nous sommes quant à nous refusés à cautionner, en essayant de nous intégrer à ce cartel des non, des hommes politiques qui occupaient il n'y a pas si longtemps des responsabilités ministérielles dans des gouvernements menant une politique anti-ouvrière.

La majorité des travailleurs a voté à juste titre contre un texte réactionnaire, qui en fait "d'Europe sociale", loin de viser à l'égalisation vers le haut des droits des travailleurs, ne visait dans le meilleur des cas qu'à légitimer le statu quo et ne reconnaissait même pas aux citoyens européens... et surtout aux citoyennes, des droits aussi élémentaires que le droit au divorce, à la contraception et à l'interruption volontaire de grossesse. Bien évidemment, ces aspects réactionnaires du projet constitutionnel ne sont pas les seules raisons qui ont amené la majorité des travailleurs à le condamner. Les craintes que suscite dans le monde du travail la mise en place des institutions européennes, dont même les soi-disant partisans de l'Europe font volontiers un bouc-émissaire, responsable de tout ce qui ne va pas bien, afin d'escamoter les responsabilités des classes dirigeantes et des gouvernants français, ont évidemment joué un grand rôle dans ce rejet. De même que le désir de censurer Chirac et Raffarin dans les urnes.

Pour autant, ce serait se leurrer que de dire que le "non" au référendum a été un "non de gauche", car le rejet de la constitution par la majorité du monde du travail n'aurait pas suffi à assurer la "victoire du non" si toute une fraction de l'électorat de droite et d'extrême droite, celle qui suit les Le Pen et les de Villiers, n'avait pas, pour de tout autres raisons, voté de la même façon.

À droite, l'échec du référendum a été un échec personnel pour Raffarin et Chirac. Le premier a quitté la scène. Le second a dû se résoudre à faire de son rival Sarkozy le numéro deux du nouveau gouvernement, au poste clef, en ce qui concerne la préparation des futures élections, de ministre de l'Intérieur.

Mais voir dans ces événements, au sein du PS comme au sein de l'UMP, les signes d'une crise politique de la bourgeoisie française, c'est prendre les frémissements qui agitent la surface de l'eau pour une tempête. Les classes dominantes n'ont aucune raison de s'inquiéter à ce sujet. Le nom du futur locataire de l'Élysée leur importe peu. Tous les candidats qui ont une chance de l'emporter, que ce soit Sarkozy ou Villepin, Fabius, Hollande ou Strauss-Kahn, sans oublier Bayrou et Ségolène Royal, sont de fidèles serviteurs des intérêts de la bourgeoisie. Sans vouloir remonter plus loin dans le passé, depuis l'élection de Mitterrand en 1981, les changements de formules gouvernementales ont été nombreux, sans jamais mettre en cause la continuité d'une politique qui ne vise qu'à défendre les intérêts du grand patronat.

L'échec du "oui" au référendum, s'il a amené le départ de Raffarin, n'a pas plus entraîné un changement de la politique gouvernementale que ne l'avaient fait les échecs de la droite aux élections régionales, cantonales et européennes de 2004. Non seulement le gouvernement Villepin poursuit la même politique anti-ouvrière que celle de Raffarin, au service du grand patronat, mais dans un contexte où tous les sondages montrent que les indices de popularité du président de la République et du Premier ministre sont au plus bas, il multiplie les gestes et les cadeaux en direction de la petite et moyenne bourgeoisie, il flatte à travers les discours sécuritaires et xénophobes d'un Sarkozy et de bien d'autres ministres la fraction la plus réactionnaire de l'électorat, en prévision des futures échéances électorales.

L'élément le plus significatif de la situation économique actuelle est la faiblesse de la croissance, inférieure depuis des années à celle de la plupart des pays européens, comparée à la progression vertigineuse des profits des grandes entreprises. Cette progression est le résultat de l'offensive incessante que le patronat mène depuis des années contre la classe ouvrière, avec l'aide de tous les gouvernements successifs, quelle que soit la couleur politique dont ils se réclament.

La bourgeoisie ne table donc pas pour augmenter ses profits sur une expansion du marché. Elle n'investit pas, dans la majorité des branches, dans l'appareil de production. Elle préfère au contraire tirer le maximum de celui qui est en place, comme le montre le recours de plus en plus fréquent au travail de nuit. Selon une étude gouvernementale, en 2002, 14,3% des salariés travaillaient de nuit (contre 13% en 1991), 20,3% des hommes (contre 18,7%) et 7,3% des femmes (contre 5,8%). La même étude note que "paradoxalement le travail de nuit diminue dans des secteurs tels que la santé qui ne peuvent s'en passer et augmente dans des secteurs industriels dans lesquels il apparaît moins indispensable sur le plan technique et où d'autres modes d'organisation ont été possibles dans le passé. Dans ces secteurs l'allongement de l'utilisation des équipements correspond davantage à une recherche d'accroissement de la rentabilité économique qu'à des impératifs techniques", et constate que "les salarié(e)s de nuit cumulent les horaires variables et de fin de semaine".

La bourgeoisie tire toujours plus de plus-value de la fraction de la classe ouvrière en activité, par l'augmentation de l'intensité du travail. Au nom de "l'abaissement du coût du travail", elle a obtenu des gouvernements successifs non seulement des diminutions importantes des charges sociales, mais également une baisse des salaires réels, même pour les travailleurs qui ont eu la chance de conserver leur emploi. Car si les salaires nominaux ne font que stagner (en dehors des entreprises qui ont imposé leur baisse par le chantage à l'emploi), si l'inflation reste modérée (du moins d'après les indices officiels qui sous-estiment ou ne tiennent pas compte des augmentations de certains produits), la hausse des prix du pétrole, du gaz, des loyers, des fruits et légumes, et l'augmentation du budget santé de chaque famille de travailleur liée à la "réforme" de la Sécurité sociale, entraînent une baisse réelle du pouvoir d'achat.

Si le gouvernement prétend faire de la lutte pour l'emploi sa priorité, toutes ses mesures, à commencer par le Contrat nouvelle embauche de Villepin, n'aboutissent qu'à généraliser la précarité. La catégorie des "travailleurs pauvres", réduits à la situation de SDF parce qu'ils n'ont même pas les moyens de se loger, augmente d'autant plus que le boom de l'immobilier, en faisant grimper les prix des appartements comme les loyers des locations rend de plus en plus difficile l'accès au logement pour les familles de travailleurs.

Prétendant lutter contre les abus, le gouvernement a lancé une campagne contre les chômeurs et mis en place des moyens de pression qui visent à leur faire accepter n'importe quel emploi, à n'importe quel salaire, n'importe où, sous peine de radiation à l'ANPE. C'est un moyen à la fois de dégonfler artificiellement les chiffres du chômage, et de procurer au patronat une main-d'œuvre bon marché.

Il fut un temps où beaucoup de retraités avaient la possibilité d'aider financièrement leurs enfants ou petits-enfants qui n'arrivaient pas à trouver un emploi. Ces temps sont maintenant largement révolus. Une partie importante des retraités, par le jeu des nouveaux modes de calcul des pensions, du fait aussi qu'ils ont souvent traversé en fin de carrière des périodes de chômage, touche des pensions tout à fait insuffisantes. Le gouvernement envisage des mesures qui les inciteraient à reprendre une activité salariée, ce qui constitue là aussi un moyen de fournir au patronat de la main-d'œuvre bon marché.

Si le déficit prétendument "abyssal" de la Sécurité sociale sert de prétexte à rogner sans cesse sur les prestations aux assurés, l'État ne fait nullement preuve de la même rigueur s'agissant de son propre budget. La dette publique représentait en 1996 57% du PIB, elle s'élève aujourd'hui à 65% de celui-ci, atteignant au total le chiffre vraiment "abyssal", celui-ci, de 1000 milliards d'euros, bien que l'État consacre de moins en moins de moyens au fonctionnement des services publics essentiels, que ce soient les hôpitaux ou l'enseignement, pas plus qu'il n'intervient pour développer les transports en commun dans les grandes agglomérations, ou pour la construction de logements accessibles aux travailleurs en quantité suffisante pour faire face à la situation actuelle.

La raison de cette situation est simple. La bourgeoisie tire de plus en plus ses profits des aides directes ou indirectes que les pouvoirs publics (non seulement l'État, mais aussi les conseils régionaux, les conseils généraux, les municipalités des grandes villes) lui offrent à fonds perdus sous prétexte de l'aider à créer des emplois. Une partie des dépenses ainsi engagées sont d'ailleurs financées par les privatisations d'entreprises publiques, qui consistent à offrir aux repreneurs, clefs en mains, sans qu'ils aient à prendre des risques, des entreprises immédiatement rentables. Mais la cession par l'État de ces entreprises, qui ne constitue pas une ressource inépuisable, ne lui suffit même pas à équilibrer son budget.

Face à cette situation, le PS et le PCF n'offrent pour toute perspective aux travailleurs que d'attendre 2007 et de bien voter. Une victoire de la gauche aux futures présidentielles, c'est-à-dire du Parti socialiste, car ni le PCF ni les Verts ne peuvent y prétendre, n'est évidemment pas exclue. La droite, par ses mesures et son arrogance est d'ailleurs son meilleur agent électoral, en amenant bon nombre de travailleurs à penser qu'avec le Parti socialiste ce serait tout de même "moins pire". Mais outre qu'une telle éventualité n'est nullement assurée (car la gauche est généralement minoritaire dans ce pays), toutes les expériences passées, depuis 1981, prouvent qu'en fait "d'alternance", c'est de continuité qu'il s'agit quand la gauche succède à la droite à l'Élysée ou au gouvernement.

Par rapport aux différentes mesures prises depuis 2002 par les gouvernements Raffarin et Villepin, on chercherait d'ailleurs vainement, dans les déclarations de Hollande, premier secrétaire du Parti socialiste, le moindre engagement précis de revenir sur les mesures prises par la droite depuis 2002. Devant les militants parisiens de son parti réunis à la Mutualité, Hollande s'est d'ailleurs écrié: "Si notre projet était une suite d'abrogations, pourquoi faire un congrès?", ce qui est une manière de dire que pour lui, le prochain congrès du Parti socialiste ne s'engagera pas plus à revenir sur les décisions de Raffarin et de Villepin que Jospin n'était revenu sur la "réforme" des retraites de Balladur.

Quant à son rival Fabius, s'il déclare "nous abrogerons la loi Chirac-Fillon", c'est pour ajouter aussitôt "(nous) ouvrirons la négociation (...) la question du calcul des pensions sur les dix meilleures années (...) devra être abordée dans la discussion que nous engagerons avec les partenaires sociaux". Autrement dit, Fabius veut bien revenir sur la législation sur les retraites... si le patronat est d'accord. Et quand il se prononce pour la revalorisation du smic, c'est en donnant pour 2012 un montant correspondant exactement à celui que le smic atteindrait de toute manière, si l'inflation se maintient au faible niveau actuel, en appliquant les règles déjà en vigueur. Ni de lui, ni des autres dirigeants du Parti socialiste les travailleurs n'ont quoi que ce soit à attendre.

Officiellement, le Parti communiste n'a pas encore décidé s'il présenterait ou pas son propre candidat en 2007. S'effacer dès le premier tour devant le Parti socialiste déplairait sans doute à nombre de ses militants et le ferait disparaître de la scène politique durant la campagne électorale. Mais cela aurait l'avantage de faciliter la présence du candidat socialiste au deuxième tour (et de ne pas renouveler le scénario de 2002)... et de lui éviter d'avoir à compter son électorat dans ce contexte difficile. Mais quoi qu'il décide, sa seule perspective, en tant que "parti de gouvernement", c'est-à-dire de candidat à la gestion des affaires de la bourgeoisie, est une nouvelle version de "l'union de la gauche", ou de la "gauche plurielle", quel que soit le nom dont celle-ci s'affublera (mais il faudra beaucoup d'imagination pour trouver une appellation vraiment originale).

Le PCF connaît trop bien l'arithmétique électorale pour jeter l'exclusive contre ceux des dirigeants socialistes (la majorité) qui ont fait campagne pour le "oui", et même si Fabius aspire à être le candidat du PS, ni lui ni ses semi-alliés à la Mélenchon ou à la Emmanuelli, ne tiendront un raisonnement différent. C'est la raison pour laquelle tous ceux qui rêvaient d'une "recomposition de la gauche" autour des seuls éléments ayant opté pour le "non" au référendum, en seront pour leurs frais.

La seule attitude possible pour les révolutionnaires que nous sommes sera, loin du flou opportuniste, de tenir devant les travailleurs le langage de la vérité, c'est-à-dire de présenter une candidature de Lutte Ouvrière.

Mais ce n'est pas sur le terrain électoral que les travailleurs pourront mettre un coup d'arrêt à l'offensive que patronat et gouvernement mènent inlassablement contre le monde du travail. Seule une riposte massive de la classe ouvrière pourra contraindre ces derniers à reculer. C'est cette riposte qu'il faut préparer. Mais ce n'est malheureusement pas dans cette voie-là que s'engagent les directions des grandes confédérations syndicales.

Si nombre de militants ouvriers sont démoralisés, si la grande masse des travailleurs ne voit pas comment sortir de cette situation, la combativité ouvrière n'est pourtant pas nulle. L'année qui vient de s'écouler a vu se dérouler un grand nombre de luttes, même si celles-ci ne concernaient souvent que des petits nombres de travailleurs. Certaines étaient des luttes défensives, menées le dos au mur dans des entreprises menacées de fermeture ou de plans de suppressions d'emplois. Mais d'autres étaient des luttes pour de meilleures conditions de travail, ou pour les salaires, et certaines ont été victorieuses car le patronat et le gouvernement savent que des réactions vigoureuses de la classe ouvrière sont possibles. Les travailleurs de la SNCM ont fait grève quatre semaines et s'ils ont finalement été vaincus, ils ont néanmoins obligé le gouvernement à modifier son plan de privatisation. Les journées d'action et les manifestations du 10 mars, du 4 octobre, ont connu un certain succès. Mais rien ne s'est passé entre ces deux dates. C'est que pour les directions syndicales le but de ces journées n'est pas de redonner confiance dans leurs propres forces aux travailleurs pour préparer la contre-offensive d'ensemble du monde du travail que la situation exige, mais de pouvoir s'asseoir autour du tapis vert avec les représentants du gouvernement et du patronat, d'être reconnus comme des interlocuteurs valables. Ce ne sont pourtant pas des discussions autour d'un tapis vert, mais la seule lutte de classe, qui pourra faire reculer patronat et gouvernement.

La lutte des travailleurs de la SNCM, justement parce qu'ils ont fait preuve d'une grande combativité, de détermination, jusqu'au moment où le gouvernement et les dirigeants de l'entreprise ont brandi la menace du licenciement de tout le personnel, démontre que ce n'est pas en laissant la lutte confinée dans une seule entreprise qu'on peut faire reculer patronat et gouvernement. Il n'y a pas d'autre issue que la préparation d'une riposte de toute la classe ouvrière aux attaques dont elle est victime.

Nous sommes un bien trop petit groupe pour pouvoir suppléer aux carences des appareils syndicaux, et proposer avec quelque chance de succès tout un plan de mobilisation visant, à travers des succès partiels, à vaincre les doutes des hésitants, à redonner à l'ensemble des travailleurs la conviction que par la lutte il est possible de changer le rapport des forces entre la classe ouvrière et ses exploiteurs. Mais la patiente activité que nous avons menée depuis des années pour implanter des militants ouvriers révolutionnaires dans les grandes entreprises peut nous mettre en situation de diriger des luttes locales qui pourront être autant d'encouragements pour les travailleurs des autres entreprises.

C'est pourquoi, quelles que soient les échéances électorales, le recrutement et la formation politique de jeunes travailleurs et de jeunes intellectuels totalement dévoués à la classe ouvrière, et l'activité dans les entreprises, resteront au cœur de nos préoccupations dans l'année qui vient.

24 octobre 2005