Etats-Unis - Les élections de 2004 ne constituent pas un mandat pour continuer la guerre et démanteler la Sécurité sociale!

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Mars 2005

Les résultats complets des élections aux États-Unis n'étant connus que plusieurs mois après, c'est dans son numéro de février-avril 2005 que Class Struggle, publication trimestrielle trotskyste américaine, les commente. Nous reproduisons ci-dessous des extraits de cet article.

Un jour après que Kerry a concédé la victoire à Bush en ne demandant pas un nouveau comptage des bulletins de vote contestés de l'État d'Ohio, ce dernier déclarait: "J'ai gagné du capital pendant cette campagne et maintenant j'entends le dépenser". Tout en désignant sa victoire comme "la volonté du peuple", il proclamait: "Lorsque vous gagnez, vous avez le sentiment que le peuple s'est exprimé et partage votre point de vue, et c'est ce que j'ai l'intention d'annoncer au Congrès".

Selon Bush et les dirigeants républicains,"la volonté du peuple" serait de privatiser la Sécurité sociale; de rendre le système fiscal plus régressif -en remplaçant l'impôt actuel sur le revenu à peine proportionnel par un impôt fixe forfaitaire-; de réduire encore le financement des écoles publiques tout en augmentant celui des écoles privées et religieuses. Alors que Bush déclarait cyniquement "aider les démocraties naissantes d'Irak et d'Afghanistan", son gouvernement ordonnait à l'armée américaine de se mettre en position pour détruire la ville de Falludja. Enfin, dans un geste destiné à contenter la base réactionnaire qui l'a envoyé à la Maison-Blanche, Bush s'est engagé à "faire respecter nos valeurs les plus profondes, nos valeurs familiales et religieuses"...

Quant au Parti démocrate, son candidat Kerry a promis dans des termes très vagues "de faire tout en mon pouvoir pour que mon parti, le fier Parti démocrate, reste fidèle à nos meilleurs espoirs et idéaux". Toutefois, Kerry ajoutait que "dans une élection américaine, il n'y a pas de perdants; que nos candidats réussissent ou pas, le lendemain nous nous réveillons tous comme des Américains. Ce cadeau entraîne une obligation. Nous devons maintenant travailler ensemble pour le bien du pays. Dans les jours qui suivent, nous devons trouver une cause commune... Je m'engage pour ma part à réduire l'écart entre les deux camps". Les Démocrates, avec leur rhétorique fuyante, prétendent que "le peuple a parlé". En d'autres termes, ils s'apprêtent à rendre le peuple responsable de ce qui arrivera.

Quel mandat? quel raz-de-marée électoral?

Que Bush s'extasie sur ses gains électoraux se comprend puisque cette fois-ci il a recueilli plus de votes que le candidat démocrate, alors qu'en 2000 il avait accédé à la Maison-Blanche avec moins de votes que son adversaire et avec des soupçons sur ce qui s'était passé en Floride.

Mais les élections de 2004 n'ont pas donné à Bush un mandat écrasant. La victoire au vote populaire n'a été acquise que par une marge de 3,4 millions de voix, sur un total de 117,4 millions, ce qui ne constitue qu'une avance de 2,9%. Au cours du 20e siècle, il n'y a eu que quatre victoires obtenues avec une majorité aussi courte, dont celle de Bush en 2000. Quant au vote des grands électeurs, Bush a obtenu une avance de 34 voix sur les 538 votants. À deux exceptions près (dont la victoire de Bush en 2000), il faut remonter aux élections de 1876 qui furent départagées par la Chambre des représentants pour retrouver une victoire électorale avec une marge aussi faible. De plus, ces élections n'ont pas marqué un grand changement. La fameuse carte électorale, où l'on voyait du rouge (couleur choisie par les médias pour représenter les Républicains) un peu partout, était presque la même que celle de 2000. Alors que le Nouveau-Mexique et l'Iowa passaient aux Républicains, les Démocrates récupéraient le New Hampshire. L'issue des élections fut encore déterminée par un seul État, l'Ohio, dont le vote fut très serré: 119000 voix d'avance pour Bush (on ne saura jamais à quel point il fut serré vu que Kerry a renoncé à faire compter les 167000 bulletins de vote contestés, la plupart provenant de circonscriptions où il était favori).

Le taux de participation ne fut pas particulièrement élevé. (...) S'il a été plus élevé de 2% par rapport aux élections de 2000, il a été inférieur à celui des élections de 1996 qui avaient envoyé Clinton à la Maison-Blanche et semblable à celui des élections de 1976, 1980 et 1984.

Bush prétend que "le peuple s'est exprimé" pour lui. Il ne l'a pas fait. La moitié à peine des adultes est allée voter et Bush n'a obtenu que la moitié des suffrages exprimés. Les trois quarts de la population ont donc voté pour les adversaires de Bush ou n'ont pas jugé nécessaire de voter.

Le point de vue de Bush n'est pas largement "partagé" par le peuple

Il y a bien des personnes qui partagent les conceptions de Bush, mais pas la grande majorité comme Bush (et la plupart des médias) le prétend. Cela a été démontré clairement dans les sondages effectués avant, pendant et après les élections. Par exemple, en ce qui concerne la guerre en Irak, le sondage commandé par le quotidien New York Times et par la chaîne de télévision CBS juste avant la prestation de serment de Bush en janvier 2005 a montré que moins de 25% des personnes interrogées croyaient ce que Bush disait sur la guerre et moins de la moitié pensaient que la guerre "le valait bien", pour reprendre la phraséologie infecte des sondeurs. En ce qui concerne l'économie, seul un tiers des sondés pense que les choses s'améliorent, malgré les affirmations de Bush. Sur la question de la privatisation de la Sécurité sociale et de la réduction des prestations, que Bush a placée au centre de son programme de politique intérieure, moins de 25% des personnes interrogées pensent que c'est une bonne idée. Plusieurs sondages réalisés par le Forum Pew sur la religion dans la vie publique montrent régulièrement que la majorité de la population s'oppose à la proposition de Bush de financer les établissements scolaires religieux par le biais des bons scolaires. Sur la question des taxes, dans tous les sondages, une très grande majorité pense qu'elle n'a pas bénéficié des réductions d'impôts mais que ces dernières étaient destinées aux riches.

Les sondages à la sortie des urnes ont montré que seul un cinquième des personnes interrogées considère que les "valeurs morales" constituaient l'enjeu le plus important des élections. Mais sur ce sujet aussi, seule une minorité partage les vues de Bush. Lorsque les personnes sondées sont interrogées spécifiquement sur l'avortement, seuls 30% se prononcent en faveur de son interdiction. Lorsqu'à la sortie des urnes, on leur demande si les relations homosexuelles devraient être reconnues -un des points marquants de la campagne de plus d'un an faite par Bush- 27% des personnes se disent prêtes à accepter le mariage des homosexuels, 35% acceptent une union civile homosexuelle (ce qui signifie reconnaître aux couples homosexuels les mêmes droits légaux et les droits de succession qui s'appliquent aux couples mariés). Il ne reste donc que 38% qui s'opposent à toute forme de reconnaissance légale. Sur le fait de limiter l'usage d'embryons humains dans la recherche sur les cellules souches, un autre sujet utilisé par Bush pour déchaîner les passions, il n'arrive à être suivi que par 15% des personnes, qui jugent un tel usage "non éthique et immoral".

Bien sûr, la précision des sondages est limitée, mais de tels ordres de grandeur suggèrent qu'il y a tout sauf un large consensus sur la politique de Bush comme sur les valeurs et les perspectives qu'il défend.

Une campagne de quatre ans pour mobiliser la minorité réactionnaire de la population

(...) Peu après les élections de 2000, Karl Rove, le plus proche conseiller politique de Bush, avait constaté qu'il y avait environ 3 millions d'électeurs chrétiens fondamentalistes ou évangéliques de moins qu'aux élections législatives de 1994 (une victoire républicaine importante). Ce fut le début d'une campagne de quatre ans savamment orchestrée pour mobiliser cette partie de la population. Dès que Bush prit ses fonctions en 2001, son gouvernement utilisa la Maison-Blanche comme une chaire de prêcheur pour renforcer le soutien des conservateurs religieux.

Un des premiers gestes de Bush après sa prise de fonctions fut de nommer une série de personnalités fondamentalistes chrétiennes et évangéliques. Un nombre important d'adversaires notoires du droit à l'avortement furent nommés à des postes qui prenaient en charge la santé des femmes. John Ashcroft, un évangélique qui a fait carrière grâce à des déclarations religieuses, a été nommé ministre de la Justice. Il a rapidement fait la une des médias en convoquant une conférence de presse au ministère de la Justice où trônait habituellement une statue à moitié dénudée. Il se fit un maximum de publicité en couvrant cette statue et en révélant qu'il s'était oint avec de l'huile, à la manière des prophètes de l'Ancien testament, avant de prendre ses fonctions. Ce n'était là que le premier d'une série de coups médiatiques visant à ramener les chrétiens fondamentalistes récalcitrants au bercail!

Sur un plan plus concret, Bush fit passer une série de propositions visant à accorder des avantages financiers aux différentes Églises et autres organisations religieuses. Par exemple, Bush lança son programme d'actions caritatives "basées sur la foi" qui subventionne les Églises pour qu'elles gèrent des actions charitables et destinées aux communautés locales. Les conseillers juridiques de Bush ont dû quelque peu tempérer ces projets "basés sur la foi", mais il n'empêche que Bush a réussi à débloquer des crédits importants pour les Églises. Selon le Los Angeles Times, Bush a distribué plus d'un milliard de dollars du budget fédéral à des institutions "basées sur la foi" ou à des Églises au cours de la seule année 2003. Cela incluait notamment des dons stratégiques à quelques prêcheurs noirs traditionnellement démocrates dans des États disputés comme l'Ohio, le Wisconsin ou la Floride.

La loi dite "No child left behind" (On n'abandonne pas un seul enfant) visait le même objectif. En prenant le prétexte d'améliorer les résultats scolaires obtenus dans l'éducation publique, Bush imposa des critères très rigoureux pour les écoles publiques. Celles qui n'arriveraient pas à atteindre ces critères se verraient refuser leur financement par l'État fédéral. En revanche, Bush encouragea, sur le plan fédéral ainsi qu'au niveau des États, le développement -et leur financement par l'État- d'écoles privées, notamment de celles gérées indirectement par les Églises. Ces écoles privées n'étaient pas soumises aux mêmes critères rigoureux que les écoles publiques (...).

Au dire de tous, Karl Rove a agi comme l'émissaire spécial de Bush auprès des Églises en général et auprès des Églises chrétiennes de droite en particulier. D'une part Rove apportait des fonds, d'autre part il commença à mobiliser les fidèles de ces Églises non seulement pour qu'ils aillent voter eux-mêmes mais également pour qu'ils deviennent des machines de rabattage électoral pour 2004.

Bush n'est certes pas le premier politicien à avoir utilisé des fonds publics pour son propre profit politique, mais il, ou plus exactement Karl Rove, en a fait une "science" méticuleusement élaborée en envoyant les fonds dans des États ou des circonscriptions clefs.

Parallèlement, Bush a fait délibérément appel aux préjugés et idées réactionnaires qui circulaient en particulier dans ces milieux religieux mais aussi dans quelques autres milieux.

À l'instar du président républicain Reagan au cours des années quatre-vingt, Bush a utilisé l'hostilité à l'avortement comme cri de ralliement. Son gouvernement a ressuscité une loi interdisant les IVG au-delà de trois mois, appelant ce type d'avortement un "avortement sur naissance partielle", comme si un fœtus viable était d'abord né et tué par la suite (il faut mentionner le fait que si Bush est considéré comme celui qui fit passer cette loi, il n'aurait pas pu le faire sans les voix de 17 élus démocrates qui ont fait cause commune avec la plupart des élus républicains sur cette attaque contre les femmes).

Bush est toutefois resté prudent sur le thème de l'avortement car cela pouvait se retourner contre lui, comme l'avaient montré les élections de 2000 où Bush avait réalisé un mauvais résultat au sein de l'électorat féminin. Rove a dû calculer que le thème du mariage homosexuel posait moins de problèmes sur ce plan. En tout cas, au cours de l'année 2004, ce fut le cri de ralliement le plus important de Bush dans les milieux des chrétiens fondamentalistes. Lors de son discours sur l'état de l'Union en 2004 (le discours programmatique annuel du président), il a fait la promesse symbolique de faire passer un amendement à la Constitution sur le mariage des homosexuels, "si nécessaire", c'est-à-dire si les États fédérés ne s'en chargeaient pas. En fait c'était là une importante pression pour soumettre ce sujet au vote dans les États. Des fidèles de plusieurs Églises, assistés par des agents électoraux, ont fait les démarches nécessaires pour faire mettre au vote des amendements à la Constitution des États dans 11 États en même temps que les élections générales. En définissant comme seule forme de mariage l'union entre l'homme et la femme, ces amendements étaient sans aucun doute un moyen d'inciter les personnes ayant des préjugés réactionnaires à aller voter, en supposant que ces personnes voteraient pour Bush. Cette manœuvre a apparemment bien fonctionné puisque le taux de participation dans ces 11 États a augmenté près de trois fois plus que dans le reste du pays. Il faut noter que 8 de ces 11 référendums ont eu lieu dans des États où Bush l'aurait emporté de toute façon. Mais sans ces référendums, la participation aurait pu être bien plus faible. Pas au point de faire perdre à Bush la majorité dans ces États mais cela aurait pu fortement réduire sa majorité dans le vote populaire. La question sur le mariage homosexuel fut aussi soumise au vote dans trois des États "clefs" fortement disputés comme l'Ohio, le Michigan et l'Oregon, pour tenter de mobiliser plus d'électeurs contre ceux de Kerry. Cette tactique fut couronnée de succès. Certes le Michigan et l'Oregon sont restés à majorité démocrate mais avec une marge de victoire beaucoup plus mince que précédemment.

Tout cela a permis à Rove de réaliser l'objectif qu'il s'était fixé il y a quatre ans: renforcer la base électorale républicaine dans un milieu religieux où dominent les préjugés réactionnaires. Les personnes qui se définissent comme chrétiens fondamentalistes, évangéliques ou chrétiens "charismatiques" sont revenues dans le bercail républicain, constituant près de 25% de son électorat cette fois, contre 22% en 2000 (alors qu'ils constituent de 14 à 20% de la population américaine selon les différentes enquêtes, cette variation s'expliquant par le flou des définitions données à ces groupes). En nombre absolu, cela a représenté un accroissement de 4 millions d'électeurs fondamentalistes religieux par rapport aux dernières élections.

De plus, si l'on en juge par les sondages à la sortie des urnes, le ciblage des Églises noires a permis à Bush de se tailler une part de la base traditionnelle du Parti démocrate. Au total, Bush n'a que légèrement accru son électorat noir (passant de 9 à 11% sur le plan national). Mais dans les États qui ont été ciblés par les initiatives "basées sur la foi", cet accroissement a été beaucoup plus significatif. Dans l'Ohio, il semble que Bush ait gagné 16% du vote noir. Dans deux autres États disputés, l'Oregon et la Floride, où Bush est apparu à plusieurs reprises dans des églises noires, faisant des déclarations contre l'avortement et le mariage homosexuel et distribuant des fonds, il obtint respectivement 14 et 13% du vote noir. Selon le Los Angeles Times, ce déplacement des votes noirs expliquerait à lui seul l'essentiel de l'écart en faveur de Bush dans l'Ohio. Ce que Bush a fait auprès des fidèles des Églises noires, il a pu le faire encore plus facilement auprès de la minorité d'origine hispanique, notamment auprès des Hispaniques protestants qui partagent des vues très proches de celles des fondamentalistes religieux blancs sur toutes une série de questions de société.

Kerry: contrer les idées réactionnaires en les adoptant

Qu'ont fait les Démocrates pour contrer ces manœuvres réactionnaires, pour se distinguer de Bush? Rien. Pour être plus précis, Kerry a agi comme une pâle réplique de Bush, quand il ne s'est pas empressé de le déborder sur sa droite. (...)

Kerry a à peine mentionné les thèmes qui touchent la classe ouvrière, et lorsqu'il l'a fait, c'était de la façon la plus réactionnaire. Sur le sujet de la guerre par exemple, pour jouer sur le mécontentement qu'elle engendre, Kerry critiqua Bush pour avoir menti sur les armes de destruction massive et pour ne pas avoir mené une politique réussie pour "gagner" la guerre. Il essaya même de déborder Bush sur sa droite en proposant d'intensifier la guerre et d'envoyer plus de troupes, proposition que Bush s'est chargé de mettre en œuvre dès les élections terminées!

En réponse au problème du chômage persistant, il promit, comme Bush, de subventionner les grandes entreprises par le biais de réductions fiscales.

Sur le problème des baisses de salaires, Kerry n'a eu, là encore, presque rien à dire. La plate-forme officielle du Parti démocrate demandait l'augmentation du salaire minimum, mais seulement jusqu'à 7 dollars l'heure, ce qui n'est pas assez pour sortir une famille de quatre personnes de la pauvreté.

Les Démocrates auraient pu faire du salaire minimum extrêmement bas un véritable enjeu, mais pour ce faire, ils auraient dû s'opposer aux intérêts de la bourgeoisie, ce qu'ils n'étaient pas prêts à faire, même pour obtenir un succès électoral. Ainsi les Démocrates n'ont même pas jugé nécessaire, en 2004, de faire ce que le parti minoritaire fait souvent dans les années électorales: proposer au Congrès un projet de loi pour relever le salaire minimum, histoire de mettre quelque peu en difficulté les Républicains. Une telle proposition en faveur du relèvement du salaire minimum aurait-elle eu un impact sur les élections? C'est fort possible. En Floride comme au Nevada, des États remportés par Bush, les référendums d'initiative populaire qui proposaient une augmentation de salaire minimum sont passés avec de larges majorités, 70% en Floride (...). Si les Démocrates avaient tenté de faire passer cette augmentation du salaire minimum au Congrès, elle serait peut-être passée car les Républicains des États disputés n'auraient pas voulu s'y opposer. Mais les Démocrates étaient trop occupés à se présenter comme alternative responsable pour défier ainsi le grand capital et ses profits. Ce n'est qu'un exemple mais il est parlant.

Kerry a même tenté de concurrencer Bush sur le terrain des prétendues "valeurs morales", ne faisant que quelques concessions à son propre électorat traditionnel. (...)

Si Kerry pensait qu'il pouvait gagner auprès des fondamentalistes en singeant les positions de Bush, il avait tort (après tout pourquoi voter pour la copie lorsqu'on peut voter pour l'original!). Mais il a certainement aidé Bush à diffuser ces idées réactionnaires auprès de parties plus importantes de la population. Parce qu'il ne s'est pas adressé à la classe ouvrière en des termes qui touchent ses intérêts, il n'avait rien à offrir à ceux qui, dans les classes populaires, sont influencés par les fondamentalistes et qui en constituent une des couches les plus pauvres. Proposer de donner plus d'argent aux groupes capitalistes tout en ne faisant aucun effort pour accroître un salaire minimum qui maintient une famille dans la pauvreté n'était pas une manière de les toucher.

Non seulement Kerry n'a pas réussi à attirer une partie de l'électorat de Bush mais il n'a pas réussi à mobiliser d'importantes couches de la base électorale traditionnelle des Démocrates. Il y a eu dix États dans lesquels la participation a été plus basse en 2004, dont 7 étaient des bastions démocrates. Deux de ces bastions, New York et la Californie, ont vu une baisse significative du nombre de votants, 1,25 million d'électeurs de moins pour ces deux États.

Le travail de 200 000 syndicalistes parti en fumée

Même de nombreux dirigeants syndicaux, dont certains sont parmi les plus forts partisans de Kerry, se sont plaints en privé, et parfois publiquement, du fait que Kerry ne se préoccupait pas vraiment des besoins des travailleurs.

Cela n'empêcha pas les syndicats de fournir un immense effort afin de faire voter les travailleurs pour Kerry. L'appareil syndical a quasiment doublé son budget et ses efforts pour les Démocrates par rapport aux élections de 2000. La grande centrale syndicale américaine, l'AFL-CIO, s'est vantée que les syndicats avaient envoyé 5000 permanents et dirigeants locaux dans 16 États disputés ainsi que 200 000 volontaires pour tenter de renverser la balance au niveau du vote du collège électoral. Elle a également déclaré avoir dépensé 180 millions de dollars dans ses efforts pour faire élire Kerry.

Étant incapable de dire quoi que ce soit de concret sur Kerry, la campagne des syndicats joua sur l'écœurement des travailleurs envers Bush, en espérant que cela les amènerait à voter Kerry. Cela ne se produisit pas.

En essayant de lier la classe ouvrière à Kerry, en se concentrant, à l'exclusion de tout le reste, sur son élection, les syndicats n'ont pas préparé les travailleurs aux luttes qu'ils doivent mener pour résister à la politique de Bush.

Laisser le champ libreaux réactionnaires

L'appareil syndical n'a jamais combattu les idées et les politiques réactionnaires nauséabondes provenant de la Maison-Blanche, ni pendant la campagne, ni avant.

Tout d'abord, ils n'ont jamais organisé de campagne publique contre la guerre. Très peu de syndicats ont pris position contre elle depuis mars 2003 (le début de l'invasion de l'Irak). Même ceux qui l'ont fait, comme le SEIU (syndicat du personnel médical et de maintenance), le CWA (syndicats des médias et des industries et services de communications), l'AFSCME (syndicat des employés de la fonction publique) et deux syndicats postaux, se sont tus sur ce sujet pendant ces élections. Bien sûr, vu la position de Kerry, il aurait été difficile aux syndicats de pousser le débat plus loin que la simple dénonciation du mensonge de Bush sur les armes de destruction massive. (...)

Quant à la grande majorité des syndicats, nombre de leurs dirigeants ont exprimé en privé une sorte d'opposition molle à la guerre, au moins à celle menée en Irak si ce n'est à celle d'Afghanistan. Mais en ce qui concerne une prise de position publique en tant que dirigeants de leurs syndicats, ils sont restés, pour la plupart, remarquablement muets. Chacun pouvait lire les différents numéros du journal de l'AFL-CIO, ainsi que ceux des autres périodiques syndicaux, sans y voir un mot sur la guerre. Il était impossible de deviner que les troupes américaines étaient occupées à détruire l'Irak. Occasionnellement, on pouvait y trouver des références sur les effets désastreux de la guerre sur les troupes américaines, et encore ces sujets étaient-ils traités de manière équivoque. Même au sein des quelques syndicats qui prirent position contre la guerre, il n'y eut pas de volonté de porter le débat auprès de leurs membres et encore moins auprès du reste des travailleurs. Cette guerre faisait partie des sujets qui sont trop brûlants pour être traités par les syndicats. Les syndicats n'ont donné aucun moyen aux travailleurs d'exprimer leur dégoût grandissant pour cette guerre.

Il ne faut pas oublier que ces quatre dernières années, les syndicats ont renoncé totalement à faire face aux idées réactionnaires avancées par Bush. Malgré le nombre de femmes dans les syndicats et les autres travailleuses touchées par les restrictions sur l'avortement, les syndicats se sont détournés du sujet. (...)

La plupart des syndicats ont refusé de prendre position sur ces sujets. En fait, dans le numéro de janvier du journal de l'AFL-CIO, America@work, un responsable syndical local a déclaré au sujet de la campagne: "Notre but était de nous concentrer sur les enjeux économiques car ils nous affectent tous directement, indépendamment de nos conceptions religieuses ou culturelles" (en réalité, les syndicats n'ont même pas vraiment pu se concentrer sur les enjeux économiques des travailleurs car les positions de Kerry les en empêchaient).

Comment ces dirigeants syndicaux osent-ils prétendre que les conceptions religieuses et culturelles n'ont pas de conséquences! Comment osent-ils prétendre que les attaques de la religion sur la science n'affectent pas les travailleurs et particulièrement leurs enfants! Ignorer les tentatives de ces gens d'interdire l'enseignement de la théorie de l'évolution dans les écoles publiques, est accepter que les écoles que fréquentent les enfants des travailleurs dispensent une éducation monstrueuse. L'enjeu n'est pas seulement financier, il s'agit de vues anti-scientifiques qui seraient transmises aux enfants des travailleurs.

À une autre époque, en utilisant le même argumentaire, les syndicats ne s'étaient pas opposés aux lois ségrégationnistes qui ont frappé jusque dans les années soixante les Noirs des États du Sud - et aussi du Nord. Pendant des décennies, les syndicats n'ont pas essayé de se confronter au racisme ouvert qui prévalait dans les milieux ouvriers du Nord comme du Sud, baptisé aussi à l'époque "conception religieuse et culturelle". Dans plusieurs cas, ils ont repris ces attitudes racistes dans leurs statuts et leur fonctionnement. Tout comme aujourd'hui, ne pas se confronter aux "conceptions religieuses et culturelles" réactionnaires ne signifiait pas seulement s'en accommoder, mais les renforcer.

Un syndicat réellement dévoué aux intérêts de la classe ouvrière essaye de contribuer à l'éducation de ses membres, l'ensemble de ses membres et pas seulement quelques militants syndicaux. Il ne se borne pas à leur apprendre comment exécuter les activités quotidiennes du syndicat mais il traite de l'ensemble des sujets qui ont un impact sur les travailleurs. Les travailleurs ont besoin de plus de connaissances sur la réalité du monde dans lequel ils vivent comme sur la société. Élargir les perspectives des travailleurs, combattre les préjugés et la superstition sont des moyens importants de les préparer à se battre pour leurs intérêts de classe. Sinon, on les laisse entre les mains de démagogues comme Bush, ou de bien d'autres avant lui, qu'ils soient républicains ou démocrates. (...) Aujourd'hui, on laisse le champ libre à la démagogie de Bush pour qu'elle se diffuse plus largement.

Les travailleurs ne peuvent pas compter sur les démocrates pour stopper la nouvelle vague d'attaques de Bush

(...) Aujourd'hui si la victoire de Bush crée un sentiment de désespoir, la campagne électorale des syndicats va se retourner également contre la classe ouvrière. Les militants qu'on a plongés dans cette campagne n'ont pas ménagé leurs efforts. Dans ces circonstances, la réélection de Bush est particulièrement désespérante pour les militants qui peuvent penser que, si on n'a pas pu gagner malgré tous ces efforts, c'est que la victoire de Bush était irrésistible et que l'on ne pourra pas non plus stopper les attaques qu'il va lancer au cours des quatre prochaines années.

Bush ne pourra certainement pas être stoppé si les travailleurs s'en remettent aux Démocrates pour le faire.

Il suffit d'écouter ce que les Démocrates disent aujourd'hui, maintenant que les élections sont finies. On croirait qu'elles les ont affaiblis à un point tel qu'ils ne sont plus capables que d'opposer une défense purement symbolique. En réalité, ils n'ont perdu que quatre sièges au Sénat et quatre sièges à la Chambre des représentants (en comptant les six sièges perdus dans le redécoupage électoral des circonscriptions du Texas organisé par les Républicains). Ils ont encore, s'ils le voulaient, assez de sièges pour bloquer chacune des mesures de Bush. Les Républicains n'en font pas mystère lorsqu'ils abordent le sujet de la Sécurité sociale. Ils admettent qu'ils ont besoin de 60 votes au Sénat pour s'assurer que leur projet ne puisse pas être bloqué par des manœuvres de procédure, et ils n'en disposent que de 55. À une autre époque, quand les Républicains étaient le parti minoritaire, et avec moins de sièges que ceux dont disposent les Démocrates aujourd'hui, ils arrivaient à bloquer des propositions démocrates, comme le projet de Clinton sur les soins de santé par exemple.

Il faut écouter plusieurs Démocrates qui se plaignent que leur parti s'est laissé pousser hors du "courant dominant", ce qu'ils considèrent être ce petit milieu au sein duquel prévalent des idées réactionnaires. Qu'est-ce qu'ils veulent bien dire lorsqu'ils parlent de revenir dans le "courant dominant"? Quand les Démocrates ont choisi le sénateur du Nevada Harry Reid comme leur nouveau dirigeant au Sénat, ils ont montré qu'ils s'apprêtent à aller encore plus vers la droite. L'homme est connu notamment pour sa volonté de rendre l'avortement illégal.

Non, la classe ouvrière ne peut pas s'en remettre aux Démocrates pour se défendre face aux attaques que Bush prépare. Ils s'apprêtent à singer les Républicains pour quatre années de plus. Ils travailleront avec les Républicains pour imposer de nouvelles attaques contre la classe ouvrière, comme ils l'ont fait ces quatre dernières années, lorsqu'ils ont donné à Bush les majorités dont il avait besoin pour faire passer ses principaux projets, y compris les guerres en Afghanistan et en Irak, les baisses d'impôts pour les riches, les restrictions dans les programmes sociaux ou encore la loi sur l'avortement tardif.

Mais cela ne veut pas dire qu'on ne peut pas arrêter Bush, ni que ses attaques sont imparables. Cela veut simplement dire que les travailleurs ne peuvent compter que sur leurs propres forces pour repousser ces attaques, qui viendront à la fois des Républicains et des Démocrates. (...)

27 janvier 2005