Côte d'Ivoire - Le climat guerrier monte encore d'un cran

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Octobre 2003

Le coup d'Etat militaire, déclenché le 19 septembre 2002, n'a pas, à l'époque, abouti au renversement du président de la république Laurent Gbagbo, mais ce dernier n'a pas, non plus, réussi à vaincre les putschistes.

Gbagbo a conservé, avec l'appui de l'Etat-major de l'armée ivoirienne, le contrôle du Sud du pays. C'est la région la plus riche à la fois du fait que le gros de l'activité industrielle et bancaire du pays se concentre à Abidjan mais aussi du fait que c'est dans le Sud et une partie de l'Ouest que se trouvent les plantations de cacao et de café qui constituent l'essentiel des exportations de la Côte d'Ivoire.

Les putschistes, divisés entre eux en trois groupes au moins, avec des bases ethniques différentes, mais associés sous la dénomination de " Forces Nouvelles ", ont conservé leur contrôle sur le nord et une partie de l'ouest du pays, avec pour capitale Bouaké, la deuxième plus grande ville de Côte d'Ivoire.

Les troupes françaises, dont les effectifs sont passés de 4 000 à 5 300 hommes, ont joué un rôle majeur dans la stabilisation de cette situation.

Mais ce partage de fait a trop de conséquences économiques pour que les groupes industriels et financiers français, très présents dans ce pays, ne pèsent pas auprès du gouvernement français pour qu'il intervienne dans le sens d'une réunification du pays.

L'intervention diplomatique française a abouti aux accords dits de Marcoussis en janvier 2003, qui ont imposé à Gbagbo qu'il nomme un Premier ministre de consensus et qu'il intègre dans son gouvernement des ministres issus de la rébellion militaire. La chose fut faite mais les accords de Marcoussis n'ont pas réglé les problèmes et le pays reste toujours divisé en deux. De toute évidence, la paix n'est qu'un armistice en attendant que l'un des deux camps reprenne des forces pour en finir avec l'autre.

Voilà où en était la situation lorsque, dans les derniers jours du mois d'août, Ibrahim Coulibaly, qui passe pour être l'inspirateur des putschistes, a été arrêté et mis en examen à Paris sous l'inculpation d' " association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste ". Un geste politique de la France qui était manifestement fait pour plaire à Gbagbo et annonçait aussi que l'équilibre que tout le monde savait transitoire n'allait pas durer.

Nous publions ci-dessous l'article publié à ce moment-là dans le journal Le pouvoir aux travailleurs édité à Abidjan. II date de plus d'un mois et bien des événements sont survenus depuis. Certains de ces événements ont confirmé ce qui, dans l'article, est encore formulé sous forme d'hypothèses. Nous y reviendrons à la fin de l'article.

Quelle que soit l'issue de la crise, ce sont les travailleurs, les pauvres, qui en payeront le prix!

L'arrestation d'Ibrahim Coulibaly dit IB à Paris par la police française sous l'accusation de préparer des actions terroristes pour déstabiliser la Côte d'Ivoire et les réactions qu'elle a entraînées illustrent la crise politique dans le pays et en représentent, peut-être, une nouvelle étape. Le personnage de IB à l'origine déjà du putsch militaire qui avait à l'époque porté au pouvoir l'armée et le général Guéi, rend plausible la thèse avancée par la police française. Thèse aussitôt reprise par le pouvoir ivoirien et par la meute de ses porte-parole officiels et officieux qui en profitent pour en accuser les "forces nouvelles", participant pourtant au "gouvernement de réconciliation" et qui nient toute idée de complot. Notre Voie en profite également pour affirmer avoir déniché le cerveau du complot du côté d'Alassane Ouattara.

Mais s'il est plausible qu'il y ait un soupçon de vérité au cœur de l'amoncellement de propagande et de mensonges qui l'entoure, l'affaire peut tout aussi bien être une manipulation montée de toutes pièces par les services secrets français. Ibrahim Coulibaly est un personnage sans scrupules, mais le gouvernement français et ses services peuvent l'être mille fois plus. Son arrestation, annoncée à grand bruit, vient à point nommé pour permettre aux dirigeants politiques français de montrer, de façon spectaculaire, qu'ils soutiennent le "régime légitime" en Côte d'Ivoire. Gbagbo ne s'y est pas trompé et a aussitôt remercié "le président de la République et le gouvernement français pour cet acte majeur". Le geste de Paris met donc fin à la bouderie de Gbagbo qui considère depuis plusieurs mois qu'il n'est pas assez soutenu contre les mutins et que les accords de Marcoussis, au lieu de l'aider, favorisent Guillaume Soro et ses hommes.

S'agit-il d'un simple geste politique? S'agit-il de plus, c'est-à-dire d'une participation de la France à la préparation morale et politique d'une offensive gouvernementale contre le Nord, avec l'appui des troupes françaises? Les jours qui viennent le diront peut-être.

L'aggravation de la crise politique depuis plusieurs semaines montre à quel point la situation créée par les accords de Marcoussis n'est pas la paix, mais seulement une trêve armée. Elle n'a fait que geler la confrontation militaire en attendant que l'un ou l'autre des camps belligérants - ou les deux en même temps - se croient en position de l'emporter et que la guerre recommence. La trêve n'a en tout cas à aucun moment allégé les difficultés et les souffrances des masses populaires. Les menaces qui pèsent sur la trêve elle-même risquent en revanche de les alourdir.

Car bien avant l'épisode Coulibaly, c'est d'une crise politique grave qu'il s'agissait. Le fameux "gouvernement de réconciliation nationale" ne réconcilie rien et surtout pas les deux camps rivaux. Il leur offre seulement un nouveau terrain d'affrontement. Sept mois après les accords, ils ne se sont toujours pas mis d'accord pour trois postes de ministres, dont deux décisifs. L'impasse au sujet des postes de ministres se prolonge et s'amplifie aux étages inférieurs. Les ministres desdites "forces nouvelles" ne sont pas en situation de désigner leurs collaborateurs et ils n'ont pratiquement pas de prise sur les fonctionnaires de leurs ministères. Certains d'entre eux se plaignent de menaces de mort qui pèseraient sur leur personne chaque fois qu'ils séjournent à Abidjan. Ils préfèrent d'ailleurs rester à Bouaké, au milieu de leurs troupes ou faire de la représentation à l'étranger. La fiction d'une certaine cohabitation sinon d'une collaboration entre Gbagbo et Diarra lui-même s'est dissipée avec les deux discours, celui du président et celui de son Premier ministre, se répondant à quinze jours d'intervalle. Le Premier ministre, imposé certes à Gbagbo par les accords de Marcoussis, n'est pourtant pas un homme des rebelles, mais une personnalité réputée neutre, acceptée comme telle en tout cas par Gbagbo lui-même au début. Mais l'expression de "vieux rebelle" est encore la plus gentille utilisée à son égard par la presse favorable à Gbagbo qui le présente de plus en plus à la fois comme un sous-marin des mutins de Bouaké et un larbin de Chirac. La guérilla entre les deux sommets de l'exécutif se rallume à chaque événement. Ainsi pour la désignation par Gbagbo d'une marionnette à la tête du conseil constitutionnel, et le boycott de la cérémonie d'investiture par Diarra.

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Mais ce n'est évidemment pas la petite guerre juridico-administrative qui décidera de la situation, mais le rapport de forces. L'Etat, ce sont les bandes armées. Et la population de la Côte d'Ivoire dispose, depuis bientôt un an, du triste privilège de subir deux bandes armées à la fois, alors même qu'une seule est déjà lourde à supporter (et encore, à supposer que les "forces nouvelles" constituent une seule bande armée, et pas un assemblage de bandes armées alliées pour un temps mais dont l'unité n'est pas évidente.)

Or ni l'une ni l'autre des bandes armées n'est disposée à se désarmer. Les accords de Marcoussis ne prévoient évidemment pas le désarmement des FANCI, bande armée officielle, mais seulement celui des milices civiles du FPI. Gbagbo n'a cependant aucune raison de se dépêcher de le faire, si tant est qu'à le tenter, il aurait la capacité de se faire obéir. Il en a trop besoin pour assurer son éventuelle réélection en 2005. Et quant aux "forces nouvelles", elles ne sont pas naïves au point de se désarmer en premier. L'armée du Nord est sœur jumelle des FANCI. Issue du même creuset, ses membres savent que la récente loi d'amnistie ne leur offre qu'une garantie illusoire pour leurs places, leurs prébendes et peut-être même pour leur vie - et que si cette loi d'amnistie est toujours bonne à prendre, il vaut mieux en garantir l'application en gardant les armes.

én attendant, le pays reste divisé et l'Etat de guerre sert de prétexte, de part et d'autre, à racketter de plus en plus une population qui n'en peut plus, tant le chômage s'aggrave dans les villes du fait du ralentissement des activités économiques, du fait de la voracité des patrons qui font payer leurs propres difficultés aux travailleurs jetés à la rue, et tant la misère devient insupportable dans les villages.

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én fait, aux yeux de leur inspirateur, le gouvernement français, les accords de Marcoussis n'étaient faits que pour gagner du temps. Les FANCI, plus douées pour racketter une population désarmée que pour mener et gagner une vraie guerre, se sont révélées incapables de réduire la rébellion militaire. Les mutins de leur côté n'étaient probablement pas de taille à prendre et, surtout, à conserver Abidjan. L'armée française, présente pour défendre les capitaux français investis en Côte d'Ivoire, n'a pas voulu que l'épreuve de force entre les deux factions de l'armée ivoirienne aille jusqu'au bout, au risque de plonger le pays, et surtout les affaires, dans une situation d'anarchie plus grave encore. Elle est donc intervenue, mais pas autant que l'eût préféré Gbagbo qui, tout en donnant dans la démagogie nationaliste et anti-française, ne cesse de protester contre la non-application des accords de coopération militaire entre la France et la Côte d'Ivoire.

Il est probable que dans les semaines qui suivirent la mutinerie, l'armée française ne se sentait pas de taille à s'engager dans une intervention plus lourde, plus coûteuse, contre une rébellion militaire qui, de surcroît, apparaissait susceptible de trouver un certain soutien dans les populations du Nord en raison de la politique ethniste virulente du régime.

Aussi, le choix du gouvernement français a été jusqu'à présent de s'interposer, de maintenir le contact avec les deux camps, de recevoir aussi bien les émissaires de Bouaké et d'Abidjan, de soigner la fiction de la "réconciliation nationale" et d'attendre que les choses se tassent. Mais elles ne se tassent pas. Les forces militaires opposées consolident leurs positions et tentent de s'armer davantage. Les journaux favorables à l'un ou l'autre des deux camps entretiennent un climat de haine guerrière. Les injures et les rumeurs fantaisistes sur le camp adverse peuvent n'être qu'une joute orale, l'expression de l'impuissance de chacun des deux camps à engager de nouveau l'épreuve de force sur le terrain militaire. Cela maintient cependant un climat de tension et aboutit à aggraver la haine entre les deux camps, et derrière eux, entre ethnies. Même si l'affrontement devait demeurer surtout verbal dans la perspective des élections de 2005, c'est déjà grave pour la population laborieuse. Car la trêve entre les deux armées ne signifie nullement la trêve dans les affrontements ethnistes (en témoignent en dernier les sanglants événements de Daloa). Mais ce climat de tension, ces déclarations guerrières peuvent tout aussi bien servir à préparer et à justifier une reprise de la guerre elle-même.

Le gouvernement français peut lui-même en arriver à la conviction que, puisqu'il est impossible de mettre fin par des conciliabules pacifiques à l'éclatement de l'appareil d'Etat et la division du pays en deux, si préjudiciables à la bonne marche des affaires et aux capitaux investis en Côte d'Ivoire, il faut y mettre fin par des moyens militaires. Cela implique qu'ils estiment que le régime établi qu'ils soutiennent avec une certaine prudence depuis le début est cette fois prêt et suffisamment armé pour reprendre l'initiative, surtout si l'armée française présente en Côte d'Ivoire, renforcée elle aussi pendant la trêve, lui prête plus ouvertement main forte.

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Jusqu'à l'arrestation de Coulibaly, les journaux favorables à Gbagbo ont agité le drapeau du nationalisme outragé avec la France pour cible, accusant le gouvernement français de soutenir les mutins. Mécontent du récent discours de Diarra, Notre Voie affirmait sans rire que c'est Chirac en personne qui en a rédigé le texte. Ce qu'il y a de vrai dans cette affirmation, c'est que le discours de Diarra était fait pour plaire au gouvernement français, dispensateur de fonds et d'aides financières. Il fait d'autant plus la cour à Paris, que c'est des accords de Marcoussis, c'est-à-dire du gouvernement français, qu'il tient son poste de Premier ministre. Les ténors politiques des "forces nouvelles" de leur côté en appellent à Paris. Ils ne ratent pas une occasion pour se poser en meilleurs défenseurs des accords de Marcoussis.

Mais il en va de même de Gbagbo, malgré ses réticences devant lesdits accords et les criailleries nationalistes de certains de ses seconds couteaux, genre Blé Goudé. La seule différence, c'est que leurs bases politiques respectives ne sont pas les mêmes.

"L'homme de gauche" Gbagbo a bénéficié, en accédant au pouvoir, d'une certaine sympathie parmi les travailleurs. Si sa politique ethniste la lui a fait perdre auprès des travailleurs originaires du Nord, il n'en va pas tout à fait de même pour les autres. La confédération syndicale Dignité, constituée sous l'égide du FPI et de Gbagbo au temps où ils étaient dans l'opposition, continue en tout cas à accorder son soutien à l'homme devenu président de la République. Ses dirigeants, ses cadres, contribuent même à cautionner, aux yeux des travailleurs, quelques-uns des pires aspects de la xénophobie du régime et prennent ouvertement position, au nom du "patriotisme", contre les travailleurs non ivoiriens, en particulier burkinabés. Et son appareil fournit à l'occasion, aux côtés des étudiants de la FéSCI, des hommes de main au pouvoir pour encadrer des manifestations, y compris ethnistes.

Mais c'est surtout du côté des étudiants, de la petite bourgeoisie dite intellectuelle, et auprès de l'encadrement des syndicats étudiants à prétention "progressiste" que Gbagbo trouve des soutiens et recrute ses troupes de choc. Pour nombre d'éléments de cette petite bourgeoisie estudiantine, d'autant plus disponibles qu'ils sont sans perspectives de carrière, le soutien "professionnel" au régime offre, justement une carrière. Un Blé Goudé représente le prototype de ces hommes de main - et hommes de plume - prêts à organiser le lynchage des travailleurs dont l'origine leur déplaît.

Avec le temps, Gbagbo a tout naturellement complété sa démagogie ethniste tournant autour de "l'ivoirité", empruntée à Bédié, par quelques accents anti-français. Cela fait d'autant mieux dans le décor, que le gouvernement en France est aujourd'hui un gouvernement de droite, alors que les amitiés de Gbagbo allaient au Parti socialiste. Mais la démagogie en direction de ses troupes ne l'empêche pas d'attendre son salut du soutien de Paris. Et le gouvernement de Paris, même s'il se peut qu'il soit par moment irrité par le ton, sinon de Gbagbo lui-même du moins de la presse qui le soutient, a sans doute l'intelligence de comprendre le double langage de Gbagbo: l'un modéré en direction de l'impérialisme français, l'autre laissant percer son opposition au "néo-colonialisme français", en direction de ses troupes.

Le soutien du gouvernement français au "régime légitime" et à "l'armée loyaliste" comporte par la force des choses un soutien total à la personne même de Gbagbo. Il peut être, au fond, content de la politique de Gbagbo dans un contexte difficile. Mais il n'est pas garanti que le mariage de raison ne cache pas l'élaboration de plans de rechange dans le secret des cabinets en France. Si Gbagbo n'est pas capable de l'emporter ou si ses propres troupes issues de la FéSCI ou du FPI deviennent un facteur supplémentaire d'anarchie, rien ne dit que l'armée dite loyaliste n'envisage pas d'appliquer sa propre solution avec le soutien des troupes françaises. Mathias Doué, le chef d'Etat-major, ne se dit pas candidat au pouvoir, mais il y en a qui y pensent pour lui, assez pour que cela transparaisse périodiquement dans la presse.

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Les militaires rebelles savent de leur côté que sans au moins la neutralité de l'impérialisme français, ils auront du mal à maintenir leur mainmise sur le nord du pays, continuer à s'armer et surtout, financer l'achat des armes. Le nord du pays ne recèle aucune de ces richesses qui permettent aux bandes armées du Liberia ou du Zaïre de durer et à leurs chefs de s'armer et de s'enrichir. À plus forte raison, ils ne peuvent pas espérer l'emporter, au moins lors des élections de 2005 - si toutefois elles ont lieu à la date prévue. Leur seule perspective politique est en effet que Gbagbo ne soit pas en situation d'écarter Ouattara - ou un autre candidat ayant des chances de l'emporter - et que ce dernier, ou une éventuelle coalition réunissant ses partisans avec ceux de Bédié et ceux de feu Guéi, l'emportent dans ces élections. Mais si les Nordistes restent fidèles à Marcoussis, rien n'empêche la France de changer d'avis. Les promesses du gouvernement français n'engagent que ceux qui les croient.

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Pour obtenir un soutien plus net de la part du gouvernement français, Gbagbo multiplie les gestes en direction de la bourgeoisie possédante, dont les éléments dominants sont les représentants du grand capital français. Tout en laissant ses troupes verser dans la démagogie anti-française, le président de la République sait faire les gestes qui plaisent en direction des investisseurs français, comme des réductions d'impôt ou la décision récente de dispenser les grandes entreprises de passer par le dédouanement au port d'Abidjan, ce qui leur économise bien du temps et surtout, bien des pots-de-vin à verser.

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Gbagbo est peut-être en train de démontrer à ses mandants de la bourgeoisie, ivoiriens ou français, son habileté politique et sa capacité de tromper et de tenir tranquilles les classes pauvres. Il lui faut encore démontrer qu'il est capable de réduire la rébellion ou au moins, la neutraliser afin que les affaires reprennent et que la ligne de démarcation entre le Sud et le Nord ne soit plus une entrave au transport des marchandises et des capitaux.

Ce qui signifie renforcer l'armée et s'assurer de sa fidélité. Mais l'augmentation des effectifs de l'armée, l'amélioration de leur armement, les salaires accrus et les primes accordées coûtent cher. L'impérialisme français ne prendra pas tout en charge. La somme sera prise sur d'autres budgets: sur la santé, sur les écoles, sur le peu qui, dans le budget, va aux services publics et sur les salaires des employés d'Etat. Ce seront les travailleurs et les paysans pauvres qui en payeront le prix, quelle que soit leur ethnie.

Ils le payeront encore par le fait que le gouvernement laissera les mains libres aux militaires, malgré les déclarations démagogiques et la dérisoire proposition d'ouvrir une ligne téléphonique où les victimes de rackets pourront se plaindre. Comment Gbagbo voudrait et pourrait courir le risque de mécontenter une armée dont le soutien lui est indispensable? La nouvelle de l'arrestation d'Ibrahim Coulibaly s'est traduite le soir même par une multiplication des barrages militaires dans Abidjan, par des contrôles plus sévères que d'habitude, par des fouilles systématiques avec pour prétexte la recherche d'armes, une attitude manifestement destinée à impressionner la population, à lui faire peur.

C'est dire que si les travailleurs et les pauvres ont tout à craindre d'une reprise de la guerre, de ses destructions et de ses souffrances, ils n'ont rien à espérer de la consolidation du pouvoir de Gbagbo - et pas seulement les travailleurs originaires du Nord ou du Burkina, victimes de la démagogie ethniste.

Depuis un an, le pouvoir a tendance à invoquer l'Etat de guerre pour expliquer la dégradation des conditions d'existence des classes pauvres - et à rendre responsables les seuls mutins et leurs inspirateurs. Mais même si la mutinerie était liquidée, les sacrifices imposés aux classes travailleuses ne profiteront qu'au régime, à ses profiteurs, aux barons du FPI et surtout, à la bourgeoisie, le grand patronat ivoirien, libanais ou français, qui pourront reprendre tranquillement leurs affaires abandonnées, exploiter à mort leurs travailleurs, s'enrichir en payant des salaires scandaleusement bas. Jusqu'à ce que la révolte vienne, pas celle d'une fraction de l'armée qui ne vaut pas mieux que l'autre, mais de l'immense peuple des travailleurs décidés à se battre pour ses droits légitimes et en premier, celui de vivre correctement de son travail.(Abidjan, le 26 août 2003)

Depuis que cet article est paru, le rapport des forces a clairement évolué en faveur de Gbagbo. II a profité de la trêve que lui ont procurée les accords de Marcoussis et le soutien de fait du gouvernement français pour se procurer du matériel militaire avec la complaisance, voire sans doute l'aide directe, des troupes françaises d'occupation. II s'est senti assez fort pour se livrer à plusieurs provocations rendant la présence des ministres issus des " Forces Nouvelles " invivable dans son gouvernement. C'est ainsi, par exemple, qu'il a démis de force les cadres que Guillaume Soro, officiellement ministre de la Communication, avait nommés à son ministère et à la tête de la radio-télévision ivoirienne. II s'est livré à des manoeuvres qui lui ont permis de nommer, le 12 septembre, des hommes à lui aux deux postes restés vacants depuis les accords de Marcoussis, deux postes-clés : ceux de ministre de la Défense et de ministre de la Sécurité.
Le langage de Gbagbo est devenu de plus en plus ouvertement guerrier. Dans un discours récent, il a affirmé que " les chefs de la rébellion ne maîtrisent plus les troupes qu'ils avaient sous leur contrôle... Mais nous allons finir avec ça, nous sommes en train de mettre au point des stratégies avec tous nos amis... 11 faut maintenant trouver le moyen de les bousculer (ces petites bandes armées) et, petit à petit, les faire partir. 11 faut sortir totalement les hommes armés, les pilleurs, les voleurs, les gangsters de la Côte d'Ivoire " (alors même que les représentants de ces pilleurs faisaient encore partie de son gouvernement).
Les ministres issus de la rébellion, qui se sentaient de moins en moins en sécurité à Abidjan et qui, de toute façon, n'avaient pas de prise sur leurs ministères, sont retournés à Bouaké. Leur chef de file, Guillaume Soro, évoque ouvertement la possibilité d'une scission définitive en affirmant que la zone du Nord " est parfaitement viable " économiquement et pourrait en tant qu'entité indépendante nouer des relations avec le Mali et avec le Burkina Faso. Mais, de la part des rebelles, ce sont surtout des mots. Le pourrissement de la situation favorise Gbagbo. Et il semble bien que, malgré ses démêlés avec lui, la France a choisi de miser sur Gbagbo tout en essayant de maintenir la fiction de la neutralité.
Or, les troupes françaises ont profité d'une tentative de cambriolage, par des éléments incontrôlés de l'armée rebelle, dans les locaux de la succursale de la Banque centrale des Etats de l'Afrique de l'Ouest (BCéAO) pour se déployer à Bouaké même. Cette intervention est d'ailleurs tout un symbole la préoccupation de l'armée française n'est pas de protéger les civils - les bandes armées rançonnent et assassinent dans les deux camps - mais de protéger les coffres-forts des banques et l'argent dés investisseurs. Le porte-parole de l'armée française a déclaré que cette intervention avait eu lieu sur la demande des " Forces Nouvelles ". Quand bien même cela serait, c'est un pas de plus dans l'intervention de l'armée française. Le 7 octobre enfin, un communiqué télévisé de l'armée ivoirienne a posé une série d'ultimatums aux " Forces Nouvelles ", assortis d'une conclusion affirmant que, si les ultimatums n'étaient pas suivis, " les FANCI (Forces armées nationales de la Côte-d'Ivoire) en tireraient toutes les conséquences et ne sauraient rester longtemps sans réaction face à la partition du territoire national, aux exactions subies par les populations prises en otage dans les zones occupées et aux différentes attaques de leurs positions ". Autant dire que c'est l'annonce d'une reprise proche de la guerre. Est-elle le prélude à un déploiement dans le nord de la Côte d'Ivoire ? L'Etat-major français en dément pour le moment la possibilité. Mais on sait ce que vaut ce genre de démenti.
Si, dans les semaines qui viennent, l'armée ivoirienne se sent la force de déclencher une offensive contre le Nord, il y a une forte probabilité qu'elle le fasse, non seulement avec l'accord tacite et l'autorisation de fait du gouvernement français, mais avec l'aide directe de l'armée française.