Côte d'Ivoire - Une "deuxième république" née dans la tricherie électorale et la violence ethniste

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Janvier 2001

Après un an marqué par deux coups d'Etat, l'un réussi, l'autre raté, une série de rebondissements politiques et de soubresauts populaires, la longue crise de succession ouverte après la mort de Houphouët-Boigny, en 1993, a trouvé, en apparence, une conclusion momentanée. En apparence seulement car, si Laurent Gbagbo est bel et bien installé au palais présidentiel, personne ne parierait sur la solidité de son pouvoir.

Par une curieuse ironie de l'histoire, alors que la guerre de succession avait opposé entre eux des caciques de l'ancien parti unique de Houphouët-Boigny, le PDCI, c'est l'homme qui a longtemps incarné l'opposition "respectable" au dictateur défunt qui a réussi à tirer les marrons du feu à son profit. Gbagbo est, en effet, le dirigeant de ce Front Populaire Ivoirien (FPI) fondé en 1990 qui, lors de l'introduction prudente du multipartisme en Côte d'Ivoire, était censé incarner l'opposition et, qui plus est, "de gauche". Il a toujours été et reste lié au Parti Socialiste en France. Cela n'a jamais empêché ce dernier, en tant que parti de gouvernement, de soutenir le chef d'Etat en place, successivement Houphouët-Boigny, Bédié et Guéi, réservant à Gbagbo le carton d'invitation aux congrès du Parti Socialiste.

Voilà qu'en la personne de Gbagbo, la raison d'Etat et les raisons de parti peuvent se confondre. D'autant plus facilement d'ailleurs que, même dans l'opposition, Gbagbo a toujours su se préserver de toute démagogie qui aurait pu le faire passer pour hostile aux intérêts de l'impérialisme français, qui sont importants en Côte d'Ivoire. L'alternance qu'incarne Gbagbo par rapport aux quarante ans de pouvoir du PDCI de Houphouët-Boigny est, du point de vue des intérêts français, un changement dans la continuité.

Il en va différemment du point de vue des masses populaires. Non pas que la politique de Gbagbo à leur égard soit différente de la politique menée par ses prédécesseurs. Mais les circonstances ne sont pas les mêmes et les tensions ethniques ont connu, au cours des mois passés, une aggravation si catastrophique qu'elles font passer tout le reste à l'arrière-plan.

Pendant les longues années où Gbagbo a été dans l'opposition, lui-même et son parti ont bénéficié d'une certaine sympathie de la part des masses populaires. Oh, Gbagbo s'est toujours gardé non seulement de faire des promesses mais même de s'adonner à des déclarations un tant soit peu radicales ou favorables aux classes laborieuses ! Mais il incarnait une opposition, et l'arbitraire du pouvoir PDCI à son égard, les arrestations de militants de son parti ou les siennes, des séjours en prison, les tricheries électorales lui ont valu une certaine sympathie.

Par ailleurs, le syndicat "Dignité", créé lui aussi lors de l'instauration du multipartisme, attirait tout naturellement les opposants au régime, dont les sympathisants du FPI. La tentative de créer des syndicats indépendants de l'ancienne centrale unique, l'UGTCI, s'est heurtée dans la plupart des entreprises à l'hostilité des patrons, habitués à ce que le syndicat soit une simple courroie de transmission du service du personnel. Parmi ceux qui étaient mis à la porte ou subirent la répression patronale de différentes manières, il y eut des sympathisants du FPI. La direction du FPI n'a jamais cherché à mener une action systématique vers les entreprises et n'a même pas aidé les militants engagés dans la création de syndicats Dignité à faire face aux difficultés. Néanmoins, les tentatives elles-mêmes et le fait que certains militants de Dignité en aient payé le prix, ont été inscrits parmi les travailleurs au crédit du FPI.

Mais, aujourd'hui, ce n'est pas cela qui marque la personnalité politique de Gbagbo, mais l'exaspération des sentiments ethnistes qui a accompagné son arrivée au pouvoir. Ce n'est pas que Gbagbo ait plus spéculé sur la démagogie ethniste que ceux des dirigeants houphouëtistes qui s'affrontaient pour le pouvoir à l'époque où lui-même passait au mieux pour un outsider. Mais il est complètement entré dans ce jeu, a repris à son compte la démagogie xénophobe et ethniste, dont les conséquences les plus sanglantes ont éclaté lors de sa prise de pouvoir.

La montée, provoquée d'en haut, des tensions entre ethnies

Sans revenir sur les sept ans qui ont séparé la fin de Houphouët-Boigny de l'arrivée au pouvoir de Gbagbo, rappelons que, dès la mort de Houphouët-Boigny, une guerre politique s'est ouverte entre son dauphin constitutionnel, le président de l'Assemblée nationale, Konan Bédié, et son ex-Premier ministre, Alassane Ouattara. Bédié étant soutenu par la majorité des notables du PDCI, Ouattara et son clan quittèrent l'ancien parti pour créer le RDR, rejoignant ainsi, dans l'opposition, le FPI de Gbagbo.

En butte tous les deux aux tracasseries policières et aux tricheries électorales du régime PDCI, les deux partis ont même formalisé, pendant un temps, un pacte entre eux, sous le nom de "Front républicain". Mais les deux chefs de file de l'opposition d'alors avaient déjà un lourd contentieux entre eux : Gbagbo gardait le souvenir de son arrestation au temps où Ouattara avait été le Premier ministre de Houphouët ; et Ouattara ne pouvait pas avoir oublié que Gbagbo avait été un des premiers à le traiter de "burkinabé" et "d'étranger", accusant même Houphouët d'être le "président des étrangers" pour l'avoir nommé Premier ministre.

Comme quoi, la démagogie xénophobe nauséabonde du pseudo "socialiste" Gbagbo remonte loin. Et même si, alliance tactique oblige, cette démagogie fut mise en sourdine au temps du Front républicain, Bédié savait qu'il aurait l'accord tacite de Gbagbo lorsque, peu avant l'élection présidentielle de 1995, il fit introduire dans la constitution une "clause d'ivoirité", exigeant que les candidats à l'élection présidentielle soient ivoiriens de naissance et de père et de mère eux-mêmes ivoiriens

Toute la caste politique a donc contribué, à des moments divers et sous des formes diverses, à propager, d'en haut, la xénophobie et l'ethnisme, dans ce pays où existent une soixantaine d'ethnies et 30 % d'immigrés burkinabés, guinéens, maliens, ghanéens, togolais, etc. dont beaucoup sont d'ethnies présentes en Côte d'Ivoire, préparant ainsi le cocktail qui allait exploser.

La résistible ascension du général Guéi

Lorsque le général Guéi prit le pouvoir, en chassant Bédié, il promit de "nettoyer la maison", c'est-à-dire mettre fin à la corruption, avant de rendre le pouvoir aux civils en organisant une élection présidentielle. Côté nettoyage, il ne fit évidemment rien. Mais, en revanche, comme tout général putschiste, il finit par considérer qu'à tout prendre, il était mieux placé qu'un civil quelconque pour occuper le palais présidentiel.

Il organisa tout de même l'élection présidentielle, le 22 octobre 2000, en prenant cependant la précaution d'écarter la majorité des candidats déclarés, en particulier Ouattara qui lui semblait le plus dangereux.

Avec le soutien de Gbagbo, il fit voter une nouvelle constitution qui aggravait encore la "clause d'ivoirité". La constitution fut entérinée par un référendum le 23 juillet 2000, d'autant plus largement que les principaux partis appelèrent tous à voter le texte y compris le RDR d'Ouattara , chacun espérant sans doute utiliser au mieux cet argument contre ses adversaires.

Mais le jeu des coalitions d'intérêts et le rapport des forces ont fait que c'est Outtara qui fit les frais de cette clause d'ivoirité.

Ouattara ainsi écarté de la course présidentielle ainsi que Bombet, ancien ministre de l'Intérieur de Konan Bédié, mais lui, il s'est vu opposer ses nombreuses affaires de corruption avérées , ne restait en lice aucun des grands caciques du régime Houphouët-Boigny. Guéi n'eut à affronter que l'éternel opposant, Gbagbo. Tâche qui semblait d'autant plus facile pour Guéi qu'il pouvait espérer que les notables du PDCI, faute de candidat à eux, voteraient et feraient voter pour lui plutôt que pour Gbagbo, le vieil adversaire de Houphouët-Boigny. Et, surtout, il savait que l'armée contrôlait les bureaux de vote et il pensait contrôler l'armée.

Eh bien, il avait tout faux ! La majorité des notables du PDCI n'avait pas envie de soutenir le général qui avait renversé Bédié, le président issu de leurs rangs. Restait que l'armée tenait, en effet, les bureaux de vote. Fort de cette certitude, le 24 octobre, deux jours après l'élection, Guéi se proclama vainqueur avec 52 % des suffrages exprimés et fit dissoudre la Commission nationale électorale. Puis, il alla plastronner à la télévision, en remerciant les Ivoiriens d'avoir voté pour lui.

Mais il avait sous-estimé le dégoût populaire pour le régime militaire. Les rues ont été prises d'assaut par des milliers et des milliers de manifestants en colère contre ce "hold-up électoral" en scandant "Gbagbo président !". Déjà, des colonnes entières de manifestants avaient pris le chemin du Plateau (le centre ville) pour manifester leur colère et faire pression sur le général Guéi.

Et Guéi n'allait pas tarder à se rendre compte que l'armée n'était pas unanime derrière lui.

Si certaines unités de l'armée, en particulier de la garde présidentielle, ont tiré sur la foule des manifestants et ont tenté de briser les manifestations par la violence, d'autres la plupart probablement sont restées dans une prudente expectative, malgré les appels en renfort lancés par Guéi et son entourage. Pis même pour Guéi, dans la nuit du 24 au 25 octobre, celle qui suivit le jour de son autoproclamation à la présidence, un officier général, Doué Mathias, alors numéro deux de la junte militaire, promu par la suite chef d'état-major, se désolidarisa de la tentative de putsch de Guéi et lança une unité de blindés contre le dépôt d'armes. Il y eut des échanges de tirs entre militaires et quelques victimes.

Manifestement, Gbagbo bénéficiait déjà alors du soutien d'une partie de la direction de l'armée. On peut supposer que celle-ci avait eu des assurances du côté de Paris, via au moins l'état-major des troupes françaises stationnées là-bas. L'unité de blindés alla en tout cas, le matin du 25 octobre, au bâtiment qui abrite la société éditrice des publications du FPI, puis, au quartier général de Gbagbo pour se faire acclamer. D'après le journal Notre Voie, les militaires de l'unité des blindés se seraient adressés aux journalistes et aux militants présents du FPI : "Demandez à la population de descendre massivement dans la rue pour nous permettre de parachever le travail que nous avons commencé".

Le ralliement de la gendarmerie, supérieurement armée, à la cause de Gbagbo dans la matinée du 25 octobre décida définitivement de l'issue. Exit donc Guéi !

La victoire de Gbagbo était-elle programmée par le gros de la direction de l'armée, avec la bénédiction de Paris, dès la tombée des premiers résultats de la présidentielle ? Voire avant, comme le suggère le journal du RDR qui parle de "coup d'Etat de Gbagbo" ? Est-ce le caractère massif des manifestations populaires qui a convaincu l'état-major dans son ensemble de ne pas risquer des affrontements avec la population, l'armée étant elle-même divisée ? L'armée s'est trouvée divisée en tout cas pendant au moins une journée. Par ailleurs, est-ce une simple coïncidence si le commandant de l'unité des blindés qui avait lancé l'attaque contre les troupes fidèles à Guéi, est un Bété, de la même ethnie donc que Gbagbo ? Ou est-ce le signe que les fissures qui se sont manifestées dans l'armée recoupent des appartenances ethniques ?

En tout cas, Gbagbo a sagement attendu le 25 octobre, c'est-à-dire que les brèches dans l'armée soient en gros colmatées, pour se proclamer président. Cela lui permettait de toute façon de ne pas tenir son pouvoir de la seule "mobilisation populaire" mais aussi de "l'action courageuse" de militaires ayant fait "le choix clair de la démocratie", comme devait le commenter par la suite le journal du FPI.

La répression ethnique du 26 octobre

Mais le sursaut populaire anti-Guéi n'eut même pas le temps de retomber qu'il était relayé, le jeudi 26 octobre, par des manifestations, organisées cette fois-ci par le RDR. Les manifestants demandaient, assez logiquement, une nouvelle élection présidentielle avec, cette fois, le droit pour Ouattara d'y participer.

Cette fois, les manifestants ont trouvé la police et la gendarmerie face à eux. Les forces de répression ne se sont pas contentées d'utiliser les matraques et les bombes lacrymogènes ; elles tirèrent à balles réelles. Les barricades hâtivement montées ne résistèrent pas longtemps. Une véritable chasse à l'homme se déclencha, où celles et ceux qui fuyaient les balles de l'armée tombaient sur les partisans du FPI et ceux du PDCI, unis cette fois contre les nordistes, les "Dioulas". De nombreux manifestants ont été tabassés jusqu'à ce que mort s'en suive. Le lynchage a pris un caractère ouvertement ethnique. Il faut noter, dans les infamies ethnistes commises ce jour-là, le rôle des gendarmes, responsables d'un massacre à Yopougon dont le charnier découvert a frappé l'opinion publique et, du côté des "civils" il serait plus juste de parler de bandes armées non-officielles , celui des étudiants du syndicat étudiant FESCI lié au FPI. Les bandes armées du FPI se comportèrent en supplétifs des gendarmes : tantôt ces derniers arrêtaient un manifestant ou présumé tel, simplement parce qu'il portait un boubou et le laissaient entre les mains des contre-manifestants civils pour l'achever, tantôt ce sont les gendarmes qui ont achevé des manifestants qui leur avaient été livrés par des "civils".

La répression, en tout cas, fut féroce, et le chiffre officiel de 170 morts est probablement très loin de la vérité. Peu importe de savoir si c'est Gbagbo qui a donné l'ordre à l'armée de réprimer les manifestants pro-RDR ou si ce qui est infiniment plus probable on ne lui a demandé que de contresigner ce que l'armée avait décidé. C'est là en tout cas, dans la répression sanglante, que s'est scellée l'alliance entre Gbagbo et l'armée.

Au lendemain des massacres, "Notre Voie", le journal du FPI, y alla de son commentaire : sous le titre "ADO ou la folie du désespoir" ADO étant les initiales d'Alassane Dramane Ouattara , l'article décrivait les partisans de Ouattara "blessant et tuant même quelquefois d'innocentes personnes". Et ce serait, selon ce journal, "face à cette agression barbare et lâche, (que) les citoyens se sont mobilisés" pour organiser "la riposte" (...). "Ainsi nombre de jeunes loubards ont-ils été lynchés par le public". "Au regard de tout ce qui précède", ajoute ce journal, "il ne fait aucun doute que Alassane Dramane Ouattara est responsable de tous les morts de la journée de jeudi dernier".

Ouattara et le RDR trouvant le gros de leur électorat parmi les populations originaires du nord du pays, qui sont très nombreuses dans la capitale, voire majoritaires dans certains quartiers populaires, la répression anti-RDR prit un caractère de répression contre tous ceux originaires du Nord. On les regroupe sous le nom de "Dioulas" ou de musulmans, bien que, d'une part, le mot "dioula" ne désigne pas une ethnie particulière mais le métier de petit marchand largement pratiqué par les originaires de certaines ethnies du Nord et que, d'autre part, les ethnies du Nord ne soient pas toutes de religion musulmane (les Sénoufos sont plutôt animistes).

Mais la répression est en train de forger une sorte d'identité commune nordiste. Il suffit d'être habillé à la façon d'une des ethnies du Nord, ou de porter un nom originaire de la région, ou d'aller à la mosquée, pour risquer sa vie au détour d'une rue à l'occasion d'un simple contrôle d'identité ou lors d'une simple altercation.

Et, triste ironie du sort : Ouattara qui, lorsqu'il était Premier ministre de Houphouët-Boigny, n'était pas plus tendre avec les opposants d'alors, notamment avec Gbagbo et le FPI, que ce dernier ne l'est aujourd'hui avec lui, est devenu une figure de proue de l'opposition à la politique répressive et ethniste. C'est paradoxalement aussi que cet homme, ce bourgeois pro-occidental, qui a passé l'essentiel de sa vie adulte à New York en tant que haut fonctionnaire du FMI et le reste en villégiature en France, soit soutenu par les mosquées et en passe de devenir le porte-drapeau des musulmans !

La nouvelle provocation des élections législatives

Depuis trois mois qu'il est au pouvoir, Gbagbo n'a pas cherché à atténuer les oppositions ethniques. Bien au contraire. Lors des élections législatives organisées un mois et demi après la présidentielle, il a laissé la Cour suprême écarter une deuxième fois Ouattara de la candidature, cette fois, à la députation. Cela ne pouvait passer que pour une provocation aux yeux de la population du Nord. D'autant que la Commission nationale électorale avait, dans un premier temps, donné son autorisation pour que Ouattara se présente. Et le détail qui rend encore plus provocante la décision de refuser à Ouattara le droit de se présenter à la députation sous prétexte que ses origines nationales seraient douteuses, est qu'il avait posé sa candidature dans une circonscription dont le député était jusqu'à présent son propre frère, issu des mêmes père et mère et qui a même été vice-président de l'Assemblée nationale !

Une nouvelle flambée de protestations a donc répondu à cette nouvelle provocation, entraînant la proclamation de l'état de siège et une nouvelle vague de répression qui a fait autant de morts que la précédente. Ces élections furent maintenues et eurent lieu, sous état de siège, le 10 décembre, malgré la décision du RDR de les boycotter. En raison du boycott actif, 28 sièges de députés, dont 27 dans le Nord, n'ont pas été pourvus. Plusieurs villes du Nord étaient en état de quasi-insurrection et, dans une au moins, les autorités centrales, sous-préfet en tête, ont été obligées de s'enfuir. Ce qui a amené les journaux favorables au FPI ou au PDCI et la télévision officielle à brandir le danger d'une sécession du Nord et à accuser Ouattara et ses partisans d'en préparer l'exécution, voire de viser le rattachement de la région au Burkina-Faso.

Ailleurs, les élections ont bien eu lieu, mais le taux de participation n'a été que de 33 %. Les affrontements de la semaine précédant les élections ont fait qu'Abidjan est restée calme le jour du scrutin, mais dans les quartiers pauvres, en majorité "nordistes" ou "étrangers", la participation a été plus faible encore que la moyenne nationale.

Le FPI obtint 96 élus contre 77 au PDCI, 7 élus appartenant à divers autres partis plus petits, les 17 restants étant des élus dits "indépendants". Ce qui ne va pas sans poser des problèmes à Gbagbo, car la plupart de ces "indépendants" sont en réalité des notables du PDCI qui ont fait le mauvais choix en misant sur Guéi, mais qui peuvent retourner au bercail. Aussi, Gbagbo n'est-il pas pressé de procéder à des élections partielles dans les circonscriptions boycottées le 10 décembre. Si le RDR continue sa politique de boycott, ces circonscriptions risquent de tomber entre les mains du PDCI et donc, de menacer de remettre en cause la majorité FPI à l'Assemblée.

Enfanté dans les trucages électoraux et dans la répression ethniste, le régime de Gbagbo n'en est pas moins considéré par la France comme un régime démocratique. Tout au plus, le ministre des Affaires étrangères Hubert Védrine s'est-il permis, au lendemain des législatives, cette critique dont on mesure la dureté : "La manière dont se sont déroulées les élections en Côte d'Ivoire n'a pas pleinement répondu à nos attentes". Et la diplomatie française continue à s'échiner, comme avant les législatives, à militer pour convaincre ses "partenaires européens" ou les Etats-Unis qui font mine de faire la fine bouche.

Le nouveau régime, en butte aux adversaires qu'il s'est donnés et sous la menace de ses alliés d'aujourd'hui

Gbagbo peut s'estimer content. Non seulement, il est installé dans le fauteuil présidentiel mais son parti, le FPI, dispose de la majorité relative dans la nouvelle Assemblée. Mais la consolidation de son régime ne dépend certes pas de l'Assemblée, mais du soutien de l'armée, elle-même taraudée par des oppositions ethniques et, au-delà, du soutien de l'impérialisme, au moins celui de l'impérialisme français, hautement intéressé par la stabilité dans un pays qui a été longtemps le fleuron de sa chasse gardée africaine.

Aujourd'hui encore, malgré la crise de l'économie, la Côte d'Ivoire reste un pays qui rapporte beaucoup pour quelques grands groupes français, genre Bouygues ou Bolloré, et reste un pays de cocagne pour nombre d'aventuriers de la bourgeoisie, petite et moyenne, française ou libanaise, installés en Afrique ou nouvellement arrivés pour "faire du CFA". Quelques jours à peine après les élections législatives, le Premier ministre de Gbagbo a reçu la visite d'Olivier Bouygues, directeur général du groupe du même nom, présent en Côte d'Ivoire dans le secteur de l'approvisionnement en eau, dans l'électricité, et bien sûr, dans le secteur du bâtiment et des travaux publics, propriétaire également d'une centrale thermique dans une banlieue industrielle d'Abidjan. Bouygues n'est évidemment pas venu pour discuter des conditions dans lesquelles se sont déroulées les législatives, mais du développement de ses affaires, notamment de la construction d'un troisième pont à Abidjan. "Nous sommes prêts à redémarrer le projet", a-t-il déclaré, en ajoutant en substance : à condition que vous nous garantissiez l'ordre et une certaine stabilité.

C'est, de la part du grand capital français présent en Afrique, à la fois une exigence et une promesse de soutien auprès des dirigeants politiques de Paris dont Gbagbo a tant besoin. Les caisses de l'Etat sont vides et sans l'argent de Paris, Gbagbo aurait du mal à payer même ses militaires. Ceux-ci prennent de plus en plus l'habitude de vivre sur la population, en rackettant sous divers prétextes. Mais ils n'admettent pas pour autant que leur solde ne soit pas payée ou soit payée en retard, comme cela se pratique dans la fonction publique. La mutinerie militaire qui avait débouché sur la chute de Bédié avait déjà pour arrière-plan des soldes non payées. Guéi à son tour, tout général qu'il est, a eu du mal à désamorcer un début de mutinerie. Gbagbo est bien plus mal placé que ses prédécesseurs pour contenir l'armée et même pour en préserver l'unité.

D'autant que, parallèlement à l'hostilité croissante du Nord contre le pouvoir central, des informations de plus en plus nombreuses circulent sur les agissements de Guéi qui, malgré sa réconciliation rapide, devant les caméras de télévision, avec Gbagbo, recruterait des hommes dans l'ouest du pays, région de son ethnie yakouba et qui jouxte le Libéria.

Rien ne dit non plus que la coalition de circonstance entre le FPI et le PDCI, unis contre le Nord, résiste aux frictions entre les clans politiques du PDCI, parti de feu Houphouët et de Bédié, s'appuyant surtout sur l'ethnie baoulé et plus généralement les ethnies akan, et les clans politiques du FPI de Gabgbo, lui même bété. L'accession à la mangeoire d'un nouveau contingent de notables FPI qui profitent de l'arrivée de Gbagbo à la présidence, ne pourra pas ne pas être perçue comme une menace par les notables du PDCI. Ces derniers ont monopolisé pendant trente ans les postes de députés, de maires, etc., sans parler des nombreuses hautes fonctions lucratives de l'Etat. Même le multipartisme, la scission du RDR et les quelques succès électoraux du FPI en ses débuts ont à peine entamé sa domination. Comment réagiront-ils à l'obligation de partager ? Etant donné la pourriture de la caste politique, et dans un contexte où la mangeoire rétrécit, la démagogie ethniste trouvera un terreau de plus en plus favorable. Et si aujourd'hui l'antagonisme qui domine la scène politique est celui entretenu entre le Sud et le Nord, il faut se souvenir que Houphouët s'appuyait traditionnellement sur une coalition entre notables baoulé, sa base, et des notables du Nord, avec une sourde démagogie anti-bété.

Si ce jeu ethniste n'a été pratiqué qu'en sourdine sous Houphouët, c'est à la fois parce que le pouvoir de celui-ci avait des bases assez solides pour qu'il n'ait pas eu besoin de s'adonner à une démagogie ethniste trop appuyée et parce que la dictature et le musellement de la presse ne permettaient pas l'expression ouverte des oppositions, pas plus celles à base ethniste que les autres.

En outre, la majeure partie du règne d'Houphouët à la tête de la Côte d'Ivoire indépendante s'est déroulée sous des auspices économiques favorables. Terre d'élection des capitaux français en direction de l'ancien empire colonial, la Côte d'Ivoire a, en outre, bénéficié du prix élevé du café et du cacao dont elle est la principale productrice sur le marché mondial. Aussi bien les capitaux français, qui s'investissaient dans l'industrie naissante ou dans les grands travaux publics liés à la transformation d'Abidjan de petite ville coloniale en mégapole régionale, que la petite bourgeoisie ivoirienne des planteurs avaient besoin de main-d'oeuvre. Cette main-d'oeuvre leur venait du Nord pauvre et cela ne suffisant pas, des pays voisins, principalement du Burkina. Le Sud était d'autant plus accueillant à l'égard aussi bien des migrants de l'intérieur qu'à l'égard des immigrés que cette immigration était une nécessité économique. Pendant longtemps, l'écrasante majorité des ouvriers agricoles des plantations et la majorité de ceux qui travaillaient sur les grands chantiers, voire dans nombre d'entreprises, étaient burkinabés ou nordistes. Cela n'a pas empêché sous Houphouët des campagnes anti-étrangers ponctuelles notamment contre les Dahoméens accusés à une époque d'occuper trop de postes supérieurs dans l'enseignement mais les besoins en travailleurs non qualifiés étant ce qu'ils étaient, personne ne songeait à les chasser. Houphouët leur accorda même quelque temps le droit de vote.

Mais ces temps sont finis. La situation économique se dégrade, l'effondrement des cours des produits d'exportation agricole chasse de plus en plus de paysans des campagnes, aggravant la concurrence entre travailleurs dans les villes, et la misère des masses populaires s'accroît . Dans ce contexte, la démagogie ethniste, aiguisée au début pour servir des ambitions personnelles rivales, revêt déjà et revêtira de plus en plus la fonction de canaliser et de détourner les mécontentements, les frustrations, les colères et de diviser, de dresser les unes contre les autres, diverses composantes de la population laborieuse.

Mais, sur cette question et sur les conséquences de cette situation dans les milieux populaires, nous laissons la parole au Pouvoir aux Travailleurs (PAT), organe de nos camarades de l'UATCI.

Editorial - Contre le poison ethniste, la conscience de classe des prolétaires

Ce que nombre d'entre nous ont vécu les 4 et 5 décembre est éloquent. Incontestablement, une étape supplémentaire a été franchie dans les affrontements inter-ethniques. Il est difficile de savoir s'il y a eu autant ou plus de morts que lors de la flambée ethniste du 26 octobre et ce ne sont pas les chiffres officiels qui éclaireront quiconque. Mais la nouvelle flambée s'est ajoutée à la précédente. Et surtout, les agressions à caractère ethnique se poursuivent, au jour le jour. Ici, c'est une altercation au marché qui se transforme en agression ethniste. Là, c'est un banal contrôle de police qui se termine par un assassinat, en raison du nom "musulman" du contrôlé. Ailleurs, des habitants d'une cour commune se voient signifier qu'ils sont indésirables et sommés de déguerpir sous 48 heures. Des groupes plus ou moins armés mais permanents se constituent dans certains quartiers avec pour volonté affichée de chasser tous les dioulas. Et les choses n'en restent pas aux paroles ordurières. Elles sont suivies d'actes, agressifs ou humiliants.
Les politiciens en concurrence pour le pouvoir ont réussi à entraîner une fraction de la population dans les affrontements inter-ethniques. Ceux qui agissent constituent pour le moment une minorité. Mais une minorité qui trouve un consensus plus large et en conséquence, est en train d'imposer sa loi dans bien des quartiers.
Nous avons toujours dénoncé dans ces colonnes l'évolution qui a conduit à la situation présente. Nous avons toujours souligné la responsabilité de ces politiciens, de Bédié à Gbagbo, en passant par Guéi ou Ouattara, même si ce dernier passe aujourd'hui pour victime. Mais ce n'est pas lui, prudemment retiré en France, qui paye le prix du sang. Ce sont ceux qui meurent dans la rue, dans des affrontements où ils n'ont rien à gagner. Et le fait que Gbagbo, lui, se prétend de gauche et se réclame du progressisme, ne rend sa politique que plus criminelle encore. Même encore dans l'opposition, il aurait pu s'opposer à la pourriture ethniste propagée d'en haut par la clique de Bédié, et à la démagogie sur "l'ivoirité". Non il a préféré reprendre à son compte l'une comme l'autre.
Arrivé à la présidence, grâce au sursaut des quartiers pauvres, il n'a pas profité de sa position pour tenter de désarmer la bombe ethniste. Non, il a choisi de jeter de l'huile sur le feu. Il s'est posé en partisan de la "réconciliation". Mais ce mot ne signifiait rien d'autre pour lui que sa rapide et honteuse réconciliation d'abord avec le général putschiste Guéi, devant les caméras de télévision, puis avec Bédié dont il vient de pardonner le pillage des caisses de l'Etat en abandonnant toute poursuite contre lui.
Pendant que ces hommes, là-haut, scellaient leur réconciliation, en pardonnant les infamies du passé pour justifier, par avance, les infamies de l'avenir, dans la rue, des pauvres s'affrontaient les uns contre les autres dans une lutte aussi sanglante que sans issue. Et Gbagbo de provoquer les affrontements en cautionnant la décision de la Cour suprême, en prêchant la fermeté à la télévision et pour couronner le tout, en lâchant les chiens dans l'arène, cette même armée qui a failli pourtant le priver de sa victoire électorale. Il sait pourtant que la gendarmerie, que les forces armées, au lieu d'être neutres, au lieu d'assurer "la paix civile" comme on prétend, constituent la pire des bandes ethnistes.
Nous n'avons aucune sympathie politique pour Alassane Ouattara qui, en tant qu'ancien Premier ministre, a été et reste un des principaux oppresseurs des classes laborieuses ; pas plus que nous n'avons de sympathie politique à l'égard du RDR, issu de l'ex-parti unique de la dictature, responsable à ce titre de bien des infamies du passé. En outre, si les bandes armées du FPI ont une responsabilité majeure dans le fait que les violences politiques ont pris un caractère ethniste, cette responsabilité est dans une large mesure partagée par les bandes armées du RDR qui sont restées sur le terrain de la vengeance ethnique.
Les Bédié, les Gbagbo, les Guéi, les Ouattara sont fabriqués du même bois, ils sont tout autant au service de la classe privilégiée riche les uns que les autres, même si des rivalités politiques les opposent, avec la peau et le sang des autres. Mais le fait que le secrétaire personnel d'Ouattara puisse être bastonné à mort, à l'occasion d'un simple contrôle de gendarmerie, simplement parce que son nom avait une consonance nordique, le fait que le fils de Henriette Diabaté ait pu être torturé impunément par des militaires, montrent le sort qui est réservé à ceux qui n'ont ni protection politique, ni richesse, pour peu qu'ils soient dioulas, sénoufos ou simplement du Nord.
Et au-delà des crapules politiques et de leurs cliques qui, pour conquérir le pouvoir, ont poussé le pays vers le feu et le sang, comment ne pas évoquer ces gens qui se proclament "l'élite" du pays, parce qu'ils ont fait des études, souvent dans des universités d'Occident, parce qu'ils sont aujourd'hui professeurs, universitaires, médecins, écrivains, journalistes, parce qu'ils ont de l'argent et prétendent avoir de la culture ?
Qui d'entre eux s'est élevé, avec la vigueur que cela méritait, contre la démagogie ethniste ? Qui d'entre eux a-t-on entendu dénoncer la barbarie qui montait ? Ne la sentaient-ils pas ? Comme s'il n'y avait pas eu, en guise d'avertissement, le Libéria, la Sierra Leone, ici, à deux pas !
Alors, il ne reste pour sauver la société de la ruine qui la menace que la classe ouvrière, que la population laborieuse qui a le plus à perdre dans ces affrontements ethniques. Le plus à perdre, parce que ce sont les quartiers populaires qui constituent le terrain de chasse pour les bandes ethniques. Le plus à perdre parce que, quelle que soit son ethnie, vivre dans la crainte de son voisin de cour commune, être obligé de se déplacer avec sa machette pour se défendre d'un autre, aussi pauvre que soi, n'est pas une vie. Le plus à perdre, parce que c'est dans les quartiers populaires qu'on a brûlé maisons, ateliers, étals de marchands. Et si les bandes ethnistes parvenaient à imposer leur dictature, elles le feraient sur les quartiers pauvres, pour les racketter au nom du combat contre l'ethnie adverse.
Et, par dessus tout, si les divisions introduites par les bandes ethnistes devenaient irréparables, si elles se généralisaient dans les usines, sur le dock, sur les chantiers, c'est l'ensemble de la classe ouvrière qui serait affaiblie, incapable de défendre ses intérêts matériels contre le grand patronat, contre les riches et contre le gouvernement.
L'irréparable n'est cependant pas encore commis. Dans les usines ou sur les chantiers, on continue à travailler côte à côte. On se parle et on se comprend, Ivoirien ou pas, dioula ou pas dioula. Il est encore possible de barrer la route aux idées ethnistes parmi les travailleurs. Il faut empêcher les bandes ethnistes d'imposer leur loi.
Il ne s'agit pas seulement de s'opposer à la barbarie qui monte par simple humanité ou parce qu'une évolution à la Libéria ou Sierra Leone serait dramatique pour l'écrasante majorité de la société bien qu'il s'agisse, aussi, de cela. Il s'agit de s'y opposer au nom des intérêts fondamentaux de la classe ouvrière.
Il faut que la classe ouvrière et, plus généralement, les classes laborieuses trouvent leur unité dans la lutte pour améliorer leur propre vie, pour sortir de la misère. Si les salaires sont bas dans ce pays, si nombre de travailleurs et leurs familles ne peuvent se permettre plus d'un repas dans la journée, s'ils en sont réduits à s'entasser dans des logements qui ne méritent pas ce nom, s'ils sont condamnés à mourir même de maladie qu'on sait guérir car ils n'ont pas de quoi se payer le médicament, si la plupart d'entre nous n'ont ni assurance chômage, ni assurance maladie, ce n'est tout de même pas la faute de travailleurs burkinabés, maliens ou togolais qui vivent encore plus mal ! Si les petits marchands gouros ou baoulés gagnent à peine de quoi survivre, ce n'est pas la faute des petits marchands dioulas !
Les véritables responsables sont ailleurs, du côté de ces patrons d'usine, de grands magasins, de grossistes du commerce de toutes nationalités, de toutes les ethnies qui s'enrichissent de façon scandaleuse, précisément en payant des salaires bas, précisément en volant les pauvres !
Ce n'est pas parce que le gouvernement humiliera les "dioulas" ou chassera les "étrangers" pauvres, que les salaires seront augmentés pour ceux qui ont un salaire ou qu'il y aura du travail, correctement payé, pour ceux qui sont aujourd'hui au chômage. Quant aux étrangers riches, les patrons et les banquiers français qui pourtant pillent le pays, les représentants des trusts américains ou japonais, les gros commerçants libanais qui volent les consommateurs, il n'est pas question pour le gouvernement d'y toucher.
Alors, si les travailleurs, si les pauvres veulent améliorer leur sort, ce n'est pas à leurs semblables d'une autre ethnie ou d'une autre nationalité qu'ils doivent s'en prendre. Ils doivent s'en prendre aux riches, à ceux dont la fortune de chacun pourrait permettre de vivre à plusieurs centaines de familles ouvrières. Il ne s'agit pas de s'en prendre à leur vie. Il s'agit de les obliger à augmenter les salaires des ouvriers, il s'agit de les obliger à laisser une marge plus grande aux petits marchands, il s'agit de les obliger à assurer aux petits paysans un revenu qui leur permette de vivre. Il s'agit de les obliger à s'enrichir un peu moins, à s'acheter moins de voitures de luxe, des villas moins luxueuses, à déposer moins d'argent sur leurs comptes bancaires en France ou ailleurs, pour que ceux qui travaillent puissent vivre un peu mieux.
Ne nous trompons pas d'ennemis. Nos ennemis ne sont pas nos frères, les travailleurs et les pauvres d'une autre ethnie ou d'une autre nationalité. Ce sont les riches, les grands bourgeois, les patrons et le gouvernement qui est à leur service. C'est contre eux qu'il faut orienter notre colère et notre énergie. Et en le faisant, au nom de nos revendications, au nom de notre droit à un salaire correct, à des logements décents, à une vie digne, nous nous retrouverons tout naturellement côte à côte dans le combat, avec tous ceux qui vivent la même vie que nous.
13 Décembre 2000