Les petits paysans victimes du grand capital

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Février 2000

Le vocable "agriculteur" a toujours recouvert une réalité sociale fort diverse, du petit, voire tout petit, exploitant jusqu'au véritable capitaliste des grandes exploitations céréalières, par exemple, qui ne possèdent en commun qu'un rapport particulier à la terre considérée comme moyen de production.

Parmi ce que les statisticiens appellent la "population agricole" figurent y compris les salariés agricoles. Ces ouvriers agricoles, qui ne possèdent rien d'autre que leur force de travail, appartiennent cependant de plein droit à la classe ouvrière et sont des prolétaires au même titre que ceux de l'industrie. Ils sont concentrés sur les plus grandes exploitations, c'est-à-dire, dans la France d'aujourd'hui, sur à peu près 5 % de l'ensemble des exploitations. En 1995, on comptait 141 000 salariés permanents (contre 335 000 en 1970), nombre en baisse parallèlement à la diminution du nombre d'exploitations agricoles et à l'évolution des techniques de production, mais aussi parallèlement à l'augmentation du nombre de salariés saisonniers. Permanents ou saisonniers, les ouvriers agricoles sont parmi les plus mal payés des ouvriers, avec un salaire moyen (y compris les primes) qui se situait, selon les données datant de 1991, à environ 20 % en dessous de celui du reste de la classe ouvrière. Il est peu probable que l'écart ait sensiblement diminué depuis. Les avantages en nature, destinés à compenser partiellement les bas salaires, comme la fourniture d'un logement et de la nourriture, se réduisent au fil des ans. En 1975, plus de 50 % des ouvriers permanents sur les exploitations étaient nourris et/ou logés, pourcentage tombé à moins de 20 % en 1994. Le nombre d'emplois saisonniers est lui aussi en baisse, du fait des progrès de la mécanisation de certaines cultures jusque-là peu mécanisées, comme la viticulture par exemple.

Cela dit, dans cet article, nous nous intéressons surtout à la petite bourgeoisie paysanne, diverse et encore très nombreuse.

Historiquement, le capitalisme est devenu le mode de production dominant en développant la production industrielle, et non la production agricole. Cela ne signifie pas que la paysannerie n'ait pas été concernée par les transformations capitalistes de l'économie. Bien des romans de Balzac décrivent combien, en France, les paysans étaient pétris de haine à l'égard de ces nouveaux riches qui avaient évincé et remplacé la vieille aristocratie terrienne, et combien de bonnes raisons ils avaient pour cela. Car les paysans ont été immédiatement subordonnés à la bourgeoisie des villes, avec ses notaires qui achetaient et vendaient les terres à prix d'or, ses financiers qui prêtaient à des taux usuraires alors que chaque paysan aspirait à posséder un bout de terrain bien à lui. Les campagnes ne sont pas restées à l'écart du développement de la société capitaliste et de ses bouleversements politiques, économiques et sociaux (sans parler ici de la façon dont l'agriculture des pays sous-développés a été intégrée dans l'économie capitaliste). Très vite, la petite propriété paysanne s'est trouvée prise en tenailles entre d'une part, les industriels détenant les biens (engrais, matériel agricole, etc.) indispensables à la production agricole et d'autre part, le marché capitaliste sans lequel l'agriculteur ne peut réaliser le produit de son travail.

Dès 1900, discutant du programme agraire de la social-démocratie allemande et décrivant la situation des paysans de l'époque, Karl Kautsky écrivait que, tant sur le plan politique que sur le plan économique, "c'est la grande industrie capitaliste qui règne et l'agriculture doit suivre ses ordres, s'adapter à ses besoins". Aujourd'hui, les agriculteurs petits et moyens continuent d'être dominés, sinon écrasés, en amont comme en aval de leur travail et de leur production, par les grosses sociétés de l'agroalimentaire, de la transformation, de la distribution, sans parler des banques. Il ne peut en être autrement dans la société du profit, même si la majorité des agriculteurs, vivant et travaillant sur de petites ou moyennes propriétés, ne subissent pas tous cette domination, cette exploitation, avec la même intensité.

Le cas de la France

La France est restée très longtemps un pays rural, dont la majorité de la population habitait les campagnes et vivait du travail de la terre ou de l'élevage. Au cours du 19e siècle, les gouvernements avaient toujours été très attentifs à s'attacher les votes paysans, traditionnellement conservateurs, votant à droite contre les villes où pouvait dominer l'influence ouvrière, l'influence des "partageux". Depuis la Commune de Paris, les gouvernements de la Troisième République avaient constamment poursuivi une politique protectionniste, soustrayant le paysan à la concurrence des produits étrangers. En 1906, les paysans représentaient encore 43 % de la population française totale. A côté des grandes exploitations agricoles, l'écrasante majorité de la population des campagnes cultivait la terre "comme autrefois", vivait misérablement et trimait dur pour un faible rendement sur des parcelles de plus en plus exiguës au fil des héritages et des partages successifs. Cette politique qui consistait surtout à intervenir le moins possible dans cette évolution a été incarnée pendant des années par Jules Méline, ministre de l'Agriculture à la fin du 19e siècle et au début du 20e.

Après la Première Guerre mondiale, le manque de main-d'oeuvre impulsa une première et très limitée demande de petites machines agricoles et d'engrais chimiques afin d'augmenter le rendement des terres. Mais, mises à part les grandes cultures du bassin parisien et du nord-est, exploitées en fermage, l'agriculture restait artisanale, marquée par le système de la polyculture pratiquée en même temps que l'élevage peu intensif, sur des exploitations de petite taille, morcelées, où la mécanisation était difficile, voire impossible.

Il fallut attendre la fin de la Seconde Guerre mondiale puis les débuts du Marché commun pour que l'agriculture change vraiment.

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, sous la direction des pouvoirs publics, un mouvement d'intégration de l'agriculture dans le système de production capitaliste s'amorça, puis s'accéléra, sous la pression de la nécessité d'une augmentation générale des rendements à l'hectare et par tête de bétail. La sélection des semences pour les céréales, l'amélioration génétique du cheptel bovin, l'utilisation des hybrides de maïs, venus des Etats-Unis, la culture des plantes fourragères et la pratique de méthodes modernes d'ensilage, la mise en oeuvre des engrais chimiques, insecticides et autres désherbants, les travaux de drainage, d'irrigation, d'assainissement, etc., furent désormais à l'ordre du jour. Pour réussir, la mécanisation de la production agricole devint indispensable et le premier Plan (dit "de modernisation et d'équipement"), établi au début de 1946, inscrivit l'industrie de la machine agricole parmi les six secteurs prioritaires de l'économie nationale. De là à permettre effectivement aux petits agriculteurs de bénéficier pleinement des modifications décidées, il y avait cependant un fossé. La modernisation préconisée par les pouvoirs publics exigeait des capitaux considérables et si l'Etat promit son aide, celle-ci alla d'abord aux industriels de la machine agricole. Pour ce qui était des besoins financiers de l'agriculture proprement dit, estimés pour les années 1947-1950 à environ 350 milliards de francs de l'époque, l'Etat prévoyait de n'en financer que 12 %, à côté des collectivités publiques (10 %) et des particuliers non agriculteurs (10 %), et entendait que le reste, 68 %, soit financé par les agriculteurs eux-mêmes, en évoquant l'"épargne paysanne", censée avoir été amassée dans les bas de laine au cours des années de guerre et d'occupation...

En fait, les agriculteurs furent dans l'incapacité de faire face aux exigences financières de la modernisation, et cette période fut également celle du début d'un exode rural sans précédent. En 1950, la mise en route d'une politique de remembrement des propriétés paysannes, allant de pair avec l'introduction large du tracteur, contribua à réduire le nombre des exploitations et des agriculteurs. En 1954, on recensait 9 528 000 personnes vivant en milieu rural dont 5 127 000 actifs. En 1962, elles n'étaient plus que 8 061 000 dont 3 841 000 actifs. En l'espace de huit ans, près d'un million et demi de personnes avaient quitté le monde paysan, un travailleur sur quatre avait abandonné la terre. Pour l'essentiel, il s'agissait de jeunes partant vers les centres industriels, séduits par la perspective d'une rémunération plus élevée, d'un mode de vie plus confortable et plus moderne, et cela dans une période de croissance économique générale, qui rendait possible leur intégration dans les villes.

Pour ceux qui restaient, la politique préconisée impliquait un capital important à investir dans les exploitations et donc, le plus souvent, un endettement lourd auprès du Crédit Agricole, dont les prêts à court et moyen terme se multipliaient. Parallèlement, le nombre de tracteurs sur les exploitations passait de 230 000 en 1954 à 680 000 en 1960, 950 000 en 1963... Les agriculteurs finançaient ainsi eux-mêmes la mécanisation accélérée des exploitations, réussissant à améliorer la productivité de leur travail mais permettant également la mainmise du capital sur l'agriculture. L'achat nécessaire de produits industriels, comme les engrais, les carburants, les aliments pour bétail et les machines agricoles permit à l'agriculture de se moderniser, ce qui était indispensable, mais accrut également sa dépendance vis-à-vis des industriels et des banquiers.

Les débuts du Marché commun, en 1957, ont donc coïncidé avec une politique favorisant le développement d'une industrie tournée vers l'agriculture, dont les grandes marques spécialisées étaient, par exemple, International Harvester pour les machines agricoles et Massey (qui fusionna avec) Fergusson pour les tracteurs. D'une économie encore largement domestique (en 1955, 40 % de la viande produite étaient consommés à la ferme), produisant pour un marché local ou national via une kyrielle de petits intermédiaires, l'agriculture s'adressait désormais à un marché élargi, dans des conditions de concurrence aggravée. L'Etat intervint par des lois d'orientation visant à protéger certaines catégories d'agriculteurs, tout en poursuivant un objectif d'intensification de la production et en favorisant la pénétration de l'industrie dans l'agriculture. Un puissant secteur capitaliste, intervenant en amont et en aval de la production agricole, commença à se constituer, trouvant la possibilité de drainer vers lui une partie importante de la valeur créée par les paysans. Depuis, le mouvement n'a pas cessé. Au contraire, il s'est accéléré jusqu'à la situation d'aujourd'hui, celle d'une agriculture entièrement dominée par de grands groupes industriels, de la chimie, de l'alimentation, du commerce.

Au début des années soixante, des mesures présentées comme des aides aux agriculteurs et appuyées sur des dispositions réglementaires, ont été prises. Elles concernaient l'intervention contre le cumul abusif des terres, la création des Sociétés d'aménagement foncier et d'établissement rural (Safer) devant éviter la spéculation foncière, des prêts à faible taux d'intérêt (parce qu'aidés par l'Etat) du Crédit Agricole, des aides financières au départ ou à l'installation, la prise en charge partielle par l'Etat de la protection sociale agricole, etc. Pour le matériel, une autre démarche visait sinon à diminuer le capital immobilisé du moins à le répartir. Sous l'impulsion du gouvernement, des groupements d'agriculteurs reçurent une forme juridique : GFA (Groupements fonciers agricoles), GAEC (Groupements agricoles d'exploitation en commun), CUMA (Coopératives d'utilisation du matériel agricole), etc., qui facilitèrent aux agriculteurs l'achat et l'exploitation en commun d'un certain type de gros matériel. Sous couvert d'aider à l'équipement des agriculteurs, le gouvernement permettait surtout au secteur capitaliste des grosses machines agricoles, tracteurs, moissonneuses-batteuses et autres, d'élargir ses débouchés. Ces groupements de producteurs n'eurent cependant qu'un développement limité si l'on considère qu'encore aujourd'hui ils ne concernent qu'une minorité des exploitations, même si celle-ci n'a pas cessé d'augmenter depuis une vingtaine d'années, passant d'un peu plus de 20 000 en 1970 à plus de 97 000 en 1995 (sur un total de 734 800 exploitations).

L'Etat a également orienté les productions et soutenu les prix, de façon différenciée selon les secteurs, avec la création d'organismes particuliers d'intervention, les "offices" : du lait (Onilait), de la viande, élevage et aviculture (Ofival), des fruits, légumes et horticulture (Oniflhor), des vins (Onivins). L'Office interprofessionnel des céréales (ONIC) avait succédé, quant à lui, dès 1940, à l'Office de blé (ONIB) créé en 1936.

Toutes ces mesures ont eu des résultats inégaux selon les secteurs et ont profité plus à certains qu'à d'autres. En fait, censée protéger les agriculteurs contre les aléas du marché et de la concurrence des autres pays (européens et autres), l'intervention de l'Etat n'a empêché ni les crises ni les soubresauts, conduisant à accentuer la différenciation au sein d'un monde agricole en recul numérique constant.

Il est possible de mesurer le chemin parcouru en ce sens à travers quelques chiffres.

En 1955, il existait en France 2 307 000 exploitations agricoles et la population agricole familiale, c'est-à-dire les chefs d'exploitation et les membres de leur famille, vivant ou travaillant sur ces exploitations, représentait 8 170 000 de personnes. En 1995, le nombre d'exploitations était descendu à 735 000 et les ménages agricoles ne totalisaient plus que 2 372 000 personnes. Ce mouvement à la baisse se poursuit (en 1996, le nombre d'exploitations était de 430 000 et l'Insee estime qu'à l'heure actuelle, environ 65 000 agriculteurs quittent encore chaque année la terre tandis qu'un tiers seulement de ceux qui prennent leur retraite sont remplacés) sans toutefois que la surface agricole utile (SAU) travaillée baisse dans les mêmes proportions. Tous les types de production sont concernés, les cultures mais aussi l'élevage sur sol (bovins, ovins, produits laitiers) et l'élevage hors sol (porcs, poulets, etc.).

Si l'on considère les productions végétales (céréales, arboriculture, maraîchage, etc.), en 1955, les petites exploitations, d'une superficie agricole utilisée ne dépassant pas 20 hectares, représentaient 79 % de la totalité des exploitations tandis que 4 % disposaient de 50 hectares et plus. En 1995, les exploitations ne dépassant pas 20 hectares ne représentaient plus que 49 % du total des exploitations tandis que 27 % disposaient de 50 hectares et plus. La taille moyenne des exploitations était passée, dans le même laps de temps, de 14 à 39 hectares. Et les exploitations petites (moins de 20 hectares) et moyennes (entre 20 et 50 hectares) sont pour l'essentiel (près de 60 %) des exploitations conjugales, familiales, voire individuelles, sans aucun salarié agricole à titre saisonnier ou permanent.

Avec cette concentration des exploitations agricoles, la mécanisation du travail a pu certes se développer. Sur les plus grandes d'entre elles, pour des cultures industrialisées, mais pas seulement. Inexistants en 1962, les tracteurs de plus de 55 chevaux représentaient, en 1995, les deux tiers du parc des exploitations. Cela signifie nécessairement un investissement important et souvent un endettement à long terme. Cette mécanisation nécessitée par l'évolution de la production agricole implique des charges d'équipement qui pèsent lourdement, fragilisant la situation de bien des familles, qui ne réussissent pas à vivre du seul travail de la terre. Et c'est le cas pour nombre d'entre elles. En 1995, dans 20 % des exploitations familiales, un membre du couple partageait son temps entre deux professions, la principale étant celle pratiquée à l'extérieur de l'exploitation, comme employée ou ouvrier le plus souvent. Dans les ménages, la part agricole représentait 72 % des revenus en 1970 mais seulement 58 % en 1988, situation qui n'a guère pu s'améliorer depuis.

Autre évolution sensible, celle qui conduit l'exploitation directe, par le paysan propriétaire, à reculer et le fermage à progresser. En 1963, 41 % des exploitations étaient louées par l'agriculteur qui mettait la terre en valeur ; en 1979, 49 % et en 1995, 63 %. Le faire-valoir direct recule partout en France, sauf en Aquitaine et dans le Midi-Pyrénées, tandis que la pratique du fermage est partout en progression. L'explication est à chercher du côté de la pression exercée par la grande agriculture industrialisée. Le fermage permet en effet aux agriculteurs d'agrandir leur exploitation sans immobiliser un capital trop important dans l'acquisition de la terre et de tenir, voire de s'enrichir, jusqu'à être en mesure d'acheter la terre. La rentabilité d'une exploitation exige des investissements de plus en plus lourds, un capital fixe très élevé. C'est évident en ce qui concerne les grandes cultures de céréales, d'oléagineux (tournesol, colza, soja) ou de betteraves industrielles, mais c'est également vrai pour la plupart des exploitations qui ne peuvent échapper au mouvement général de l'agriculture. Il faut s'équiper en matériel, acheter des bâtiments modernes, répondant à des normes précises (en particulier pour l'élevage hors sol), des animaux en nombre suffisant, de l'alimentation pour bétail, des engrais, etc.

Si le capital foncier nécessaire peut être moins important grâce au fermage et aux groupements de producteurs, c'est autant de disponibilités financières supplémentaires pour d'autres investissements, tout en permettant peut-être d'améliorer la rentabilité des exploitations.

Aujourd'hui, la petite propriété survit, comme la moyenne, à côté de la grande agriculture industrialisée. Mais c'est cette dernière qui dicte sa politique. Les exploitants petits et moyens se retrouvent sous la tutelle des sociétés commerciales, qui assurent le commerce de gros, ainsi que des centrales d'achat et des trusts de l'industrie agroalimentaire. Quant aux capitalistes de l'agriculture proprement dit, grands propriétaires, grands producteurs comme les céréaliers et betteraviers du bassin parisien, par exemple, ou les gros viticulteurs, ils disposent des moyens de peser sur les choix politiques des gouvernements, de l'Etat qui oeuvre en fonction de leurs intérêts et non des intérêts du petit peuple des campagnes. Pour tenir sur son exploitation, pour pouvoir vivre sur sa propriété, le paysan est contraint de gérer son exploitation comme une entreprise, d'investir dans les machines agricoles, de rénover les bâtiments, d'utiliser les progrès techniques et technologiques pour produire lait, fromage, viande, oeufs, fruits et légumes hors sol, etc. Mais à quel prix ! Car il revient à l'agriculteur lui-même de voir comment il réussira à réaliser son revenu. Pour y parvenir, il lui faut mener un labeur incessant, exploiter au maximum son propre travail et celui de toute sa famille, même pour les "moins petits" des petits qui exploitent également, régulièrement ou occasionnellement, quelques salariés, concentrer toutes les énergies vers l'objectif exclusif d'améliorer la rentabilité de l'exploitation (ce qui ne rime pas forcément avec l'amélioration de la qualité de sa production) en donnant lui-même et en obtenant de tous ceux qui l'entourent le maximum de travail afin ne serait-ce que se maintenir sur son exploitation. Cette activité est menée sans même savoir dans quelles conditions il pourra vendre sa production sur un marché qui lui échappe totalement.

Les producteurs face au marché : une situation de dépendance complète

Le capitalisme a pénétré toute l'économie agricole, l'a transformée et a fait des paysans (du moins de ceux qui n'ont pas tout simplement été contraints de quitter définitivement la terre) des exploitants qui ne peuvent avoir que l'illusion d'être indépendants. Pour vivre, ils doivent obligatoirement subir la loi d'un marché dont les grandes tendances sont marquées par les grands capitalistes de l'agroalimentaire, de l'industrie et de la finance, avec l'appui des gouvernants. La vente directe du producteur au consommateur est devenue marginale. Le producteur est entièrement dépendant du marché national, européen et mondial, sans aucun moyen de contrôle, sans rien maîtriser.

La Politique agricole commune (PAC), décidée dans le cadre du Traité de Rome de 1957, avait officiellement pour objectif de réglementer les échanges au sein de la Communauté européenne, de protéger les marchés européens de la concurrence extérieure, de les aider à l'exportation, de pratiquer une politique de soutien des prix. La constitution du Marché commun agricole a donc reculé en quelque sorte les frontières nationales jusqu'aux limites des pays constituant cette communauté et le protectionnisme a ainsi été élargi à l'ensemble des économies des Etats membres, selon des procédures et des réglementations compliquées, à l'issue de négociations sans cesse recommencées et de compromis toujours remis en cause, au gré des enjeux économiques mais aussi politiques de chaque Etat membre.

Cette Politique agricole commune fut révisée de nombreuses fois afin de répondre aux problèmes spécifiques qui se posèrent au fil des ans dans chaque branche de l'agriculture. Mais sur le fond, ni les besoins des consommateurs ni ceux des petits et moyens agriculteurs ne furent pris en considération et la PAC réglementa l'économie agricole afin de garantir la plus-value la plus élevée possible aux exploitations les plus importantes, ainsi qu'aux industriels de l'agroalimentaire. A partir de 1968, cela se traduisit par une politique d'encadrement de la production, par le stockage de l'offre qualifiée d'excédentaire quand elle risquait, en arrivant sur le marché, de faire chuter les prix, par l'instauration de plafonds, comme les quotas laitiers toujours en vigueur qui limitent la production de lait sur la base de celle de 1983, ou la fixation de quantités maximales de production de céréales, etc. En 1992, la PAC subit une révision draconnienne toujours dans ce sens, visant à contraindre les agriculteurs à réduire encore leur production. Cette politique malthusienne se traduisit alors par la baisse autoritaire des prix des céréales, des oléagineux et des protéagineux (pois, fèves, etc.), entièrement compensée par des aides directes à l'hectare, conditionnées par le gel d'une partie de la surface cultivable, transformée en jachère. En France, cette dernière a été multipliée par neuf entre 1990 et 1993, passant de 203 000 à 1 823 000 hectares de terres cultivables. Dans le domaine de l'élevage bovin, les prix d'intervention ont baissé régulièrement depuis 1993 et, pour compenser, les primes à la vache allaitante et aux bovins mâles ont été revalorisées. Les industries agroalimentaires ont pu alors se fournir à moindre coût, tandis qu'une part de plus en plus importante du revenu des agriculteurs était constituée par les subventions, aides compensatrices et autres primes, c'est-à-dire par des artifices.

Cette politique est contraire aux intérêts des populations, des consommateurs comme des producteurs. Car elle contribue à restreindre la production, alors que les besoins alimentaires sont loin d'être satisfaits, sans garantir aux agriculteurs un revenu satisfaisant. De plus, cette politique coûte cher au budget de l'Etat sans que les plus nécessiteux des agriculteurs en soient les principaux bénéficiaires. Selon les "Comptes de l'Agriculture en 1998" publiés par l'Insee, en 1999, la valeur des seules subventions dites "sur les produits" (aides compensatrices aux grandes cultures, prime à la vache allaitante, prime spéciale aux bovins mâles), s'est stabilisée à 40 milliards de francs. Mais elle avait bondi de 5 milliards en 1991 à 12 milliards en 1992, 26 en 1993, 32 en 1994, 39 en 1995. Ces millliards sont très inégalement répartis, les plus grandes exploitations se taillant la part du lion. Globalement, les encours publics à l'agriculture (en provenance des fonds européens et du budget de l'Etat français) pour 1998 sont estimés à près de 171 milliards de francs. Ils comprennent des dépenses d'enseignement et de recherche (11 milliards), de soutiens aux industries agroalimentaires (un peu plus d'un milliard), de fonctionnement de services du ministère de l'Agriculture (7,3 milliards), de protection sociale des agriculteurs et en particulier, des retraités (73 milliards), etc. Une fois toutes les sommes correspondant à ces postes déduites, la part qui revient directement aux exploitations agricoles s'éleverait à environ 74 milliards (dont 62 milliards d'origine européenne), comprenant les subventions sur les produits, les subventions d'exploitation (aide au gel des terres, indemnités pour handicap naturel, en montagne par exemple, etc.) et les aides à l'investissement ainsi que les frais de soutien des prix et des marchés. Même s'il est difficile de connaître exactement la façon dont ces concours se ventilent sur les différents postes et à quelles catégories sociales d'agriculteurs ils vont de préférence, on sait que plus de 32 (sur 74) milliards de francs d'aides diverses vont à 90 000 grandes exploitations céréalières et d'oléagineux. Un peu plus de 12 % des exploitations se partagent donc 43 % des aides...

Cette politique de subventions accompagnant les restrictions à la production agricole va de pair avec une accumulation de stocks considérables et coûteux, stérilisant une partie de la production alors qu'au niveau de la planète règne la pénurie. Mais le marché ne connaît que la population solvable et l'ensemble de ces dispositions a pour but de maintenir les prix et les profits des catégories les plus aisées des producteurs agricoles et des intervenants sur le marché de l'agroalimentaire.

Entre agriculteurs et consommateurs, des intermédiaires capitalistes

Lorsqu'ils ne sont pas contraints de restreindre artificiellement leur production, les petits et moyens agriculteurs en sont réduits à se débrouiller avec le marché, puisqu'il leur faut vendre, et parfois très rapidement. Ils se retrouvent alors à la merci des intermédiaires capitalistes qui sont indispensables pour transformer les produits paysans en marchandises disponibles pour les consommateurs.

C'est particulièrement sensible pour les productions comme celles de porcs et de volailles, dont les marchés ne sont pas réglementés par les pouvoirs publics, dans le cadre d'une "Organisation Commune des Marchés", une OCM, qui définit les prix, les mécanismes d'intervention, les modalités d'échanges avec des pays tiers, etc. Des exemples récents ont montré la façon dont les producteurs, soumis à des calculs à court terme, peuvent être victimes des fluctuations du marché.

Dans les régions de l'Ouest de la France (mais on pourrait aussi parler de la Lombardie, en Italie, qui subit les mêmes problèmes), les éleveurs de porcs ont été encouragés à une intensification de la production telle qu'aujourd'hui, les élevages hors sol de 1000 porcs représentent plus du tiers des exploitations. Ces porcheries exigent des investissements lourds, entraînant un endettement important. Les éleveurs se retrouvent aujourd'hui pieds et poings liés à leurs "partenaires", à la fois fournisseurs d'aliments pour les animaux, prestataires de services vétérinaires, intermédiaires pour la vente aux abattoirs dont ils sont parfois actionnaires. Après l'épidémie récente de peste porcine qui a accéléré la production de porc dans les pays épargnés comme la France, après les crises financières asiatique et russe entraînant l'arrêt des importations de viande de porc, le marché s'est trouvé incapable d'absorber la production porcine en maintenant les prix. Les cours se sont effondrés. De 10 à 11 francs le kilo en 1996 et 1997, le prix est descendu à 8 francs en 1998 et à 6 francs en 1999, alors que le coût de production moyen s'établit à 9 francs. Face à cela, tous les éleveurs ne peuvent résister et le ministère prévoit comme inévitable l'élimination des plus petites exploitations. En matière d'aides, les institutions européennes ont décidé de pratiquer les subventions aux sociétés privées de stockage. Pour le reste, un report du paiement des cotisations sociales, la prise en charge des intérêts de remboursement des emprunts devraient être consentis aux éleveurs, à condition que leur exploitation soit conforme à la réglementation européenne et soit viable économiquement ! Pour certains producteurs, cette "crise du porc" peut être surmontée. Pour d'autres, non. En revanche, leurs "partenaires" de l'agroalimentaire, par exemple les gros abattoirs comme Sabim, filiale de Casino, affichent un chiffre d'affaires de 2,4 milliards de francs annuels.

Les éleveurs de volailles eux aussi sont victimes des secousses actuelles du marché mondial. La concurrence des poulets brésiliens, la perte des marchés russe, allemand, anglais, les affaires de la dioxine et des farines animales assaisonnées de boues d'épuration pour alimenter les animaux, ont fait chuter brutalement les ventes. Les éleveurs subissent alors de plein fouet les conséquences d'une situation dont ils ne sont aucunement responsables. La sélection des volailles dont ils ont la charge de l'engraissement est effectuée la plupart du temps par quelques grandes firmes dont quatre se partagent 80 % du marché mondial, et l'alimentation provient de fabricants désignés. L'éleveur est intégré à une chaîne industrielle, dominée en France par des groupes comme Doux, Bourgoin ou Unicopa, et est devenu une sorte de sous-traitant qui ne domine pas son revenu. Et lorsque les volailles ne se vendent plus, ce ne sont pas ces groupes qui souffrent mais les agriculteurs dont la disparition de nombre d'entre eux est annoncée comme conséquence de la crise actuelle. "On élimine les plus faibles, les moins modernisés, les plus fatigués, ceux qui n'ont pas de successeurs. On fait le ménage. C'est ce qu'on a fait dans la sidérurgie et les chantiers navals", expliquait à ce propos le directeur de la Chambre régionale d'agriculture de Bretagne. Il aurait également pu préciser, comme autre conséquence sociale dramatique de ce "ménage", que dans les usines d'un groupe comme Doux, leader européen de la volaille, qui emploie en France 6 800 personnes à un travail ingrat et très mal payé, des centaines de femmes et d'hommes sont déjà, depuis de longs mois, en chômage partiel, voire en chômage tout court.

Quant à la chute du prix du lait payé aux producteurs, qui s'est poursuivie au cours de toute l'année 1999, elle est le résultat de la liberté dont disposent les laiteries. L'encadrement de la production laitière par les quotas institués en 1983 n'interdit pas la variation du prix du litre de lait, d'une année sur l'autre, de plus ou moins 4 centimes autour d'une valeur fixée à 2 francs. Le marché du lait est entièrement dominé par la politique commerciale des industries laitières. Elles imposent leurs conditions de collecte (et oeuvrent à se débarrasser des petits laitiers en refusant de fait le ramassage de leur production) et leurs prix. En cas de difficultés, les autorités interviennent pour subventionner le stockage du beurre et des poudres de lait, ou pour soutenir les exportations. Quant aux éleveurs, la Communauté européenne a prorogé jusqu'au 31 mars 2000 les quotas laitiers... et les difficultés et problèmes qui vont avec.

Pour arriver jusqu'aux consommateurs, la production agricole nécessite des transformations, un transport, une distribution. Après avoir été, en amont de leur propre travail, des clients des industries de l'agrochimie, de la recherche appliquée aux plantes et aux animaux pour obtenir de meilleurs rendements, des industries pharmaceutiques, d'alimentation pour le bétail, de construction de matériel agricole, d'installations, etc., pour écouler leur production les agriculteurs ont besoin, en aval, des intermédiaires que sont les capitalistes des diverses industries ou services de l'agroalimentaire : transformateurs (conditionneurs, conserveries, etc.), transporteurs, grossistes, distributeurs (grands réseaux commerciaux, supermarchés) et marchés d'intérêts nationaux où viennent s'approvisionner les commerces de détail. Les capitalistes qui règnent sur l'agriculture ne se sont pas développés en investissant directement dans les exploitations, mêmes les grandes exploitations agricoles. Le capitalisme s'est introduit dans l'agriculture jusqu'à la dominer entièrement, de A à Z, en se rendant maître des deux extrémités de la chaîne : le capital est à la fois le fournisseur obligé des agriculteurs et leur client incontournable. Il n'y a pas d'issue pour les agriculteurs entre les grands groupes des industries agroalimentaires et les géants commerciaux, spécialisés dans le commerce de gros. Les uns et les autres obtiennent une haute rentabilité des capitaux investis grâce à l'exploitation des travailleurs qu'ils embauchent mais également grâce à l'exploitation des agriculteurs.

Au total, plus de 4000 entreprises industrielles de la transformation ont été recensées, employant environ 350 000 salariés dans les industries du lait, de la viande, dans les usines de conserves, de plats cuisinés, de surgelés, dans les biscuiteries, etc. Beaucoup de petites et moyennes entreprises, employant moins de cinquante salariés existent dans ce secteur industriel qui est cependant dominé par quelques grands groupes capitalistes comme Perrier, Eridania Beghin-Say ou Danone, multinationales aux racines françaises. Danone a ainsi réalisé, en 1998, 63 % de son chiffre d'affaires sur le marché mondial. Les grandes coopératives, comme Lactalis (Besnier), devenues des sociétés capitalistes au même titre que les autres, restent très présentes dans l'industrie laitière (industrie très concentrée, dans laquelle 50 sociétés tiennent plus de 60 % du marché) où elles côtoient des groupes nationaux et internationaux comme Nestlé. Les éleveurs dépendent de ces groupes, leurs exploitations ne peuvent plus exister sans l'exploitation industrielle qui achète et transforme leur production afin de la rendre consommable. Cette évolution, qui intègre les agriculteurs à une chaîne de production industrielle, a commencé il y a longtemps. Kautsky citait pour exemple de la dépendance des paysans vis-à-vis des industriels de ce qui ne s'appelait pas encore l'agroalimentaire, Nestlé, qui possèdait en Suisse deux grandes usines de fabrication de lait condensé et une usine pour la fabrication de farine lactée. Pour cette dernière, 100 000 litres de lait étaient nécessaires chaque jour, produits par les 12 000 vaches de 180 villages, qui "ont perdu leur autonomie économique et sont devenus des sujets de la maison Nestlé". Il concluait : "là où elle ne conduit pas à la régression de la petite exploitation, l'industrialisation de l'agriculture resserre les liens qui enchaînent le petit agriculteur à la fabrique, seule acheteuse de ses produits, et fait entièrement de lui un serf du capital industriel selon les besoins duquel il doit exploiter la terre. " Aujourd'hui, Nestlé pratique à une bien plus vaste échelle qu'à l'époque de Kautsky, bien sûr, sans que, sur le fond, les choses aient changé autrement qu'en renforçant les liens de dépendance des agriculteurs à l'égard des industriels de la transformation.

A côté des grandes industries laitières, l'industrie de la viande est moins concentrée et reste pour les neuf dixièmes entre les mains d'entreprises plus petites ou de coopératives régionales encore très nombreuses. Mais c'est le dixième, avec des entreprises comme Bourgoin, qui donne le ton et pèse pour définir les prix, faire adopter les règles qui séviront sur le marché français, européen et international.

Et puis, en bout de chaîne et en contact direct avec les consommateurs, il y a tout le secteur de la distribution et de la grande distribution. La récente fusion entre Carrefour (auquel appartiennent les marques Continent, Champion, Shopi, Picard, etc.) et Promodès a souligné publiquement la puissance financière de ces grands réseaux et la façon dont ils peuvent imposer leurs prix et leurs marques. Le mouvement de concentration de la distribution n'est pas propre à la France. Il s'est effectué dans tous les pays industriels, en Europe comme aux Etats-Unis. Il s'est accompagné de la constitution de centrales d'achat géantes, qui achètent aux producteurs ou aux industriels transformateurs de façon très centralisée afin de revendre de façon très décentralisée, à travers une véritable toile d'araignée de supermarchés, hypermarchés mais aussi supérettes et autres commerces de proximité. Si transformateurs et distributeurs s'entendent pour imposer leurs conditions aux producteurs, cela ne les empêche pas de se livrer entre eux à une concurrence féroce, à une guerre économique sans merci, afin de s'assurer les profits les plus importants.

La distribution est un secteur dans lequel les grandes banques sont très présentes, avec par exemple la Société Générale pour Carrefour et la Banque Rothschild pour Promodès. Avant le rapprochement de ces deux sociétés, les grands groupes n'étaient que six à se partager le marché français de la distribution : Leclerc-System U (26 % des parts de marché), Opéra (Casino, Cora, Monoprix), Intermarché... Après le rapprochement Carrefour-Promodès, le nouveau groupe s'installe au premier rang avec 29 % des parts de marché. C'est dire combien la distribution des produits alimentaires est entre les mains de quelques capitalistes, dont le souci n'est évidemment pas d'assurer un revenu satisfaisant aux agriculteurs-producteurs et des produits à bas prix (et de bonne qualité) aux consommateurs.

De nombreux intermédiaires s'interposent ainsi entre les producteurs et les consommateurs, intermédiaires qui interviennent sur le marché français mais sont aussi des groupes de dimension européenne ou internationale. C'est particulièrement vrai pour les transformateurs. Le volailler Doux, par exemple, est le numéro Un sur les marchés français et européen mais il l'est aussi au Brésil. Le premier groupe agroalimentaire français, Danone, fabrique et vend des produits laitiers, des biscuits, des boissons dans le monde entier : en Europe, aux Etats-Unis, en Amérique latine, au Moyen Orient, en Asie. Et il le fait dans les pays d'Europe de l'Est, par exemple, en utilisant les mêmes réseaux de distribution qu'ici, ceux de Carrefour et Casino qui ouvrent de nombreuses grandes surfaces dans ces pays. En 1999, grâce à cette présence, Danone se taillait des parts de marché évoluant entre 15 et 35 % en Pologne, en Hongrie et en Tchéquie, pour les produits laitiers.

Dans le cadre de négociations comme celles de l'OMC (Organisation mondiale du commerce) autant que dans le cadre des négociations européennes ou nationales, il paraît impensable que les intérêts et les ambitions internationales de tels grands groupes puissent être bridés sous prétexte de respecter les intérêts des petits et moyens producteurs, français, européens ou autres.

Ce n'est pas l'internationalisation de l'économie qu'il faut combattre, mais le capitalisme

Pour les agriculteurs en butte à la politique des empires industriels et commerciaux capitalistes, dont le rayon d'intervention dépasse largement le seul marché local et européen, la "mondialisation" commence ici, en France. Le fameux fromage de Roquefort, par exemple, symbole de la production agricole et de la qualité française, paraît-il, est produit par une entreprise à l'origine française, certes, mais qui possède tous les traits d'un groupe aux ambitions mondiales. Le capital de la SA des Caves et producteurs réunis de Roquefort (Société des Caves) appartient pour 25 % à la société Sodagri, contrôlée par le Crédit Agricole et spécialisée dans les participations financières dans divers secteurs laitiers et sucriers de l'industrie agroalimentaire, et pour 70 % au groupe Besnier. La principale activité de ce dernier consiste dans la collecte et la transformation du lait. Ce groupe puissant réalise son chiffre d'affaires en bonne partie à l'étranger (10 milliards de francs sur 28 milliards, en 1997), où il possède 10 usines sur un total de 75 et emploie plus de 2 000 personnes sur un total d'environ 14 000 salariés. Parmi ses filiales, Besnier compte Sorrento Inc., fromagerie implantée aux Etats-Unis qu'il a rachetée au début de l'année 1999 pour 70 millions de dollars. On le voit, si les brebis produisant le lait à la base de la fabrication du Roquefort broutent bien les campagnes françaises, la production et la commercialisation du fromage en question sont contrôlées par un groupe capitaliste dont les profits se réalisent à l'échelle internationale. Et il n'y a pas de quoi s'en étonner. L'exportation de capitaux, l'internationalisation de l'économie capitaliste, la conquête de la planète transformée en un immense marché où s'affrontent dans une concurrence acharnée les groupes capitalistes à la recherche du meilleur profit à réaliser, forment un mouvement qui a commencé avec la révolution industrielle, dès le 19e siècle, s'est accéléré et poursuivi jusqu'à aujourd'hui au prix de deux guerres mondiales meurtrières et de multiples guerres aux quatre coins du monde. Et il est quand même cocasse qu'au nom de la lutte contre cette "mondialisation" et contre les décisions de l'économie la plus puissante aujourd'hui sur le marché mondial, à savoir l'économie américaine, des agriculteurs se soient mobilisés pour défendre la présence du groupe Besnier et de son Roquefort sur le marché des Etats-Unis.

En fait, à l'époque où l'ensemble du marché est dominé par quelques grands groupes capitalistes, les intérêts des petits agriculteurs sont incompatibles avec la course au profit (et la gabegie qui l'accompagne) que ces groupes mènent. Le système capitaliste dans son ensemble s'oppose aux intérêts des agriculteurs et à une organisation rationnelle de la production agricole, c'est-à-dire à une organisation qui vise à répondre aux besoins alimentaires de la population dans son ensemble.

C'est pourquoi il ne s'agit pas de s'élever contre la politique américaine au nom des intérêts des producteurs de l'Union européenne comme l'ont fait les dirigeants socialistes mais également le PCF à l'occasion des discussions dans le cadre de l'OMC. Après avoir dénoncé la constitution du Marché commun et de l'Union européenne, le PCF dénonce aujourd'hui la politique agricole américaine au nom de ce que seraient les intérêts de l'Union européenne et plus précisément, au nom des prétendus intérêts des agriculteurs français. Une telle politique, conduisant à défendre le protectionnisme, appuyée sur des raisonnements chauvins, va à l'encontre des intérêts des petits et moyens agriculteurs.

Dans le cadre de ce qui s'est discuté à Seattle, les aides et subventions versées par les gouvernements européens à leurs agriculteurs afin de compenser la chute des cours et de maintenir leurs revenus, ont été mises en cause. Selon les représentants agricoles français, les attaques américaines contre les aides pratiquées par l'Union européenne seraient irrecevables venant du gouvernement américain. Celui-ci subventionnerait plus encore ses agriculteurs que ne le font les Etats européens (ce dont bien des agriculteurs américains sont très loin d'être convaincus, d'ailleurs) et voudrait exporter librement vers l'Europe. Les montants consacrés par le gouvernement américain à soutenir l'agriculture s'élèveraient à 60 milliards de dollars d'aides et subventions diverses contre 40 milliards pour l'ensemble des quinze pays de l'Union européenne."Les agriculteurs américains sont statistiquement les plus aidés du monde puisque chaque exploitation reçoit en moyenne 9 500 dollars par an contre 5 500 dollars pour le fermier européen", expliquait le ministre de l'Agriculture français, à la veille du sommet de Seattle. Mais si les Européens ne procèdent pas de la même façon et à la même hauteur, c'est seulement parce qu'ils n'en ont pas les moyens.

S'il s'agissait d'aider les petits agriculteurs à vivre de leur travail, à éviter que l'effondrement des prix ne les ruine, une telle politique d'aide financière pourrait être admissible. Encore que compenser pour les paysans pauvres le manque à gagner, du fait des bas prix que leur imposent les capitalistes du commerce, c'est encore une façon indirecte de subventionner ces derniers. Mais il ne s'agit même pas de cela. Car les gouvernements évoquent l'aide aux petits agriculteurs en difficulté et, dans les faits, versent les plus importantes subventions aux gros agriculteurs, comme les céréaliers par exemple.

Derrière ce débat entre grandes puissances, sur les moyens que chacune met en oeuvre afin de protéger au mieux son marché tout en obtenant des garanties qu'elle pourra librement vendre sur les marchés des concurrents, il y a le fonctionnement aberrant non seulement de l'agriculture, aussi bien européenne qu'américaine, mais de la société, de l'organisation sociale dans son ensemble, entièrement tendu dans un seul sens : la recherche du profit maximum. Car ce n'est pas seulement le problème de l'agriculture qui est en jeu. Ce qui l'est, c'est fondamentalement la façon dont se réalisent la production et la répartition de toutes les richesses. Tout fonctionne selon les seuls besoins solvables, dans la seule perspective du profit réalisable. L'organisation de la production agricole mais plus largement l'ensemble de l'organisation sociale sont victimes de cette course au profit, synonyme de gâchis immense, d'anarchie et de gabegie, exprimés de façon particulièrement odieuse par ces stocks énormes de biens alimentaires qui, quand ils ne sont pas purement et simplement détruits, sont retirés de la vente pour maintenir les prix sur un marché solvable, pendant que la disette et la sous-alimentation sévissent sur les trois quarts du globe. C'est cela le capitalisme. Et c'est pourquoi, pour les agriculteurs, il n'y avait rien à attendre des discussions de Seattle, entre politiciens et brigands des grandes puissances, sinon quelques nouvelles mesures protectionnistes et aides inégalement distribuées.

La solution est ailleurs.

"Tant que le paysan reste un petit producteur "indépendant", il a besoin de crédit bon marché, de prix accessibles pour les machines agricoles et les engrais, de conditions favorables de transport, d'une organisation honnête d'écoulement des produits agricoles. Cependant, les banques, les trusts, les commerçants extorquent le paysan de tous côtés. Seuls, les paysans eux-mêmes peuvent réprimer ce pillage avec l'aide des ouvriers", écrivait Trotsky dans le Programme de Transition.

Dans leur lutte contre l'exploitation que l'Etat et les capitalistes de l'agroalimentaire imposent aux petits et moyens agriculteurs, ceux-ci doivent trouver la solidarité des travailleurs. Mais les petits paysans ceux qui ne vivent pas de l'exploitation auraient aussi intérêt à comprendre que, sur le terrain corporatiste, leur combat profite essentiellement aux gros exploitants. Chaque subvention arrachée à l'Etat ou aux institutions européennes représente un surplus de profit pour les capitalistes de l'agriculture et juste de quoi maintenir la tête hors de l'eau pour les plus petits. Et cela, sans parler des détournements d'aides, ni de ces gros agriculteurs dont les terres ne servent qu'accessoirement à produire autre chose que... des subventions.

Dans cette jungle qu'est la concurrence capitaliste, les couches inférieures de la paysannerie sont condamnées à l'auto-exploitation au profit du grand capital commercial et agroalimentaire tant qu'elles parviennent à survivre, ou à être broyées et poussées vers la prolétarisation, comme l'ont été tant de petits paysans dans le passé. Les luttes corporatistes ne sont pas à même de sortir les petits paysans de ce dilemme : elles ne font que transformer les petits paysans en fantassins pour le compte des gros agriculteurs, voire de ces capitalistes de l'agroalimentaire qui sont leurs ennemis directs. Et même le combat d'apparence plus radicale, plus politique, d'une organisation comme la Confédération paysanne n'offre en réalité pas d'autre perspective aux petits paysans que d'être, là encore, les fantassins d'un combat protectionniste. C'est, au mieux, du point de vue des paysans, un combat d'arrière-garde. Au pire, comme bien souvent dans le passé, les petits paysans auront tiré les marrons du feu pour d'autres.

Il serait, bien sûr, utopique de s'attendre à ce que la petite paysannerie rejoigne le combat politique du mouvement ouvrier pour le changement social, tant que le mouvement ouvrier est dominé par des partis réformistes qui ont eux-mêmes abandonné depuis longtemps ce combat. L'avenir est pourtant là.

22 décembre 1999