Corée du Sud - Du mythique "miracle économique" aux traditions de lutte de la classe ouvrière

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Mars 1997

Le 26 décembre 1996 a éclaté en Corée du Sud la première grève générale qu'ait connue ce pays depuis 1948. En réponse à un recul limité du gouvernement, les leaders syndicaux qui avaient pris l'initiative de ce mouvement, ont appelé à sa suspension le 18 janvier suivant, après 24 jours de grève.

Vu de France, il est bien entendu difficile de mesurer les gains réalisés par ce mouvement, sans même parler des conséquences qu'il peut avoir pour le moral et la capacité de combattre des travailleurs coréens. Mais en tout cas, on peut dire que cette grève aura infligé un démenti spectaculaire à tous les mythes et mensonges que les politiciens français ressassent depuis bien longtemps à propos de la Corée du Sud.

Car, à cette occasion, le prétendu "miracle économique" coréen est apparu sous son véritable jour, bien différent de celui sous lequel le montrent d'ordinaire les apôtres de la "mondialisation" et du libéralisme tous azimuts. Ceux-ci ont en effet maintes fois invoqué l'exemple coréen, et en particulier la croissance économique rapide de ce pays au cours des deux dernières décennies, comme preuve du dynamisme du marché capitaliste. A les entendre, le développement industriel de la Corée du Sud était à mettre au compte de l'ultra-libéralisme qu'ils prônaient.

Or, qu'est-ce qui a déclenché la grève générale de cet hiver ? Une loi anti-ouvrière, passée en catimini, et en toute illégalité d'ailleurs, par le parti au pouvoir, destinée à permettre à la bourgeoisie coréenne et à ses mandataires des grands pays impérialistes, d'augmenter leurs profits aux dépens de l'emploi et des conditions de travail de la classe ouvrière. Comment ? En lui imposant des mesures de "flexibilité" que le patronat français a déjà, pour une bonne part, mises en application. Preuve s'il en est que, contrairement à ce que l'on serine à la classe ouvrière française, ce n'est pas grâce à la flexibilité de sa main-d'oeuvre, ni à la dérégulation du travail, que l'économie coréenne a pu se développer comme elle l'a fait.

A cet égard, les prétextes invoqués par le président sud- coréen Kim Young-sam pour justifier cette loi, sont des plus significatifs. Voici ce qu'il expliquait, par exemple, lors d'une conférence de presse tenue le 7 janvier, en pleine grève générale : "Il y a un malentendu concernant les relations entre salariés et employeurs. La révision du code du travail n'avait d'autre but que de l'actualiser, pour le mettre au niveau de ceux des pays avancés. Depuis 43 ans, le code du travail est resté inchangé, alors que la taille de l'économie nationale a été multipliée par cent. C'est pourquoi il faut améliorer le code du travail pour l'aligner sur celui des pays avancés. Dans les conditions du repli économique actuel, travailleurs et entrepreneurs doivent être patients, même s'il peut arriver que la loi empiète sur leurs intérêts. Notre pays se trouve confronté quotidiennement à des conflits sociaux, alors qu'il n'existe pas un seul pays avancé au monde qui connaisse aujourd'hui une telle instabilité dans son climat social."

On croirait entendre Juppé au moment de la grève de l'hiver 1995-96 ! Les excuses sont les mêmes : l'"intérêt national" face à la menace de la concurrence étrangère, c'est-à-dire celui des capitalistes bien sûr ; la nécessité de "moderniser" en allégeant les règlements qui garantissent aux travailleurs un minimum de protection sociale, sous prétexte de s'adapter à un monde "en pleine évolution". En coréen ou en français, le langage des politiciens de la bourgeoisie manque singulièrement de variété. Il est fait des mêmes clichés et des mêmes mensonges. La seule différence, c'est que lorsque Kim Young-sam Sam invoque la concurrence des pays "avancés", c'est-à-dire des puissances impérialistes, Juppé et Chirac, eux, invoquent celle de la Corée !

Quant à cette classe ouvrière coréenne que le patronat français a si souvent donnée en exemple pour sa "docilité" face à un patronat tout-puissant, les images et les reportages présentés par la télévision française durant la grève générale ont montré ce qu'il en était réellement. On a pu voir une classe ouvrière puissante, dynamique, combative, déterminée et prête à en découdre dans la rue face à une police anti-émeute qui ressemble à s'y méprendre aux CRS de la bourgeoisie française.

Naissance à l'ombre de l'impérialisme

La Corée du Sud partage avec les autres pays que le jargon journalistique désigne sous le nom de "tigres asiatiques" - Taiwan, Hong Kong, Singapour et, dans une moindre mesure, la Malaisie - avant tout le fait d'avoir bénéficié d'un ensemble de circonstances exceptionnelles, et en particulier d'un statut privilégié vis-à-vis de l'impérialisme, qui lui ont permis de développer une industrie relativement importante, et dans un laps de temps relativement court.

Un traité américano-nippon signé en 1905 avait défini les zones d'influence respectives du Japon et des USA dans le sud-est asiatique. En échange de la faculté de pouvoir piller les Philippines en toute quiétude, les USA avaient laissé Taiwan au Japon, qui l'avait annexé dix ans auparavant, ainsi que la Corée et les confins maritimes de la Sibérie. Cinq ans plus tard, le Japon annexait également la Corée. Il en fit d'abord un grenier agricole, puis une sorte d'annexe à tout faire de l'industrie japonaise. De sorte que, lorsque l'impérialisme japonais s'écroula à la fin de la Seconde Guerre mondiale, il abandonna en Corée des installations modernes en matière de transports et d'électricité, une industrie relativement importante, allant du textile à l'armement en passant par la chimie et la construction mécanique, et un système bancaire complet. Sans doute, parce qu'elle avait été édifiée en fonction des besoins de l'économie japonaise, en particulier ceux de son économie de guerre, cette industrie ne formait pas un ensemble cohérent susceptible de faire de la Corée un pays industrialisé. Mais elle constituait néanmoins un embryon industriel significatif, et en tout cas rarissime dans le tiers-monde.

Inquiet de l'avance des troupes soviétiques dans le nord de la Corée, ce fut l'impérialisme américain qui décréta unilatéralement, un mois avant que le premier soldat américain mette le pied sur le sol coréen, que le pays serait divisé entre les deux zones d'occupation américaine et soviétique, le long du 38e parallèle. Staline obtempéra. En vertu de l'accord de capitulation, l'administration militaire japonaise resta en place en attendant les troupes américaines.

Pendant ce temps, l'écroulement de l'impérialisme japonais suscitait une vague de mobilisation dans la population. A peine sortis de la clandestinité, les divers courants nationalistes, alliés au Parti communiste coréen au sein des comités de préparation à l'indépendance de la Corée, s'efforçaient de créer dans chaque localité l'embryon d'un appareil d'Etat. Mais quand, forts de ce pouvoir de fait, les nationalistes se présentèrent à l'état-major américain en proposant leur collaboration, ils furent éconduits sans ménagement. Ces comités furent interdits et l'armée américaine porta au pouvoir le Parti démocratique coréen (KDP), un parti anti-communiste formé légalement durant l'occupation japonaise pour représenter les intérêts des classes possédantes coréennes. Néanmoins, la position du KDP était alors si faible que ses dirigeants avaient jugé plus sage de placer leur propre gouvernement provisoire sous la protection du dictateur anti-communiste Chiang Kai-shek, en Chine, par crainte des représailles de la population coréenne. Aussi les statèges de Washington placèrent-ils à la tête du nouveau régime un certain Syngman Rhee, l'un des rares politiciens anti- communistes à avoir choisi d'émigrer aux USA plutôt que de participer à la guerre dans le camp japonais. De son côté, le KDP subit un ravalement de façade hâtif pour prendre le pouvoir sous le nom de Parti libéral.

Ecartés du pouvoir et brutalement réprimés par l'armée américaine et ses auxiliaires coréens, les courants nationalistes et communistes contre-attaquèrent, en se servant des sympathies dont ils disposaient dans la population. Il s'ensuivit une sanglante guerre civile dans toute la zone d'occupation américaine, qui dura jusqu'en mars 1950. Trois mois plus tard, l'impérialisme américain prenait l'offensive contre la République populaire de Corée, l'ancienne zone d'occupation soviétique. Il en coûta trois ans de combats, trois millions de morts dans la population coréenne et un million du côté de la Chine, qui intervint dans le conflit contre les troupes impérialistes. De façon toute symbolique, le régime de Syngman Rhee ne signa jamais l'armistice du 27 juillet 1953 qui ramenait les troupes des deux camps pratiquement à leur point de départ, de part et d'autre du 38e parallèle.

Une économie où le libéralisme n'a jamais eu de place

Commença alors une longue succession de dictatures anti-communistes, plus ou moins sanglantes, à qui l'existence de la Corée du Nord servit d'épouvantail anti-communiste et de justification au maintien d'un état d'exception quasi permanent. Si ces régimes survécurent malgré leur impopularité, ce fut avant tout grâce à l'appui constant d'un impérialisme américain soucieux d'isoler le bloc soviétique par une ceinture de régimes hostiles.

Les dirigeants américains ne regardèrent pas à la dépense. On a calculé qu'au cours des trente années qui suivirent la fin de la Seconde Guerre mondiale, l'aide américaine à la Corée du Sud s'éleva à un montant presque équivalent au total de l'aide étrangère à l'ensemble du continent africain pendant la même période. Comparée à l'économie sud-coréenne elle-même, cette aide a représenté, par exemple, pour la décennie des années 1950, l'équivalent de plus de 80 % du montant total des importations du pays. Et, pendant toute la durée de la guerre du Vietnam, à la manne des subsides américains vint s'ajouter celle des commandes du corps expéditionnaire américain au Vietnam - au début des années soixante-dix, celles-ci représentaient à elles seules 20 % des exportations sud-coréennes.

C'est à partir de la fin de la guerre de Corée, que l'économie sud- coréenne commença à prendre son visage actuel. Laissé en possession d'une industrie sans propriétaires par les Japonais, le régime de Syngman Rhee s'en servit pour récompenser et consolider la loyauté de la couche de possédants qui constituaient sa clientèle politique. Les nouveaux industriels prospérèrent, non pas grâce à leurs propres investissements, car ils n'avaient guère de capitaux propres, mais grâce aux revenus de l'impôt et surtout aux subsides de l'impérialisme que la dictature leur redistribua largement. Une politique rigoureusement protectionniste les mit de surcroît à l'abri de la concurrence étrangère.

La chute de la dictature corrompue de Syngman Rhee, balayée par une vague de manifestations populaires en 1960, puis son remplacement l'année suivante par la dictature militaire du général Park Chung-hee, marqua un durcissement brutal de l'intervention étatique. Le nouveau régime nationalisa l'ensemble du système financier, des plus grandes banques à la plus petite compagnie d'assurance, pour en faire le bras séculier de son intervention dans l'économie (sur ce plan, d'ailleurs, la dictature de Park alla bien plus loin que les plus étatistes des pays occidentaux). Et le régime entreprit le développement d'une économie orientée vers l'exportation, dans le but d'attirer les capitaux et la clientèle des puissances impérialistes par des coûts de production réduits au minimum. Une brutale dévaluation de la monnaie coréenne (de 94 % en 1964), destinée à baisser artificiellement ses prix à l'exportation, ruina toute une partie de la population. Mais elle fit la fortune de la poignée de sociétés sélectionnées par Park pour constituer le fer de lance de la nouvelle industrie d'exportation - que l'on désigne sous le nom collectif de "chaebols".

Ce sont précisément ces chaebols, qui sont à l'origine de ces gigantesques conglomérats coréens dont les noms sont connus aujourd'hui dans le monde entier - Samsung, Hyundai, Lucky Goldstar, Daewoo, Kia, etc. Aujourd'hui, une dizaine de ces chaebols se partagent près des deux tiers des exportations coréennes, et une proportion comparable des profits réalisés dans le pays. Et comme il s'agit de sociétés familiales, on peut parler à leur propos non pas des "cent familles", mais des quinze ou vingt familles qui contrôlent l'essentiel de l'industrie sud-coréenne.

Mais si, en Corée, la presse respectable parle volontiers des débuts modestes de Samsung, en 1938, sous la forme d'une petite société d'import-export, la croissance phénoménale des chaebols ne doit pas grand-chose au "génie entrepreneurial" de leurs dirigeants.

Du début des années soixante à nos jours, les chaebols ont bénéficié année après année d'énormes apports financiers pratiquement gratuits. Les emprunts effectués (au taux du marché) par le régime ou par ses banques, essentiellement auprès des banques américaines, avant que le Japon prenne la première place dans les années soixante-dix, servirent à fournir aux chaebols des sources de capitaux frais quasi inépuisables, à des taux d'intérêt défiant toute concurrence, voire parfois à fonds perdus.

A tout cela vinrent s'ajouter les subventions directes de l'Etat. Celui-ci prit, dans les faits, en main la direction de l'économie, par l'intermédiaire d'un Bureau de la planification économique. Et il dirigea d'une main de fer tous les choix de développement faits par les chaebols. Moyennant quoi, il leur distribua largement ses subsides, prenant souvent entièrement à sa charge la construction des infrastructures nouvelles. Sur ce plan, les méthodes de gestion économique du dictateur anti-communiste Park ne furent pas bien différentes de celles employées à la même époque dans les Démocraties populaires.

L'exemple le plus spectaculaire de cette politique fut le programme de développement des industries lourdes de 1977-1979. Pendant deux ans, 80 % de tous les investissements de l'Etat y furent consacrés. Son financement fut assuré par un accroissement colossal de l'endettement de l'économie, celui de l'Etat comme celui des banques et des entreprises privées, mais également par le gel de tous les fonds de retraite et l'utilisation forcée d'une partie de l'épargne privée. C'est ce programme qui constitua la base des chantiers navals, aciéries, usines automobiles et autres raffineries que l'on présente aujourd'hui comme la preuve du passage de la Corée du Sud dans le club des pays industrialisés. Et pratiquement les seuls bénéficiaires en furent justement les plus grosses chaebols.

Et c'est ainsi que se développa le "miracle économique coréen", produit d'un détournement colossal des ressources de toute une population, et d'un endettement non moins colossal, au profit d'une poignée de grandes sociétés opérant pour l'essentiel en tant que sous-traitants des grands trusts occidentaux.

La classe ouvrière face aux dictatures

Quoi que puissent en dire les politiciens occidentaux, la classe ouvrière coréenne a derrière elle une longue tradition de luttes. Dès 1945, elle se trouva au premier rang de la lutte contre l'impérialisme américain et le régime qu'il avait mis en place. A l'époque le Conseil général des syndicats coréens (GCKTU), dirigé par les militants du Parti communiste, compta jusqu'à 550 000 membres au sud, nombre considérable compte tenu de la faiblesse numérique de la classe ouvrière d'alors. A trois reprises, entre 1946 et 1948, cette confédération organisa de puissantes grèves générales. Et ce fut seulement au prix d'une répression sanglante, qui fit des dizaines de milliers de victimes dans les rangs syndicalistes, que Syngman Rhee parvint à avoir raison du GCKTU, qu'il finit par interdire en 1948.

Syngman Rhee savait pourtant bien qu'il n'en avait pas fini avec la classe ouvrière, et il profita de la guerre de Corée pour se livrer à un véritable massacre dans ses rangs, sous l'oeil complice des dirigeants américains. Les autorités américaines estimèrent par exemple, à l'époque, que dans l'agglomération de Séoul, le plus important centre industriel du pays, la vague de répression de septembre 1950 fit à elle seule plus de 100 000 morts, dont une grande partie dans les quartiers pauvres.

C'est de cette époque que date la constitution de la Fédération coréenne des syndicats (FKTU), aujourd'hui encore la seule confédération légale en Corée du Sud, créée en 1946 pour faire pièce à la GCKTU et sur les indications des conseillers dépêchés par la centrale américaine AFL-CIO. Le régime ne cherchait d'ailleurs même pas à lui préserver une quelconque apparence d'indépendance puisque, peu de temps après sa création, la FKTU devint l'une des cinq composantes du Parti libéral de Syngman Rhee.

Mais malgré la guerre de Corée et la liquidation physique des militants communistes et syndicalistes, la résistance ouvrière continua à se faire sentir au début des années cinquante, par une série de grèves régionales dures, dans les mines, les docks et le textile, en particulier. C'est ce qui poussa sans doute le régime à tenter de donner à la FKTU l'apparence d'un véritable syndicat, afin de pouvoir s'en servir comme instrument de contrôle dans les usines. C'est cette tentative que refléta l'adoption d'un code du travail, en 1953, en partie toujours en vigueur aujourd'hui, qui établit un régime paternaliste dans les entreprises les plus importantes et y donna une place privilégiée aux représentants de la FKTU. Au lieu d'être un simple appendice du parti au pouvoir, la Fédération devint l'appendice d'un appareil de fonctionnaires de l'Etat dont la principale tâche était de veiller à l'ordre dans les usines.

Le rôle de l'Etat et celui de la FKTU furent encore renforcés dans les années soixante, sous le règne de Park Chung-Hee. Celui-ci développa l'administration de la main-d'oeuvre pour en faire une lourde bureaucratie chargée d'administrer un système compliqué de procédures d'arbitrage obligatoire en cas de conflit et de veiller à ce que les augmentations de salaires restent partout dans les limites autorisées par le gouvernement. Il renforça la position de la FKTU en lui assurant un monopole de fait dans les entreprises (par l'obligation pour les travailleurs de "choisir" un syndicat unique pour les représenter) et en instituant dans chaque grande entreprise un organisme paritaire direction-syndicat chargé de discuter des méthodes et des conditions de travail. Mais comme Park ne se faisait guère d'illusion quant aux capacités des caciques corrompus de la FKTU de contrôler ce qui se passait dans leurs syndicats locaux, il inscrivit également dans la loi la possibilité pour l'administration de la main-d'oeuvre d'invalider toute décision prise par une instance syndicale, tandis qu'un contrôle étroit de l'organisation et des adhérents de la FKTU était institué sous l'égide d'une sorte de police du travail.

Mais toute cette bureaucratie cauchemardesque se révéla incapable de contenir le mécontentement ouvrier bien longtemps. Avec le temps et la croissance économique, des centaines de milliers de jeunes ouvriers, qui n'avaient pas subi les défaites et la terreur des années cinquante, finirent par investir les usines dans les années soixante-dix. Et la fin brutale du régime de Park, qui fut abattu par le chef de sa propre police politique en 1979, ouvrit les vannes du mécontentement populaire. Les villes du pays se remplirent de manifestants déterminés à ne pas laisser l'armée rester au pouvoir. Et lorsqu'en mai 1980, un nouveau général, Chun Doo-hwan, prit le pouvoir, il déclencha une vague de protestation indignée, dont le point culminant fut le soulèvement de Kwangju, la deuxième ville du pays. Là, la population alla plus loin qu'ailleurs, s'arma en investissant les postes de police et les casernes et chassa l'armée de la ville. Les insurgés firent appel à l'arbitrage des USA. Mais loin de se laisser attendrir, les autorités américaines offrirent au niveau dictateur l'aide de leurs troupes. Une semaine après le début du soulèvement, une division de parachutistes coréens appuyés par une division de marines américains investit la ville. Ce fut un massacre sans nom : plus de deux mille morts et quinze mille blessés, alors que la plupart des habitants s'étaient laissés convaincre par leurs leaders d'abandonner leurs armes la veille de l'arrivée des troupes.

L'explosion ouvrière des années quatre-vingt

C'est dans le contexte mouvementé des années 1979-1981, marqué par une répression sanglante, que le régime se mit à redouter une explosion ouvrière, dont le soulèvement de Kwangju aurait bien pu être le signe avant-coureur. Il y avait quelques raisons à cela. Un peu partout des syndicats locaux surgissaient dans les usines, en opposition ouverte avec la FKTU. Des grèves éclataient ici et là, résultant invariablement dans la formation de nouveaux syndicats "indépendants", défiant ouvertement la politique de collaboration de la direction de la FKTU, tout en étant obligés de s'y affilier conformément à la loi.

Dans ce mouvement des syndicats indépendants, le rôle moteur semble avoir été joué par des jeunes, ouvriers et étudiants, organisés dans le cadre de groupes d'action sociale inspirés par l'exemple des prêtres- ouvriers en Europe ou encore par la "théologie de la libération" alors très en vogue dans certains pays du tiers-monde, en tout cas par des courants d'idées inspirés par la religion. Au cours des années quatre-vingt, nombre de ces jeunes militants, ouvriers ou "établis" dans les grandes usines du pays, jouèrent ainsi un rôle souvent décisif, en l'absence de tout courant politique plus radical sans doute, dans le renouvellement du mouvement syndical et dans les luttes sociales. Du même coup, en même temps que leur enthousiasme et leur dévouement, ils apportèrent au mouvement des syndicats indépendants les limites de leur propre perspective politique et sociale.

Quoi qu'il en soit, la réponse du nouveau dictateur au développement des syndicats indépendants ne tarda pas. L'une de ses premières mesures fut d'accentuer brutalement le caractère répressif de la législation ouvrière introduite sous Park. Les usines furent investies par des centaines d'agents de la police politique, qui s'employèrent à dépister les "agitateurs". Une "campagne de purification" fut lancée contre les "rebelles" de la FKTU qui furent jetés en prison par centaines. Et une disposition particulière de la loi interdit explicitement à quiconque n'était pas employé dans une entreprise d'adhérer et a fortiori d'occuper des postes de responsabilités dans les syndicats. Des milliers de syndicalistes licenciés pour leur activité militante se trouvèrent ainsi contraints à l'illégalité, ainsi que les nombreux étudiants qui venaient apporter leur aide aux syndicats indépendants.

En quelques années, la politique répressive du régime finit par porter ses fruits. A la fin 1984, les syndicats indépendants avaient pratiquement disparu. Et ce furent les travailleurs du rang qui reprirent l'offensive.

Le premier coup de semonce fut donné à Daewoo Motors, une filiale commune de Daewoo et de General Motors. En avril 1985, pour la première fois dans l'histoire des chaebols, jusque-là épargnées par les grèves, deux mille ouvriers désavouèrent leurs représentants syndicaux, désignèrent leurs propres représentants et occupèrent l'usine pour une augmentation de salaire de 18,7 % (le syndicat FKTU n'avait demandé que 5 %). Fait plus inhabituel encore, le président de Daewoo, effrayé par un conflit qui intervenait à un mauvais moment pour la compagnie, intervint en personne dans les négociations, ce dont il n'avait légalement pas le droit, et lâcha 10 % de rallonge aux grévistes, ce qui était tout aussi illégal, puisque supérieur aux limites gouvernementales. Enfin, pour couronner le tout, 300 ouvriers de l'usine, parmi les piliers du mouvement, avaient tout aussi illégalement décidé de constituer leur propre syndicat, hors de la FKTU.

Puis en juin, un conflit dans une petite usine de Daewoo, Daewoo Appareillage, dans le complexe industriel de Kurodong, dans la banlieue de Séoul, créa un autre précédent. Cette fois, la centaine d'ouvriers de l'usine se mirent en grève pour obtenir la libération de trois militants syndicaux emprisonnés pour deux ans après une grève illégale de 24 heures. La grève fut finalement vaincue, ce qui n'avait rien d'inhabituel. Mais le fait remarquable fut que cette grève provoqua une grève de solidarité dans neuf autres usines du complexe, de sorte qu'un millier d'ouvriers joignirent les cent grévistes initiaux pour faire face aux coups de la police pendant les dix jours de leur mouvement. C'était la première fois que l'on voyait une grève de solidarité depuis des décennies, tant le carcan légal qui les interdisait avait été efficace.

Ces événements, qui auraient pu passer inaperçus s'ils ne s'étaient pas déroulés dans des usines appartenant à une chaebol, qui plus est, pour la première, dans une usine prestigieuse d'automobile, eurent une répercussion considérable dans le pays. Ils annoncèrent un mouvement qui devait ne laisser aucune chaebol intacte et donner naissance à une nouvelle génération de syndicats, qu'on appela bientôt "démocratiques", en rupture ouverte avec la FKTU et la légalité.

Le facteur déclenchant de ce mouvement fut la promesse faite par Roh Tae-woo, le candidat officiel du dictateur en place aux élections présidentielles, d'abolir la plupart des lois répressives et d'exception en vigueur depuis quarante ans. Comme la suite le montra, il ne s'agissait que de pure démagogie. Mais le mécontentement était tel que cette déclaration, passée simultanément sur toutes les chaînes de télévision et de radio, fit l'effet d'un coup de tonnerre. Et la classe ouvrière prit l'aspirant-président au mot.

Deux semaines après la déclaration du présidentiable, la réaction en chaîne commençait à Ulsan, la ville de Hyundai. Là, le trust, qui n'avait jamais toléré le moindre syndicat, même aussi respectueux que la FKTU, employait 80 000 ouvriers dans douze usines, dont un quart dans l'automobile et un autre quart dans la construction navale. Toute la ville pratiquement appartenait à Hyundai. Et c'est là que des ouvriers d'une usine de moteurs décidèrent le 6 juillet 1987 de créer un syndicat, bientôt imités dans toutes les usines de la ville. Au bout d'un mois, face à des manifestations de plus en plus nombreuses, rassemblant jusqu'à 40 000 ouvriers précédés d'une nuée de camions, fenwicks et autre équipement lourd destiné à la police, la chaebol cédait, ou plutôt faisait mine de céder. Il fallut en fait vingt mois, une grève générale de 104 jours des 80 000 ouvriers d'Ulsan, des dizaines de manifestations gigantesques, des batailles rangées contre plusieurs milliers de policiers et une longue guérilla contre les hommes de la main de la Ligue des jeunesses anti-communistes recrutés par la direction, pour forcer Hyundai à reconnaître les syndicats démocratiques sur l'ensemble du complexe d'Ulsan.

Il y eut, pratiquement dans le même temps, des événements parallèles à Kojedo (Samsung et Daewoo) et Changwon (Goldstar et Hyundai). Puis le mouvement explosa dans toutes les directions. Mais Ulsan, fut, de toutes les grandes batailles de cette période, la plus dure et la plus longue. Ailleurs, le patronat préféra céder rapidement, surtout une fois que la force et la profondeur du mouvement furent devenues évidentes. Quatre mois après le début du mouvement de syndicalisation à Ulsan, on recensait déjà 3400 grèves dans le pays, sur les salaires, la reconnaissance syndicale, ou les deux, affectant tous les secteurs de l'économie, y compris les secteurs les plus "respectables", tels que les banques ou les hôpitaux. Un an après, on comptait déjà 2799 syndicats démocratiques, nombre qui devait dépasser les 7000 à la fin 1989.

Les syndicats démocratiques aujourd'hui

C'est de l'explosion des syndicats démocratiques de 1984-1989 que naquit en janvier 1990 le Congrès des syndicats coréens, le prédécesseur de la Confédération des syndicats coréens (KCTU), confédération illégale qui a dirigé la grève générale de décembre-janvier derniers.

Mais en 1990, il n'était pas même question de tolérer l'existence d'une deuxième centrale syndicale. Malgré ses promesses électorales, le président Roh Tae-woo eut tôt fait d'interdire la nouvelle centrale, sous prétexte qu'elle "mène un combat pernicieux basé sur une idéologie qui voit la lutte des classes comme un moyen d'émanciper le travail". Mais ce que le régime ne pouvait ou ne voulait pas tolérer, ce n'était pas le caractère prétendument communiste de la centrale, c'était le fait qu'il ne la contrôlait pas, alors que ses organisations occupaient une position largement majoritaire dans les chaebols.

Quoi qu'il en soit, la centrale "démocratique" se reconstitua rapidement sous un autre nom, regroupant encore plus de syndicats, pour finalement prendre sa forme actuelle en novembre 1994. Avec le temps, la guérilla légale avec le régime a pris d'autres formes. En mai 1992, l'actuel président Kim Young-sam, une personnalité connue de l'opposition à la dictature dans les années quatre-vingt, est venu au pouvoir sur un programme de libéralisation politique et économique, mais après avoir reçu l'investiture du parti du dictateur sortant, le Parti démocrate-libéral (aujourd'hui devenu Parti de la nouvelle Corée). Il n'est plus question désormais de forcer les syndicats démocratiques à passer dans l'illégalité, mais il n'est pas encore question de légaliser la centrale "démocratique" KCTU, puisqu'en effet l'une des dispositions de la loi anti-ouvrière du 26 décembre dernier repousse la légalisation de la KCTU au plan national à l'an 2000, et à l'an 2002 pour les sections d'entreprise. En revanche, la répression anti-syndicale reste une réalité quotidienne. En avril 1996, les dirigeants de la KCTU recensaient encore plus d'un millier de membres emprisonnés, la plupart pour participation ou incitation à une grève illégale.

D'un autre côté, la relative libéralisation politique actuelle peut n'être que de courte durée. Le fait qu'en annexe, en quelque sorte, à la réforme du code du travail du 26 décembre, le gouvernement ait fait passer une loi renforçant les pouvoirs déjà considérables de la police politique en est une indication.

Ce qui est sûr, c'est que la classe ouvrière coréenne est l'objet d'une offensive de la part de la bourgeoisie, et en premier lieu de la part des dirigeants patronaux des toutes-puissantes chaebols. Alors que les dirigeants des diverses organisations patronales regroupant le reste du patronat ont tenu à montrer durant la grève générale qu'ils s'efforçaient d'obtenir des accommodements de la part du régime, ceux des chaebols ont surtout jeté de l'huile sur le feu et joué la provocation, comme Hyundai en tentant un lock-out des ouvriers d'Hyundai Motors, à Ulsan.

Dans la réalité, bon nombre des mesures de flexibilité contenues dans le nouveau code du travail sont déjà en application depuis longtemps dans les chaebols : qu'il s'agisse de l'emploi d'un pool de "bouche-trous" qui n'ont aucune garantie d'un minimum d'heures de travail, pour remplacer les absents sans garantie de travail ; de l'emploi de travailleurs temporaires ; du recours aux briseurs de grève ou à la sous-traitance en cas de grève ; du non-paiement des majorations pour heures supplémentaires, au moins pour la proportion croissante de salariés précaires. Mais sans doute les chaebols préfèreraient-elles sortir de l'illégalité dans ces domaines, illégalité qui leur coûte chaque année une petite fortune en procédures légales. En revanche, elles tiennent sans doute plus aux procédures de licenciements économiques "en masse" prévues par cette loi, à la possibilité d'étendre la flexibilité des horaires de travail à l'ensemble des salariés, en allongeant de fait la durée hebdomadaire du travail en vigueur de 44 à 56 heures.

Cela fait en effet des années que la croissance économique de la Corée du Sud se ralentit. En soi, ce n'est sans doute pas illogique. Après tout, il est d'autant plus facile d'avoir une croissance rapide que la base laquelle on part est plus faible. Mais surtout, au moins dans certains domaines, l'industrie coréenne doit faire face à une concurrence accrue... de ses principaux commanditaires impérialistes. Ainsi, la presse économique a relevé qu'une part importante de la baisse des exportations coréennes en 1996 tient à la situation du marché des semi-conducteurs, qui représentaient l'année précédente 18 % de ses exportations. C'est que les prix internationaux des semi-conducteurs ont baissé de 70 % en 1996, en partie du fait d'une diminution de la demande mondiale et en partie du fait d'une politique plus offensive des géants américains et japonais. La même presse notait en revanche que la hausse des importations coréennes était due au besoin croissant du pays de renouveler un parc de machines vieillissant et à sa totale dépendance, dans ce domaine, vis-à-vis de ses principaux partenaires, et en particulier du Japon à qui la Corée a emprunté une grande partie des procédés de fabrication qu'elle utilise.

Ce sont là des difficultés qui, soit dit en passant, soulignent bien le fait que la Corée du Sud, malgré tous les mythes sur sa croissance économique, reste étroitement dépendante de ses commanditaires impérialistes. Que la politique commerciale de ceux-ci vienne à se faire plus agressive, comme c'est le cas aujourd'hui, la Corée ne peut qu'en être la première victime, en tant que sous-traitant. Mais il y a d'autres éléments qui viennent souligner la fragilité de l'économie coréenne. L'une des grosses chaebols, Hanbo, qui opère en particulier dans l'acier et l'industrie pharmaceutique, vient de s'écrouler de façon très spectaculaire sous le poids de ses dettes. A cette occasion, le scandale a porté sur les pots-de-vin considérables qu'aurait versés Hanbo à des personnalités politiques, dont un ministre, pour obtenir des prêts supplémentaires. Sans doute, mais c'est là justement la base de tout l'édifice des chaebols qui, depuis les années soixante-dix, vivent sur un endettement démesuré, dans une sorte de fuite en avant permanente, en tournant les contrôles gouvernementaux par le recours à la corruption. Si Hanbo s'est écroulé, d'autres pourraient bien le suivre si leurs profits venaient à diminuer, y compris parmi les plus gros.

C'est dire que l'enjeu pour les chaebols est sans doute considérable. Et qu'il faut s'attendre à une résistance féroce, à la mesure de leur férocité passée, à toute tentative de les priver des moyens de faire payer à la classe ouvrière le prix de leur survie.

Reste à savoir si, avec la KCTU, la classe ouvrière coréenne dispose d'une direction prête au moins à se battre et permettre aux travailleurs de tirer le parti maximum de leur volonté de lutte. Mais sur ce plan, on ne peut avoir que des doutes. Si les dirigeants de cette confédération, à l'opposé de ceux de la centrale officielle FKTU, ont montré qu'ils étaient prêts à s'appuyer sur la combativité ouvrière, en revanche leur perspective politique ne peut que désarmer les travailleurs. Car, à en juger en tout cas par leurs écrits, les dirigeants de la KCTU se placent sur le terrain d'une perspective de "démocratisation" du régime, telle que celle proposée par le leader de l'opposition, Kim Dae-jung, qui, s'il ne partage pas tous les choix politiques de son rival en place, n'en partage pas moins les choix sociaux. Quant aux appels lancés par la KCTU à des organismes internationaux tels que la Confédération internationale des syndicats libres ou l'Organisation internationale du travail, c'est-à- dire, en fin de compte, à des organismes qui sont des représentants patentés des intérêts de l'impérialisme, ce ne sont certes pas eux qui permettront aux travailleurs coréens de discerner leurs alliés potentiels de leurs vrais ennemis.

La classe ouvrière coréenne a donné maints exemples de sa capacité de combat et c'est ce qu'elle vient encore de faire cet hiver. Mais dans la véritable guerre de classe que ses ennemis lui livrent, il lui faudra une direction de classe pour mener son combat.