Bosnie - Les responsables du désastre... et ceux qui les ont cautionnés

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Septembre-Octobre 1996

Les élections générales du 14 septembre en Bosnie, d'où étaient censées, d'après l'accord de Dayton, sortir les institutions communes d'un Etat unitaire permettant la cohabitation des populations musulmane, serbe et croate, ont au contraire débouché sur la consécration de la division du pays en fiefs ennemis ethniquement homogénéisés par la force brutale. Ce fait n'a sûrement constitué une surprise pour aucun observateur ; pas plus que la victoire des partis nationalistes dont un tel partage était le but (but proclamé, pour ce qui est des dirigeants serbes de Pale comme des dirigeants croates d'Herceg-Bosna ; plus ou moins masqué par une couverture "bosniaque" de plus en plus trouée dans le cas du SDA d'Izetbegovic).

Mais ce résultat, consacré par les grandes puissances, n'en est pas moins un désastre pour les peuples et leur avenir. Et force est à la presse de le reconnaître, et même de souligner l'implication et la responsabilité des agences militaro-diplomatiques des grandes puissances occidentales présentes sur le terrain. Ce qui contraste pour une fois avec la satisfaction et le soulagement exprimés par les chefs d'Etat impérialistes, qui avaient voulu ces élections et les ont organisées.

Il faut pourtant constater que, même ce faisant, les commentateurs continuent de présenter, implicitement ou explicitement, ce qui se passe dans l'ex-Yougoslavie comme résultant d'un enchaînement inéluctable, fruit certes douloureux d'une espèce de fatalité entraînant les peuples. Clairement formulée, cette démarche signifie qu'ils font porter la responsabilité du drame à ces peuples, accusés d'être incapables de vivre ensemble (ils venaient pourtant de le faire pendant plus de quarante années...).

Les élections programmées par l'accord de Dayton procèdent d'une démarche analogue, seulement en plus cynique parce que ses promoteurs impérialistes ont plus de moyens. Car elles ont consacré le pouvoir des chefs de bande qui ont dépecé la Bosnie en leur permettant de se prétendre désormais "choisis" par leurs populations ; tout en procurant aux dirigeants occidentaux un alibi pour reconnaître ces chefs de bande comme représentants qualifiés de leurs peuples.

Mais les commentateurs de la presse ont, de leur côté, abondamment ressassé le thème selon lequel les élections étaient utiles, mais seulement prématurées ; il aurait fallu laisser le temps faire son ouvre pour que les peuples se réconcilient, etc. La démarche n'est guère plus innocente : derrière une affectation de désolation impuissante en face de la "triste réalité", ce sont les peuples encore qui sont mis en cause par les penseurs attitrés de la petite bourgeoisie.

Tout cela n'est évidemment pas nouveau. En a-t-on entendu des propos de salon, lu des chroniques de presse, sur la "fatalité", "l'attachement atavique des peuples des Balkans à la violence guerrière", leurs préjugés religieux, leurs "vieux démons", bref leur arriération, leur barbarie. Mitterrand avait son "explication" bien commode pour évacuer toute responsabilité de quelque classe dirigeante que ce fût : la guerre était due à la "résurgence d'antagonismes multiséculaires" et cette pseudo-explication a connu son succès, en dépit des dénégations de quelques historiens sérieux.

Mais ce sont là des sornettes intéressées. Car, tout de même, quelle autre politique a été offerte à ces peuples que les nationalismes exacerbés rivaux ? Ces politiques nationalistes ont été imposées aux peuples, qui ont été bien davantage des victimes et des otages que des acteurs volontaires dans la guerre déclenchée par les cliques politiciennes en mal de fiefs.

Depuis que la Yougoslavie est entrée en crise, au début des années 1980, seules des politiques nationalistes rivales ont été opposées les unes aux autres. C'étaient ces politiques qui avaient été reconnues pour légitimes, justifiées par les grandes puissances elles-mêmes, quand ces dernières ne les ont pas encouragées dans le cadre de leurs propres rivalités.

Les événements qui ont ensanglanté le pays ont été balisés par la seule politique des micro-nationalismes exacerbés. Il ne s'est pas trouvé de forces politiques pour militer en proposant concrètement une autre politique, défendant la perspective de la cohabitation fraternelle des peuples de l'ex-Yougoslavie, dans le respect de chacun d'eux.

Même à l'extérieur du pays, dans des conditions évidemment plus faciles, les courants politiques et intellectuels qui se sont déclarés hostiles à cette guerre ne sont jamais sortis du cadre ainsi balisé du nationalisme. Au mieux, on a entendu des mièvreries démocratico-libérales, voire des déclarations purement charitables. Mais l'écrasante majorité de l'intelligentsia européenne qui s'autoproclame volontiers "évoluée" et "civilisée" n'a fait qu'épouser la même logique que les chefs nationalistes ex-yougoslaves. Pire, se ranger avec armes et bagages dans le camp d'un des nationalismes, en se faisant le héraut du chef nationaliste choisi, a été le comble du courage politique.

Oh, c'est le camp du plus faible dans le rapport de forces qui a été généralement choisi, ce qui ne change rien au fond de la démarche. Mais cela a permis de draper ces prises de position dans les plis de causes plus nobles.

C'est ainsi que, lors des sécessions slovène et croate, les prises de position en faveur de l'ex- apparatchik devenu chef de guerre nationaliste Franjo Tudjman ont été parées du drapeau de la défense du "droit des peuples à disposer d'eux-mêmes" belle hypocrisie quand il ne s'agit, lorsque cette cause est invoquée par les dirigeants nationalistes, que de leur droit à disposer de leur peuple, et du même coup à opprimer les minorités nationales de leur territoire.

Et c'est ainsi qu'avec la guerre en Bosnie, la mode du soutien à Sarajevo a prévalu dans les mêmes milieux, procédant (quand elle ne s'est pas cantonnée à l'aide humanitaire) de la même logique d'un choix toujours sur le terrain du nationalisme, cette fois en faveur d'un Izetbegovic dont le nationalisme musulman n'était guère masqué par la couverture de la défense d'une "Bosnie multi-ethnique".

Et c'est ainsi, dans la logique de ces choix de classe, que la liste a été longue de ces intellectuels, artistes, célébrités, qui n'ont pas rougi de se retrouver à justifier une éventuelle intervention militaire des puissances impérialistes en Bosnie, contre les forces serbes, et même à la réclamer !

Se placer du point de vue de l'intérêt commun des différents peuples contre leurs oppresseurs et leurs bourreaux est apparemment une démarche totalement étrangère aux préoccupations de ces gens-là.

Il faut pourtant rappeler, même si cela a été occulté depuis et ce n'est pas un hasard , que lorsque les éléments de la crise yougoslave se sont noués au début et pendant les années 1980, c'est d'abord et avant tout par la montée des luttes ouvrières que cette crise a été marquée.

Les grèves, souvent massives, ont secoué la Yougoslavie, pauvre, endettée, menacée par ses créanciers impérialistes, en 1981-1982 et plus encore entre 1986 et 1989. Elles touchèrent tous les secteurs et toutes les républiques de la fédération. La classe ouvrière qui est alors entrée en scène, pour se défendre contre l'extension du chômage, la chute des salaires, la politique économique du gouvernement, cette classe ouvrière était la classe ouvrière yougoslave, pas spécialement serbe, ou croate, ou musulmane ou autre. En Serbie, en Croatie, en Slovénie, dans les villes et les mines du Kosovo, dans les centres industriels de Bosnie, il s'agissait d'une lutte de travailleurs qui avaient des liens entre eux à travers l'ensemble de la fédération, et qui de toute façon travaillaient souvent au coude à coude, toutes nationalités mêlées, dans les mêmes entreprises.

Le drame, c'est que ces combats sont restés sur ce terrain défensif. Face aux attaques menées par les couches privilégiées, apparatchiks et notables, dans le contexte de la stagnation économique mondiale particulièrement ressentie dans ce pays sous- développé qu'était la Yougoslavie, il aurait fallu que le prolétariat ait les moyens d'aller au-delà sur le terrain politique. La montée des luttes ne suffisait pas en elle-même. Car il est bien vite apparu que, dans leur avidité de pouvoir et devant la menace d'une explosion sociale, les classes dirigeantes dans les différentes républiques n'allaient pas hésiter à spéculer volontairement sur des rivalités nationales qu'elles ont délibérément fait resurgir. Dans cette situation, les intérêts non seulement de la classe ouvrière mais de l'ensemble des masses populaires commandaient une politique qui réponde aux besoins des masses, mais qui y réponde en même temps du point de vue des intérêts communs de tous les peuples de Yougoslavie.

Cependant, la seule affirmation de sentiments pan-yougoslaves ne suffisait pas dans le contexte. Il aurait fallu un programme face au chômage montant, face à la dégradation du niveau de vie des classes laborieuses. Il aurait fallu unifier, à l'échelle de l'ensemble de la fédération, au nom de ce programme non seulement la classe ouvrière mais, derrière elle, toutes les couches travailleuses.

Qu'une politique se plaçant du point de vue des intérêts communs des différents peuples yougo-slaves soit une chose possible et même réaliste, c'est ce que l'histoire de la Yougoslavie pendant la dernière guerre avait elle-même illustré ! Dans des circonstances certes différentes, et face à un autre type de problèmes, un leader qui était bien loin de se placer sur le terrain du prolétariat, Tito, s'est montré capable de se battre pour unifier, malgré tous les prétendus "atavismes", les différents peuples sous une même bannière. Et, pourtant, on ne peut certes pas prétendre que le contexte était plus favorable.

L'occupation et le dépeçage du pays par les armées de l'Allemagne nazie et de l'Italie fasciste, sans même parler de leurs alliés de moindre importance comme la Hongrie, et l'aspiration à s'en débarrasser, pouvaient constituer un facteur d'unification de l'ensemble des peuples de la Yougoslavie. Et en effet, c'est sur cette aspiration que s'est appuyé Tito au nom d'un nationalisme yougoslave. Cela avait les limites du nationalisme mais, au moins, cela avait forgé un sentiment d'identité d'intérêts entre ces différents peuples.

Mais ce processus n'avait rien d'automatique. Ce fut le résultat de luttes politico-militaires entre politiques opposées. Car les puissances occupantes cherchaient de leur côté à diviser les peuples en s'appuyant sur des chefs de guerre micro-nationalistes déjà et, dans le cas du Croate Ante Pavelic et de ses oustachis, non sans un certain écho. Les puissances opposées à l'Allemagne attisaient de leur côté le nationalisme serbe. Il ne faut pas oublier en outre que les principales puissances occupantes l'Allemagne et l'Italie étaient en même temps rivales et ne jouaient pas exactement le même jeu.

Mais malgré les difficultés du contexte, les peuples de la Yougoslavie avaient au moins le choix entre deux types de politiques opposées : celle défendue par Tito et celles, rivales mais complémentaires, des oustachis croates et des tchetniks serbes. Et les peuples ont choisi.

Malheureusement, déjà à l'époque, le choix n'était qu'entre deux niveaux de nationalisme. Et le titisme, qui a plus dissimulé les micro-nationalismes qu'il n'a assuré une véritable cohabitation fraternelle des peuples, porte sa part de responsabilité dans la situation actuelle. D'ailleurs la plupart des micro-nationalistes sortent des rangs du parti titiste.

Cependant, pendant une quarantaine d'années, les peuples yougoslaves ont tout de même vécu ensemble, avec ce que cela a pu engendrer de sentiments de fraternité.

Le fait est que, face aux problèmes surgis dans les années 1980, on n'a pas vu des forces se manifester prônant activement une politique de ce type. Les divers politiciens micro-nationalistes ont eu les mains d'autant plus libres que les membres des intelligentsias serbe, croate, etc., leur ont presque dans leur totalité emboîté le pas quand elles ne les ont pas précédés les uns en leur apportant leur appui militant, les autres plus passivement mais toujours sur le terrain du nationalisme serbe, croate ou autre. Au mieux, des petits noyaux ont exprimé leur point de vue en faveur du maintien de la Yougoslavie, mais en restant sur le plan des souhaits, pour ne pas dire de la bonne conscience, sans qu'on ait vu la cause de l'union fraternelle entre les peuples constituer l'axe d'un combat militant notable. On n'a pas vu, par exemple, des représentants de la petite bourgeoisie serbe exprimer concrètement leur solidarité auprès du peuple albanais du Kosovo en butte à la répression lancée par Milosevic au nom du "serbisme".

Ce n'est pas une question de courage physique individuel. C'est une question de choix politique, de courage intellectuel et moral si on veut, et cela signe une allégeance de classe.

Les masses populaires, quant à elles, et en particulier la classe ouvrière, étaient au rendez- vous. Mais elles étaient les seules. Dans les rangs de la petite bourgeoisie politisée et intellectuelle, nul n'avait semble-t-il rien à leur dire.

Cela dit, on ne peut certainement pas plus reprocher leur carence aux petits-bourgeois yougoslaves qu'à leurs compères d'Occident.

Mais nul ne peut dire que ce qui s'est passé était "fatal" et inéluctable, dès lors qu'il ne s'est pas trouvé des forces politiques pour militer en offrant d'autres perspectives que les populations auraient pu faire leurs.

Même depuis le déclenchement de la guerre, dans bien des secteurs de la population, surtout dans les villes, il y a eu des manifestations de résistance spontanée face à la volonté d'embrigadement guerrier et politique des diverses autorités nationalistes. Et on peut voir, avec l'exemple de la ville de Tuzla, que là où se sont trouvés des hommes et des femmes pour résister courageusement au nom du multi-ethnisme, ils ont connu des succès, certes limités et locaux mais qui, dans ce contexte, ont une signification. Ce simple fait, aujourd'hui, après plusieurs années de guerre, atteste à son échelle qu'une politique mettant en avant la communauté d'intérêts entre les peuples contre tous les chefs de guerre, aurait pu sans doute trouver un écho au sein des masses populaires.

Aujourd'hui encore, il n'est pas dit que les ressentiments inter-ethniques soient aussi violents, ou aussi unanimement répandus dans les populations, que ce que les dirigeants veulent faire croire. Il n'est pas certain que la majorité des peuples n'aspirent pas à retrouver des relations normales entre voisins, ne serait-ce qu'à pouvoir se déplacer librement à travers la Bosnie et l'ex-Yougoslavie sans tomber sans arrêt sur des frontières nouvelles gardées par des voyous en armes. Il n'est pas sûr qu'ils n'aspirent pas à être débarrassés de ces politiciens à la Karadzic qui ne sont qu'autant de bandits s'imposant par des méthodes ouvertement mafieuses (et c'est vrai aussi des cliques du SDA musulman comme du HDZ croate).

Mais, évidemment, une politique répondant à ces aspirations-là et leur ouvrant une voie vers l'avenir exigerait de rompre totalement avec le poison des nationalismes, quels qu'ils soient, avec leur commune logique de guerre et de "purification ethnique", et c'est bien là où le bât blesse pour les idéologues de la bourgeoisie et les bonnes âmes de la petite bourgeoisie, car une telle rupture signifierait se placer sur un autre terrain de classe que celui qui leur est naturel, c'est-à-dire sur celui du prolétariat.