L'Allemagne, après quatre ans de réunification : Une bonne affaire pour la bourgeoisie, une lourde ardoise pour les classes populaires

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Mai-Juin 1994

Le chancelier Kohl et une belle brochette de leaders d'organisations patronales ont fait sauter quelques bouchons de champagne à la foire de Hanovre. Ils ont arrosé la reprise annoncée par les rapports de printemps des instituts de conjoncture économique. Ou du moins les quelques signes qui indiquent que le Produit Intérieur Brut devrait connaître une croissance de 1,5 % en 1994, alors qu'il a accusé une baisse de 1,2 % en 1993, et que l'inflation pourrait se tasser un peu et passer de 4 % pour l'année 1993 à quelque 3 % pour 1994.

Bien sûr, il y a le contexte politique, en l'occurrence l'entrée dans une période d'élections à haute dose, européennes, régionales, municipales et surtout législatives générales en octobre prochain, qui rend les statistiques sur lesquelles s'appuie Kohl plus optimistes que celles sur lesquelles s'appuie le leader de l'opposition social-démocrate, Scharping. Au vu des mêmes chiffres, le premier dit "Bravo" tandis que le second dit "Bof"... Pour eux, il en va non pas de quelques pourcentages de croissance, mais de quelques points aux élections dont l'enjeu est, entre autres, le poste de chancelier.

Mais par-delà les couleurs politiques, l'unanimité se fait en revanche dans les milieux bourgeois pour annoncer aux travailleurs et aux classes populaires que la fin de la récession, si elle se confirme, ne signifie ni que la situation de l'emploi puisse connaître un début d'amélioration avant deux ans, ni que les salaires puissent regagner du terrain par rapport au coût de la vie.

1993 a connu le plus fort taux de chômage de l'histoire de la République fédérale allemande

Selon les statistiques officielles, le chômage en Allemagne a atteint depuis janvier 1994 la barre des 4 millions et se maintient depuis autour de ce chiffre, avec environ 2,7 millions de chômeurs dans les anciens Länder de l'Ouest et 1,3 million dans les nouveaux Länder de l'Est. Ce qui signifie des taux de chômage très différents, de 8,5 % à l'Ouest, contre 17 % à l'Est.

Tout le monde s'accorde à dire que le nombre réel de chômeurs est supérieur et frise probablement les 6 millions. Certaines études publiées dans la grande presse affirment même qu'il y en aurait 8 millions dans le pays. Car il faudrait ajouter aux statistiques officielles les 910 000 Kurzarbeiter ou travailleurs en chômage partiel, les 370 000 "ABM" ou équivalents de nos anciens TUC (Travaux d'Utilité Collective), les 670 000 travailleurs en formation, les 625 000 mis en retraite anticipée selon leur volonté ou contre, et quelque 2 millions de personnes qui aimeraient gagner leur vie si on leur en donnait l'occasion.

Signe de la nette dégradation de la situation en 1993 : le nombre de chômeurs de longue durée a fait un bond et atteint presque un million de personnes. Selon une étude de la DGB, la grande centrale syndicale allemande, le nombre des chômeurs qui cherchent vainement du travail depuis un an a grimpé de 43 % dans l'Allemagne de l'Ouest, et de 31 % dans l'Allemagne de l'Est. A l'Ouest, il y a 594 000 chômeurs de longue durée, dont 261 000 depuis au moins deux ans. A l'Est, il y en a 356 000 (dont 75 % de femmes) et dont 116 000 depuis au moins deux ans.

En Allemagne comme en France, la dégradation de la situation est visible dans les grandes villes où s'installe une nouvelle pauvreté. D'autant plus que, depuis la chute du mur et l'ouverture des frontières à l'Est, l'Allemagne de l'Ouest a vu arriver près d'un million de personnes sur son sol, chacune des trois premières années de la réunification (bien plus que la France n'a absorbé de "pieds-noirs" après la guerre d'Algérie), et que ses villes se sont gonflées d'une population en moyenne plus pauvre.

Du côté bourgeois, par contre, on n'a pas d'états d'âme et on fabrique à tour de bras des chômeurs. 1993 a vu une vague de licenciements sans précédent, qui a supprimé 600 000 emplois dans les entreprises d'Allemagne de l'Ouest. La suppression d'encore 500 000 postes de travail est d'ores et déjà programmée pour 1994. Tous les grands trusts ont procédé à des suppressions d'emplois par milliers et dizaines de milliers. Le plus gros trust du pays pour ne citer que lui, Daimler-Benz, n'a pas fait dans la dentelle. En moins de trois ans, il a supprimé 70 000 emplois, soit la population d'une ville comme Constance, souligne un grand quotidien bien bourgeois, le Frankfurter Allgemeine Zeitung. Le même qui déplore par ailleurs que "la montée du chômage n'a pas eu d'effet modérateur notable sur les exigences syndicales lors des conventions collectives... le chômage n'a plus de nos jours le même effet de déclassement et de démoralisation qu'il a eu dans le passé ; les chômeurs ne s'en sortent pas trop mal du point de vue de leurs revenus..."

Mais la grande bourgeoisie n'est pas inquiète. Chez ces gens-là, on ne s'inquiète pas, comme dirait l'autre, on compte ! On compte son chiffre d'affaires, on compte ses gains avant et après impôts, ses dividendes et on en conclut immanquablement que les coûts salariaux sont trop élevés. On cherche à les comprimer alors, des deux façons possible. En supprimant des emplois, comme annoncent qu'ils vont encore le faire en 1994, malgré les signes de reprise, Bayer, IBM-Allemagne, Siemens et d'autres. Et en réduisant les salaires. Hans Joachim Gottschol, président de l'association patronale de la métallurgie, Gesamtmetall, déclarait tout récemment qu'il était "nécessaire que les patrons soient encore déchargés d'au moins 10 à 15 % des frais salariaux".

Ces deux volets de la même politique ne vont pas l'un sans l'autre. L'exemple le plus frappant - et qui est devenu un "modèle" pour les bourgeois - étant celui de Volkswagen qui a licencié puis utilisé la menace de nouveaux licenciements pour réduire de quelque 15 % le salaire de ceux qui travaillent. Sans réduction aucune de la production.

Volkswagen, ou un "modèle" pour les patrons

Au cours des années quatre-vingt, plus de 10 000 emplois avaient déjà été supprimés chez Volkswagen, le premier constructeur européen faisant travailler plus de 100 000 personnes en Allemagne (dont plus de 40 000 dans la grande usine de Wolfsburg, dans la région de Hanovre). Selon la direction pourtant, il fallait encore supprimer 30 000 emplois, pour économiser 20 % sur la masse salariale ou alors accepter de travailler moins, soit 28,8 heures au lieu de 36, mais sans compensation salariale. En novembre 1993, le patron a donc proposé aux dirigeants syndicaux de l'IG-Metall - qui l'ont accepté - le fameux accord passé pour une durée de deux ans et présenté comme "la semaine de 4 jours" chez Volkswagen.

Les salariés perdent en fait de 10 à 15 % de leur salaire. La direction se flatte que le salaire touché en fin de mois reste quasi inchangé, dans la mesure où elle prélève sa ristourne surtout sur la prime de vacances. Certains journalistes sont allés enquêter auprès des agences de voyage de la ville de Wolfsburg et ont témoigné que le fait que la prime équivalant à un mois de salaire ne tomberait pas en juillet, n'avait pas diminué les réservations auprès des agences. D'autres sont allés traîner dans les zones pavillonnaires et ont rapporté des informations rassurantes sur l'entrée en application de la semaine de quatre jours. Libération parle ainsi de la nouvelle vie d'un ouvrier d'origine sicilienne, qui s'est offert après 25 ans d'usine une villa de 350 000 DM (1 200 000 F. environ) : "ses premiers week-ends de trois jours, il les a, lui aussi, partagés entre la maison et le jardin, le carrelage dans la cave et les artichauts dans le potager". La dolce vita !

Cela dit, l'application de la réduction du temps de travail est plus complexe que prévu. Ce n'est pas la semaine de quatre jours pour tous. Certains continuent à travailler en 3X8, mais ils ont alors une semaine de congés par mois. Ou d'autres devraient pouvoir regrouper des "blocs chômés" de plusieurs mois sur l'année : les plus jeunes, pour se consacrer à une formation ; les plus anciens, en guise de retraite à mi-temps.

Ce que ni la direction du trust évidemment, ni les dirigeants syndicaux de l'IG-Metall ou les leaders du SPD qui ont applaudi à l'accord ne soulignent, c'est que cette réduction d'horaires est allée de pair avec des réorganisations internes, que les patrons allemands appellent pompeusement en anglais la lean production ou "production maigre" et qui consiste tout bonnement à grignoter sur tous les temps morts, à supprimer les stocks, à rationaliser au maximum l'utilisation des machines et des hommes. A la japonaise, paraît-il ! Et avec l'aide de l'informatique. Marx pourtant, avait déjà décrit en allemand comment les capitalistes, pour dégager le maximum de plus-value, jouent autant sur l'intensité du travail que sur sa durée !

Le résultat chez Volkswagen, c'est que les ouvriers sortent une production inchangée ou supérieure, en travaillant moins en temps mais davantage en intensité. La direction économise donc sur la masse salariale. Et elle se flatte que le système soit beaucoup moins coûteux que le chômage partiel ! Et la semaine de quatre jours commence à apparaître pour ce qu'elle est : un prétexte à intensifier l'extorsion de plus-value, plutôt qu'une garantie offerte contre les licenciements. La direction de Volkswagen vient d'ailleurs d'annoncer que 20 000 emplois - et non pas 30 000 comme annoncés d'abord - seraient sauvegardés.

La faute aux coûts salariaux ?

Depuis que la grande bourgeoisie allemande s'est mise à licencier par vagues, pour préserver ses intérêts dans la crise, elle explique sur tous les tons et inlassablement que les responsables en seraient les coûts salariaux exorbitants. Qu'il faudrait donc les réduire. C'est-à-dire licencier d'un côté, bloquer ou réduire les salaires de ceux qui gardent un emploi de l'autre. Et elle y parvient avec la complicité des dirigeants des appareils syndicaux qui viennent pour l'année à venir, dans les branches où les négociations sont conclues, c'est-à-dire presque toutes, d'accepter des augmentations nominales de salaires tournant autour de 2 %, ce qui, du fait de l'inflation supérieure, entérine un recul du niveau de vie. En 1993, pour la première fois en 10 ans, les revenus réels des travailleurs à l'Ouest ont reculé, selon les statistiques de l'Office du Travail.

La prétendue "crise des coûts" est devenue la tarte à la crème des représentants gouvernementaux et patronaux. Les salaires seraient en Allemagne les plus élevés du monde et les prélèvements obligatoires pour financer la politique sociale y atteindraient 52 % du produit intérieur brut. Trop, ce serait trop, et ainsi s'expliquerait que les produits de l'industrie allemande ne soient plus concurrentiels et que l'économie allemande soit menacée.

En Allemagne, que ce soit dans les années cinquante-soixante dites du "miracle économique", ou durant les autres périodes fastes juste interrompues par les récessions de 1967,1975,1980-82 puis 1992-93, les salaires payés aux travailleurs, même s'ils paraissaient élevés par rapport à ceux payés dans d'autres pays ou régions du monde, ont toujours été inférieurs aux gains empochés par les capitalistes du fait des progrès considérables de la productivité. C'était ça, et rien d'autre, le vrai "miracle". Ce n'est pas dans les pays où les salaires sont les plus bas que la classe capitaliste est la plus riche ! Mais le "miracle" de la production confortable de plus-value se reproduit si le marché ne se rétrécit pas.

Or les quelques indices de reprise actuelle tiennent surtout à une légère augmentation des commandes à l'industrie, surtout en provenance de l'étranger. A ce jour, du fait des salaires à la baisse et des réductions massives d'effectifs - qui ont certes réduit les coûts de main d'œuvre ! - la consommation intérieure est toujours à la baisse et les revenus disponibles des ménages devraient - selon les instituts de conjoncture - continuer à diminuer l'an prochain.

En payant aujourd'hui moins en salaires, et en ayant l'objectif de payer encore 10 à 15 % de moins demain, la bourgeoisie allemande ne vise pas à faire redémarrer son économie. Ce n'est pas son problème. Les industriels et banquiers, et tous les actionnaires, cherchent seulement à augmenter leur quote-part au détriment de celle de la classe ouvrière. Ce qui fait une différence.

La situation a-t-elle jamais été très alarmante pour la grande bourgeoisie allemande ?

Il y a récession et récession. Malgré une baisse de la production de 3 %, de la mi-92 à la mi-93, la production d'Allemagne de l'Ouest a progressé de 8,7 % du dernier trimestre 1989 au dernier trimestre 1993. Contre 3,1 % sur la même période en France. Quelle que soit la valeur de ces chiffres dans l'absolu, leur comparaison est éloquente. Il faut donc relativiser les choses. Ou plus exactement ne pas perdre de vue que l'unification monétaire de l'Allemagne, il y a presque quatre ans, à parité égale entre mark Est et mark Ouest, a offert un marché pour les capitalistes de l'Ouest, et que la réunification a déclenché un boom économique important, dont la récession qui a suivi est loin d'avoir effacé les effets.

Ces quatre dernières années, avec les bénéfices de la réunification d'une part, avec ce qu'on appelle la "crise" économique mondiale de l'autre, la bourgeoisie allemande a beaucoup gagné et seulement un peu perdu. Le solde pour elle est largement positif.

Pendant le second semestre 1992 et le premier semestre 1993, il y a eu une baisse de 3 % de la production. Certes. Bien difficile de suivre au juste comment les grands trusts ont tiré leur épingle du jeu. Mais ils l'ont tous fait. Quelques-uns en affichant une baisse du chiffre d'affaires, imputable parfois au rachat d'autres entreprises, SEAT et Skoda par Volkswagen par exemple, ce qui n'est pas un signe de faillite ! Les mêmes ou d'autres affichant aussi une baisse de leurs bénéfices. Mais beaucoup plus rarement une baisse de leurs dividendes ou de leurs actions en Bourse.

Les banques ont vu leurs affaires et leurs profits gonfler outrageusement. "Leur santé est insolente", pouvait-on lire dans la presse à la mi-avril 1994, avec à l'appui les chiffres de leurs résultats courants après provisions (c'est-à-dire après qu'elles eurent mis de côté de quoi "éponger" d'éventuelles "affaires") : + 15 % pour la principale, la Deutsche Bank, + 23,5 % pour la Dresdner, + 24,5 % pour la Commerzbank. Dans le même temps, les banquiers ne concédaient même pas aux employés le rattrapage de l'inflation. Et cela, avec la bénédiction des dirigeants syndicaux félicités par les patrons pour leur "sagesse" !

Les surprofits bancaires et boursiers indiquent que la grande bourgeoisie a placé son argent, spéculé, plutôt que de l'investir à des fins productives, dans un contexte de conjoncture mondiale déprimée. Mais la bourgeoisie allemande n'a pas seulement fait des affaires financières. Elle a investi aussi pour racheter des entreprises productives. Elle a racheté, restructuré, en particulier en Allemagne de l'Est. Mais aussi aux États-Unis comme Mercedes, BMW, Hoechst, Siemens en Alabama ou en Caroline du Nord, ou en Chine et en Tchécoslovaquie comme Volkswagen. Tous les grands trusts allemands de l'automobile, de la chimie ou de l'électronique se sont, ce faisant, ménagé dans le monde des parts de marché.

La réunification autour des profits des "konzerns" : globalement positive pour ces derniers !

L'ancienne RDA, qui comptait 9,75 millions d'actifs en 1989, n'en comptait déjà plus que 6,5 millions trois ans plus tard, en 1992. Une partie de cette main-d'œuvre, certes, s'est déplacée pour chercher du travail à l'Ouest. Mais le gros de la baisse correspond tout simplement à la progression du chômage qui représente 17 % de la population active dans les Länder de l'ancienne RDA. Les effectifs des firmes industrielles est-allemandes, qui étaient de 4 millions avant la chute du mur, ont été réduits de plus de la moitié entre 1989 et 1992. Nombre d'anciens sites industriels ont été aujourd'hui fermés, ou morcelés en unités plus petites, dont certaines ont été reprises par des trusts occidentaux avec une main-d'œuvre bien moindre.

Mais du point de vue des intérêts de la bourgeoisie, la réunification est loin d'être un tableau d'horreur.

En ce moment, l'heure est aux bilans en ce qui concerne ces "nouveaux Länder" de l'Est, car c'est à la fin de cette année que doit être dissous le Treuhand, cet organisme qui avait été créé au moment de la réunification pour assurer la reconversion et la privatisation de l'ensemble des entreprises d'État de l'ancienne RDA. La presque totalité de l'industrie de l'ancienne Allemagne de l'Est a été digérée, transformée sous l'action des enzymes capitalistes gloutons.

Le Treuhand détenait au départ dans son portefeuille quelque 13 500 entreprises (et 40 000 fonds de commerce ou d'artisanat), représentant un peu plus de 4 millions d'emplois. Il n'en reste plus que 200 aujourd'hui, dont le sort n'est pas encore réglé, dont seulement quelques très grosses. 42 000 contrats de privatisation ont été conclus, et 1,5 million d'emplois négociés entre le Treuhand et les repreneurs privés. Les autres emplois ont disparu au passage.

Le Treuhand a donc pratiquement terminé sa tâche. Dans les temps. Et pour le patronat allemand, il l'a menée à bien : il a privatisé ou confié à l'exploitation directe par l'État capitaliste, tout ce qui pouvait l'être de façon profitable, au sens capitaliste du terme. Presque tous les grands trusts ont étendu leur influence dans l'ex-RDA. Ils ont racheté pour spéculer, pour investir vraiment, ou pour les deux. Dans le bâtiment, dans le commerce, dans le tertiaire, certes. Mais aussi dans l'industrie, pour créer quelques sites ultramodernes ou pour rénover une petite partie des anciens combinats.

Tout ce qui n'a pas été abandonné aux herbes folles, dans la sidérurgie par exemple, a été privatisé. Dix des douze sites ont été formellement maintenus. Dont certains par des trusts occidentaux non allemands. Mais sur les 66 000 sidérurgistes travaillant à l'époque de la RDA, 10 700 seulement sont employés aujourd'hui, ce qui donne aussi une idée du potentiel productif conservé... à ce jour. La production et distribution d'énergie électrique sont pratiquement passées entre les mains de trois grands trusts allemands de l'Ouest, qui se paient même le luxe de refuser toute participation financière, et donc tout droit de regard des Länder et des communes sur leur exploitation.

La tâche des repreneurs privés a été facilitée par le Treuhand précisément qui, avec l'argent public sorti des caisses de l'État central, des États régionaux ou des communes, a "assaini", "dégraissé" les entreprises, remis aux communes ou à des intérêts privés la charge de faire fonctionner les crèches ou autres services sociaux ou culturels qu'assuraient jusque-là ces entreprises, avant de les vendre aux capitalistes de l'Ouest, à bas prix, pour un mark symbolique, ou même parfois "à prix négatif" comme on dit là-bas. C'est-à-dire qu'on a même parfois payé les patrons privés pour qu'ils veuillent bien récupérer certaines entreprises.

L'État, par l'intermédiaire du Treuhand, a permis aux grands trusts et à quelques autres de reprendre ce qu'ils voulaient, pour en faire ce qu'ils voulaient, et aux moindres risques. La libre entreprise aux frais de l'État. Juste contre le petit engagement de ne pas licencier tout de suite, ou de ne pas licencier tout le monde.

Dans un premier temps, pour amortir le choc social, les travailleurs des entreprises industrielles ont été mis au chômage partiel, parfois même au "chômage partiel total", c'est-à-dire sans travail mais toujours formellement rattachés à l'entreprise. Quelques mois après la réunification, au début 1990, il y avait ainsi 1,9 million de salariés dans les Länder orientaux mis en chômage partiel, auxquels s'ajoutaient déjà 750 000 chômeurs et quelque 160 000 travailleurs envoyés en stage de formation ou reconversion, ou bénéficiant d'autres mesures dites "d'aide à l'emploi" (l'équivalent de nos TUC, CES ou autres CIP).

En juillet 1993, le délestage du personnel des anciennes entreprises de l'Est jugé excédentaire était pratiquement chose faite : il ne restait plus que 150 000 travailleurs en chômage partiel, mais il y avait en revanche 1,2 million de chômeurs en titre, 600 000 bénéficiaires de formules dites "d'aides à l'embauche" et 850 000 travailleurs envoyés en préretraite. C'est l'État lui-même qui s'est chargé de débarrasser les entreprises d'une grande partie de leur personnel avant de les céder au privé. Le Treuhand va pouvoir fermer ses portes, mission accomplie.

Cela dit, toute la presse insiste sur le fait qu'il y en aura pour une génération à éponger les centaines de milliards de dettes du Treuhand. Sans compter, sur les quelque 2 000 milliards de marks de dettes de l'État fédéral, des Länder et des communes, ce qui incombe à la "réunification", c'est-à-dire au financement des grands konzerns de l'Ouest par les contribuables. Car l'aide à "l'essor de l'Est", c'est comme l'aide aux pays sous-développés, c'est le transfert de fonds aux grands trusts, en l'occurrence à Siemens, Preussen-Elektra, Volkswagen ou la Deutsche Bank, par caisses de l'"Est" interposées.

Car si la bourgeoisie a fait une bonne affaire avec la réunification, qui s'exprime entre autres dans le chiffre de 8,7 % de croissance du PIB de l'ancienne Allemagne de l'Ouest de 1990 à 1993, l'ardoise est lourde pour les couches populaires et les salariés, qui représentent le gros des contribuables (les seuls dont l'impôt sur le revenu soit prélevé à la source et pour lesquels, donc, le monde soit sans évasion fiscale possible). Depuis quatre ans, les impôts directs et les taxes, les impôts nouveaux dont un impôt spécial dit de "solidarité", de 7,5 % du montant de l'impôt sur le revenu qui sera réintroduit à compter du 1er janvier 1995, ne cessent de grever les budgets ouvriers et de limiter la consommation populaire. Avec la hausse générale des loyers, surtout à l'Est mais pas seulement, c'est une des raisons du mécontentement. Et les travailleurs de l'Ouest voient bien où va leur argent : pas tant aux travailleurs de l'Est, qui sont dramatiquement au chômage ou payés avec des salaires qui n'atteignent en réalité que 60 à 70 % des salaires pratiqués à l'Ouest, mais aux banquiers et industriels capitalistes.

Une bourgeoisie riche et nombreuse...

L'Allemagne a été sévèrement bouleversée ces dernières années. L'exploitation de classe qui était plus ou moins masquée par une multitude d'amortisseurs sociaux, derrière les mythes de "l'État social" et la collaboration de classe institutionnalisée, réapparaît plus ouvertement.

L'Allemagne est un des pays où les riches sont sûrement parmi les plus riches du monde. Et les plus nombreux. Selon un rapport de l'Office de statistiques de l'État fédéral, certaines fortunes se sont faites vite à la fin des années quatre-vingt. Le nombre des millionnaires (en marks) a augmenté de façon faramineuse. En 1989, dans l'ancienne RFA, le nombre des personnes assujetties à un impôt sur la fortune d'un montant d'au moins un million de marks (plus de 3 millions de francs) s'élevait à 106 010, soit un cinquième de plus que trois ans plus tôt. Un ouvrage publié en 1993, et portant pour titre "Richesse en Allemagne, le charme discret de la différence sociale", relate par exemple que la proportion de ceux qui ont des revenus imposables annuels de 250 000 DM ou plus (soit plus de 850 000 F.) est passée, dans l'ancienne RFA, de 23,1 % de la population au début des années quatre-vingt à 25,7 % dix ans plus tard.

Une classe ouvrière qui inquiète patrons et gouvernement, malgré tout !

Pendant ce temps, les hommes politiques, de droite comme sociaux-démocrates, les patrons comme à leur façon aussi les leaders syndicaux, encouragent les travailleurs à accepter les sacrifices. Avec la récession, c'était les suppressions d'emploi et les réductions de salaires. Avec la reprise si elle se confirmait, ce serait la même chose !

Il y a probablement en Allemagne davantage de mécontentement dans la classe ouvrière qu'il ne s'en exprime. Car les appareils syndicaux tiennent encore solidement - dans le carcan d'une forte institutionnalisation de la collaboration de classe - le monopole de la protestation et - on ose à peine dire - des luttes.

Depuis septembre 1993, les travailleurs de diverses branches ont répondu parfois massivement aux appels à protester. Il y a eu de grandes manifestations de mineurs, de sidérurgistes, de travailleurs du bâtiment. Plus récemment, à l'occasion de la renégociation des contrats conventionnels dans la métallurgie, des grèves d'avertissement ont été largement suivies. Les dirigeants de l'appareil de l'IG-Metall ont monté le ton, menacé les patrons... fait voter même, à 92 % dans le Land de Basse-Saxe, la décision de faire grève, pour finalement ne pas la déclencher et négocier avec les patrons un accord satisfaisant pleinement ces derniers.

Bien des travailleurs ne se sont pas résignés aux conclusions des récentes conventions collectives qui, dans la métallurgie comme dans les banques, les services publics, la chimie ou le bâtiment, sanctionnent une baisse de leur niveau de vie et introduisent une plus grande flexibilité, c'est-à-dire la possibilité pour les patrons d'introduire dans telle ou telle entreprise des aménagements qui les arrangent. Certains ont pour seule consolation que les patrons, à part chez Volkswagen, n'ont pas touché aux primes de vacances.

Une partie non négligeable de la classe ouvrière sait que rien de bon n'est à attendre des bonzes syndicaux qui dirigent les appareils de branche. Des grèves et débrayages locaux ont lieu, en dehors du cadre fixé par les appareils. Et certains travailleurs de la métallurgie ont saisi l'occasion des élections aux comités d'entreprise (qui ont lieu tous les quatre ans), pour voter de façon sensiblement plus importante pour des listes de candidats oppositionnels, réputés plus combatifs.

A l'occasion du 1er mai, plusieurs centaines de rassemblements ont eu lieu dans le pays, comme d'habitude, à l'initiative des dirigeants syndicaux et cette fois sous les banderoles : "Du travail pour tous". Si les représentants de la bourgeoisie voyaient se confirmer la reprise de leurs affaires, sans augmentation des salaires ni résorption du chômage, il faudrait qu'ils s'attendent à ce que les travailleurs demandent des comptes.

Les responsables du grand patronat le savent. Dans un grand quotidien bourgeois, le 27 avril dernier, on pouvait lire qu'"il y a probablement, en ce qui concerne le nombre de chômeurs que l'économie allemande crée et qui augmente, un seuil critique mais inconnu qu'il vaudrait mieux ne pas avoir à vérifier". Ce genre de déclarations de journalistes bourgeois ou responsables patronaux, ne sont pas rares. La grande bourgeoisie allemande aimerait bien savoir jusqu'où ne pas aller trop loin. Mais cela ne l'empêchera pas d'y aller et de retrouver, après "les charmes discrets de la différence sociale", le rude contrecoup de la lutte de classe.