Irlande du Nord - Quand les bombes servent aux appareils à se tailler une place à la table des négociations

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Octobre-Novembre 1993

De l'Afrique du Sud à la Palestine, l'heure est aujourd'hui à la négociation pour tenter, sinon de régler, au moins de désamorcer des conflits en cours depuis des décennies. Mais l'État anglais, lui, reste toujours impuissant face au problème de l'Irlande du Nord. Bien qu'elle soit en théorie partie intégrante du Royaume-Uni depuis plus de soixante-dix ans, cette petite enclave irlandaise n'a jamais cessé d'être une poudrière aux portes mêmes de la Grande-Bretagne, d'y poser un problème politique permanent et, périodiquement, d'y menacer l'ordre social. L'impuissance de la bourgeoisie anglaise à régler ce conflit permanent, dont les origines remontent au 17e siècle, est d'autant plus notable que, comble d'ironie, le gouvernement anglais ne marchande pas ses bons offices quand il s'agit d'aller jouer les médiateurs chez les autres dans les conflits entre nationalités, comme dans l'ex-Yougoslavie par exemple.

Non pas que les tentatives de règlement politique aient manqué, surtout depuis la seconde guerre mondiale. Car, pour la bourgeoisie anglaise, l'Irlande du Nord, ses privilégiés, son économie et ses institutions étatiques propres ont cessé depuis longtemps d'être source de profits pour devenir un énorme parasite qui pèse de plus en plus sur les finances et la stabilité politique de l'État anglais.

Mais, à ce jour, toutes les tentatives de règlement politique ont échoué. Rares ont été les politiciens anglais qui se sont montrés prêts à aller jusqu'au bout d'un processus qui n'était pas sans danger pour leurs intérêts politiciens particuliers. Et, du coup, jamais ils n'ont réussi, ni sans doute fait ce qu'il aurait fallu pour cela, à trouver, et au besoin imposer, un terrain d'entente aux divers camps en présence.

Il va sans dire, bien sûr, que ces tentatives de règlement n'ont jamais eu pour but de faire droit aux aspirations des populations, pas plus à celles de la population irlandaise dans son ensemble qu'à celles de la minorité dite "protestante" du Nord sur laquelle l'État anglais a assis son pouvoir depuis la partition de l'Irlande. Tout au plus s'est-il agi de débarrasser l'État anglais d'un problème voyant et coûteux tout en préservant ses intérêts économiques dans l'ensemble de l'Irlande en même temps que l'ordre social en place.

Aujourd'hui, pourtant, on est peut-être en train d'assister à une étape décisive dans une nouvelle tentative de règlement. C'est ce que pourraient indiquer en particulier tant la multiplication des attentats au cours de l'année écoulée, du côté républicain comme du côté loyaliste, qu'un certain nombre de revirements publics de la part de politiciens en vue, en Irlande et en Grande-Bretagne. Tous ces préliminaires pourraient indiquer que le plan de négociation proposé le 28 octobre par le gouvernement irlandais, et accueilli favorablement par le gouvernement anglais, serait cette fois plus qu'un geste médiatique.

Jusqu'où ira cette tentative ? L'avenir le dira. Mais on peut voir d'ores et déjà se dessiner, ou se confirmer, les objectifs des divers appareils politiques en présence. Et ni pour les uns, ni pour les autres, les intérêts moraux et matériels de la population irlandaise, encore moins ceux de ses couches les plus pauvres qui ont pourtant fourni la grande majorité des combattants de la guerre larvée qui secoue le pays depuis plus de vingt ans, ne comptent si peu que ce soit.

L'accord anglo-irlandais, ou la préparation des structures étatiques

A l'origine du processus en cours aujourd'hui se trouve un accord passé en 1980, entre Margaret Thatcher et le premier ministre irlandais d'alors, Garret Fitzgerald, leader du parti de la droite moderniste, Fine Gael. C'était le premier contact officiel entre les gouvernements des deux pays depuis le soulèvement des ghettos catholiques d'Irlande du Nord, à la fin des années soixante. Et ce n'était bien sûr pas par hasard si cette reprise des discussions sur l'avenir de l'Irlande du Nord entre les deux pays, coïncidait avec la retombée de la mobilisation populaire dans le Nord.

Pour Thatcher, comme cela avait été le cas pour le premier ministre travailliste Harold Wilson qui avait lancé une opération similaire au milieu des années soixante, il s'agissait d'abord de faire partager au gouvernement de la République d'Irlande la responsabilité de la politique menée dans le Nord, en particulier la répression contre les nationalistes, ou "républicains" comme ils se désignent eux-mêmes.

Pour Fitzgerald, c'était l'occasion d'une offensive de charme en direction des couches dirigeantes d'Irlande du Nord, afin de rétablir des liens distendus par les événements de la décennie précédente : "Nous avons créé ici, déclara-t-il alors, quelque chose que les protestants du Nord trouvent inacceptable. Ce que je veux, c'est prendre la tête d'une croisade - d'une croisade républicaine - pour en arriver à une véritable république bâtie sur les principes de Tone (Wolfe Tone, héros protestant de la lutte contre la domination anglaise au 18e siècle - Lutte de Classe)... Je pense que nous aurions alors une base sur laquelle beaucoup de protestants d'Irlande du Nord, qui n'ont à l'heure actuelle aucune raison d'envisager des relations avec nous, seraient prêts à le faire... Nos lois, notre constitution et nos coutumes ne sont pas acceptables pour les protestants d'Irlande du Nord".

Il faut bien dire, au passage, que si Fitzgerald et ses pairs ont montré tant d'attention envers l'opinion publique libérale des classes moyennes protestantes du Nord, en particulier envers son refus de la bigoterie catholique, ils ne se livrèrent jamais à un tel effort de séduction ou de compréhension envers la population pauvre du Nord, catholique ou protestante d'ailleurs.

Tous ces discours furent néanmoins vite interrompus par les rebondissements de la situation politique dans le Nord : d'abord par l'émotion créée, au Nord comme au Sud, par la mort de dix prisonniers républicains grévistes de la faim dans les prisons du Nord, puis par la courte montée électorale, au Nord comme au Sud, de Sinn Fein, l'aile politique du mouvement républicain.

Une fois éteints les derniers échos de ces événements, le processus reprit. On passa des déclarations d'intention de 1980 à la mise en place d'un cadre formel : ce fut l'accord anglo-irlandais de novembre 1985.

Sans doute la "lutte contre le terrorisme", c'est-à-dire contre les organisations républicaines, tenait-elle officiellement la première place dans l'accord. Mais il comportait bien d'autres clauses moins connues. Ainsi le gouvernement irlandais avait-il désormais des représentants dans certains organes dirigeants de la fonction publique en Irlande du Nord - par exemple la Commission consultative sur les droits de l'Homme, l'Agence pour l'égalité devant l'emploi, la Commission supérieure de Contrôle de la police, la Commission de recours contre la police, etc. Aucun de ces organismes n'avait certes d'importance décisive dans la vie politique du Nord. Mais le but n'en était pas moins clair : créer des canaux officiels permanents au travers desquels une collaboration régulière pourrait s'amorcer, et des liens personnels se créer, dans des domaines variés, entre les hauts fonctionnaires et les politiciens du Nord et du Sud. C'était en somme préparer les deux appareils d'État à une éventuelle fusion.

Depuis 1985, cette collaboration permanente s'est poursuivie imperturbablement, et cela malgré les avatars électoraux des gouvernements successifs au Sud et malgré les rebondissements et coups de théâtre périodiques dans les discussions en cours. Non seulement elle s'est poursuivie, mais elle s'est développée, discrètement. Et on apprend ainsi de loin en loin, au hasard des événements, l'existence d'organismes para-étatiques comprenant des représentants du Nord et du Sud chargés de superviser l'harmonisation de tel service public ou de tel domaine de la législation.

Aussi problématique que reste la constitution future d'un appareil d'État irlandais unique, on continue à s'y préparer scrupuleusement de part et d'autre de la frontière.

De la surenchère des politiciens...

Il fallut encore cinq années pour qu'un nouveau pas soit effectué avec l'ouverture en 1990 du Forum panirlandais. Cette fois, il s'agissait de constituer, sous la houlette des gouvernements, un cadre dans lequel pourraient se rencontrer de la façon la plus publique qui soit les représentants de tous les partis du Nord et du Sud, pour y discuter essentiellement de l'avenir du Nord.

Tous les partis "constitutionnels", c'est-à-dire ceux qui rejettent officiellement le "terrorisme", furent invités. Ainsi, Sinn Fein fut-il laissé à la porte à cause de son refus de désavouer l'IRA (Armée Républicaine Irlandaise), mais pas le DUP (Parti Unioniste Démocratique) de Ian Paisley, dont les liens avec les groupes paramilitaires protestants sont pourtant notoires même s'ils ne sont qu'officieux !

Après deux ans de discussions, on passa à un autre stade, celui-ci tout symbolique, avec le déplacement des séances du Forum de Belfast à Dublin. Les politiciens unionistes traînèrent les pieds, mais finirent par se rendre à Dublin en maugréant, pour la première fois depuis les années soixante.

Mais la lune de miel ne dura guère. Les dirigeants du DUP ont-ils commencé à s'inquiéter du fléchissement de leurs résultats électoraux, au profit du plus respectable UUP (Parti Unioniste Unifié, le principal parti protestant) ? Ont-ils cédé à une pression de leur base restée hostile à un quelconque rapprochement avec le Sud ? Ont-ils tout simplement voulu occuper une position de force en prévision d'une évolution prochaine des négociations ? Quoi qu'il en soit, à la fin de 1992, le DUP présentait au gouvernement anglais un ultimatum : ou bien le gouvernement de Dublin faisait une concession publique en supprimant de sa constitution les articles 2 et 3 dans lesquels, dans les années vingt, la nouvelle République d'Irlande avait affirmé ses revendications territoriales sur le Nord ou bien le DUP se retirait des négociations.

Ce chantage était sans doute une pure question de symbole. Mais le DUP savait bien qu'il mettait ainsi le gouvernement irlandais en porte-à-faux par rapport au nationalisme traditionaliste de son électorat, à la veille d'élections qui promettaient d'être difficiles. Le DUP s'est donc retiré du Forum, bientôt suivi par l'UUP, soucieux de ne pas être en reste. Et les partis du Sud se sont retrouvés face à face avec le seul SDLP (Parti Social-Démocrate et Travailliste), le parti de la bourgeoisie catholique du Nord et de la hiérarchie catholique. On ne pouvait plus guère parler de Forum panirlandais dans ces conditions, et les séances furent suspendues sine die.

... à la surenchère des appareils militaires

Pendant que les politiciens se faisaient la guerre à coups de symboles, les appareils militaires se livraient eux à la guerre à coups de bombes et d'armes automatiques. Mais avec le même but - celui de se faire accepter à la table des négociations.

Pour ce qui est de l'IRA, ce n'est certes pas un objectif nouveau. Mais les loyalistes eux-mêmes, malgré leur fétichisme affiché pour le drapeau anglais, n'en ont pas d'autre. Ainsi un dirigeant de l'UDA (Association de Défense de l'Ulster, organisation loyaliste clandestine depuis son interdiction à l'été 1993) a-t-il affirmé en septembre dernier au quotidien de Belfast Irish News qu'en cas de cessez-le-feu, des négociations entre tous les partis y compris l'IRA seraient bienvenues et que l'UDA ne considérerait plus la perspective d'une Irlande unifiée sous une forme ou une autre comme une impossibilité.

Depuis la formation du Forum panirlandais, l'IRA a ainsi mené en Grande-Bretagne une campagne d'attentats sans précédent par le nombre et l'ampleur des opérations. Son but, réaffirmé après chaque opération, est de montrer sa force en tant qu'appareil militaire en même temps que l'incapacité de l'appareil de répression britannique à empêcher ses commandos d'agir, et par là même de démontrer qu'aucun règlement politique ne pourra se faire sans la présence des républicains à la table des négociations.

L'IRA a certes réussi quelques opérations spectaculaires dans le quartier des affaires de Londres qui ont embarrassé le gouvernement britannique, ridiculisé sa police et l'ont contraint, sous la pression des compagnies d'assurances, à mettre des postes de contrôles permanents à tous les accès routiers de la City de Londres. Et on peut dire que ces attentats-là n'ont pas suscité dans la population laborieuse anglaise l'indignation que le gouvernement aurait souhaitée.

En revanche, si la longue série d'attentats contre le métro ou les gares de Londres a été subie avec résignation par la population anglaise, elle n'a certes pas rehaussé à ses yeux le prestige de la cause irlandaise au nom de laquelle ils étaient commis. Tandis que certains attentats, comme celui commis dans un centre commercial de Warrington, en avril 1993, dans lequel un enfant de quatre ans a trouvé la mort, ont choqué bien des gens, y compris parmi les nombreux partisans du retrait des troupes anglaises d'Irlande du Nord.

En Irlande du Nord même, en revanche, de telles nuances sont dérisoires. Là, la politique des appareils militaires apparaît pour ce qu'elle est, sans fard et sans ambiguïté, identique quant au fond d'un appareil à l'autre, quelle que soit la rhétorique qui l'accompagne.

Car entre les commandos de l'IRA qui assassinent des employés d'une entreprise du bâtiment, sous prétexte que leur patron accepte de faire des travaux pour l'armée britannique, et ceux de l'UFF (Combattants pour la Liberté de l'Ulster, organisation militaire de l'UDA) qui assassinent des ouvriers sous-traitants chez le constructeur aéronautique Shorts sous prétexte que ce sont des catholiques qui "volent le pain des protestants", il n'y a qu'une différence de démagogie, pas une différence de politique. Ni dans un cas ni dans l'autre, il ne s'agit de "bavure", mais bien d'une politique explicite, d'un choix social qui relègue les exploités au mieux au rang de masse de manœuvre et, au pire, à celui de cible "légitime" en fonction du libellé de leur extrait de naissance ou des méfaits supposés de ceux qui les exploitent.

Il y a certes, dans les déclarations des dirigeants paramilitaires loyalistes, un étalage écœurant de démagogie. Par exemple, l'un d'eux, membre de la direction de l'UDA, déclarait dans une interview au quotidien anglais The Guardian, le 19 octobre : "Notre objectif est d'en arriver au point où les grand-mères de Falls Road supplieront l'IRA d'arrêter les frais, parce que ceux qui se font tuer ce sont des catholiques de la rue, et pas les membres de l'IRA derrière leurs portes blindées".

Démagogie écœurante mais qui, comme toute démagogie, procède d'une part de vérité - comme l'a montré tragiquement une fois de plus l'attentat de l'IRA du 23 octobre dans le quartier protestant de Shankill Road à Belfast qui, s'il a manqué les dirigeants de l'UFF qu'il visait, a tué dix personnes dont neuf n'avaient rien à voir avec les paramilitaires. Parce que, quand des appareils se font la guerre, ce sont rarement ceux qui en font partie qui trinquent le plus.

C'est cette logique de la guerre entre les appareils, que l'IRA accepte tout autant que ses adversaires, qui permet à l'UFF ou aux "Commandos de la Main Rouge" loyalistes de semer la terreur dans les quartiers catholiques tout en donnant un air de légitimité aux quelque 35 meurtres qu'ils ont commis depuis le début de l'année sur des "cibles" choisies au hasard.

Il est évident qu'aujourd'hui, comme à bien des reprises dans le passé, les groupes paramilitaires loyalistes cherchent, dans l'éventualité de progrès prochains dans le processus de règlement politique, à creuser un fossé de sang entre les communautés catholique et protestante, et à trouver ainsi, par le jeu de la terreur et de la contre-terreur, un soutien à leurs ambitions politiques. Face à cette politique, la population catholique est désarmée. Parce que les républicains qui parlent et agissent en son nom n'ont eux-mêmes pas d'autre politique que celle qui consiste à dresser la population catholique contre l'"ennemi" protestant.

Vers un cessez-le-feu en Irlande du Nord ?

Si les républicains des années vingt ou trente pouvaient croire qu'une victoire militaire contre l'État anglais était du domaine du possible, ceux d'aujourd'hui ont depuis longtemps abandonné cette illusion.

La nouvelle génération de militants républicains issue du mouvement pour les droits civiques de la fin des années soixante a eu vite fait de changer son fusil d'épaule pour assigner à la "lutte armée" le rôle de "propagande armée" selon l'expression de Gerry Adams, le leader de Sinn Fein.

Aujourd'hui, cette "propagande" se résume à ce qu'elle a toujours été dans les faits : une simple monnaie d'échange grâce à laquelle les républicains comptent accéder à la table des négociations, moins d'ailleurs parce que leur appareil militaire permet aux républicains de frapper en Grande-Bretagne que parce que cet appareil est sans doute la seule force capable de maintenir l'ordre dans la population catholique, que ce soit en Irlande du Nord même ou dans l'émigration irlandaise en Grande-Bretagne.

C'est sur cette base que se sont engagées en avril dernier des discussions entre Gerry Adams, le leader de Sinn Fein, et celui du SDLP, John Hume. Le fait, inhabituel, que les gouvernements anglais et irlandais se soient gardés de faire le moindre commentaire sur ces discussions indique sans doute qu'elles avaient leur assentiment, s'ils n'en ont pas été eux-mêmes les instigateurs.

Fin septembre, un protocole d'accord a été finalement signé et transmis par John Hume aux gouvernements irlandais, anglais et américain. Le ministre des affaires étrangères irlandais Dick Spring a déjà rendu public son accord avec ce protocole. Et même si, suite à l'indignation suscitée par le dernier attentat de l'IRA dans Shankill Road, Dick Spring se défend, pour la forme, d'avoir repris à son compte l'intégralité du protocole Hume-Adams, il n'est pas douteux que c'est ce protocole qui a servi de base au plan de paix que le gouvernement irlandais vient de proposer à John Major.

Ce qui est sûr c'est que le plus grand secret entoure les propositions contenues dans ce protocole. Au nom des exigences tactiques de la diplomatie, Sinn Fein n'a pas même jugé bon d'en faire connaître le contenu à ses propres militants, encore moins à la population catholique du Nord. Mais d'après les allusions qu'y ont faites les dirigeants irlandais, il comporterait néanmoins une proposition de cessez-le-feu en échange de la mise en place d'une table ronde entre tous les partis du Nord comme du Sud sans exclusive, y compris les républicains et les groupes paramilitaires loyalistes, dont l'État anglais s'engagerait à respecter les conclusions, un peu sur le modèle des négociations actuelles en Afrique du Sud.

Reste à savoir si le gouvernement anglais et les politiciens unionistes accepteront un tel plan.

Du côté du gouvernement anglais, on n'a certes jamais autant parlé de cessez-le-feu et de négociations que depuis la signature du protocole Hume-Adams. Sans doute le premier ministre Major n'a-t-il pas manqué de saisir au vol l'occasion offerte par l'attentat meurtrier de Shankill Road, pour traiter les républicains d'assassins et exclure toute possibilité de négociations. Mais Patrick Mayhew, son secrétaire d'État aux Affaires Irlandaises, a, lui, indiqué à maintes reprises que l'ouverture de négociations avec la participation de Sinn Fein serait envisageable en cas de cessez-le-feu inconditionnel. La formule peut sans doute avoir l'air d'un refus, dans la mesure où les républicains ne peuvent évidemment pas consentir à abandonner les armes sans contrepartie. Mais la répétition publique de cette formule, totalement nouvelle dans la bouche d'un ministre britannique, à longueur de discours et d'interviews, ne constitue-t-elle pas en elle-même la garantie d'une contrepartie justement ?

Quant aux partis unionistes, ils ont déjà indiqué à différentes reprises qu'ils n'étaient pas contre la perspective de se retrouver autour de la table des négociations aux côtés des républicains. Le UUP l'a fait par la bouche de l'un de ses dirigeants, Martin Smyths, lors de son congrès en septembre. Quant au DUP d'Ian Paisley, il s'est montré plus silencieux sur le sujet pour l'instant. Mais après tout, compte tenu des liens étroits qui existent entre le DUP et l'UDA, il y a peu de chance que l'UDA ait donné officiellement son accord de principe à de telles négociations sans l'assentiment du DUP.

Par-delà les finesses des formules politiciennes, l'hypothèse d'un cessez-le-feu et d'une accélération du processus de règlement politique ne serait donc pas à exclure. A quelle échéance, c'est une autre affaire.

La population irlandaise face aux négociations

Le pire pour la population d'Irlande du Nord, c'est que les protagonistes n'ont pas forcément intérêt à précipiter les choses. L'atmosphère de terreur qui se développe en ce moment dans les quartiers pauvres, catholiques aussi bien que protestants, peut en effet servir les objectifs des politiciens en démobilisant et en démoralisant la population ouvrière. Car il faut se souvenir que c'est la révolte de cette population pauvre, à partir de 1968, qui a d'abord conduit la Grande-Bretagne à tenter d'acheter la paix sociale en Irlande du Nord à coups de subventions étatiques massives. Et c'est la peur d'une telle révolte qui pousse encore aujourd'hui la Grande-Bretagne à tenter de se débarrasser du problème par un règlement politique incluant les républicains.

Mais la terreur peut aussi agir dans l'autre sens. Le millier d'ouvriers de Shorts, en majorité protestants, qui, le 15 octobre, manifestaient leur solidarité avec leur camarade catholique assassiné par l'UFF ont peut-être aussi participé au cortège de plusieurs milliers d'ouvriers de Shorts et des chantiers navals Harland and Wolff qui a défilé en signe de colère après l'attentat de Shankill Road la semaine suivante. Mais cela veut-il dire que ces travailleurs soient prêts à se laisser prendre aux mirages sanglants de la démagogie des paramilitaires ? Cette année 1993 n'a-t-elle pas vu la multiplication de telles réactions de colère dans la classe ouvrière, tant catholique que protestante ?

La classe ouvrière ne trouvera aucune réponse à ses aspirations et à ses problèmes actuels dans la politique réactionnaire des groupes loyalistes. Mais elle n'en trouvera pas plus dans celle des républicains. Car si ceux-ci s'apprêtent à jouer un rôle, celui pour lequel ils vont peut-être être invités à la table des négociations, c'est celui de policiers dans les ghettos catholiques, pour faire accepter les termes du règlement à venir à ceux qui les contesteraient. Quant aux ouvriers protestants, ils ne sont sans doute pas prêts d'oublier que leurs quartiers ont souvent servi de cibles aux bombes des républicains et que ceux-ci les ont traités, au mieux, comme une armée traite les soldats d'une armée ennemie.

Ce qu'on peut espérer, c'est que des rangs de la classe ouvrière émergent des militants qui, ayant vécu une telle période et ayant appris ce que valent les démagogies réactionnaires des nationalistes de tous poils, cherchent à unir les rangs des exploités pour en finir pour toujours avec les divisions sanglantes qu'y a créées la bourgeoisie britannique et que les nationalistes n'ont fait qu'entretenir, et pour réunir dans un même combat les prolétaires du Nord, du Sud et de l'émigration. Pour atteindre ce but, ces travailleurs et tous ceux qu'ils auront su entraîner derrière eux, en particulier dans la jeunesse intellectuelle, n'auront pas d'autre choix que de se placer sur un terrain de classe. Car ce n'est qu'en choisissant consciemment le camp des exploités contre celui des exploiteurs et en œuvrant pour la destruction de la société de classe que la classe ouvrière peut échapper aux divisions nationalistes ou religieuses, ces restes empoisonnés d'une société bourgeoise qui n'en finit plus de pourrir.

Et ce qui pourrait ouvrir un espoir pour l'avenir serait que la population pauvre d'Irlande du Nord, qui a fait preuve de tant de dévouement et a fourni tant de militants à la cause étroite du nationalisme au cours des vingt-cinq dernières années, en fasse autant pour un parti qui, se plaçant sur le terrain du communisme révolutionnaire, lui offrirait de lutter pour l'idéal infiniment plus généreux et plus riche qu'est celui de l'émancipation de tout le prolétariat.