URSS – Problèmes nationaux anciens et nouveaux

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novembre 1992 - trilingue

Lorsque, le 30 décembre 1922, les républiques socialistes soviétiques de Russie, d'Ukraine, de Biélorussie et de Transcaucasie décidèrent de se constituer en Union des Républiques Socialistes Soviétiques, l'État né de la révolution d'Octobre avait déjà derrière lui un peu plus de cinq années d'existence. Et puisque les armées des Blancs et d'une dizaine de pays - dont la France, l'Angleterre, l'Allemagne, le Japon - contestèrent dès le début son droit à l'existence, ces premières années furent celles d'une lutte acharnée durant laquelle le territoire du jeune pouvoir ouvrier connut bien des vicissitudes et des configurations.

C'est le couteau sur la gorge que, en mars 1918, avec le traité de Brest-Litovsk, l'Allemagne imposa à la Russie de perdre un quart de sa population, un quart de ses terres agricoles, les trois quarts de son acier et de son charbon, d'abandonner la Pologne, la Finlande, l'Ukraine, la majeure partie de la Biélorussie, les pays baltes et des territoires dans le Caucase.

Du fait de la guerre civile et de l'intervention impérialiste, l'espace sur lequel s'exerçait le pouvoir des soviets se réduisit, en 1918-1919, à une Russie limitée à sa région centrale, privée de l'Oural, de la Sibérie, de son midi fertile et coupée de toutes les provinces non russes. A ne considérer que la géographie, cette Russie révolutionnaire n'était que l'ombre de la Russie tsariste, n'englobant aux pires heures de la guerre civile qu'un dixième environ de son territoire.

Nationalités : la politique des bolcheviks

Le redéploiement spatial et national de l'État ouvrier, entre 1918 et 1922, fut une affaire de rapport de force militaire, bien sûr. Mais pas seulement et pas principalement car l'Armée Rouge n'aurait sans doute jamais triomphé si le nouveau régime n'avait su gagner à lui les peuples non russes composant alors plus de la moitié de la population du pays.

Dans les régions non russes, l'effondrement du tsarisme laissait le champ libre aux "élites" nationales, c'est-à-dire aux féodaux ou à une petite bourgeoisie soutenus par les puissances impérialistes, toutes intéressées à isoler sinon dépecer la Russie soviétique. Face à cela, il aurait fallu plus que des déclarations révolutionnaires sur les droits des peuples pour qu'un pouvoir, bien éloigné et bien impuissant vu d'Asie centrale ou même d'Ukraine, puisse ramener dans son orbite des régions échappées à cette "prison des peuples" qu'avait été la Russie tsariste.

Le pouvoir bolchevik, dès sa naissance, avait lancé une déclaration des droits des peuples de Russie affirmant "l'égalité et la souveraineté des peuples de Russie ; [leur] droit à la libre autodétermination jusques et y compris la séparation ; l'abolition des privilèges et restrictions nationaux et religieux". Déclaration suivie de bien d'autres, comme cet appel à tous les travailleurs musulmans proclamant notamment : "c'est vous qui devez être maîtres de votre pays [...] vous en avez le droit, car votre destin est entre vos mains".

Mais des déclarations, même vibrantes, n'auraient pas suffi à lever la méfiance de peuples instruits par des décennies d'oppression nationale. Après tout, le gouvernement provisoire de Kerenski n'avait pas lésiné sur les promesses, finalement non tenues. Mais cela commença à changer lorsque, l'empire des tsars officiellement aboli, le nouveau pouvoir proclama le 10 juillet 1918 le territoire russe proprement dit "République socialiste fédérative soviétique de Russie", reconnaissant par là le caractère multinational du territoire et annonçant que les relations entre les peuples devaient désormais se fonder sur la fédération et non pas sur l'oppression de tous par une nation russe privilégiée. Au plus fort de la guerre civile, ce pouvoir soviétique acculé de toutes parts s'efforça d'ailleurs à créer une vingtaine de républiques nationales autonomes dans la république fédérative de Russie.

Il s'agissait là d'actes et non plus de mots. Ces peuples, qui avaient bien des raisons de se défier de tout ce qui pouvait venir de Russie, purent vérifier dans les faits la nature de la politique des bolcheviks vis-à-vis des nationalités. Les "élites nationales" eurent plus de mal à jouer sur la méfiance contre le "pouvoir russe" pour empêcher que la politique de libération sociale des bolcheviks ne trouve un écho dans la classe ouvrière ou dans la paysannerie des nations périphériques. Et dans leur grande majorité, les peuples considérés comme "allogènes" dans la Russie tsariste finirent pas adhérer au régime.

Cette victoire politique posait pourtant au moins autant de problèmes qu'elle en résolvait.

Car les bolcheviks avaient hérité d'une situation particulièrement complexe, en se retrouvant à la tête d'un pays comptant plus d'une centaine de nationalités, avec des déséquilibres économiques criants. Si Moscou et Petrograd concentraient près de la moitié de l'industrie - d'ailleurs relativement faible - d'un pays essentiellement agricole, une économie pastorale, sinon nomade dominait dans le Caucase et en Asie centrale, sans même parler des formes de civilisation à peine sorties de l'âge de pierre dans le Grand Nord ou en Sibérie.

Jusqu'alors, rien n'avait retenu ensemble cette mosaïque de peuples, de cultures et d'intérêts différents, sinon les cosaques et la police des Romanov. Mais la chute des Romanov ne pouvait pas faire disparaître tous les problèmes, nationaux notamment, que la dynastie les ait suscités ou qu'elle en ait joué en les aggravant. D'autant plus qu'en nombre d'endroits du territoire, des populations avaient moins adhéré au régime soviétique qu'elles n'avaient rallié son armée, parce qu'en paraissant sur le point de l'emporter, elle semblait promettre la fin des horreurs de la guerre civile.

Lénine, parfaitement conscient du caractère fragile de la situation du nouvel État, rappelait qu'en matière nationale il fallait agir avec non seulement le plus grand souci d'équité, mais de prudence, afin de "ne pas gâter les choses, ne pas éveiller la méfiance, faire disparaître cette méfiance" chez des peuples qui auraient eu bien des raisons de considérer que le soldat russe insurgé de 1917, le garde rouge de 1920 était peut-être de ceux qui, en 1916, avaient massacré la population de Boukhara soulevée contre l'émir.

La politique des soviets vis-à-vis des nationalités anciennement opprimées passa par bien des tâtonnements, des erreurs et des reculs, notamment dans l'Orient soviétique où l'imbrication de facteurs nationaux et religieux pesait de tout son poids de préjugés et d'arriération. Mais c'est aussi parce qu'elles ne pouvaient pas ne pas en tenir compte que, l'année même de la formation de l'Union soviétique, les autorités en vinrent à rétrocéder au clergé local des terres qu'on lui avait confisquées ; à rétablir, à côté des tribunaux civils ceux, traditionnels, de la loi coranique ou encore à créer des écoles séparées pour les filles, puisque leurs parents les interdisaient d'école si elles devaient y côtoyer des garçons. Dans d'autres régions, on alla même jusqu'à organiser des soviets selon la vieille mais toujours vivace structure clanique.

Ces concessions, ces reculs, malheureusement inévitables, soulignaient aussi l'absence d'un puissant ciment social solidifiant une mosaïque de peuples ayant rejoint l'Union, au terme d'une guerre civile dirigée politiquement par le parti révolutionnaire du prolétariat, mais où l'élément prolétarien ne faisait numériquement et socialement guère le poids, surtout dans les régions périphériques. Un prolétariat, d'ailleurs généralement russe dans le Caucase ou en Asie centrale, extrêmement minoritaire, mais concentré dans ces villes qui avaient été des enjeux de la guerre civile, mais d'où se trouvait souvent absente une population autochtone, majoritaire en revanche dans les campagnes, les montagnes et les steppes. Les bolcheviks s'attelèrent donc à combler le fossé colonial laissé par le tsarisme, car, pour que l'égalité proclamée entre les peuples ne soit pas que formelle, pour élever les consciences, il fallut en même temps en jeter les bases sociales, matérielles.

Culturellement, l'effort fourni - surtout si l'on a à l'esprit le dénuement extrême dans lequel se trouvait le pays - fut énorme. En 1917, dans le Caucase, en Sibérie, dans le Nord, des dizaines de peuples n'avaient ni écoles, ni même de langue écrite. Il fallut former des maîtres, construire des écoles - itinérantes chez les nomades - créer des alphabets adaptés à ces langues tout en commençant à éditer des manuels. Le taux d'alphabétisation d'environ 3 % parmi la population ouzbek en 1897 avait presque quadruplé en 1926, avec des progrès du même ordre dans toute l'Asie et le Caucase soviétiques. Et cet effort se poursuivit d'une certaine façon par la suite : de 1923 à 1939, environ 50 millions d'illettrés apprirent ainsi à lire et à écrire.

Mais c'est dans le domaine matériel surtout que la politique du régime soviétique trancha avec tout ce que l'on pouvait connaître alors. Volontairement, l'aide du pouvoir central aux nations non russes fut systématiquement sur-proportionnée à leur importance numérique. Cela, dès 1917, afin de commencer à réduire l'écart les séparant de la Russie d'Europe.

Sous le tsarisme, le Turkestan produisait du coton que l'on envoyait filer à Moscou ou Petrograd. Au lieu de maintenir cette situation de dépendance coloniale, le régime soviétique créa des filatures au Turkestan même. Cela développa la production de cotonnades et stimula la culture du coton. Mais cela ouvrait aussi aux populations du Turkestan - et aux yeux des peuples turcophones situés hors de l'Union - la perspective d'échapper à leur statut colonial. Et surtout, cela permettait de faire surgir, au sein de la population, un prolétariat sur lequel le nouveau régime pourrait s'appuyer.

Car partout, dans le parti, dans l'appareil d'État dominait numériquement l'élément grand-russien. Cette donnée de fait nationale était grosse de dangers pour la révolution, dans la mesure où elle contribuait à pérenniser des rapports de domination entre les peuples et affaiblissait la solidarité des autres peuples avec un État, certes révolutionnaire, mais aussi essentiellement russe. "Grattez un communiste et vous trouverez un chauvin grand-russien", mettait en garde Lénine au 8e Congrès du parti communiste, en 1919.

Ce chauvinisme éclata au grand jour en plusieurs occasions, mais jamais avec autant de force que lors de "l'affaire géorgienne" où, à propos de la création de l'Union soviétique et quelques jours à peine avant celle-ci, Staline et ses "bureaux" cherchèrent à imposer par des diktats administratifs aux communistes géorgiens une adhésion à l'Union, selon des formes que ces derniers réprouvaient.

Son dernier combat, Lénine le mena, peu avant sa mort, contre ces "gredins de chauvins grand-russiens" (Staline et Ordjonikidze) qui, si eux-mêmes n'avaient pas une origine russe, reprenaient les agissements, les préjugés des fonctionnaires tsaristes. Cette morgue de bureaucrates indignait Lénine aussi, parce qu'émanant de dirigeants et d'administrateurs du nouvel État, elle discréditait cet État et l'affaiblissait, selon ses termes, en "apportant de l'eau au moulin des nationalistes".

Avec la victoire de la fraction stalinienne, ce type de comportement allait devenir en quelque sorte la norme de bureaucrates dont Christian Rakovski, au congrès du parti de 1923, avait déjà dénoncé la mentalité en ces termes : "Bien sûr, il n'est pas commode d'administrer vingt républiques, [mais eux estiment que] s'il n'y en avait qu'une, si en pressant sur un bouton on pouvait administrer tout le pays, ce serait bien commode".

La bureaucratie et les nationalités

L'installation au pouvoir de la bureaucratie a dénaturé l'élan donné au développement des différents peuples de l'Union soviétique par la Révolution de 1917 et a vidé de contenu bien de ses conséquences. Mais elle ne l'a pas brisé.

Le fait que l'URSS se soit développée pendant longtemps non seulement plus vite que bien des pays au niveau de développement comparable au départ, mais aussi sans développement inégal entre les régions, a évidemment eu des contrecoups dans le domaine du développement national des différents peuples et des relations entre eux. Les inégalités considérables dans le développement des différentes régions, héritées de la Russie tsariste, n'ont sans doute pas été complètement résorbées. Il existe aujourd'hui encore une différence entre Moscou et Tachkent ou Saint-Pétersbourg et Bakou sur le plan économique, culturel, sanitaire, etc. Mais les différences ne se sont pas accentuées, contrairement à ce qui se produit non seulement dans les relations entre peuples de pays exploiteurs et peuples colonisés, mais entre différentes régions mêmes de grands pays dits "en voie de développement" comme le Brésil ou l'Inde, par exemple.

Cela ne doit rien au hasard, mais au fait que le régime, même dans les premières années du stalinisme, poursuivit d'une certaine façon mais sur les bases de production et de gestion économique léguées par Octobre, une politique visant à combler et non pas à creuser l'écart hérité du tsarisme et du capitalisme. Et en même temps que le comportement de "gredins grand-russiens" se faisait de plus en plus sentir dans tout le pays, les plans quinquennaux donnaient la priorité, dans une certaine mesure, aux régions les plus défavorisées.

Ainsi, entre 1928 et 1932, le premier plan quinquennal attribua à l'Asie centrale et au Caucase plus de la moitié des dotations publiques en matière de construction. En Ouzbékistan, de 1933 à 1937, deux tiers de tous les investissements économiques provenaient du budget fédéral.

L'essor économique vigoureux de toute l'Union soviétique, dans les années trente, ne contribua pas pour peu à l'élévation du niveau de vie de populations dont certaines passèrent, en une ou deux générations, d'un mode de vie médiéval à une situation qui reste inaccessible aux peuples du tiers monde dominés par l'impérialisme.

L'industrialisation des régions orientales et méridionales de l'Union soviétique (accentuée lors des nécessités de replier la production loin du front durant la Seconde Guerre mondiale) arracha les peuples de ces régions à leur isolement social et à leur arriération matérielle.

Mais le prix qu'il leur fallut payer pour cela fut souvent ressenti comme imposé par un "centre" et une bureaucratie russes, même si les maîtres d'ouvrage en furent leurs agents locaux. Par exemple, la collectivisation forcée des terres, au tournant des années trente, outre les désastres matériels et humains qu'elle entraîna de l'Ukraine au Kazakhstan, eut pour conséquence d'apparaître comme dirigée par les Russes contre les populations autochtones. Et cela d'autant plus qu'elle s'accompagna de l'élimination de la mince frange de dirigeants nationaux que les bolcheviks avaient attirés à eux. Ces dirigeants - accusés d'un nationalisme réel ou inventé pour les besoins des purges staliniennes - furent décimés, la bureaucratie ne pouvant en aucun cas laisser aux commandes des gens qui ne lui devaient rien et qu'une origine ethnique différente aurait pu transformer, dans les régions non russes, en canaux "nationaux" par lesquels se serait exprimée une contestation locale.

Mais l'écrasement des libertés nationales n'avait rien d'une fin en soi, pour la bureaucratie : il s'agissait pour elle d'un des moyens d'imposer sa domination et son pillage de l'économie collectivisée, à toutes les populations de l'Union soviétique et de juguler tout particularisme qui, par définition, contrevenait à l'unanimité nécessaire à la dictature.

La deuxième guerre mondiale se solda par le renforcement de la bureaucratie - et par une débauche de chauvinisme russe, de la part de ses dirigeants, que renforça l'annexion pure et simple de certains territoires.

Des peuples entiers (Polonais, Baltes, Moldaves, Ukrainiens, etc.) furent l'objet des tractations diplomatico-militaires secrètes entre le Kremlin et le Reich dans un premier temps, puis entre Staline et les impérialismes alliés. On trancha dans la chair des peuples, au gré des accords et des positions occupées par les armées. En Union soviétique même, des peuples accusés d'avoir pactisé avec l'Allemagne furent déportés en bloc, tels les Tatars de Crimée, les Ingouches, les Tchétchènes, les Baïkars, les Allemands de la Volga ; on raya de la carte les régions autonomes portant leur nom. Dans certaines contrées (Lituanie, Ukraine, Caucase), des guérillas nées de la violence faite aux peuples par Moscou survécurent à la fin de la guerre. Jamais sans doute plus que dans les dernières années du pouvoir de Staline, la bureaucratie ne réprima avec plus de vigueur les aspirations nationales.

Mais, avec la stabilisation qui suivit la mort de Staline, la bureaucratie se trouva confrontée à un autre problème : celui de l'émergence de tendances centrifuges, au propre sein des cercles dirigeants dans les républiques périphériques, ou en tout cas de tendances chez certains dirigeants à se présenter comme les porte-parole d'aspirations "nationales" contre le "centre", dans le but de donner une base à leur pouvoir local.

Il n'est pas de purge - sous Khrouchtchev, Brejnev puis Gorbatchev - de dirigeants ukrainiens, géorgiens, azerbaïdjanais, kazakhs et ouzbeks qui ne révèle comment, à un degré ou à un autre, ces hiérarques locaux de la bureaucratie cherchèrent, à leur profit et dans un conflit d'appareil les opposant à d'autres clans de la bureaucratie, à faire vibrer la corde nationale. Il est vrai que, quand, comme à Tbilissi en 1978, le Kremlin prétendait imposer le russe comme langue officielle, c'est Moscou qui contribuait à tendre la corde nationale géorgienne.

Mais, présenter le mouvement qui a mené à l'éclatement de l'Union soviétique en quinze - pour l'instant - États indépendants comme une insurrection des nationalités opprimées par un centre "russe", est une absurdité.

Comment les bureaucraties nationales créent de nouveaux problèmes sans résoudre les anciens

Aujourd'hui, les quinze anciennes républiques de l'Union soviétique sont toutes indépendantes, qu'elles aient maintenu un minimum de liens formels, dans le cadre de la CEI, ou qu'elles s'y refusent. Peut-être ces indépendances ont-elles résolu certains des problèmes nationaux qui se posaient dans ces républiques. Mais une chose est certaine, elles en ont créé, voire aggravé d'autres.

Et cela, sans même parler des problèmes économiques qui, aujourd'hui, dans la plupart de ces républiques constituent probablement la préoccupation quotidienne majeure de populations confrontées à un effondrement de leur niveau de vie, sous les coups de la rapacité des couches dirigeantes "nationales" et du fait des contrecoups de la rupture des multiples liens qui avaient été tissés entre les économies complémentaires et intégrées des quinze républiques soviétiques.

Même dans des républiques que n'ensanglantent pas quotidiennement des combats ayant pris une forme interethnique (Arménie, Azerbaïdjan, Géorgie, Tadjikistan, Moldavie), les indépendances ont creusé des fossés, au propre et au figuré, entre les peuples. Et cela, même dans ces républiques baltes que l'on donnait comme un exemple de haut niveau de civilisation, où il se trouve un État estonien pour priver de droits civils plus de 40 % de la population, parce qu'elle n'est ni de langue, ni de souche estonienne mais généralement russophone. Même chose, bien que dans une moindre proportion, en Lituanie, d'où Polonais, Biélorusses, Russes et Juifs commencent à émigrer pour ne pas faire les frais de discriminations civiles à prétexte national.

La palme de ce type d'attitude revient à l'ex-dirigeant de la Géorgie, Gamsakhourdia, récemment évincé, qui se proposait de réserver la nationalité géorgienne et les avantages y afférant à ceux dont la famille était établie dans le pays depuis 1801, date de la conquête de la Géorgie par le tsar.

Et comme, une fois mise en route, la logique du nationalisme ne s'arrête plus à grand-chose, on a même vu une ville que les Lettons appellent Valka et les Estoniens Valga être coupée en deux par des barbelés, et malheur à qui habite dans un secteur et travaille dans l'autre, surtout s'il n'est ni Letton, ni Estonien, comme 40 % de la population de cette ville victime d'"une division artificielle qui, du temps de l'Union soviétique, ne s'était jamais fait jour", comme l'écrivait le journal Libération, pourtant peu suspect d'idéaliser l'Union soviétique.

Toutes les républiques héritières de l'Union soviétique comptent à l'intérieur de leurs territoires de nombreux groupes ethniques plus ou moins minoritaires mais qui peuvent d'ailleurs constituer la majorité d'une autre république.

C'est ainsi que quelque vingt millions de Russes dispersés sur le territoire d'autres républiques ont été transformés en minorités nationales. Une partie de cette diaspora russe est sans doute constituée de bureaucrates envoyés auparavant pour appuyer le pouvoir central de Moscou, mais ce n'est pas le cas pour la majorité constituée souvent de masses ouvrières. En Lettonie ou en Estonie, par exemple, les Russes constituent la très grande majorité de la classe ouvrière.

Mais, on peut en dire autant des Ukrainiens, des Biélorusses, transformés en minorités dans les pays baltes, en Moldavie ou même en Asie centrale, au Kazakhstan en premier lieu, où l'ensemble des populations dites russophones (quand bien même elles sont d'origine ukrainienne, biélorusse, voire... coréenne) dépasse en nombre les Kazakhs.

Ces fractions de peuples transformées en minorités viennent donc s'ajouter à ceux qui, dans le passé, à l'intérieur de chaque république, avaient déjà un statut de minorité nationale. Ces minorités disposaient, dans le passé, d'une république, d'une région ou d'un district autonome, à l'intérieur de l'une ou de l'autre des républiques de l'Union devenues désormais États indépendants. Pour formel qu'ait pu être ce caractère d'autonomie reconnue par la constitution dans un pays où la dictature de la bureaucratie écrasait la liberté des nations autant que celle des individus, il assurait néanmoins le droit à l'utilisation de sa langue nationale, à la scolarisation, à l'éducation, à la presse, à des théâtres en langue nationale. Qu'en sera-t-il dans l'avenir ?

Le problème n'est pas la "souveraineté" ou l'indépendance des différentes républiques issues de l'URSS. Elles pourraient être indépendantes sur le terrain politique et diplomatique, gérer leurs affaires propres en parfaite souveraineté, tout en gardant les avantages de l'ancienne Union ; maintenir et améliorer les liens économiques ; assurer l'égalité entre tous les citoyens, quelle que soit l'ethnie de chacun ; ne pas considérer comme devenus étrangers les citoyens de l'ancienne URSS, mais leur accorder les mêmes droits qu'aux "nationaux" ; continuer à ne pas matérialiser par des contrôles, des douanes, les limites entre les différentes républiques, etc.

Mais ce n'est là nullement la politique des bureaucrates devenus chefs nationaux. Au contraire, on l'a vu, même ceux qui n'ont que le mot "démocratie" à la bouche, reviennent, en matière de droits nationaux, loin en arrière.

L'Union soviétique a été fondée comme un pays multinational où la citoyenneté ne se confondait avec la nationalité d'aucun peuple, pas même de celui numériquement dominant. Dans ce domaine comme dans d'autres, la bureaucratie a vidé la notion de fédération de peuples égaux de beaucoup de son contenu, n'en conservant pour l'essentiel que son aspect formel. Ce formalisme n'était certainement pas suffisant pour qu'un peuple qui se sentait nationalement opprimé se convainque du contraire. Mais il assurait quand même la conscience d'une citoyenneté soviétique et qui a transformé en mode de vie et en habitudes les avantages y afférant (comme la possibilité de se déplacer, de s'installer où l'on voulait indépendamment de son origine ethnique, etc.). Les enfants des couples mixtes, et ils sont très nombreux à l'échelle de l'ensemble, n'avaient nulle raison de sombrer dans une sorte de schizophrénie nationale...

Mais les bureaucrates à la tête des républiques devenues indépendantes ont pris le contre-pied de cela. La république de Russie, dont les dirigeants donnent, comme les autres, dans la démagogie ultranationaliste, a fait cependant jusqu'à présent le choix de préserver le caractère fédéral de la république. Mais ceux des États baltes, comme ceux de la plupart des républiques du Caucase, les premiers dans une variante parlementaire et jusqu'à présent pacifique, les seconds de façon violente et armée, ont choisi de faire de leur république l'État d'une nation.

Or dans la réalité, toutes les républiques issues de l'ancienne Union soviétique sont des États multinationaux. Les unes, d'origine, si l'on peut dire. Le Caucase, par exemple, a toujours été un enchevêtrement de peuples, et tout découpage entre les républiques actuelles de Géorgie, d'Arménie et d'Azerbaïdjan est nécessairement artificiel et injuste - comme en témoigne de façon sanglante depuis plusieurs années ce qui se passe dans le Haut-Karabakh, ce territoire peuplé d'Arméniens à l'intérieur de l'Azerbaïdjan. D'autres républiques, multinationales auparavant ou pas, le sont devenues ou ont accentué ce caractère du fait des déplacements de population liés au développement économique.

C'est dire que le simple fait de donner un caractère national à n'importe laquelle de ces républiques, aura pour conséquence au moins une présomption d'oppression nationale pour les autres peuples de la république. Et malheureusement, on constate déjà que dans bien des situations, ce n'est plus une présomption...

La montée des nationalismes

Voilà ce qui alimente la montée des nationalismes opposés, agressifs ou défensifs. Et les affrontements entre les différents peuples du Caucase - voire, demain, entre les différents peuples d'Asie centrale - présentés comme des guerres de libération, ouvrent surtout d'infinies possibilités aux manœuvres intéressées des grandes puissances, héritières de l'ancienne URSS comme la république russe, ou pas, comme la Turquie, l'Iran, sinon l'Arabie Saoudite, qui ont déjà pris rang, commandités ou pas par des puissances impérialistes.

Pour les Ossètes, par exemple, ou pour les Abkhazes, il y a une grande différence entre la période où leur région faisait partie de la Géorgie et où la Géorgie faisait elle-même partie de l'Union, et maintenant que la Géorgie est indépendante.

Et certaines situations - parfaitement vivables dans le cadre d'une Union soviétique encore existante - deviennent aberrantes avec l'indépendance des États. C'est ainsi, par exemple, que pour permettre aux Abkhazes de disposer d'un certain nombre d'institutions nationales, on a créé une république autonome abkhaze mais dans laquelle, étant donné les mélanges de populations, les Abkhazes eux-mêmes ne viennent qu'en troisième position en nombre derrière les Géorgiens et les Russes.

Cela ne poserait pas de problème dans une véritable confédération de peuples, mais cela en posera évidemment si les dirigeants abkhazes parvenaient à l'indépendance avec l'idée d'imposer leurs lois à leurs "minorités" qui constituent en réalité la majorité.

Il peut y avoir le même genre d'aberrations dans le cas d'un Tatarstan dont les dirigeants ont voulu qu'il soit indépendant mais qui ne regroupe qu'un cinquième environ des Tatars, largement dispersés un peu partout dans l'ancienne Union soviétique, alors même qu'à l'intérieur du Tatarstan, il y a d'autres peuples. L'indépendance du Tatarstan aurait pour conséquence, dans ces conditions, non seulement une diminution des droits et libertés, voire une oppression pour les autres peuples de cette république, mais également de transformer les Tatars dispersés ailleurs en étrangers, notamment dans ces grandes villes de Russie dont une proportion notable de la population a une origine tatare.

Il est significatif, d'ailleurs, à la fois de ce que fut l'Union soviétique unifiée et de ce vers quoi les dirigeants nationalistes, les russes comme les autres, sont en train de la faire évoluer que, pendant que la Tchétchénie se manifeste comme une des républiques à l'intérieur de la Fédération de la Russie qui revendique de la façon la plus virulente l'indépendance et dont le chef (Doudaev) refuse toute forme de collaboration avec Moscou, le président du Parlement russe, Khasboulatov, soit lui-même tchétchène.

Tous les gardiens responsables de l'ordre mondial redoutent, et certainement pas sans raison, que l'éclatement de l'Union soviétique conduise à une situation à la yougoslave. Ce n'est pas encore le cas, au moins pour ce qui est des relations entre les principales nations de l'ex-URSS. Mais cela se produit déjà dans le Caucase. Et personne ne peut écarter la possibilité que cela devienne le cas dans d'autres régions.

Les bureaucrates devenus chefs nationaux pour conquérir des fiefs n'ont pas vraiment apporté une réponse aux aspirations nationales de leurs peuples. En revanche, leur démagogie, verbale dans la majorité des cas mais armée déjà dans d'autres, est en train de dresser les peuples les uns contre les autres.

Ces gens-là brandissent le slogan du "droit des peuples à disposer d'eux-mêmes" dans leurs luttes pour le pouvoir. Voilà pourquoi les communistes révolutionnaires ne doivent pas considérer ce droit comme une abstraction métaphysique. Mis en avant par le parti de la révolution prolétarienne au nom de la révolution sociale, comme le fit en son temps le parti bolchevik, ce mot d'ordre peut contribuer à ouvrir les portes de l'avenir, celles de la libération nationale en même temps que sociale, devant les classes exploitées. Avancé par les nationalistes - issus de la bureaucratie ou de la bourgeoisie - il peut être le drapeau du retour à la barbarie...