Le télétravail, c’est toujours l’exploitation

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septembre-octobre 2020

Depuis le 2 septembre, patronat et syndicats ont repris les négociations sur le télétravail. Sa généralisation massive, dans l’urgence de la crise sanitaire, a accéléré un processus qui était déjà en cours. Au point qu’un dirigeant du groupe automobile PSA parle d’une « nouvelle norme du travail », et le premier ministre Jean Castex d’un « fait de société ».

Avec le confinement, les patrons ont su utiliser un contexte où le télétravail semblait une évidence. Mais ils l’avaient dans le viseur depuis longtemps. Au-delà de l’évolution de l’économie, avec une place plus grande prise par les services, il fallait aussi qu’il soit techniquement possible, avec l’usage largement répandu de l’ordinateur et d’Internet.

Depuis près de quinze ans, de plus en plus de services, comme les banques et les assurances, mais également certains secteurs de la production industrielle, tels que l’administratif, le commercial ou la recherche et développement, ont étendu le télétravail. Qu’il soit régulier ou occasionnel, il était toujours au volontariat, et les volontaires ne manquaient pas, à cause du temps perdu dans les transports en commun et les embouteillages.

Lors de l’épidémie, l’extension soudaine du télétravail a touché plus de 25 % des salariés. Entre cinq et huit millions d’entre eux l’ont pratiqué intensivement de mars à mai. Leur crainte d’être contaminés par le coronavirus sur le lieu de travail, ou dans les transports, a poussé dans le même sens que la volonté patronale.

Bien des salariés ont pu alors en mesurer les avantages ou les inconvénients, si différents de l’un à l’autre, selon la durée et le coût du trajet, la qualité et la taille du logement, la nécessité ou pas de garder des enfants. Mais si les patrons y sont favorables, ce n’est certainement pas pour arranger les travailleurs, c’est parce qu’ils y voient un intérêt pour leurs affaires.

Le confinement a imposé un télétravail massif

Comme l’ont alors constaté la plupart des nouveaux télétravailleurs, ils enchaînaient les heures de travail sans compter. Ce qui déterminait la durée du travail, ce n’était plus un nombre d’heures imposé, mais les tâches fixées par l’employeur ou l’encadrement, les délais qu’il jugeait bons pour les exécuter, et les résultats qu’il en attendait. Autant dire que, quand les syndicats revendiquent « le droit à la déconnexion », ils sont loin du compte, face à cette pression constante pour travailler plus, subie en télétravail.

Non seulement bien des télétravailleurs prolongeaient les journées, mais ils étaient souvent plus productifs. Une employée de Free racontait que, loin de sa plate-forme téléphonique bruyante, elle n’avait plus de maux de tête, ce qui est évidemment appréciable. Mais elle ajoutait qu’en travaillant isolée à son domicile, elle traitait davantage d’appels dans la même plage horaire, et cela d’autant plus qu’elle n’avait plus avec ses voisins de plateau les petits échanges qui permettent de décompresser.

Certains employeurs ont aussi profité de l’aubaine du chômage partiel, payé par l’État, pour imposer des jours de télé­travail sans avoir à les rémunérer. D’autres ont imposé une moitié de la semaine en télé­travail, le reste étant pris en jours de congé ou RTT, sachant que pour terminer la tâche exigée, il fallait intensifier le travail et faire en trois jours celui de cinq.

Réduire les coûts pour accroître les profits

Un autre aspect dans la généralisation du télétravail, c’est la réduction des coûts. Pour Xavier Chéreau, le directeur des ressources humaines du groupe automobile PSA, il y aurait même une « opportunité à saisir ». Anticipant sur l’avenir et s’appuyant sur l’expérience du confinement, il a proposé que tous les salariés du groupe travaillant sur un ordinateur passent à trois jours et demi, voire quatre jours, de télétravail par semaine. Cette nouvelle organisation du travail promet d’être une bonne affaire pour les actionnaires, car elle va permettre des économies importantes sur le foncier et l’entretien d’immeubles de bureaux.

La volonté d’économiser sur le prix du mètre carré n’est pas nouvelle. La flambée des prix de l’immobilier à Paris avait déjà poussé bon nombre de banques ou de compagnies d’assurances à déménager régulièrement leur siège et leurs bureaux en fonction des prix du foncier, imposant du même coup des trajets à rallonge à leurs employés. Le groupe PSA lui-même n’y avait pas échappé, quittant en 2017 son siège historique mais coûteux de l’avenue de la Grande Armée, dans le 16e arrondissement de Paris, pour s’installer à Rueil-Malmaison, dans les Hauts-de-Seine.

À peine deux ans plus tard, en 2019, le PDG Carlos Tavares annonçait la réduction de 14 % de la surface de l’entreprise, et prévoyait de se débarrasser de son nouveau siège social. Les 750 employés et cadres devaient être encore une fois transférés vers d’autres locaux, sur les sites de Poissy et Vélizy, dans les Yvelines, pour permettre au groupe d’économiser dix millions d’euros par an. Nombre d’entre eux étant déjà en télétravail un jour par semaine, il n’était plus nécessaire d’attribuer à chacun un bureau personnel, puisqu’ils les occupaient à tour de rôle.

Mais aujourd’hui, PSA vise des économies à une tout autre échelle. Pendant le confinement, le télétravail est passé de 18 000 à 38 000 salariés sur l’ensemble du groupe mondial, et il pourrait concerner 80 000 employés à l’avenir. En l’étendant à presque toute la semaine, et à tous les postes où le télétravail est possible, le groupe automobile supprimerait non seulement des milliers de bureaux, qu’il faut nettoyer, chauffer ou climatiser, mais aussi tous les frais engendrés par la restauration collective ou la participation aux transports.

Au-delà du discours sur la modernité, il s’agit bien de réduire les coûts de production. Quant à la réduction de l’empreinte écologique, dont se targue le groupe, elle est tout sauf certaine. Certes, les transports devraient diminuer avec l’extension du télétravail, mais l’éclairage ou le chauffage consomment plus d’énergie en étant individualisés au niveau des foyers qu’en étant collectifs. Et la facture, qui promet d’être salée, sera payée par les télétravailleurs.

Les entreprises du numérique, les Facebook, Twitter ou Google, ont déjà annoncé la poursuite du télétravail après l’épidémie. Mark Zuckerberg, le fondateur de Facebook, affiche sa volonté d’augmenter ses profits en économisant non seulement sur les infrastructures, mais aussi sur les salaires. Car, pour faire venir ses employés dans la Silicon Valley, où l’immobilier est hors de prix, il les incitait financièrement avec des salaires plus élevés. S’ils peuvent quitter cette zone pour s’installer dans des régions moins chères, leur salaire pourra être diminué en conséquence.

un retour à l’enfance du capitalisme ?

Les formes de travail à domicile existaient avant même le développement des usines, lorsque des femmes ou des hommes filaient et tissaient chez eux. Si la couturière penchée sur sa machine à coudre a laissé la place à la travailleuse du clic, enchaînée à son ordinateur, elles ont en commun d’être mal rémunérées, souvent à la pièce ou à la tâche, ce qui oblige à de longues heures de travail pour s’assurer un revenu minimum.

Cette forme de travail peu qualifié et précaire, qui existe toujours, semble bien loin du télétravail actuel. Car en se développant à l’époque d’Internet et des ordinateurs accessibles à tous, il a bénéficié de l’existence d’une réglementation, issue des luttes du passé, qui impose des horaires, un salaire minimum, une indemnité en cas d’accident ou de perte d’emploi.

Un accord-cadre européen de 2002, décliné dans la loi française en 2005, a établi l’égalité de traitement entre le télétravailleur et le travailleur, ainsi que le caractère volontaire et réversible du télétravail. Des accords d’entreprise se sont alors multipliés dans les services, ou dans les centres de recherche des grandes industries, avec des conditions pour y encourager le volontariat, comme le bureau et le matériel informatique fournis pour équiper sa maison, ou la prise en charge des frais d’électricité et de connexion Internet.

Mais depuis quinze ans, le télétravail a subi le même détricotage que le Code du travail. Des lois successives ont facilité la remise en cause de l’horaire hebdomadaire de travail, l’employeur étant libre de « réguler la charge de travail ». Pour finir, en 2017, les ordonnances Macron de réforme du Code du travail ont permis de remplacer l’accord collectif par un accord de gré à gré, comme si le salarié était sur un pied d’égalité avec son employeur, et de supprimer la prise en charge par l’employeur des coûts générés par le télétravail.

Des conditions de télétravail dégradées, étendues pendant le confinement

Par le passé, le groupe bancaire LCL avait réservé le télétravail aux plus de 50 ans, avec l’accord du chef. En décembre 2019, un nouvel accord l’étendait à tous ceux qui le souhaitaient, et ils étaient nombreux à cause des transports longs et coûteux, ou du bruit des open spaces. Mais le confinement imposant le télétravail sur une longue durée a révélé bien d’autres inconvénients, comme les réunions en visioconférence du chef, qui durent d’autant plus longtemps qu’on peut moins exercer de pression collective.

Dans le groupe d’assurances Axa, l’extension du télétravail au cours des dernières années a déjà permis de supprimer des bureaux, et il ne reste que sept postes de travail pour dix salariés. Du coup, les derniers arrivés n’ont de place assise que sur les fauteuils du couloir, ou le canapé de l’entrée. La direction parle d’« agile work » (souplesse au travail), chaque employé ne devant plus se sentir attaché à un poste de travail, mais devant être prêt à changer de place ou d’équipe, au gré des missions. Derrière le nouveau vocable, c’est la vieille idée du salarié flexible, adaptable en permanence. Mais cette individualisation du travail le rend aussi plus accessible au télétravail.

D’ailleurs, depuis 2019, 60 % de l’effectif d’Axa est en télétravail. Et la direction a pu en renégocier les conditions, en supprimant certains avantages, comme la prise en charge du matériel et du forfait Internet, la possibilité de prendre deux jours accolés ou d’accoler un jour au week-end, ainsi que les quelques améliorations obtenues en dix ans par les CHSCT.

Chez Orange, un accord datant de 2013 permettait le travail à distance, soit de son domicile, soit de l’agence Orange la plus près de chez soi. Pratiqué occasionnellement, c’était apprécié pour garder un enfant malade, surmonter un problème de transports, ou attendre une livraison. Et lorsque le télétravail était régulier, il s’accompagnait d’une prime. Avec son extension à tous pendant le confinement, à l’exception de la maintenance, la prime a fondu.

Même dans un secteur comme l’automobile, le télétravail était déjà répandu pour certains postes compatibles. À PSA, un accord existe depuis 2017, mais si 51 % des salariés sur ordinateur pratiquaient le télétravail un jour par semaine, ils n’étaient plus que 7 % à le faire sur trois jours. À la suite de l’annonce en mai 2020 d’en faire la nouvelle norme de travail à PSA, la CFDT a réalisé une enquête sur l’ensemble des sites du groupe. Et ce sont les salariés qui effectuent déjà le plus de télétravail, ceux du centre d’essais de Belchamp à Sochaux et du centre de Poissy, qui sont le plus opposés, à plus de 60 %, à sa généralisation massive.

Ainsi, les salariés qui étaient volontaires, tant qu’il s’agissait d’un jour ou deux par semaine, pourraient changer d’avis lorsque le télétravail deviendra le lot quotidien et qu’ils souffriront de l’isolement, de troubles musculo-squelettiques ou de maladies liées à une trop grande sédentarité. Car non seulement travailler toute la semaine à domicile isole du collectif, mais les contraintes de la vie quotidienne pèsent davantage.

Un télétravail qui pèse davantage sur les jeunes et sur les femmes

Vivant souvent dans un petit logement, ou en colocation, les jeunes sont moins bien installés chez eux pour télétravailler, alternant entre la table à manger et le canapé. Plus récents dans l’entreprise, ils n’ont souvent pas eu le temps d’y apprendre des plus anciens et de développer des liens de travail ou amicaux. « Au début, je restais bloqué très longtemps. Je n’osais pas poser une question basique. On hésite davantage quand on doit envoyer un message plutôt que souffler le sujet au collègue d’à côté », témoignait un jeune ingénieur des télécommunications.

À ce sentiment de ne pas bénéficier de l’expérience collective, s’ajoute le manque d’échanges avec les collègues. Car c’est à leur contact qu’un jeune salarié mesure qu’il s’investit trop, subissant d’autant plus les pressions de son chef qu’il doit faire ses preuves, et n’osant pas refuser quand il est sollicité chez lui le dimanche ou le soir. Regarder faire ses collègues contribue aussi à rattraper les erreurs qui attendent tout débutant. Lorsqu’on est seul, on n’a plus ni soupape, ni garde-fou. Il n’est pas étonnant que 81 % des 25-30 ans sondés après le confinement souhaitaient retourner sur site.

Bien des femmes également ont mal vécu cette période. Jonglant entre le télétravail, les devoirs des enfants et les tâches ménagères, beaucoup se sont senties débordées, voire surmenées. Alors que la moitié des hommes en télétravail disposaient d’une pièce leur servant de bureau, une femme sur quatre seulement a pu en bénéficier. Partageant son espace de travail avec les enfants, elle devait aussi partager son temps pour faire l’école à la maison, tout en continuant d’assurer l’essentiel de l’intendance domestique. Comme le disait l’une d’elles : « C’est simplement un quotidien amplifié à l’extrême ! ».

Pendant le confinement, les repas pris habituellement à la cantine scolaire ou au restaurant d’entreprise ont dû être préparés à la maison. Le moindre temps libre, entre deux appels ou avant une réu­nion, était dédié à la famille. Une jeune mère considérait que les trois mois de travail confiné pénaliseraient autant sa carrière que son congé maternité. D’après la récente enquête de l’Institut national d’études démographiques (Ined), « la pandémie et la crise économique qu’elle a engendrée accentuent les écarts avec les hommes, après un demi-siècle de réduction des inégalités entre les sexes ».

Du statut de salarié à celui d’autoentrepreneur

Mais tous ces changements, plus ou moins bien vécus selon la situation de chacun, ne doivent pas masquer une évolution plus générale, qui va dans le même sens que l’auto-­entreprenariat, où un contrat de type commercial se substitue au contrat de travail.

Ainsi un informaticien à son compte peut vendre le produit de son télétravail à une entreprise. Mais lorsque le patron va choisir d’utiliser les services d’un autre, il n’aura plus de revenus. Le ressort fondamental de l’exploitation est toujours le même : celui qui possède les capitaux décide du sort de ceux qui exécutent le travail, ou qui sont condamnés à chômer.

Si la production elle-même résulte d’une activité collective, s’y rattache aussi une protection collective, qui a été forgée par la lutte de classe, par les combats menés par des générations de travailleurs contre la rapacité capitaliste. Cette protection collective a été bien entamée avec l’explosion de la précarité, la généralisation de l’intérim ou de la sous-traitance.

Mais la supprimer d’un trait, en remplaçant le contrat de travail, et les droits du salarié qui vont avec, par une relation purement commerciale, c’est une véritable escroquerie. C’est ce qu’ont compris des chauffeurs VTC, qui ont manifesté et se sont battus devant les tribunaux pour faire requalifier en contrat de travail leur lien avec la plateforme Uber. La cour de cassation leur a finalement donné raison en mars 2020, reconnaissant le lien de subordination imposé par Uber aux chauffeurs.

Car pour mettre en relation des travailleurs indépendants et des clients qui commandent un véhicule de transport, c’est bien Uber qui décide du tarif des courses, de leur attribution selon les performances des chauffeurs, et qui prélève une commission élevée. Si les chauffeurs n’ont pas de chef ou de patron sur le dos, ils doivent faire des horaires harassants pour gagner leur vie difficilement, tandis qu’en quelques années, Uber s’est hissée au rang d’une multinationale milliardaire, vivant du travail de millions d’exploités à travers le monde.

Même le groupe Monoprix a recruté des autoentrepreneurs pendant le confinement, afin de remplacer les employés absents pour garde d’enfants ou maladie. Comme les embauchés, ils tenaient les caisses du magasin, alimentaient les rayons, à ceci près qu’ils enchaînaient les missions et les heures. Et lorsque les missions se sont arrêtées au bout de deux mois, leurs revenus ont fait de même, alors qu’ils devaient continuer à payer des charges comme autoentrepreneurs.

Les patrons avancent leurs exigences, aux travailleurs de défendre les leurs

Avec la crise, l’exploitation s’aggrave, et le fond du problème, c’est de lutter contre l’exploitation elle-même, quelles que soient les formes qu’elle prend. Si le capitalisme en crise contribue à émietter le monde du travail, tant que l’exploitation perdurera, elle fera surgir des résistances multiples, des grèves, et des militants pour la combattre.

Par le passé, la concentration des ouvriers dans de grandes entreprises a pu faciliter le développement des organisations ouvrières, de la conscience de classe, des idées socialistes et communistes. Mais il y a eu aussi les grandes luttes des canuts de Lyon, ces travailleurs à domicile qui s’insurgèrent non seulement contre la baisse du tarif des pièces de soie qu’ils tissaient jour et nuit, mais aussi contre le pouvoir au service des fabricants qui les exploitaient.

Ces dernières années, des grèves déterminées ont marqué l’actualité, qu’elles soient menées par les femmes de ménage de grands hôtels, les aides-soignantes de maisons de retraite, ou encore par les chauffeurs Uber et les coursiers de Deliveroo. Être précarisés, dispersés dans de petites équipes, ou même individualisés comme les travailleurs à leur compte, cela présente bien des difficultés pour s’organiser et revendiquer, mais ils ont su le faire. La rage de se battre contre des conditions de travail indignes leur a donné l’énergie de tenir, et ils y ont gagné la solidarité d’autres travailleurs.

Aujourd’hui, le statut de salarié, comme le Code du travail, sont toujours plus attaqués, et ils ne protégeront les travailleurs ni du chômage, ni de la baisse de leur revenu. Dans cette catastrophe sociale, la bourgeoisie avance ses exigences, imposant que les ressources de l’État servent exclusivement ses intérêts. En précarisant toujours davantage, comme en facilitant le télétravail ou l’autoentreprenariat, les capitalistes poursuivent le démantèlement de la condition du salariat et de la protection collective.

Mais les obstacles liés au morcellement du monde du travail ne sont pas insurmontables. Ce qui comptera pour l’avenir, c’est la conscience du fait qu’au-delà de leurs différences de situations et de statuts, tous les exploités ont des intérêts communs. La conscience qu’ils devront se battre collectivement pour arracher le droit à vivre décemment de leur travail, et au-delà, pour débarrasser la société de toutes les formes d’exploitation.

6 septembre 2020