Afrique du Sud - Après les élections du 7 mai : discrédit de l’ANC et combativité ouvrière

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juillet-août 2014

Après les élections du 7 mai, le paysage politique sud-africain reste chargé d'amertume et de problèmes non résolus. Mais surtout le mécontentement social et la combativité ouvrière n'en finissent plus de s'exprimer.

La campagne électorale elle-même aura été marquée par la poursuite de la grève de 70 000 mineurs des trois principales compagnies productrices de platine - Lonmin, Anglo-American (Amplats) et Impala (Implats) - en lutte depuis le 23 janvier pour un salaire de base mensuel de 12 500 rands (862 euros). L'importance de ce mouvement n'a pas empêché la plupart des partis d'éviter prudemment d'y faire la moindre référence durant la campagne. Mais, six semaines après le scrutin, les grévistes ont quand même fini par faire plier les trusts du platine.

Et ce n'est pas tout. Les manifestations contre la crise du logement, le manque de sanitaires et d'eau potable, et contre l'indifférence totale des autorités face à ces problèmes, mais aussi contre la répression brutale et souvent mortelle à laquelle se livre la police, se poursuivaient dans les townships et les innombrables « campements informels » (à vrai dire, des bidonvilles géants). Et cela, aux quatre coins du pays, y compris dans la ceinture du platine, cette région du nord-ouest où les mineurs étaient en grève.

Il faut d'ailleurs noter que bon nombre d'habitants de ces bidonvilles n'ont jamais figuré dans aucun recensement ni sur aucune liste électorale car, bien souvent, ils chassent les fonctionnaires venus les enregistrer. Et c'est sans parler, bien sûr, de ceux qui n'ont de toute façon par le droit de vote : le grand nombre d'ouvriers immigrés, chômeurs ou pas, dont beaucoup connaissent des conditions matérielles encore plus dures, tout en étant victimes des tracasseries systématiques de la police. C'est que les résultats des élections du 7 mai ne sont pas forcément très représentatifs de l'opinion de la majorité pauvre de la population.

Les EFF se nourrissent du discrédit de l'ANC

Il n'y avait aucun doute que le parti au pouvoir, le Congrès national africain (ANC), remporterait ces élections, tout comme les quatre précédentes depuis la chute de l'apartheid. Mais, pour la première fois dans son histoire, l'ANC avait été mise en accusation par certains de ses membres les plus en vue, comme Ronnie Kasrils, vétéran du Parti communiste et ancien ministre, qui avait appelé à l'abstention dans cette élection. Et il était clair que, cette fois, le fait de se prévaloir de la lutte contre l'apartheid et du nom de Nelson Mandela ne suffirait pas à assurer à l'ANC autant de voix dans la population pauvre.

Au final, l'ANC a obtenu 62,15 % des suffrages exprimés, une baisse de 4 % par rapport aux précédentes élections de 2009, ce que la plupart des commentateurs n'ont pas manqué de présenter comme une « victoire incontestable » confirmant la « ferveur soutenue » de l'électorat pour l'ANC.

Mais la vérité est que, depuis 1994, le score de l'ANC n'a cessé de décliner à chaque élection, en proportion de la montée du mécontentement engendré par son incurie et par l'enrichissement ostentatoire de ses dirigeants. Car, dans les faits, c'est à cela qu'a conduit sa politique de « transfert du pouvoir économique aux Noirs », qui était censée compenser des décennies d'oppression raciale : elle n'a produit qu'une mince couche de super-riches qui occupent toutes les places au sommet des institutions politiques et des grandes entreprises, qu'elles soient liées aux multinationales impérialistes ou sous-traitantes de l'État.

D'ailleurs, alors que le score de l'ANC était ainsi érodé, un nouveau venu dans l'arène politique a obtenu près de 7 % des voix en s'appuyant sur ce mécontentement, malgré une campagne électorale minimaliste menée avec de très faibles moyens. Il s'agit des EFF (Economic Freedom Fighters ou Combattants pour la liberté économique), un parti lancé il y a deux ans, lors d'un congrès organisé à Marikana, sur les lieux mêmes où, en août 2012, 34 grévistes du platine avaient été abattus par la police. Depuis, les EFF se font remarquer un peu partout grâce au béret rouge vif qui leur sert d'uniforme, tandis que les cadres du parti, eux, portent en plus un treillis militaire.

Le fondateur des EFF, Julius Malema, est un ancien leader de l'organisation de jeunesse de l'ANC qui avait été exclu par Zuma. Démagogue et populiste, Malema se déclare volontiers marxiste-léniniste, même si bien peu de ses supporters savent ce que cela signifie. Surtout il dénonce avec virulence la corruption de l'ANC en général et celle de Zuma en particulier. Ce qui ne manque pas de sel quand on sait que Malema lui-même, lorsqu'il avait encore les faveurs du pouvoir, en a profité à titre personnel et en a fait profiter son entourage, et qu'il est toujours poursuivi pour fraude fiscale. Cela étant, Malema défend aussi la nationalisation partielle des mines et le retour de la terre des grandes exploitations à la population rurale, des revendications qui sont réellement populaires, même sous la forme édulcorée que leur donne Malema. En bref, il a tout fait pour tenter d'exprimer la colère de l'électorat envers un régime qui a multiplié les promesses sans en remplir aucune.

Lors de la première session du Parlement, le 21 mai, les 25 élus des EFF ont choisi de démontrer à leur façon qu'ils sont le « parti du peuple » : tous habillés de rouge, les femmes en tenue de domestique et les hommes en combinaison et casque de travail. Quel contraste avec l'attitude de tant de députés qui s'exhibent en vêtements signés de grands couturiers, dont le prix équivaut au revenu annuel d'un salarié ! Même si ce n'était qu'un geste symbolique, il ne pouvait que plaire à l'électorat populaire auquel il s'adressait.

Des truquages électoraux aux barricades d'Alexandra

Au moment même où Zuma se livrait à une petite danse triomphale pour marquer sa victoire, la même qu'il y a cinq ans, au lendemain de l'élection de 2009 qui l'avait porté au pouvoir, des émeutes éclataient dans le township d'Alexandra, à Johannesburg. Des sacs remplis de bulletins de vote avaient été retrouvés après le décompte des voix. Des membres des EFF s'étaient joints aux habitants pour élever des barricades. La police riposta brutalement, à coups de balles en caoutchouc, faisant plusieurs blessés et de nombreuses arrestations. Il fallut plus d'une semaine avant que l'émeute s'arrête.

Lorsque les résultats finaux du vote furent finalement annoncés le 10 mai, les chiffres montrèrent que, si les électeurs avaient donné la victoire à l'ANC, ce n'était pas sans une certaine réticence.

Tout d'abord, en termes de voix, le score réalisé par l'ANC était le plus bas de son histoire. Ensuite, d'après les chiffres officiels, la participation électorale avait encore baissé : de 77,3 % en 2009, elle était tombée à 73,5 %, avec 25 381 293 d'inscrits.

Mais, selon une étude de Numsa (le Syndicat national de la métallurgie, le plus grand syndicat du pays, dont le congrès de décembre a décidé pour la première fois de ne pas appeler à voter pour l'ANC), il y aurait au total 31 434 035 personnes ayant le droit de vote dans le pays. Sur la base de cette estimation, 59,3 % des citoyens ayant le droit de vote se sont effectivement exprimés et seuls 36,4 % ont soutenu l'ANC. La comparaison des chiffres analogues pour les élections précédentes montre clairement la baisse du soutien dont bénéficie l'ANC :

sur le total ayant le droit de vote

année du scrutin

% exprimés

% pour l'ANC

1994

85,53 %

53,00 %

1999

62,87 %

41,72 %

2004

55,77 %

38,87 %

2009

59,29 %

38,55 %

2014

59,34 %

36,39 %

On constate que le soutien réel pour l'ANC a baissé de 16,6 % en vingt ans. On est donc loin d'une « ferveur soutenue » de l'électorat pour l'ANC ! Ce qui est remarquable, si l'on tient compte des manifestations de colère qui n'en finissent pas d'éclater contre le régime aux quatre coins du pays, c'est que cette baisse n'ait pas été plus importante.

En fait, l'ANC a essuyé des pertes significatives dans des agglomérations ouvrières comme celle de Johannesburg, avec ses activités minières et commerciales, et celle de Port Elizabeth, le cœur de l'industrie automobile du pays.

Dans le Gauteng, la province de Johannesburg, l'ANC est tombé pour la première fois en dessous de la barre des 60 %, avec 53,5 % des voix, au profit de l'Alliance démocratique qui fait 30,9 % des voix. Il s'agit d'un parti qui se veut libéral, principalement basé dans l'électorat blanc mais aussi dans la petite bourgeoisie noire, dont le bastion a toujours été et reste la province du Cap (Western Cape) qu'il dirige. Sur le plan national, l'Alliance démocratique a progressé de façon significative, réalisant un score de 22,2 %, contre 16,7 % en 2009, obtenant 89 des 400 sièges du Parlement.

L'ANC a également subi des pertes importantes dans les provinces où sont concentrées les mines de platine, de charbon et de diamant. Dans celle du Nord-Ouest, par exemple, le score de l'ANC est tombé de 73,84 % en 2009 à 67,79 % tandis que celui d'EFF a atteint 12,53 %, soit le double de sa moyenne nationale. À Rustenburg même, la grande ville la plus proche de Marikana, le score de l'ANC est même tombé à 57,35 % alors que l'EFF obtenait 20,22 %.

En dehors d'EFF, arrivé en troisième position avec ses 25 députés, l'autre scission de l'ANC qui se présentait dans cette élection, Cope, le Congrès du peuple, qui avait été formé en 2008 comme une scission de droite contre Zuma, n'est arrivé que loin derrière, perdant 27 de ses 30 députés. C'est un désastre pour Cope, littéralement très dur à avaler pour son leader, « Terror » Lekota, lequel, ayant promis de manger son chapeau si son parti n'améliorait pas son score de 2009, a dû s'exécuter devant les caméras de télévision.

Zuma et sa galerie de voleurs

En termes de sièges, l'ANC n'obtient donc que 249 sièges sur 400, son plus bas niveau depuis 1994. Mais cela n'a pas empêché Zuma d'inclure parmi les 72 membres de son gouvernement une ribambelle de visages peu recommandables, certains anciens, d'autres nouveaux, mais tous choisis parmi ses proches, d'autant qu'il a toutes les raisons de craindre qu'une révolution de palais cherche à l'évincer tôt ou tard, et plutôt tôt que tard.

C'est ainsi que, avec un mépris total pour les mineurs assassinés à Marikana, Zuma a non seulement reconduit à son poste la responsable de la police de l'époque, Riah Phiyega, mais il a nommé Cyril Ramaphosa, l'un des hommes les plus riches du pays, à la vice-présidence, ce qui pourrait bien le désigner comme successeur de Zuma. Or on sait aujourd'hui que c'est Ramaphosa en personne qui, en tant qu'actionnaire du groupe Lonmin (ce qu'il est toujours) et membre de son conseil d'administration (dont il a démissionné), avait donné à la police le feu vert pour mettre fin à la grève de Marikana par tous les moyens qu'elle jugerait nécessaires. Comble d'ironie, ce fut le même Ramaphosa qui en 1987, alors qu'il était leader du syndicat des mineurs NUM, avait dirigé la première grève nationale des mines, au cours de laquelle les grévistes s'étaient armés pour se défendre contre la police de l'apartheid. Mais aujourd'hui, pour Ramaphosa, des grévistes brandissant des lances en bois constituent un danger - pour son parasitisme sans doute - et doivent être abattus !

Cela étant, que propose Zuma pour faire face à la situation dramatique de la population pauvre : que ce soit pour les quelque 13,4 % de la population vivant dans des bidonvilles aux quatre coins du pays, ou pour les quelque 26 millions de personnes (la moitié de la population !) vivant en dessous du seuil de pauvreté ?

En fait, Zuma ne propose rien d'autre que de poursuivre un Plan de développement national s'appuyant sur un « projet de société à l'horizon 2030 », ce qui ne veut rien dire. Mais les nouveautés qu'il a annoncées montrent clairement où se situent ses priorités. C'est ainsi que, pour la première fois, le nouveau ministre des Finances sera un Africain. Il y aura aussi un nouveau ministère chargé du « développement des PME » et pas moins de deux ministères chargés de la communication (pour aider Zuma à redorer son image ?). Finalement il y aura un nouveau ministère responsable de l'eau et des installations sanitaires, ce qui est sans doute la moindre des choses dans un pays où l'absence de sanitaires provoque des manifestations quotidiennes, mais ne garantit en rien qu'il en résulte un début de solution à ce problème.

Les mineurs font plier les géants du platine

Le 23 juin, cinq mois jour pour jour après le début de leur grève, des dizaines de milliers de grévistes du platine ont célébré leur victoire, lors d'un meeting organisé dans l'un des stades géants laissés aux quatre coins du pays par le Mondial 2010, près de Rustenburg. Après cinq mois de grève, le conflit le plus long de l'histoire du pays, c'est la tête haute et dans l'enthousiasme qu'ils ont voté la reprise du travail pour le 25 juin.

Quinze jours auparavant, le 12 juin, les trois géants du platine avaient fait une proposition d'accord que les dirigeants d'Amcu (l'Association syndicale des mines et de la construction, qui est à la tête du mouvement) avaient accepté de soumettre au vote des grévistes.

Jusqu'à cette date, les groupes du platine avaient pleuré misère en comptant sur le pourrissement de la grève. Mais ils avaient eu beau bombarder les ouvriers de textos pour les inciter à reprendre le travail, rien n'y avait fait.

Dans les semaines précédant les élections du 7 mai, des milliers de mineurs continuaient à se relayer sur les piquets de grève malgré la présence armée de la police et de ses blindés, tant autour des mines que dans les campements de mineurs. Chaque semaine apportait son lot de morts, en général assassinés, sans qu'on puisse savoir s'il s'agissait de truands ou de briseurs de grève, sans parler des victimes de la police.

Et pourtant Amcu ne revendiquait pas le paiement immédiat des 12 500 rands, mais seulement des augmentations étalées sur une période de trois ans pour atteindre cet objectif. Mais les patrons n'avaient montré que mépris pour les grévistes. C'est ainsi que Chris Griffiths, le PDG d'Amplats, attaqué pour avoir touché 17,6 millions de rands (1,21 millions d'euros) d'émoluments en 2013, alors même qu'Amplats pleurnichait sur de prétendues pertes de 104 millions d'euros, avait déclaré à la presse : « Faudrait-il que je dirige cette compagnie pour rien ? Moi, je suis au travail ; je ne suis pas en grève. Et je ne demande pas à être payé ce que je ne vaux pas. » Et il avait ajouté que les syndicats devraient viser « des salaires raisonnables, au lieu de comparer les salaires de dirigeants compétents et éduqués [comme lui] à ceux d'ouvriers qui n'ont que peu de compétence et guère d'éducation ». Comme si le « travail » de Griffiths extrayait des tonnes de minerai chaque jour ! Au bout du compte, ce réactionnaire ignare avait dû s'excuser pour ce « choix de mots malencontreux ».

Les médias auront bien sûr tout fait pour essayer de salir Amcu, accusant son secrétaire général de mener grande vie, de posséder trois BMW, etc. Et c'est peut-être même vrai. Après tout, Amcu n'est qu'un syndicat parmi d'autres, formé au même moule que les autres, hors du contrôle de ses membres. Et alors ? En quoi cela changeait-il quoi que ce soit à la légitimité des revendications des mineurs ou à l'avidité des compagnies ?

Quoi qu'il en soit, l'accord du 12 juin prévoyait une augmentation du salaire mensuel de base à l'embauche de 1 000 rands (69 euros), équivalant à 20 %, puis une autre augmentation de 1 000 rands la deuxième année et une augmentation de 950 rands la troisième année. En plus, la plupart des primes seraient désormais indexées sur le coût de la vie.

Malgré cela, les grévistes ne donnèrent pas leur accord d'emblée. Les meetings qui suivirent posèrent des conditions préalables - en particulier la réintégration de tous les mineurs licenciés et le versement d'une prime de reprise.

Il faut croire que les compagnies minières étaient pressées de voir le travail reprendre car elles ne se firent pas trop tirer l'oreille. Plusieurs centaines de mineurs licenciés seront donc réintégrés. Plutôt qu'une prime de reprise, qui aurait eu l'air d'un paiement des jours de grève, elles se sont entendues pour avancer la date d'entrée en application des augmentations au 1er juillet 2013, avec effet rétroactif - de sorte que tous les grévistes toucheront un rappel minimum de 7 000 rands (483 euros) dans la première semaine suivant la reprise.

Sans doute est-on loin des 12 500 rands revendiqués par les grévistes, qui auraient doublé immédiatement le salaire de base à l'embauche. Mais ces concessions de la part de compagnies arrogantes, qui ne voulaient rien céder depuis des mois, n'en constituent pas moins une victoire incontestable pour les grévistes, et une victoire qui a peu d'équivalents dans l'histoire récente du mouvement ouvrier sud-africain. Mais ce que l'on ne peut que regretter, c'est que le reste de la classe ouvrière n'ait jamais eu l'occasion de montrer sa solidarité autrement que par des dons à la caisse des grévistes.

D'autant que les mineurs de platine n'étaient pas les seuls à se battre ces derniers temps. Il y a, par exemple, la grève « illégale » qui dure depuis plus de huit semaines au terminal de porte-conteneurs de Ngqura, près de Port Elizabeth, dans la province d'Eastern Cape. Déclenchée à l'appel de Numsa, cette grève sur les conditions de travail et contre le travail précaire a été ponctuée d'affrontements violents avec la police, dans lesquels les grévistes ont usé de cocktails Molotov. Et, bien que minoritaire - les grévistes n'incluaient qu'un tiers des ouvriers du port -, la grève a sérieusement affecté l'approvisionnement en pièces des usines d'automobiles voisines, comme leurs expéditions de véhicules. En même temps, il y a eu aussi la grève d'un mois des 723 ouvriers de Numsa de l'usine Continental de Nelson Mandela Bay (aussi dans la province d'Eastern Cape), sur les salaires et les conditions de travail, qui s'est terminée à la mi-mai. Et il ne s'agit que de quelques-uns des nombreux conflits qui ont ponctué la période électorale.

Était-il possible pour ces grévistes et peut-être pour d'autres secteurs de la classe ouvrière de se retrouver dans la lutte, au coude à coude avec les mineurs, sur la base d'objectifs communs ? On ne le saura jamais, parce qu'il ne s'est trouvé personne pour leur proposer une telle perspective.

La paralysie de Cosatu

À cet égard, la conférence spéciale convoquée du 26 au 29 mai par la confédération syndicale officielle, Cosatu, a été marquée par le silence assourdissant qui y a été observé quant à la grève du platine qui était encore en cours à ce moment, et cela dans un congrès de la plus puissante centrale syndicale du pays ! Pourquoi ? Parce que Amcu n'est pas affilié à Cosatu ? Peut-être. Mais, quelle que soit la raison de ce silence, il illustre bien la faillite de Cosatu.

Car en fait, cette conférence spéciale avait été convoquée pour une seule raison : discuter de la crise que connaît actuellement la confédération.

Rappelons brièvement ce qui a conduit à cette crise. L'année dernière, le leader de Cosatu, Zwelinzima Vavi, fut pris sur le fait en pleins ébats amoureux avec l'une de ses collaboratrices au siège de la confédération. Il fut d'abord suspendu puis, alors qu'il allait être réintégré dans ses fonctions, de nouvelles accusations furent ajoutées au dossier : qu'il avait vendu le précédent siège de Cosatu à un prix trop bas et que sa femme avait servi d'intermédiaire dans le renouvellement d'un contrat de sous-traitance passé par Cosatu. En fait, après enquête, ces accusations se sont révélées ne porter que sur des peccadilles insignifiantes.

En réalité, il s'agissait d'un règlement de comptes. L'alliance ANC/SACP n'aime pas qu'on la critique et Vavi n'avait jamais mâché ses mots durant ses quinze années à la tête de Cosatu. Du coup l'appareil de l'ANC/SACP avait décidé de tirer parti des écarts de Vavi pour se débarrasser de lui. Vavi resta donc suspendu et Numsa, en accord avec plusieurs autres syndicats, contre-attaqua en menaçant de quitter la centrale si Vavi ne reprenait pas son poste.

Non pas d'ailleurs que Vavi ait jamais eu une position particulièrement « de gauche ». Après tout, n'était-il pas allé jusqu'à condamner les mineurs massacrés à Marikana et n'avait-il pas soutenu le syndicat des mineurs NUM (qui est l'un des principaux syndicats de Cosatu) dans son opposition à la vague de grèves qui suivit dans les mines, en 2012 ? Mais il faut croire que pour l'appareil ANC/SACP, il ne suffit pas d'être un bureaucrate, il faut aussi être un bureaucrate silencieux.

Pour l'instant, il n'y a pas encore eu de scission au Cosatu. Et c'est maintenant l'appareil de l'ANC qui, face aux menaces de Numsa, s'efforce de combler les brèches afin d'en éviter une, afin de préserver le poids de Cosatu, qui reste un élément important pour la stabilité du régime, en tant que troisième partenaire de l'alliance au pouvoir.

Quel parti ouvrier ?

Lors du congrès extraordinaire de Numsa en décembre dernier, au cours duquel avait été prise la décision de ne pas soutenir l'ANC dans cette élection, le projet de construire un « parti ouvrier » avait été annoncé. Que mettait donc Numsa derrière ce projet ?

Numsa a tenu une nouvelle conférence extraordinaire pour faire le bilan des élections et discuter de ses plans pour la période à venir. Son leader, Irvin Jim, a tenu à préciser immédiatement qu'il n'était pas question pour Numsa de se transformer en parti politique. Pour lui, Numsa est un « syndicat révolutionnaire » qui s'inspire des principes du « marxisme-léninisme ». Pour le moment, sa direction appelle d'une part à former un front unique pour coordonner les luttes des travailleurs et des organisations locales, et d'autre part à examiner comment pourrait être constitué un futur parti ouvrier pour donner une expression politique à ces luttes. Et elle s'est donné comme échéance les élections municipales de 2016, pour y présenter des candidats sous une étiquette qui pourrait être celle de « Mouvement pour le socialisme ».

S'agissant du contenu politique de ce « nouveau parti », Irvin Jim fait largement appel à des textes de l'ANC et du SACP (Parti communiste sud-africain) des années 1980, qui dénonçaient la menace du « capitalisme noir ». C'est ainsi qu'il invoque le défunt Joe Slovo, un ancien leader du SACP et commandant en exil de l'organisation militaire de l'ANC, puis ministre du Logement jusqu'à sa mort en 1995, qui écrivait : « Il est évident que les Noirs des classes moyennes et riches qui participent à notre alliance pour la libération feront tout pour imposer leur hégémonie et présenter leurs propres intérêts comme ceux de l'ensemble des Africains. » Dans la même veine, Jim conclut un article daté du 20 mai dernier par une citation du SACP datant de 1989 (qu'il présente comme un exemple de sa politique « marxiste-léniniste » d'alors) qui dit : « Une fois que les forces démocratiques auront assumé le pouvoir politique, la classe ouvrière aura le devoir de continuer la lutte contre le capitalisme, pour le socialisme. »

En fait, il est clair que l'objectif d'Irvin Jim est d'en revenir à une « bonne » mise en œuvre de la théorie stalinienne de la révolution par étapes - à laquelle, à ses yeux, la direction du SACP a renoncé depuis 1994. D'où son insistance, en particulier, à remettre à l'ordre du jour la Charte de la liberté de l'ANC de 1955 qui, derrière un langage populiste et démocratique destiné à rallier l'adhésion des masses pauvres, n'en constituait pas moins un programme de construction de l'économie nationale qui ne remettait pas en cause le capitalisme lui-même.

Il est évident que ce n'est pas là le genre de parti ouvrier ni de programme politique susceptible de représenter les intérêts de la classe ouvrière. Néanmoins, Numsa aura au moins eu le mérite de prendre ses distances par rapport à l'alliance ANC/SACP, de dénoncer son ralliement total à la bourgeoisie et d'affirmer la nécessité pour la classe ouvrière de se doter de son propre parti.

La situation malsaine qui prévaut dans Cosatu, alors même que la combativité des travailleurs ne cesse de se manifester avec une puissance et une détermination toujours renouvelées, souligne avec d'autant de plus de force à quel point la nécessité de construire un tel parti est urgente pour la classe ouvrière.

Mais ce parti devra s'appuyer sur un programme débarrassé des relents de stalinisme qui ne sont que trop perceptibles dans les projets de Numsa. En particulier, contrairement à la perspective nationaliste et réformiste de la Charte de la liberté de l'ANC que Numsa veut ressusciter, il faudra que ce programme place le combat de la classe ouvrière sud-africaine sur le terrain du communisme révolutionnaire et de l'internationalisme, pour en faire une partie intégrante de la lutte du prolétariat international pour son émancipation sociale.

24 juin 2014