Mais en faisant surgir des grandes entreprises dans un certain nombre de grandes villes et de régions minières, le capitalisme faisait en même temps surgir un prolétariat. Un prolétariat d'emblée concentré plus que partout ailleurs au monde dans de grandes entreprises car les investisseurs ne reproduisent pas tout le développement capitaliste en construisant d'emblée des entreprises aux normes les plus modernes et les plus efficaces de l'époque.
Un prolétariat mal payé, mais travaillant aux normes de la technologie occidentale. Un prolétariat combatif qui, dès sa naissance, à la fin du siècle dernier, commençait à s'éduquer politiquement au travers de ses luttes.
Le despotisme conjugué du tsarisme et du grand capital a fait que cette jeune classe ouvrière n'était pas ligotée par le conservatisme social entretenu à la même époque dans les vieux pays capitalistes par toute une partie du mouvement ouvrier lui-même.
Les ouvriers de l'industrie, des mines et des transports n'étaient pas très nombreux au moment de la révolution. Mais ces quatre millions de prolétaires allaient devenir le noyau le plus conscient autour duquel la révolution de dizaines de millions de paysans allait s'organiser.
Ce sont donc les travailleurs d'un pays arriéré, pauvre qui allaient être le premier détachement de la classe ouvrière mondiale à remporter une victoire sans précédent sur la bourgeoisie internationale car il s'agissait de la faible bourgeoisie russe et des puissantes bourgeoisies anglaise et française.
Ces prolétaires, qui venaient à peine d'émerger de la condition de moujiks et de la barbarie du passé, incarnaient le progrès dans une société russe putréfiée, et l'espoir de l'incarner à l'échelle de l'humanité.
C'est la guerre, commencée en 1914, qui fut l'accoucheuse de la révolution. Les tranchées furent le creuset où les ouvriers se mélangèrent pendant trois ans avec les paysans, sortis brutalement de l'isolement de leurs villages pour être entraînés dans une boucherie mondiale dont ils comprenaient d'autant moins les raisons qu'elles découlaient de la rivalité entre des grandes puissances financières lointaines. La guerre était en même temps une épreuve jugeant impitoyablement l'incapacité de cette noblesse qui fournissait des officiers aussi méprisants qu'incompétents, la bourgeoisie qui s'enrichissait des commandes de guerre, ces ministres corrompus qui intriguaient avec les dirigeants allemands pendant qu'ouvriers et paysans mouraient côte à côte dans les tranchées.
Le chef de file des libéraux bourgeois, Milioukov, disait lui-même alors : "L'histoire n'a jamais connu un gouvernement si stupide, si corrompu, si pusillanime, si traître".