Égypte - Entre dictature militaire et dictature islamiste

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septembre-octobre 2013

Le nouveau ministre égyptien des Affaires étrangères, en visite en France le 9 septembre, a tenu un discours convenu à l'usage des responsables politiques occidentaux : la transition démocratique est selon lui en œuvre en Égypte. La feuille de route du gouvernement de Hazem al-Beblaoui a été résumée ainsi : « À partir du mois de juillet, nous nous sommes donné quatre mois pour avoir une nouvelle Constitution. Donc, nous l'aurons vers la moitié du mois de novembre. Dans la foulée, nous la soumettrons à un référendum puis nous organiserons des législatives. Juste après cela, ça sera la présidentielle. La période de transition ne doit pas durer plus de neuf mois. »

Quelques jours plus tard, le 12 septembre, l'état d'urgence décrété le 14 août était prolongé pour une période indéterminée et, même s'il était reculé de 19 à 21 heures, le couvre-feu continuait à interrompre les soirées cairotes.

Le paravent de la prétendue « transition démocratique » cache bien mal ce qu'est la réalité du pouvoir en Égypte. Ce n'est pas un hasard si le nom du chef du nouveau gouvernement est moins connu que celui du général el-Sissi. Depuis l'éviction de Moubarak à la suite des manifestations de janvier-février 2011, l'état-major n'aura quitté le devant de la scène que pour y laisser figurer pendant une courte année un représentant des Frères musulmans. Mohamed Morsi, président élu en juin 2012, et son gouvernement islamiste appuyé par le parti salafiste le plus important, Al-Nour, se sont rapidement déconsidérés aux yeux de l'immense majorité de la population qui a vu s'évanouir les espoirs de changement conçus après le départ de Moubarak.

L'armée au service de la volonté du peuple ?

Les immenses manifestations qui ont culminé le 30 juin dernier au Caire, l'impressionnante collecte de signatures lancée à l'initiative du mouvement Tammarod (Rébellion) et demandant la destitution de Mohamed Morsi, ont permis à l'armée de se présenter comme l'exécutant de la volonté populaire lorsqu'elle a déposé Morsi le 3 juillet, non sans avoir auparavant édicté un ultimatum par lequel l'état-major lui enjoignait d'accepter de gouverner avec des personnalités de l'opposition, des politiciens non membres de la confrérie.

Mais cela fait plus de soixante ans, depuis la chute du roi Farouk en 1952, que l'armée constitue la clé de voûte de l'État égyptien. Depuis, de Nasser à Moubarak en passant par Sadate, l'habit de président a toujours été endossé par de hauts gradés. Et si l'agitation populaire du début 2011 a conduit l'état-major, avec la bénédiction d'Obama, à lâcher le dictateur honni Moubarak, cela a été pour faire sortir de l'ombre les généraux du Conseil suprême des forces armées (CSFA). Le maréchal Tantaoui, qui fut le ministre de la Défense de Moubarak durant vingt ans, en a assumé le rôle dirigeant. Même lorsque Morsi a été élu le 30 juin 2012, Tantaoui a occupé le poste de ministre de la Défense. Son nom étant devenu une cible dans les manifestations de la place Tahrir, il a été mis à la retraite deux mois plus tard, par l'effet d'un décret présidentiel. Il est demeuré néanmoins conseiller du président.

Pilier du régime, l'armée égyptienne est aussi une puissance économique à l'échelle du pays. Avec, outre l'industrie militaire, le ciment, le textile, la plasturgie, mais aussi la pharmacie ou la boulangerie industrielle, les secteurs possédés par l'armée sont vastes, variés, déterminants. Forte d'un million de membres, ses officiers supérieurs possédant nombre d'entreprises et de terres, elle représenterait 20 % de l'emploi et 25 % du produit intérieur brut du pays. Elle fait de l'Égypte un important exportateur d'armes à destination des pays du Golfe mais aussi de l'Afrique. Selon l'estimation d'un diplomate américain, le chiffre d'affaires global du complexe militaro-industriel aux mains de l'armée atteignait il y a deux ans quelque cinq milliards de dollars.

Par ailleurs, une aide annuelle spécifique est versée à l'armée égyptienne par le gouvernement américain depuis les accords de Camp David en 1978, dans le but évident de l'attacher à la défense de ses intérêts dans la région. Cette aide, qui se monte actuellement à 1,3 milliard de dollars, est à comparer avec les 250 millions de l'aide civile délivrée par les États-Unis à l'Égypte. Elle n'a jamais été remise en cause depuis 35 ans, ni au moment de la déposition de Morsi ni même après la répression sanglante à laquelle l'armée et la police se sont livrées contre les partisans du président éliminé.

Les près de mille morts faits en quelques jours, entre le 14 et le 16 août, parmi les partisans des Frères musulmans n'ont pas fait hésiter les dirigeants des États-Unis, qui n'ont pas interrompu l'aide militaire. « Nous estimons que cela ne serait pas dans nos intérêts », a alors déclaré un porte-parole de la Maison-Blanche. L'aide en question n'était-elle pas, pour John Kerry, chef du Département d'État, « le meilleur investissement que l'Amérique ait réalisé dans la région » ? D'ailleurs, les sommes « investies » le sont aussi au profit direct des capitalistes américains de l'armement, puisque la moitié de celles-ci doivent obligatoirement être dépensées auprès d'eux. Au passage, le libre accès au stratégique canal de Suez se trouve ainsi garanti à la flotte américaine...

Car l'armée, cette puissance économique, est en même temps une énorme force de répression. Elle en a donné la démonstration en noyant dans le sang les manifestations des partisans de Mohamed Morsi protestant contre sa destitution. Mais si les Frères musulmans en ont été dernièrement les victimes les plus spectaculaires, ils ne sont pas en réalité le principal objectif du coup d'État du 3 juillet.

Il y a bien sûr une concurrence politique entre les dirigeants de l'armée et ceux des Frères musulmans. Elle a obligé les premiers à laisser le devant de la scène aux seconds pendant un an. Les militaires ont pris leur revanche le 3 juillet en mettant fin au gouvernement des Frères musulmans. Mais le vrai enjeu est au-delà de cette concurrence entre deux forces politiques qui en fait savent très bien collaborer ou au moins se compléter.

Le pouvoir face au mécontentement populaire

Depuis février 2011 et le départ de Moubarak du pouvoir, quels que soient les discours sur la « transition démocratique » qui se mettrait en place, la question est de réussir à rétablir un pouvoir politique stable et surtout capable de tenir en respect les classes populaires. Depuis deux ans et même avant, celles-ci ont commencé à se mobiliser et à penser que, peut-être, il y avait maintenant pour elles un espoir de sortir de leur misère séculaire. C'est cette situation qui inquiète la bourgeoisie égyptienne, qui inquiète les puissances impérialistes, qui préoccupe l'armée.

Depuis deux ans et demi, la situation des masses populaires, c'est-à-dire de l'immense majorité des 85 millions d'Égyptiens, est de plus en plus catastrophique. Le chômage est officiellement à plus de 13 % et en réalité bien supérieur, l'inflation est à près de 9 %, la livre égyptienne s'est effondrée au cours de l'été comme le montant des investissements étrangers. Près de la moitié de la population vit sous le seuil de pauvreté, qui est en Égypte de 8,5 livres égyptiennes (LE) par jour, à peine plus d'un euro. Un cinquième, soit plusieurs millions d'habitants, survit sous le seuil d'extrême pauvreté, 5,70 LE par jour. Ces deux catégories sont constituées de plusieurs dizaines de millions de travailleurs, survivant grâce aux petits jobs de l'économie informelle, mais aussi de petits employés de l'appareil d'État ou d'ouvriers des entreprises étatisées ou privées. Et, pour ces derniers non plus, quasiment rien n'a changé depuis la chute de Moubarak.

Sous Morsi comme sous son prédécesseur, il y a eu non seulement des manifestations au Caire, à Alexandrie, à Port-Saïd et dans de nombreuses villes, mais aussi de nombreux sit-in et grèves mettant en cause directement le patronat, le syndicat étatique et le régime. Et pour cause : Al-Ahram, journal toujours proche des gouvernements, titrait un article en juin dernier : « L'Égypte, un enfer pour les ouvriers ». La journaliste faisait allusion au retour du pays sur la liste noire de l'Organisation internationale du travail, agence de l'ONU. Emploi précaire systématisé, salaires très bas, chantages aux primes versées à la tête du client ou reportées sine die, conditions de travail insupportables et sécurité inexistante, droits des travailleurs bafoués par des directeurs arrogants, la liste est longue des attaques subies par ceux qui ont un emploi. Mais en retour, pas moins de 4 000 grèves ouvrières avaient été recensées en un an, c'est-à-dire depuis l'élection de Mohamed Morsi. Et ce chiffre est dans la continuité de ce qui s'était produit durant la période précédente, aussi bien celle qui a suivi la chute de Moubarak que celle qui l'avait précédée.

Le syndicat d'État, courroie de transmission des intérêts des possédants et non organisation ouvrière, est toujours seul à négocier les augmentations de salaires et les primes. Nombre de mouvements, sous Moubarak déjà, avaient exigé la reconnaissance de syndicats indépendants, émanant des travailleurs et non du pouvoir. Avant le départ du vieux dictateur, seul l'un d'entre eux a été reconnu, après de longs mois de mobilisation et de batailles juridiques, celui des collecteurs de taxes. Et, bien qu'une loi ait été proposée peu après sa chute, visant à autoriser l'existence et la reconnaissance de syndicats ouvriers indépendants, elle est restée lettre morte sous Morsi. Elle l'est encore restée depuis, sous el-Beblaoui et el-Sissi. Au contraire, une loi criminalisant les grèves avait été promulguée par Morsi, venant renforcer la répression des mouvements et sit-in par la police antiémeutes et les hommes de main des patrons.

Dans une situation économique et sociale dramatique, Mohamed Morsi et son gouvernement se sont rapidement déconsidérés, y compris aux yeux de leurs propres partisans. Élu de peu et avec une faible participation au vote, le président des Frères musulmans semblait d'abord attaché à défendre les intérêts de la confrérie et à modifier les lois dans le sens voulu par celle-ci. Ce pouvoir politique qui fabriquait de plus en plus de mécontents, y compris parmi ses électeurs, devenait inutile et surtout risquait de devenir inefficace pour faire face aux classes populaires.

Le gouvernement des Frères musulmans a pourtant bien tenté de le faire. Les organisations syndicales indépendantes qui se sont constituées après février 2011 en ont elles aussi été les victimes, leurs militants poursuivis, arrêtés et maltraités, et les ouvriers souhaitant les rejoindre, menacés voire licenciés. Le rejet de Morsi et de la confrérie par les travailleurs, parmi lesquels les militants islamistes n'ont jamais recueilli beaucoup de soutien - la grève étant selon eux « un péché » -, a enflé à mesure que les promesses s'envolaient, que la misère s'aggravait avec la crise et l'effondrement du tourisme, que s'exprimait l'aspect dictatorial du parti religieux au pouvoir. L'un des regroupements de syndicats indépendants annonçait d'ailleurs avoir recueilli plusieurs centaines de milliers de signatures sur la pétition anti-Morsi de Tammarod.

L'armée et la police, défenseurs de l'ordre des possédants

Contrairement à ce qu'elle voudrait faire croire, l'armée qui vient de reprendre directement le pouvoir n'est pas plus l'amie des travailleurs que les dirigeants de la confrérie. Elle n'a jamais manqué d'envoyer des détachements, voire des blindés, face aux ouvriers en grève de la banlieue du Caire, du delta ou du canal de Suez. Que ce soit en 2004-2005, lors des premiers mouvements de grève qui signalaient l'usure du pouvoir de Moubarak, en 2007 et 2008 où des dizaines de milliers d'ouvriers du textile réclamaient leur dû alors que leurs patrons tentaient de leur faire payer les baisses de commandes et la chute du prix du coton, en 2010 avant que les militaires ne choisissent de lâcher Moubarak, ou bien après, l'armée et la police n'ont jamais cessé d'exercer leur répression. Elles ont continué à le faire sous Morsi et elles continuent aujourd'hui.

Comme lors du départ de Moubarak, les chefs de l'armée ont pu présenter leur coup d'État du 3 juillet contre Morsi comme la simple exécution de la volonté du peuple. Parmi l'opposition politique à Mohamed Morsi et aux Frères musulmans, l'unanimité s'est d'ailleurs faite pour apporter son soutien au coup d'État. Mais même les dirigeants d'Al-Nour, parti salafiste allié aux Frères musulmans au pouvoir pendant un an, avaient retiré leur soutien à Morsi en juin 2013, de même d'ailleurs que leur principal protecteur, l'Arabie saoudite, qui a ouvertement soutenu le coup d'État d'el-Sissi. C'est dire d'ailleurs que celui-ci n'offre guère plus de garantie de défense de la laïcité que les Frères musulmans, même si la coalition de partis de droite, du centre, de gauche, nassériens et autres regroupés dans le Front de salut national, le soutient.

Quelques rassemblements, organisés par les Frères musulmans en phase d'interdiction et dont la plupart des dirigeants ont été arrêtés, continuent les vendredis. Ils sont réprimés et de plus en plus clairsemés. Mais, sur un autre front, d'autres manifestants se font entendre : dans les usines, les travailleurs maintiennent leurs revendications pour « le pain, la liberté, la dignité », comme le clamaient les manifestants réclamant la chute de Moubarak. Un salaire minimum de 1 500 livres égyptiennes (175 euros), revendication énoncée par les syndicats indépendants, a été reprise par les travailleurs de Mahalla-al-Kubra ou les sidérurgistes de la Suez Steel Company, dont les manifestations ont été violemment dispersées par la police le 16 août. À la Weaving and Spinning Co (24 000 ouvriers) de Mahalla, des milliers de travailleurs se sont rassemblés le 26 août pour exiger le paiement de la prime correspondant à 45 jours de salaire, promise pour fin août. Ils ont demandé également la démission du directeur de la holding, qui avait été écarté après janvier 2011, puis remis en poste. Un mois auparavant, les travailleurs avaient rapidement obtenu le paiement d'une partie de la prime et quelques jours de congé pour les fêtes de l'Aïd. Une des revendications posées, indépendamment d'une certaine indexation des salaires sur les prix, est aussi la mise à l'écart des représentants du syndicat d'État, connus pour leurs prises de position favorables au patronat.

Le nouveau ministre du Travail promu, Kamal Abou-Eita, membre d'un parti nassérien d'opposition, était il y a peu un dirigeant d'un des regroupements des syndicats indépendants. Il semble bien que le nouveau pouvoir cherche à mettre de son côté un certain nombre de responsables syndicaux indépendants ayant émergé ces dernières années. Mais il continue aussi à manier la menace de l'intervention de l'armée contre les grévistes. Et on peut s'interroger sur le soutien aux ouvriers mobilisés de ce nouveau ministre du Travail qui a déclaré, après l'éviction de Morsi, que « les travailleurs qui furent les champions de la grève sous le régime précédent se doivent maintenant de devenir les champions de la production ». Il est vrai que ses anciens collègues se sont sentis obligés de préciser qu'Abou-Eita ne visait pas l'arme de la grève.

Entre militaires et islamistes ou de Charybde en Scylla

Dans la période qui vient, les nouveaux dirigeants du pays veulent évidemment utiliser le crédit dont dispose l'armée auprès d'une partie de la population, servie en cela par toute cette opposition politique qui a vu en elle le sauveur du peuple face au gouvernement des Frères musulmans. Mais elle ne sauvera le peuple ni de la misère, ni du danger islamiste. La bourgeoisie égyptienne, et surtout la bourgeoisie impérialiste, dont elle est la courroie de transmission, n'ont rien à offrir au peuple. Les capitaux doivent continuer à rapporter des profits et ceux-ci ne peuvent être faits que de la sueur et parfois du sang des travailleurs et des masses pauvres des villes et des campagnes. Il est donc impératif que celles-ci rentrent dans le rang. Les discours sur la démocratie ne suffiront pas et le crédit dont disposent aujourd'hui les chefs de l'armée s'usera vite. Le régime pourrait alors reprendre rapidement le même visage de dictature qu'il avait sous Moubarak.

Malgré le radicalisme dont il a fait preuve dans la répression des protestations des Frères musulmans, le nouveau pouvoir ne sauvera pas non plus la population égyptienne du danger islamiste. Les dirigeants des Frères musulmans, en envoyant consciemment durant les journées d'août leurs partisans au-devant d'un massacre annoncé, se sont forgé l'image de martyrs de la répression. Ils ont aussi saisi l'occasion de radicaliser leurs partisans, qu'ils ont dressés non seulement contre le pouvoir militaire, mais aussi par exemple contre les chrétiens coptes qui ont été la cible de leurs représailles. D'autres pourraient devenir leur cible demain, y compris les militants de gauche, les militants syndicaux ou les ouvriers en grève, car tous ceux-là apparaissent aux partisans des Frères musulmans comme des complices de l'armée dans la répression sanglante qu'ils ont subie. C'est là que la confrérie peut se montrer de nouveau utile à la bourgeoisie et au pouvoir.

Les dirigeants des Frères musulmans comptent bien mettre à profit leur nouvelle situation, alors que le soutien unanime des autres forces politiques au pouvoir militaire fait d'eux la seule opposition visible. Ils savent que le nouveau pouvoir se déconsidérera rapidement. Ils comptent bien regagner alors l'influence et le crédit perdus durant l'expérience du gouvernement Morsi, et pourquoi pas revenir au gouvernement. Et de toute façon le pouvoir pourrait de nouveau avoir besoin d'eux rapidement, ne serait-ce qu'en restaurant la collaboration discrète qui s'était établie, sous Moubarak, entre le pouvoir militaire et la confrérie, dont l'implantation au sein des masses pauvres en faisait un facteur de stabilité sociale.

Les travailleurs, les masses populaires égyptiennes doivent pourtant avoir un autre choix que le choix entre la dictature militaire et la dictature obscurantiste des Frères musulmans, un choix qui les fait tomber de Charybde en Scylla. Ils n'en auront un autre que s'ils réussissent à devenir une force politique, organisée pour défendre jusqu'au bout les intérêts de la classe ouvrière et des couches pauvres contre la bourgeoisie et le capital impérialiste. C'est alors seulement que le « printemps arabe » pourra déboucher réellement sur une révolution.

14 septembre 2013